« Le  Décalogue », dix films de Krzyztof Kieslowski (1988)

Par Jacques Warin

L’ambition de notre site est de faire connaître ce qu’on ne trouve pas ailleurs. C’est dans cet esprit que Jacques Warin, ancien diplomate, cinéphile chevronné, va présenter des films à la fois remarquables et oubliés ou négligés. Voici pour commencer un bouquet de dix.  

 Plus que Wajda, dont il fut l’élève, Kieslowski, trop tôt disparu en 1996, aura été le meilleur critique de la société polonaise. Les dix films qu’il a rassemblés sous le titre « Le Décalogue », et qui furent tous composés en une seule année (1987-1988), en donnent une excellente illustration.

Certes, les deux premiers qu’il ait tournés, censés commenter le 5ème et le 6ème commandements  (Tu ne tueras pas/Tu ne seras pas luxurieux), ont été réalisés en 1987, avant les huit autres ; mais ces derniers sont sortis d’un seul jet, en 1988, et l’ensemble forme un tout. Il constitue une mise en coupe réglée de la société polonaise à un moment crucial de son histoire : c’est l’époque où le communisme, rongé par la sclérose, est sur le point de s’effondrer, et où le catholicisme imprègne encore profondément les mentalités polonaises.

Dix films courts, percutants, chacun d’une durée de moins d’une heure, qui se réfèrent par leurs scénarios aux Dix Commandements de la Bible :

1/ Un seul Dieu tu honoreras,

2/ Tu ne commettras point de parjure,

3/ Tu respecteras le Jour du Seigneur,

4/ Tu honoreras ton père et ta mère,

5/ Tu ne tueras point,

6/ Tu ne seras pas luxurieux,

7/ Tu ne voleras pas,

8/ Tu ne mentiras pas,

9/ Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui,

10/ Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui.

 Sous prétexte d’illustrer ces préceptes judéo-chrétiens, le réalisateur polonais propose une vision critique de la société de son temps. Les dix épisodes qu’il tourne se situent dans la même banlieue un peu glauque de Varsovie, bien qu’il change de personnages et de milieu social à chaque fois. Les acteurs qu’il choisit pour tenir les principaux rôles sont tous excellents, quoique peu connus du public français (à l’exception de Krysztina Janda, actrice favorite des films de Wajda, qui n’apparaît que dans le deuxième épisode).  Se mettant résolument en rupture avec les deux mondes qui coexistent à la fin des années 80, la société communiste et la religion catholique, le Décalogue apparaît comme une œuvre révolutionnaire, ou peut-être même réactionnaire.

 Le style de Kieslowski, profondément original, s’inspire à la fois de Hitchcock (par un indéniable sens du « suspense ») et de Bresson (par l’importance donnée aux objets et à la psychologie des personnages). Les gros plans appuyés sur un téléphone, un ballon, une boîte aux lettres permettent au spectateur d’anticiper la fin d’une histoire qui, la plupart du temps, le surprendra. Des relations complexes unissent – et opposent – les individus :  une jeune femme dépossédée de sa fille par sa propre mère ( Tu ne voleras pas ), un homme harcelé par son ancienne maîtresse pendant la Nuit de Noël (Tu célèbreras le Jour du Seigneur), une universitaire respectable confrontée, quarante ans après, au mensonge qu’elle a commis pendant la Guerre pour sauver –ou ne pas sauver- une enfant juive recherchée par la police allemande. Elles aboutissent à des conclusions la plupart du temps dramatiques, et plus rarement comiques, comme dans le 10ème épisode, Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, où une collection de timbres est l’objet d’une âpre rivalité entre plusieurs gangs de philatélistes.

Mais à travers ces différents épisodes, c’est la société communiste (ou peut-être déjà post-communiste ?) qui se voit attaquée de front par une foule de détails « signifiants » : le patron d’un service d’un grand hôpital fait croître des pommes de terre sur son balcon, le mari trompé espionne sa femme en trafiquant les fils du téléphone, la station de ski de Zakopan, où se déroule, à la faveur d’un bref interlude, une partie du 9ème épisode,  n’est équipée que pour recevoir une centaine de skieurs dans la matinée (les autres sont renvoyés au lendemain), etc.

 Ce qui ressort avant tout de cette « série », composée sur le modèle de la série bergmanienne Scènes de la vie conjugale (1973), c’est la profonde humanité qui émane de tous les personnages de Kieslowski, confrontés dans leur vie quotidienne à des situations banales, auxquelles les Dix Commandements ne donnent pas de réponses adéquates. Après l’accident qui a provoqué la mort de son fils, dans le premier épisode (Tu honoreras un seul Dieu), le père se révolte contre son Créateur et brise les objets du culte dans une église. Le chauffeur de taxi qui poursuit son ancienne maîtresse (ou est-ce elle qui le poursuit ?) pendant la nuit de Noël a une curieuse manière de respecter cette fête d’obligation (troisième épisode). La fille amoureuse de son père, dans le 4ème épisode (Tu honoreras ton père), n’est peut-être pas sa fille, mais on ne le saura jamais, la fin restant très ambiguë. Le jeune voyou qui tue gratuitement un chauffeur de taxi, dans le 5ème récit (Tu ne tueras pas) est la victime de son enfance malheureuse, mais il sera quand même exécuté ; et c’est un réquisitoire impitoyable contre la peine de mort. Quant à l’épisode sur la luxure qui illustre le 6ème commandement, il met en scène les premiers émois amoureux d’un jeune homme de dix-neuf ans, conduit à une tentative de suicide par la femme qui se donne à lui avec trop de complaisance.

 A chaque fois, comme on le voit, c’est une version « inversée » de la morale du Commandement qui est proposée au spectateur. Après quarante années de communisme, la société polonaise, demeurée catholique en apparence, est complètement « déboussolée : elle ne sait plus où elle va ! Kieslowski lui tend alors un miroir où elle ne peut plus se reconnaître. L’atmosphère oppressante de cette banlieue de Varsovie, la plupart du temps filmée en hiver, en des appartements situés dans de sinistres barres de béton  genre Sarcelles ou Nanterre, contribue à donner à chacun de ces récits le ton d’un de ces Contes Moraux, à la Rohmer, qui serait, par sa conclusion, plutôt immoral.

C’est surtout la révélation d’un très grand cinéaste (né en 1941), servi par de très bons interprètes, et qui poursuivra, en France, une carrière prometteuse (avec des films comme Bleu/Blanc/Rouge et La double vie de Véronique, et des actrices comme Juliette Binoche ou Irène Jacob),  interrompue en 1996 par un accident de voiture.

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