Par Michel Prada
Ancien Président du Board des Trustees de la Fondation IFRS (janvier 2012-octobre 2018).
L’information financière, et la comptabilité qui en est le sous-jacent, est l’incontournable ingrédient des analyses qui président aux décisions des personnes physiques ou morales en relation avec les entreprises, soit comme investisseurs, soit comme clients ou fournisseurs, soit comme partenaires à des titres divers. Elle est bien sûr indispensable à la gestion même de l’entreprise, mais il existe une différence de nature entre les gérants, qui ont accès direct et exhaustif à toutes les données, et les usagers externes, au premier rang desquels les investisseurs, auxquels il convient de garantir transparence et image fidèle de la situation et des résultats de l’entreprise, tout en ménageant la confidentialité de certaines données sensibles ou stratégiques.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, la comptabilité était régie par des règles nationales, influencées, selon les pays, par la combinaison d’analyses microéconomiques, de considérations juridiques, de règles fiscales et de prise en compte des principes de comptabilité nationale, dans un environnement variable au regard du rôle respectif du marché et de l’économie « administrée ».
La construction européenne, le développement de l’économie de marché à partir du milieu des années quatre-vingts et la mondialisation des échanges de biens, de services et de capitaux ont mis en évidence la nécessité d’une harmonisation du langage comptable et des principes relatifs à l’information financière. Cette harmonisation était particulièrement souhaitable pour les entreprises cotées sur les marchés réglementés qui ne se limitaient plus à leur « bourse » nationale, mais sollicitaient, via une double cotation, les épargnants étrangers dans leurs pays respectifs, cependant que les investisseurs nationaux accédaient, symétriquement, à des marchés étrangers et que se multipliaient les opérations de structuration d’entreprises multinationales via les offres publiques transfrontières.
L’Europe s’est alors engagée dans une tentative d’harmonisation des standards des pays membres, selon la procédure propre à l’Union, par la voie de plusieurs Directives, sans cependant parvenir à construire un ensemble homogène, opérationnel et complet. Parallèlement, les professionnels de la comptabilité ont entrepris, dans les années soixante-dix, sous l’égide de grandes organisations anglo-saxonnes, un projet de normalisation conduit par un comité ad hoc, l’International Accounting Standards Committee (IASC) dont l’excellent travail technique souffrait, du point de vue de sa mise en application, de l’absence de légitimité et de reconnaissance politique.
C’est dans ce contexte que se développa, à partir du milieu des années quatre-vingt, l’usage par les grandes entreprises des normes comptables américaines, les US-GAAP, requises pour obtenir une cotation aux USA. Cette évolution mit en évidence l’hétérogénéité des standards, génératrice de résultats incohérents (on cite souvent le cas de Daimler, bénéficiaire suivant les normes allemandes et significativement déficitaire suivant les normes américaines. De toute façon, il était difficile d’accepter une situation où la norme comptable internationale serait conçue unilatéralement, selon le mot de Paul Volker, dans le Connecticut (où se trouve le siège du FASB, le normalisateur américain).
C’est également à cette époque que s’opéra le « décollage » d’une organisation jusqu’alors relativement peu visible, l’IOSCO (organisation internationale des commissions de valeurs –OICV-) dont les membres furent mobilisés, au milieu des années quatre-vingt-dix, par les difficultés associées à l’internationalisation des marchés et par la crise asiatique de 1997. L’OICV se dota, dès 1998, d’un corpus d’objectifs et de principes, devant générer des standards de régulation financière des marchés, au premier rang desquels figurait la qualité de l’information financière délivrée par les entreprises faisant appel à l’épargne publique (les anglophones appellent ainsi public companies les entreprises que nous appelons « privées »).
Les travaux du Comité spécialisé de l’OICV conduisirent, assez rapidement, à constater que l’IASC avait conçu un ensemble de standards relativement complet, cohérent avec les exigences d’une économie de marché et dont l’usage permettrait, à la fois, d’harmoniser l’information financière et d’internationaliser l’élaboration des standards. Conscient toutefois de la difficulté de promouvoir les seules normes américaines, et confronté aux difficultés nées aux USA des scandales comptables du début des années deux-mille, le président de la Securities and Exchanges Commission, Arthur Levitt, convergea avec les autres membres du Comité Technique de l’OICV dont j’assumais alors la présidence pour :
– d’une part, soutenir une résolution de l’OICV adoptée à Sydney en Mai 2000 et recommandant l’usage des 39 règles de base (core standards) de l’IASC pour les cotations transfrontières ;
– d’autre part, réformer l’IASC afin d’en faire une organisation internationale politiquement « légitime ».
