Par Jacques Darmon
Les tribunaux de commerce jugent en première instance les litiges entre commerçants et entre sociétés commerciales ainsi que les contestations relatives aux actes de commerce.
Ces tribunaux, dont la création remonte à Michel de l’Hôpital (1507-1573), sont un élément original du système judiciaire français : ils sont composés de juges bénévoles issus du monde de l’entreprise. Les commerçants et les représentants des sociétés commerciales élisent des délégués consulaires qui eux-mêmes élisent des juges consulaires, dans le ressort de chaque tribunal.
Ces juges sont élus pour des mandats de deux ou quatre ans renouvelables, sans que la durée totale de leur judicature dans le même tribunal puisse dépasser 14 ans.
L’activité d’un tribunal de commerce concerne deux domaines assez différents :
1/ L’action la plus connue – car elle fait souvent l’actualité sociale et politique – est le traitement des difficultés des entreprises. Elle prend plusieurs formes. En premier lieu, l’ouverture et le déroulement des procédures collectives : sauvegarde, règlement judiciaire, liquidation judiciaire. Il ne faut pas surestimer la capacité du juge à résoudre ces difficultés. Le tribunal peut laisser à l’entreprise le temps nécessaire pour redresser sa situation ; il peut aussi privilégier les procédures de négociation avec les créanciers en nommant un conciliateur ou un mandataire ad hoc ; enfin il peut chercher, par la cession partielle ou totale de l’entreprise à un tiers, à maintenir l’outil de travail et la majorité des emplois.
Mais trop souvent la situation est désespérée : l’entreprise n’a plus de trésorerie, ses clients la quittent, les fournisseurs refusent de livrer, le fisc et les organismes sociaux exigent d’être payés. Dans près de 90% des cas), le tribunal ne peut que prononcer la liquidation judiciaire et les juges, impuissants, voient devant eux s’écrouler des hommes et des femmes en pleurs qui perdent en cet instant l’œuvre de toute une vie !
Pour éviter des situations aussi dramatiques, le tribunal attache la plus grande importance, dans des audiences de prévention, à tenter de traiter ces difficultés en amont, en faisant recevoir le chef d’entreprise par un juge dès qu’une difficulté semble apparaître.
2/ La seconde activité concerne les contentieux commerciaux : les litiges entre commerçants (ou entre sociétés commerciales) ou concernant des actes de commerce. A Paris, les deux tiers des juges du tribunal (et la moitié des décisions rendues) traitent des litiges concernant des sociétés in bonis.
La proximité des juges consulaires et du monde économique suscite des incompréhensions, voire des soupçons ; j’ai le souvenir, en mission de coopération à la Cour suprême de Russie, d’avoir observé l’ahurissement de mes interlocuteurs lorsque je décrivais le système français. Pour des juges russes dont la difficulté essentielle est de faire appliquer le droit par des oligarques qui s’en affranchissent aisément, confier la justice à des chefs d’entreprise leur paraissait le comble de l’aberration !
Pourtant, la solution française a résisté à ces critiques et à de nombreuses tentatives de suppression. Pourquoi ?
Première constatation : la justice commerciale est rapide. Rapide par comparaison avec le déroulement d’un procès civil : les jugements d’ouverture de procédure collective sont prononcés dans les dix jours de la déclaration de cessation de paiement. Les jugements de contentieux sont mis à disposition dans les dix semaines qui suivent la fin de la mise en état.
Ensuite, cette justice est peu coûteuse. La procédure étant orale, le ministère d’avocat n’est pas obligatoire : les parties, si elles le souhaitent, peuvent se défendre seules.
Contrairement aux fausses accusations, cette justice est de bonne qualité. A Paris, 87% des jugements de contentieux du tribunal de commerce ne sont pas frappés d’appel et, sur les 13% qui viennent devant la Cour d’appel de Paris, 20% sont infirmés (soit un taux global d’infirmation de 2,6 %). En procédures collectives, toujours à Paris, le taux d’appel est inférieur à 1% et le taux d’infirmation n’atteint pas 0,5% ! Sur la France entière, tous jugements confondus, les taux d’appel et d’infirmation sont respectivement de 13,7% et de 4,9%. Ce résultat tient au fait que ces juges issus de l’entreprise, non professionnels, ont de solides connaissances juridiques : 30% d’entre eux à Paris sont des directeurs juridiques d’entreprise, plusieurs sont d’anciens avocats, tous ont exercé des responsabilités opérationnelles importantes.
Ajoutons qu’en ces temps de disette budgétaire, pouvoir faire appel à trois mille juges bénévoles est un grand avantage pour le ministère de la justice.
Une dernière remarque, de nature psychologique : la responsabilité de juge consulaire absorbe, dans les grands tribunaux de commerce, au moins un tiers de temps de l’intéressé, et le plus souvent un mi-temps. Le fait d’accepter une telle charge pour assurer bénévolement un service public conduit à une sélection implicite des candidats.
