Par Jacques Darmon – Février 2020
Un projet de décentralisation suscite une approbation immédiate et largement partagée.
La décentralisation, en effet, répond à un objectif politique essentiel : le fonctionnement de l’État est mieux assuré quand il s’exerce au plus près des citoyens. Les responsables politiques locaux sont mieux informés des besoins de leurs administrés et plus aptes choisir les solutions à y apporter. Les citoyens, de leur côté, sont plus confiants dans le fonctionnement des institutions quand les décideurs sont plus proches d’eux. L’État doit donc confier aux collectivités locales les compétences que celles-ci peuvent exercées utilement et appliquer systématiquement le principe de subsidiarité : dans la hiérarchie de l’organisation territoriale, un niveau supérieur n’est légitime à intervenir dans un domaine d’activité que si les niveaux inférieurs sont dans l’incapacité de remplir utilement ces responsabilités.
Aborder de façon centralisée la réforme de l’État constitue un défi hors d’atteinte. Ce n’est que dans les périodes exceptionnelles (1790, 1945, 1959) qu’une transformation globale et profonde s’avère possible. Aujourd’hui, il faut être moins ambitieux et plus réaliste en appliquant la méthode proposée par René Descartes dès 1637 : quand un problème est difficile, on doit « le diviser en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour le résoudre ». La décentralisation permet de faciliter les expérimentations, de mettre en œuvre des politiques différenciés adaptées à chaque situation locale et de déterminer ainsi les modes de gestion les plus efficaces.
Mais si l’on veut dépasser le stade de l’incantation et ne pas se laisser abuser par le mot magique « décentralisation », il faut prendre conscience qu’une politique ambitieuse suppose que soient levés deux préalables politiques.
Une véritable décentralisation suppose une transformation profonde de l’organisation territoriale.
La France est le seul pays à superposer quatre niveaux d’administration territoriale : la commune, le département, la région et l’État, auxquels il faut ajouter tous les organismes de coopération intercommunale, les communautés urbaines, les communautés d’agglomération, les communautés de communes, les « pays », plus récemment les métropoles, et les intercommunalités. Sans oublier l’échelon européen dont le rôle est croissant. Mais la complexité est à son comble : il est des communes qui sont des départements (Paris, Lyon), des départements qui sont des régions (Martinique), des collectivités qui ne sont ni des départements ni des régions (Corse, Alsace,..), sans compter bien entendu l’outremer où la Guyane, la Polynésie, la Nouvelle Calédonie ont chacune leur statut propre.
Chaque niveau de compétence, lorsqu’il reçoit une attribution nouvelle, prétend s’équiper des moyens administratifs correspondants. Lorsque la responsabilité des routes départementales a été transférée aux départements, ceux-ci ont constitué des services de voirie, et pendant ce temps, les services de l’Etat qui, symétriquement, avaient abandonné ces compétences, n’ont pas modifié leurs effectifs.
Bien plus, ces différents niveaux d’administration prétendent intervenir dans les mêmes domaines. Si la clause de compétence générale a été retirée aux départements (après de nombreux allers-retours), en fait la liste de compétences particulières qui leur ont été simultanément reconnues est tellement large que la confusion de compétence subsiste. Pour une même décision, deux, trois ou même quatre collectivités interviennent dans le choix du projet, son financement, sa gestion. Il en résulte une dilution des responsabilités, un alourdissement des procédures, un ralentissement des décisions et une augmentation des effectifs de fonctionnaires. Une décentralisation effectuée dans cette structure complexe ne permet aucune économie et n’entraîne pas toujours un meilleur fonctionnement. Elle ne répond en aucune façon à l’objectif politique de rapprocher les citoyens des décideurs politiques.
De manière plus fondamentale encore, une véritable décentralisation suppose en outre l’acceptation de situations locales différentes.
La décentralisation a pour effet inévitable de rompre la sacro-sainte égalité des citoyens devant le service public, car il n’y a pas de décentralisation sans une certaine diversité. Des services publics fonctionneront mieux dans certaines collectivités. Des régions connaîtront des taux de chômage différents. Les ressources financières et donc le niveau des impôts locaux ne seront pas égaux. Aux États-Unis où la décentralisation est généralisée dans un État fédéral, la différenciation va plus loin encore : la peine de mort est appliquée dans certains États et pas dans d’autres. En Allemagne, l’organisation de l’enseignement relève de chaque Land.
La diversité est source d’efficacité, d’innovation, de dynamisme. Elle permet de valoriser les atouts propres de chaque région. Mais le choix du pluralisme régional est un choix éminemment politique qu’il ne faut pas occulter. Les Français, au nom de leur attrait unanime pour le mot magique « décentralisation », sont-ils prêts à renoncer à certaines formes traditionnelles d’égalité? Notons que le Ministre chargé de la réforme de l’État s’appelle également Ministre de l’égalité des territoires, qu’à chaque fois qu’une collectivité bien gérée dispose de ressources financières importantes, une pression politique s’exerce pour venir assurer une péréquation des dotations budgétaires au profit des collectivités moins bien dotées !
A supposer que ces deux préalables politiques soient levés, il reste nécessaire, pour mettre en œuvre une décentralisation ambitieuse, de répondre à deux craintes fondamentales.
La décentralisation présente un risque d’apparition de pouvoirs locaux inefficaces mais puissants. Pour éviter l’apparition de véritables « satrapies » locales, une véritable décentralisation doit s’accompagner de mesures objectives de performance. Déléguer des responsabilités n’a de sens que si les citoyens peuvent s’assurer que leurs élus remplissent leurs devoirs. Il faut pouvoir mesurer et comparer l’efficacité de chacune de ces politiques locales et ainsi clarifier le débat des élus régionaux avec leurs électeurs. Mais les élus locaux sont-ils prêts à remplacer les campagnes électorales classiques fondées sur des poignées de main et des baisers aux enfants par de véritables comptes-rendus de mandats documentés et chiffrés ?
La dispersion des décideurs qu’entraine ce processus de décentralisation peut se traduire par un accroissement des actes irréguliers. Qu’il s’agisse de la délivrance des permis de construire, de l’octroi de subventions aux associations, de la passation de marchés de travaux, des craintes apparaissent déjà aujourd’hui. Les procédures judiciaires mettant en évidence des cas de favoritisme ou de prise illégale d’intérêt ne sont pas rares. Au fur et à mesure de l’élargissement des pouvoirs locaux, les risques peuvent augmenter. La décentralisation suppose donc un renforcement des dispositifs visant à garantir la moralisation de la vie publique. Dans cette matière comme dans d’autres, l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.