L’attachement viscéral des pays anglo-saxons à l’indépendance technique du normalisateur comptable à l’égard du « politique » interdisait d’envisager une organisation internationale publique fondée sur un traité entre États. Le maintien d’un dispositif purement professionnel était inacceptable pour les pays de « droit romain ». Le compromis fut trouvé grâce au recours à la formule de la Fondation dotée, d’une part, d’un board technique, l’International Accounting Standards Board (IASB), chargé d’élaborer les standards, d’autre part d’un board of trustees chargé de la gouvernance de l’organisation et dont les régulateurs de marché, incarnant la légitimité publique, nommeraient les premiers membres.
La réforme fut mise en œuvre très rapidement. Le nouvel IASB, présidé par Sir David Tweedie, sous le regard des premiers trustees de la nouvelle fondation International Financial Reporting Standards (IFRS), présidée par Paul Volker, fut opérationnel dès 2001. Sir David et les premiers trustees furent intronisés au cours de deux réunions tenues à Paris et à Washington par un groupe de régulateurs mandatés par l’OICV.
Dès 2002, l’Union Européenne comprit que l’heure des standards européens était passée. Elle s’engagea activement dans le Financial Services Action Plan lancé par Mario Monti et conduit par Fritz Bolkestein : d’où l’adoption des IFRS pour les comptes consolidés des sociétés cotées sur un marché réglementé européen, à compter de l’exercice 2005. Parallèlement, le Norwalk Agreement, signé la même année par l’IASB et le FASB, visait à assurer la convergence des IFRS et des US-GAAP. De nombreux pays accompagnèrent ou suivirent l’Europe, et le mouvement d’adoption se poursuivit jusqu’à nos jours, avec toutefois de nombreux « cahots », particulièrement lors de la crise financière.
Presque « vingt ans après », les mousquetaires de cette aventure peuvent être fiers du résultat de leur engagement : aujourd’hui, plus de 140 pays ont adopté les IFRS ou en reconnaissent l’usage, si bien que l’objectif initial de l’OICV a été pratiquement atteint puisqu’une entreprise appliquant les IFRS peut, en pratique, opérer dans les principaux marchés du monde sans avoir à soumettre ses comptes aux normes locales. Certes, plusieurs grands pays n’ont pas encore franchi le pas et conservent des normes nationales. Mais cette situation doit être analysée en détail et en considérant une dynamique encore à l’œuvre :
– ainsi le Japon, à l’origine très réticent, a autorisé, puis encouragé, à partir de 2012, l’usage des IFRS, si bien que de nombreuses grandes entreprises japonaises, exposées à l’international, ont migré vers cette formule, représentant aujourd’hui plus de 30% de la capitalisation boursière à Tokyo ; le processus est toujours en cours ;
-ainsi l’Inde a peu à peu adapté ses standards, aujourd’hui très proches des IFRS ;
-ainsi la Chine a adopté des standards quasiment identiques aux IFRS, et de nombreuses entreprises chinoises utilisent les IFRS pour leur cotation à Hong-Kong ;
-ainsi les USA eux-mêmes ont, dès 2008, reconnu les IFRS pour la cotation des sociétés étrangères sur les marchés américains (quelque 600 entreprises représentant une capitalisation boursière d’environ 6 trillions de dollars).
Pour autant, nul ne peut ignorer les difficultés et les controverses qui ont accompagné et continuent de « questionner » ce bel exemple de multilatéralisme réussi. La comptabilité déchaine les passions. Les Européens, et plus particulièrement les Français, ont été et, dans une moindre mesure aujourd’hui, sont encore, les contradicteurs les plus véhéments.
On peut, pour simplifier, analyser ces controverses au regard de deux ordres de préoccupations, sachant qu’il existe souvent une étroite interaction entre eux.