Les critiques, d’ailleurs, portent rarement sur les litiges commerciaux, même s’il est de coutume depuis plusieurs siècles de maudire ses juges, la partie qui a perdu confondant le fait d’être trompée –condamnable – et celui de s’être trompé – qui est de sa responsabilité ! En revanche, les procédures collectives, dont le déroulement est difficile à comprendre pour un non-initié, suscitent des soupçons de favoritisme, voire de corruption.
Notons que les cas de corruption avérés sont rarissimes et ne concernent à ce jour que des affaires très anciennes. Mais, inévitablement, un candidat à la reprise d’une entreprise écarté au profit d’un concurrent, un chef d’entreprise qui perd le contrôle de son affaire, un syndicat qui doit accepter le licenciement de plusieurs de ses délégués sont portés à incriminer les juges. Les médias sont toujours à l’affût d’un scandale ! Dans le monde d’aujourd’hui, les soupçons sont inévitables (même la Cour de cassation n’y échappe pas !).
Reconnaissons que la décision est parfois difficile à prendre : comment, entre plusieurs offres, être certain de choisir la meilleure ? Selon quels critères ? Le législateur, que représente le procureur de la République, incite à toujours choisir l’offre qui entraîne le moins de pertes d’emploi, mais il arrive fréquemment que cette offre soit également celle qui donne les moins bonnes garanties financières ! Satisfaisant à court terme, ce choix trop souvent se termine par une liquidation judiciaire plusieurs mois plus tard.
Un bon jugement ne suffit pas à assurer une bonne justice : encore faut-il que les parties aient le sentiment d’avoir été bien jugées. De ce point de vue, il faut se féliciter des décisions récentes qui ont pour but de rassurer les plaideurs : les exigences déontologiques ont été renforcées (déclarations d’intérêts des juges, élargissement des critères d’inéligibilité..) ; la formation initiale et permanente des juges a été renforcée et rendue obligatoire ; le rôle de surveillance du Conseil national des tribunaux de commerce a été élargi.
La question de la carte judiciaire reste posée. Aujourd’hui, il existe 140 tribunaux de commerce. De toute évidence, ce nombre est excessif ; dans les plus petits tribunaux, manquent la compétence… et parfois les litiges à trancher. Inévitablement, dans de petites agglomérations, la proximité du juge et du justiciable suscite des interrogations. Une réforme de cette carte judiciaire est indispensable. À la suite d’une réforme entreprise en 2008 par Rachida Dati, les tribunaux composés de moins de 9 juges ont été supprimés ; il reste encore 80 tribunaux dont le nombre de juges est compris entre 9 et 20. Leur maintien, dans la grande majorité des cas, n’est pas justifié. Mais les résistances sont fortes – plus souvent celles des élus locaux qui veulent garder « leur tribunal » que celles des juges eux-mêmes !
En 2015, le gouvernement tenta de contourner la difficulté : au lieu de supprimer des tribunaux, il décida que les procédures collectives les plus importantes seraient concentrées sur 18 tribunaux spécialisés. Quelques années plus tôt, il avait été décidé de concentrer sur 8 grands tribunaux les litiges portant sur des questions de concurrence (rupture brutale des relations commerciales, clauses abusives,…). Il est possible que cette solution des petits pas finisse par aboutir à la réforme souhaitée, mais il y faudra vingt ans !
Devant les difficultés politiques d’une réforme de la carte judiciaire, certains proposent la mise en place d’un échevinage, c’est-à-dire un tribunal présidé par un magistrat professionnel assisté de juges issus du milieu des entreprises. Bien évidemment, cette solution a les faveurs de la magistrature qui a toujours regardé avec méfiance ces juges bénévoles. Elle a aussi le soutien de quelques journalistes.
Mais l’échevinage n’est pas une bonne solution. Comme le montre l’expérience des pays ou des régions où fonctionne ce système (Alsace-Lorraine, Belgique : héritage allemand !), dans une telle configuration, en fait le seul véritable juge est le magistrat professionnel qui préside ; les assesseurs que sont les juges consulaires ne jouent aucun rôle réel et connaissent à peine les dossiers des litiges auxquels ils assistent.
Dans une juridiction échevinée, la prise en compte – si précieuse – des réalités de la vie économique dans le règlement des litiges commerciaux et le traitement des difficultés des entreprise disparaît de fait .
