Par Nicolas Saudray
Biographe talentueux du général de Gaulle, de Pompidou, de Jean Monnet, de Mendès-France, de Mitterrand, Éric Roussel est devenu l’incontournable historien des IVe et Ve Républiques. Il ajoute aujourd’hui une pièce maîtresse à sa série : Valéry Giscard d’Estaing.
Du côté paternel, les ancêtres de ce président sont des bourgeois du Gévaudan (Lozère), protestants jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes. Du côté maternel, son arrière-grand-père, Agénor Bardoux, est l’un des fondateurs de la IIIe République. L’instruction primaire du jeune Valéry ne lui est pas dispensée par une école, mais par sa mère.
À sa sortie de Polytechnique, il pourrait opter pour le corps des Mines. Il préfère une voie toute nouvelle, qu’il est le premier à emprunter : l’entrée directe à l’ENA sans concours. Mais l’enseignement qu’il y reçoit ne lui plaît qu’à demi ; il le juge trop imprégné de dirigisme, voire de marxisme.
Dès l’âge de trente-six ans, néanmoins, le voilà ministre des Finances. Il réussit, tout va bien. Pourquoi De Gaulle lui demande-t-il alors, en 1966, de se retirer ? Jeune spectateur à l’époque, j’ai cru que ce fringant libéral avait agacé le général. Pas du tout, nous explique Éric Roussel. Le général appréciait son ministre et le recevait souvent. Le départ de Giscard n’a eu d’autre motif que de faire place à Michel Debré, ancien chef du gouvernement, désireux de revenir aux affaires.
Il faut reconnaître que, ce jour-là, De Gaulle a commis une erreur. En évinçant, sans raison objective, un ministre prometteur, il a ouvert dans sa majorité politique une fissure qui allait devenir fracture, et entraîner sa propre chute, puis, douze ans plus tard, celle de l’intéressé. Debré aurait pu recevoir un autre portefeuille. Un jour ou l’autre, la fissure serait apparue quand même, vu la diversité des hommes et des tendances : d’un côté les libéraux, de l’autre les gaullistes proprement dits, plus dirigistes, plus sociaux, moins européens. Mais elle aurait été plus tardive, et sans doute moins profonde.
Valéry Giscard d’Estaing, note le biographe, se rattache au courant libéral dont les racines en France ont toujours été fragiles. Ce courant, ajoute-t-il, n’aura dominé que sous la monarchie de Juillet. Encore celle-ci s’est-elle montrée protectionniste aux frontières.
La suite de l’éviction de 1966 se produit au référendum de 1969. Je ne l’approuverai pas, annonce Giscard (qui, confie-t-il ultérieurement, vote blanc). Le projet est rejeté, le général s’en va. Désormais, pour une partie de ses fidèles, l’ancien ministre des finances est un traître, responsable du désastre. On peut néanmoins soutenir que son principal artisan était le général lui-même : en saisissant les Français, par la voie d’un référendum, et pour vérifier qu’il avait encore leur confiance, d’une question qui ne les passionnait pas (l’avenir du Sénat), il s’exposait à une réaction d’impatience. Et il le savait.
Le biographe nous fait ensuite assister à un jeu à trois : Pompidou à l’Élysée, Chaban-Delmas à Matignon, Giscard rue de Rivoli. Chaban est bientôt déstabilisé par deux affaires fiscales : les fraudes organisées par un nommé Dega, frère d’un membre de son cabinet ; et la révélation de son absence d’impôt sur le revenu, légale (car les avoirs fiscaux de Chaban-Delmas correspondaient à des impôts déjà payés en amont) mais suscitant l’incompréhension. Bien entendu, l’habitant de la rue de Rivoli est soupçonné d’avoir provoqué les fuites.
Lors de l’élection présidentielle qui suit la mort prématurée de Pompidou, Giscard élimine Chaban, grâce à l’appui de Chirac, mais ne passe que de justesse, avec 50,8% des voix, devant Mitterrand. Ce qui révèle, dans le corps électoral, un désir de changement – effet retardé de mai 68.
Ce changement, Giscard l’apporte surtout, comme l’observe Éric Roussel, dans le domaine du droit. Il fait abaisser la majorité à dix-huit ans (ce qui se retournera contre lui). Il permet aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel (facilité qui sera largement utilisée, parfois avec succès). Il allège la tutelle sur la télévision publique. Il légalise l’avortement, innovation portée pour l’essentiel au crédit de Simone Veil, mais qu’elle n’aurait pu mener à bien sans les votes favorables de l’opposition, et sans l’appui très ferme du président. L’étiquette d’homme de droite qu’on lui colle n’est donc pas entièrement significative.