Les préoccupations techniques tout d’abord. Contrairement à une idée reçue, la standardisation comptable n’est pas, au premier chef, un sujet austère et purement formel de tenue de livres et de passation d‘écritures. Elle vise, dans le contexte d’une économie de marché, à définir des principes permettant d’identifier, de valoriser et d’enregistrer de manière cohérente des transactions, des actifs et des passifs et à produire des états financiers qui permettent d’analyser les résultats et la situation financière de l’entreprise en termes de patrimoine et de risques. À cette fin, elle implique une réflexion approfondie sur le modèle de l’entreprise, sur la nature de ses opérations et, plus difficilement encore, sur la manière de mesurer la valeur des items à comptabiliser. Or la mesure de la valeur est l’un des sujets les plus complexes et les plus difficiles que doit traiter la microéconomie : valeur historique, valeur de marché, valeur d’usage, valeur de remplacement. Le choix de la méthode de valorisation est un sujet de débats passionnés qui divise les experts mais qui permet, surtout, de présenter une même réalité sous des aspects différents. La complexité est d’autant plus grande que le jeu du marché est libre et généralisé, provoquant volatilité des prix et arbitrages dont les experts et les arbitragistes font leur miel et que les critiques du marché condamnent comme la manifestation de son « inefficience ».
Or les IFRS, certainement influencées à l’origine par le modèle de l’économie de marché américaine, la plus avancée au monde, ont percuté les convictions de nombre d’experts de pays à tradition d’économie administrée, où les prix de marché ne jouaient pas le même rôle qu’aux USA.
La crise financière de 2007-2012 a été l’occasion d’une première controverse sur les critères de valorisation retenus par les IFRS auxquelles a été, injustement, fait le reproche de retenir, à titre quasiment religieux, la seule référence à la valeur de marché (fair value). Le « Financial Markets Advisory Group », créé en 2009 pour vider cette querelle, a permis à l’IASB de retenir une solution équilibrée dont le principe est aujourd’hui peu contesté mais dont la mise en œuvre opérationnelle laisse place à bien des conflits. L’IASB a ainsi admis que des actifs détenus jusqu’à leur terme (une OAT à 10 ans) et dont le rendement est connu, puissent être valorisés au coût historique avec amortissement. En revanche, des instruments destinés à la négociation et/ou dont la valeur ne peut être déterminée par référence à un rendement identifié doivent, en principe, être valorisés à leur prix de marché ou, en l’absence de marché, par référence à un modèle.
La querelle de la fair value n’est cependant pas close. Elle se déploie essentiellement dans le secteur financier (banques, assurances et gestion d’actifs), dont le métier est précisément de gérer des risques de désajustement entre actifs et passifs, risque de taux, risques de change, risques de transformation dont la gestion fait appel à des techniques de marché, de couverture ou de spéculation (produits dérivés), que l’usage de la fair value a pour effet de rendre plus transparentes. La référence à la fair value peut, alors, mettre parfois en évidence la profondeur des « désajustements » entre actif et passif, rendre compte des effets de la volatilité et, par conséquence, remettre en question certains business models.
Un autre reproche, à mon sens infondé, associe à l’usage de la fair value les comportements short-termists. C’est un procès récurrent et d’ailleurs combiné, de manière relativement confuse, avec la critique des règles prudentielles retenues par le Comité de Bâle et les régulateurs d’assurance. Je pense qu’en réalité la problématique de l’investissement à long terme n’a que peu de rapports avec la comptabilité et qu’elle relève fondamentalement de la capacité à mettre en œuvre des plans de financement cohérents, à base de fonds propres ou de dette à long terme non immédiatement remboursable. L’étude de cas de la faillite d’Eurotunnel permettrait peut-être de clarifier la question…
Quoiqu’il en soit, le débat d’experts ne sera jamais clos. Il faut cependant rappeler que les IFRS, contrairement à l’idée reçue, ne retiennent pas la valeur de marché de manière exclusive (full fair value). Le pourcentage des bilans en valeur historique y est largement majoritaire, y compris dans le secteur financier. Il serait d’ailleurs difficile de plaider pour l’économie de marché et de ne pas en reconnaître les signaux, aussi affolants soient-ils dans des situations extrêmes. Il faut, enfin, affirmer que le comptable ne crée pas l’évènement, mais l’enregistre et le montre et que cacher la réalité n’a que rarement permis de tromper durablement le marché, sauf les acteurs « non-sachants » qu’il s’agit précisément de protéger.
La deuxième controverse a concerné les conditions dans lesquelles l’IASB entendait comptabiliser les risques liés aux engagements des entreprises et la valeur de certains actifs. Trois sujets méritent, entre autres, d’être ici mentionnés. Les deux premiers concernent l’ensemble des entreprises.