L’introduction de l’échevinage, outre le coût budgétaire qu’il entraînerait en remplaçant 3200 juges bénévoles par des magistrats de carrière (recrutés pour 40 ans), se traduirait par un changement radical du profil de ces nouveaux juges consulaires. La force du tribunal de commerce est aujourd’hui d’attirer des responsables d’entreprise qui peuvent faire état d’une carrière professionnelle brillante et qui, le plus souvent, ont acquis des diplômes prestigieux. Il suffit de voir l’étonnement des magistrats de la Cour d’appel de Paris lorsque, à la cérémonie de prestation de serment des nouveaux juges consulaires, un bref résumé de leurs diplômes et compétences est présenté. Aucune Cour d’appel ne peut présenter un groupe de magistrats de cette qualité ! En cas d’échevinage, ces candidats disparaîtraient au profit de personnes d’un profil très différent, recherchant un titre à mettre sur leur carte de visite.
La fonction de juge est une des plus gratifiantes qui soient – car d’elle dépend le bon fonctionnement de la démocratie (et c’est « au nom du peuple français » que sont prononcés nos jugements) – mais c’est aussi une des plus troublantes. Juger est un acte difficile ; bien juger est un véritable exploit.
Comment être certain d’avoir parfaitement compris un litige ? D’en connaître tous les aspects, toutes les pièces ? Un juge consulaire n’a aucun moyen d’investigation ; certes, il peut prescrire une mesure d’instruction (expertise, saisie de pièces,..), mais il ne peut juger que de ce qui est dans le dossier. Une caractéristique (surprenante !) de la justice commerciale française est que les avocats (ou les parties) n’ont aucune obligation de dire toute la vérité, de faire connaître au juge toutes les pièces (sauf à être poursuivi pour escroquerie au jugement, action rarissime). Dans les cas les plus complexes, le juge prend conscience qu’il n’a pas connaissance de tous les faits, que les parties ne lui soumettent qu’une fraction des liens qui les unissent ou de l’histoire qu’elles lui racontent. Il faut juger néanmoins.
Le juge applique le droit. Il ne peut se prononcer en équité (à supposer qu’il puisse déterminer ce que commanderait l’équité !). Lorsqu’un justiciable a régulièrement signé un contrat, ce contrat doit être appliqué : pacta sunt servanda, même si ce contrat lui est défavorable et même s’il avantage son cocontractant. C’est parfois un crève-cœur pour un juge de devoir condamner une société ou une personne physique qui s’est trompée (mais qui n’a pas été trompée !). Les Anglo-Saxons sont encore plus fermes, se référant à la maxime du droit romain : caveat emptor (que l’acheteur se méfie). En France, à l’inverse, le droit de la consommation donne systématiquement raison au consommateur, alors même que le producteur ou le prestataire de service n’a commis aucune faute.
Le juge, d’autre part, ne peut juger ultra petita : il ne peut accorder que ce qui lui est demandé et rien d’autre. Que faire quand une partie mal défendue par un avocat incompétent (ou qui n’a pas étudié son dossier) omet de soulever un point essentiel qui aurait pu faire basculer en sa faveur la décision du juge ? Dans certains cas, où l’injustice aurait été manifestement excessive, je me suis autorisé à dire à un avocat : « Mais, Maître, vous n’avez pas demandé la nullité ? » et celui-ci de me répondre, en se frappant le front : « Mais bien sûr, Monsieur le Président, je la demande, je la demande ! » J’ai outrepassé mes pouvoirs : ai-je été un mauvais juge ?
Un justiciable commerçant ne dispose pas des moyens d’enquête de la juridiction pénale pour réunir les preuves nécessaires au soutien de sa demande. Même si sa cause est juste, il n’a pas toujours moyen de le prouver. Dans une affaire assez trouble où une société avait utilisé une série de sociétés off shore pour violer une clause de non-concurrence, j’ai fait appel à un article rarement utilisé du code : le serment décisoire. J’ai fait jurer, devant deux greffiers, la partie soupçonnée de cette violation. Celle-ci a juré de son innocence sans sourciller. Je reste persuadé qu’elle a menti mais, dans un tel cas, le juge est impuissant : il est lié par le serment !
De tout cela, il résulte que le juge (le bon juge) est très souvent dans l’inquiétude de se tromper. Combien de fois, la nuit, ai-je ruminé des cas difficiles, me réveillant soudain parce que je croyais avoir trouvé le bon raisonnement. C’est toujours « les mains tremblantes » que j’ai rédigé mes jugements, même sur de très petites affaires.
Les conséquences d’une décision judiciaire sont souvent limitées, ou même dérisoires, mais elles peuvent aussi parfois modifier profondément la situation matérielle de personnes physiques, mettre en péril la survie de personnes morales. Sans avoir la responsabilité d’un juge pénal qui peut priver de liberté un justiciable (la prison pour dettes ayant été supprimée !), un juge commercial doit être conscient de la gravité de ses décisions.
En résumé, cette fonction de juge est passionnante mais- à mon sens- elle ne peut être assurée sans être prêt à vivre des moments d’intenses tensions intellectuelles et morales.