En matière économique et sociale, son septennat est marqué par deux chocs pétroliers : le premier d’octobre 1973 à mars 1974 (donc juste avant l’élection présidentielle de mai), le second de septembre 1978 au début de 1981. Aucun autre hôte de l’Élysée n’a connu pareille malchance. Giscard et, juste en dessous de lui, Raymond Barre s’usent à combattre l’inflation. Le chômage de masse, inconnu au début de la Ve République, fait son apparition. Mais les budgets de 1979 et 1980 sont presque équilibrés (ce qu’on ne reverra plus au cours des quatre décennies suivantes). Malgré l’émission d’un malheureux emprunt indexé sur l’or, la dette publique, toutes collectivités réunies, demeure fort raisonnable : 20 % du PIB en 1980, contre près de 100 % aujourd’hui. Le taux maximal de l’impôt sur le revenu atteint 60 %. Pas étonnant que Giscard ne soit aimé ni de la Bourse ni du patronat.
Sa passion, c’est l’Europe. Le président va jusqu’à comparer son amitié pour Helmut Schmidt à celle qui unissait Montaigne à La Boétie. Mais ce n’est pas une situation totalement nouvelle. Avant eux, il y a eu un duo De Gaulle-Adenauer. Et la politique extra-européenne demeure dans la continuité, bien que le style ait changé ; aucune concession notable n’est faite aux États-Unis ni à l’Union soviétique.
Le biographe analyse avec précision et finesse l’évolution des rapports de Valéry Giscard d’Estaing et de Jacques Chirac, qui aboutit à la défaite électorale de 1981. Cet échec s’explique aussi par l’affaire des diamants, parfaitement démontée dans l’ouvrage. L’ « empereur » centrafricain Bokassa a offert au président français des brillants de second choix. Ne pouvant les refuser sans froisser le donateur, le donataire les a mis dans un grenier de l’Élysée. Puis Bokassa a été renversé avec l’aide active de la France. Pour se venger, il révèle le don des brillants à des médias français, qui en font toute une affaire. Giscard la traite par le mépris. Il reconnaît aujourd’hui avoir commis une lourde erreur. La haine monte contre lui. Peu avant l’élection présidentielle de 1981, les maudits brillants sont vendus aux enchères après expertise ; la vente, faite au profit d’œuvres caritatives de Centrafrique, ne produit que l’équivalent de dix-sept mille euros. Mieux aurait valu y procéder dès la chute de Bokassa.
Après sa défaite électorale de mai 1981 (48, 25 % des voix contre 51,75 % à son concurrent Mitterrand), Giscard voudrait bien, par deux fois, tenter sa revanche. Les sondages l’en dissuadent. Son problème, c’est le peuple, aurait dit de lui le général de Gaulle, au début de sa carrière ministérielle. L’ancien chef de l’État ne reste pas inactif pour autant, loin de là. Pendant dix-huit ans, il préside avec brio la région Auvergne. En 1987, il rencontre son successeur Mitterrand qui lui confie, bien que le programme commun soit abandonné depuis plusieurs années : Mon objectif est de détruire la bourgeoisie française. En 1988, il plaide pour un gouvernement de coalition qui unirait des élus de la droite, du centre et du parti socialiste ; c’est presque une préfiguration d’Emmanuel Macron. À compter de 2003, président d’une Convention, il rédige pour l’Europe une Constitution. Lourd de deux cents pages, le document est rejeté par le référendum français de 2005.
Valéry Giscard d’Estaing restera dans l’histoire le plus intelligent des hommes d’État français de sa génération, mais non le plus habile.
On me permettra un ajout. Descendant d’une demoiselle d’Estaing qui était cousine de l’amiral, VGE et deux membres de sa famille ont acheté le château médiéval d’Estaing (Aveyron). Ils n’y habitent pas, car l’édifice n’est guère habitable. Ils le réparent, le meublent, y apportent des souvenirs, le font visiter. C’est une forme de mécénat dont on doit leur savoir gré.
En refermant le livre d’Éric Roussel, il n’est pas interdit de faire un peu de politique-fiction. Si Chirac, en 1981, moyennant une promesse concernant l’élection suivante, avait fait voter Giscard au lieu de faire voter Mitterrand, l’ancien président aurait sans doute été réélu. En 1988, l’aspiration des électeurs au changement se serait encore accrue, mais François Mitterrand aurait eu alors 71 ans : âge honorable pour une réélection, difficile pour une première sauf crise majeure. Face à un homme un peu trop chevronné, Jacques Chirac l’aurait peut-être emporté, au lieu d’attendre 1995.
Le livre : Éric Roussel, Valéry Giscard d’Estaing, Éd. de l’Observatoire, 2018, 576 pages pour 24,90 € (excellent rapport qualité-prix).