Il s’agit, tout d’abord, de la « reconnaissance du revenu » ou calcul du chiffre d’affaires (IFRS 15). Au cours des années récentes se sont multipliées les pratiques consistant à associer aux ventes de biens et services divers quasi-engagements (miles, bons d’achat etc…) ou dispositifs de règlement ou de services différés dont la comptabilisation était imparfaite, conduisant ainsi à une présentation fallacieuse de la réalité et du « phasage » des ventes. L’IASB a modifié le standard relatif à la « reconnaissance du revenu » pour y porter remède, soulevant ainsi la protestation de ceux qui avaient bâti d’imprudents business models sur l’ambiguïté précédente.
En second lieu, l’IASB a rattaché au bilan du preneur des opérations de location considérées jusqu’alors comme des charges d’exploitation (IFRS 16). La mesure de l’endettement et de l’actif d’exploitation en a été sensiblement modifiée. Là encore, nombre de protestations se sont manifestées. Pourtant, les analystes financiers avaient, depuis quelque temps, corrigé d’eux-mêmes les données de bilan pour y réintégrer, de manière forfaitaire, la dette et les actifs correspondant à certaines locations (crédit-bail d’avions par exemple).
Le troisième sujet est plus spécifiquement lié aux activités financières et concerne la mesure du provisionnement des crédits. Il est intéressant car il illustre la relation complexe qui unit les considérations comptables (mesurer le réel au niveau de l’entreprise) et les considérations micro et macro prudentielles (prendre les décisions de gestion permettant de prévenir et/ ou de couvrir les risques et de garantir la pérennité des entreprises et la stabilité financière). À la suite de la crise de 2007, les banquiers centraux et les superviseurs prudentiels ont stigmatisé le retard avec lequel les risques de crédit avaient été provisionnés et mis en question le dispositif comptable séculaire qui ne permettait le provisionnement que sur la base d’évènements constatés permettant de prévoir un risque de non-remboursement (incurred loss model). Ils ont alors préconisé un dispositif de « provisionnement dynamique » permettant aux banques de fixer les provisions de manière prévisionnelle, en fonction du cycle économique. Cette approche heurtait l’approche des comptables qui considéraient qu’elle s’éloignait de leur mission, qu’elle relevait d’une thérapeutique prudentielle (fixation des ratios divers, constitution de buffers pour faire face à l’adversité…), qu’elle pouvait conduire à des dérives préjudiciables aux investisseurs (constitution arbitraire de réserves, les cookie jars dénoncées par Arthur Levitt au début des années 2000) et qu’elle encourageait le pilotage des résultats (management of earnings), également dénoncé par l’autorité boursière américaine.
Là encore, le « Financial Crisis Advisory Group » constitué en 2009 permit de dessiner un compromis, dont la mise en œuvre continue cependant de faire l’objet de critiques. Il s’agit de passer à un système de provisionnement des pertes attendues (expected loss model) qui, sans aller jusqu’au provisionnement dynamique, vise à anticiper, à partir de données statistiques micro et méso économiques, les pertes possibles sans attendre les retards ou les défauts de payement. C’est l’objet de la norme IFRS 9, en cours d’application et que d’aucuns critiquent pour son aspect éventuellement pro-cyclique (une critique étonnante car les régulateurs prudentiels en attendent exactement l’effet contraire !).
Pour l’avenir, on peut prévoir un quatrième sujet de controverses : il s’agit de la comptabilisation du goodwill ou survaleur, concept au contenu assez imprécis qui exprime la différence entre la valeur nette comptable et la valeur marchande de l’entreprise. En effet, s’il est bien identifiable lors de la transaction initiale, comment évaluer son évolution dans le temps ? Faut-il, comme le préconise aujourd’hui l’IASB, réévaluer périodiquement cet incorporel et lui appliquer le cas échéant une décote (impairment test) ou faut-il, comme le souhaitent nombre de dirigeants d’entreprise et nos amis japonais, l’amortir comme une immobilisation corporelle ?
En tout état de cause, et s’agissant de ces débats techniques, il convient de rappeler ici la nature spécifique de la comptabilité (compte rendu d’une réalité mesurée à un certain moment) et de la gestion prudentielle (dispositif d’action opérationnelle visant à maitriser le risque aux niveaux micro et macroéconomiques dans une approche dynamique et inter temporelle). Il ne faut pas instrumentaliser la comptabilité pour en faire un outil destiné à agir sur le réel qu’elle a vocation à décrire, même s’il est clair que la seule description d’un phénomène peut entrainer des effets sur son développement.
Quand le débat sur les idées devient difficile, il est assez logique et usuel de faire appel aux arguments tirés de l’inadaptation supposée des institutions et de leur gouvernance. Le débat sur les IFRS ne fait pas exception à la règle et l’on a vu se développer, au cours des années suivant la crise financière, divers arguments mettant en cause le modèle conçu en 2001.
La première critique est venue d’Europe et a porté sur l’insuffisant contrôle politique de la légitimité du normalisateur international. C’est d’ailleurs une critique récurrente, de la part de certains parlementaires européens, des dispositifs relativement informels qui se sont déployés depuis les années quatre-vingts pour gérer les complexités du multilatéralisme (cf le Comité de Bâle, le Forum de la Stabilité financière, le G 20 etc…). Sans entrer dans la controverse, on peut cependant mentionner une innovation importante intervenue en 2009 pour consolider la gouvernance des IFRS : la création d’un Monitoring Board, présidé par l’OICV et composé de membres représentatifs de cette organisation de régulateurs de marché. Cet organisme a pour mission de valider le choix des trustees et de leur Président ainsi que de superviser la gouvernance de l’organisation (examen des conditions dans lesquelles les Trustees vérifient que l’IASB a bien respecté les bonnes procédures ou due process, suivi des évolutions « constitutionnelles de l’organisation…). Sans être comparable au système des organisations internationales établies par traité intergouvernemental, le dispositif du Monitoring Group, confié à des autorités publiques légitimes et compétentes, améliore sans nul doute la crédibilité de la Fondation IFRS.
Une deuxième critique, également formulée pour l’essentiel par les Européens, a porté sur le caractère par trop « américain », voire « anglo-saxon » de l’organisation. Il est sans doute vrai qu’au démarrage de l’IASB, l’influence intellectuelle des américains s’est fait sentir. Etait-ce illégitime, alors que peu de pays avaient investi dans une normalisation comptable conçue pour des entreprises opérant dans le contexte dominant d’une véritable économie de marché globalisée, et alors que la capitalisation boursière des USA était plus de la moitié de la capitalisation mondiale ? Il faut hélas admettre que le modèle comptable européen de l’époque pouvait difficilement convaincre ! Quoi qu’il en soit, la répartition géographique et professionnelle des membres des boards (IASB et board des trustees), n’étaient pas sans logique à l’origine : l’Europe était représentée à l’égal de l’Amérique du Nord et de l’Asie-Océanie, l’Afrique et l’Amérique Latine bénéficiant chacune d’un siège, deux sièges étant pourvus « at large ».
La critique de la surreprésentation américaine a pris plus de consistance lorsque la position des USA à l’égard des IFRS a changé après la crise et, formellement, en 2012. Jusqu’alors, les USA étaient clairement sur la voie de l’adoption. L’accord de Norwalk (2002) laissait augurer un possible ralliement ou, peut-être, un système optionnel pour les entreprises américaines exposées à l’international. Certaines d’entre elles s’y préparaient. La reconnaissance des IFRS pour les sociétés étrangères cotées aux USA, décision prise par l’autorité de contrôle des Bourses (SEC) sous la présidence de Chris Cox, allait dans le même sens, de même que l’importante contribution américaine au budget de la Fondation. Quelles qu’en soient les motivations, la position des américains a dramatiquement changé à la suite d’un rapport du « staff » de la SEC la mi-2012. Sans remettre formellement en cause l’effort de convergence des standards, la perspective d’une adoption des IFRS, fût-elle optionnelle, fut abandonnée. La participation financière au budget connut une réduction progressive jusqu’à tomber en dessous de celle de pays de taille moyenne. Il n’était dès lors plus possible de maintenir le statu quo et de contester la critique des Européens et de quelques autres pays quant à la surreprésentation des Américains. Pour autant, il ne fallait ni négliger le sort des sociétés cotées aux USA en IFRS, ni insulter l’avenir, ni méconnaître la remarquable qualité de l’apport technique des professionnels américains aux travaux de l’IASB. Un compromis fut trouvé à l’occasion d’une révision des statuts de la Fondation qui fusionna la représentation des Amériques (du Nord et Latine), permettant ainsi une meilleure pondérations géographique.
Une deuxième critique institutionnelle, toujours européenne, portait sur les conditions d’adoption et d’application des IFRS et sur la possibilité pour l’Union de s‘en écarter par des décisions de modification ad hoc ( carve-in ou carve-out ), motivées par « l’intérêt comptable européen » : un concept développé par le rapport Maystadt et aussi étrange pour moi que le serait le concept d’intérêt mathématique européen…. La position de la Fondation en la matière a toujours été très claire : la décision d’adopter les IFRS appartient aux États souverains, qui peuvent utiliser différentes méthodes de mise en œuvre en droit national (transposition automatique ou processus d’endorsement). Le recours au carve in ou out ne peut être que temporaire et, s’il est significatif, peut conduire à constater que le pays considéré n’applique plus les IFRS. Bien entendu, dans le cadre du processus de préparation des normes, les meilleurs efforts doivent être faits pour examiner les différents points de vue, analyser les conséquences des différentes options et rechercher les meilleures solutions, mais il appartient en dernier ressort à l’IASB d’arrêter la solution définitive erga omnes. On notera, au passage, que l’immense majorité des entreprises souhaite que les normes soient appliquées sans modification au niveau national ou régional, afin d’éviter le retour au picorage, à l’arbitrage réglementaire et aux difficultés de transposition.
La dernière critique institutionnelle vient de certains normalisateurs comptables nationaux, inquiets de voir contester le champ de leur action et désireux de jouer un rôle direct dans la normalisation internationale, à la fois en termes de gouvernance (choix des membres de l’IASB) et en termes de contenu. Une telle organisation n’est pas inconcevable. Elle risquerait cependant de rendre la normalisation plus difficile dès lors que seraient déterminants les rapports de force « politiques » par rapport aux considérations techniques (c’est d’ailleurs une leçon de l’échec de la normalisation européenne).
La Fondation s’est néanmoins attachée à trouver une réponse au vœu des normalisateurs nationaux. Ainsi a-t-elle créé un « Forum » des principales organisations nationales et régionales, l’ASAF, composé de douze membres (dont l’EFRAG, organe technique consultatif de la réflexion comptable européenne) et qui a vocation à débattre des programmes de travail et des questions de fond. Par ailleurs, la Fondation a multiplié les comités et les lieux de rencontre entre les nombreuses parties prenantes, normalisateurs, préparateurs de comptes, investisseurs, etc…et pratique une politique sans équivalent de consultation et de transparence des débats.
Pour conclure, le dispositif de normalisation comptable internationale pour les entreprises, sans être parfait, est sans doute le meilleur qui se puisse concevoir dans les conditions actuelles de fonctionnement de la « diplomatie technique ». Sa réussite exceptionnelle atteste de sa pertinence. Il ne peut cependant, à lui seul, résoudre tous les problèmes que pose la gestion micro et macro prudentielle de marchés devenus de plus en plus complexes. Il faut ici rappeler que la comptabilité n’a pas vocation à être un outil opérationnel de gestion du risque, ni de pilotage de la stabilité financière, ni, a fortiori de défense de quelconques « intérêts ». Elle est à la gestion de l’entreprise et à la motivation de ses partenaires, plus spécialement investisseurs, ce que les multiples instruments de mesure sont pour le navigateur, y compris au long cours.
Elle est, au demeurant, confrontée depuis quelques années à deux nouveaux défis. Le premier, purement technique, naît des possibilités nouvelles offertes par la digitalisation, dont on ne sait exactement quel sera l’impact sur la normalisation. Les IFRS sont fondées sur des principes. Elles font appel au jugement et doivent être appliquées en considération des données concrètes propres à chaque entreprise et à chaque situation. La digitalisation implique au contraire des procédures rigoureuses, des définitions très fines (taxonomies) permettant une automatisation complète. La réconciliation entre ces deux « trends » sera un défi des prochaines années.
Le deuxième, plus politique, tient au développement de nouvelles approches de la performance et de la situation des entreprises, prenant en compte des données sociales, environnementales voire éthiques. De nouvelles formes de reporting se font jour, qui font appel à de nouvelles mesures (les non-GAAP measures). Comment les IFRS vont elles se positionner par rapport à ces innovations qui peuvent parfois empiéter sur leur domaine (integrated reporting) ? L’IASB et les trustees observent ces évolutions avec attention et se prêtent volontiers à la coopération avec les organisations concernées. Il faut toutefois se garder d’une tentation prométhéenne qui pourrait conduire à perdre de vue la mission fondamentale, bien que circonscrite, de la comptabilité : rendre compte périodiquement, de manière aussi fidèle que possible, des résultats financiers et de la situation patrimoniale de l’entreprise.