Par Nicolas Saudray
Les Éditions du Lérot, implantées en Charente, ont eu la bonne idée de réunir les chroniques rédigées de 1934 à 1937 par Galtier-Boissière pour le Canard Enchaîné. C’est du beau travail à l’ancienne. Le lecteur a le plaisir, devenu rare, de couper lui-même les pages.
Jean Galtier-Boissière (1891-1966) est le fils d’un médecin parisien. Son grand-père se nommait Galtier de Boissière. Toute sa vie, et malgré ses opinions anarchisantes, le polémiste, arborant habituellement un nœud papillon, recherchera l’élégance vestimentaire. Il continuera d’aimer les jolies filles et le bon vin.
Il fait partie de ces malchanceux qui, ayant accompli deux ans de service militaire et croyant l’heure de leur libération arrivée, voient survenir la Première guerre de mondiale. Total : six ans sous les drapeaux ! JGB en restera marqué pour le reste de son existence. Il aura au moins eu la chance, contrairement à tant d’autres, de ne pas y laisser ses os.
En 1914, il participe à la bataille de la Marne. En 1915, caporal des tranchées, aidé matériellement par son médecin de père, il lance une feuille de chou, le Crapouillot – du nom d’un mortier d’artillerie au tir presque vertical. Malgré quelques démêlés avec la censure, ce nouveau périodique continue de paraître. Dans le même temps, le Canard Enchaîné, né lui aussi en 1915, connaît des épreuves similaires.
Après le conflit, le Crapouillot poursuit sa route, avec des collaborateurs célèbres, mais doit se résigner à une parution bimestrielle. En 1928, son auteur publie un roman au titre ironique, La Fleur au Fusil.
En 1934, le Canard Enchaîné, ce frère d’armes, fait appel à lui pour compenser le départ de Georges de La Fouchardière. Tout en continuant de s’occuper du Crapouillot, Galtier-Boissière livre donc chaque semaine une chronique à l’hebdomadaire satirique, dont le tirage, en partie grâce à lui, monte fortement.
Seize ans se sont écoulés après l’armistice, mais la guerre de 14-18 pèse encore sur les esprits, et notamment sur le sien. Galtier-Boissière s’en prend aux marchands de canons – les Schneider, les Wendel – et les accuse d’avoir provoqué le conflit : une thèse qu’aucun auteur sérieux ne soutient plus aujourd’hui. S’agissant plus particulièrement des industriels lorrains que je viens de citer, le polémiste leur reproche d’avoir empêché le bombardement par l’aviation française de leurs installations du bassin de Briey, occupées par l’armée allemande ; ils auraient ainsi permis au Reich de poursuivre son effort de guerre, au détriment de centaines de milliers de vies françaises. Dans sa biographie attentive de François de Wendel, Jean-Noël Jeanneney, historien dont les opinions politiques sont pourtant assez éloignées de celles des Wendel, a fait justice de cette légende [1].
Une autre critique due notamment à Galtier-Boissière est beaucoup plus fondée : celle du fameux marchand d’armes Basil Zaharoff (1849-1936). Ce juif hellénisé de Constantinople avait pour spécialité, dès avant la guerre de 14, de vendre du matériel en même temps à des camps opposés. Il avait réussi, entre autres merveilles, à écouler plusieurs exemplaires du sous-marin Nordenfelt, conçu par un pasteur anglican et incapable de naviguer. Devenu dirigeant de la grande firme britannique Vickers-Armstrong, l’aventurier crée pour le tsar un vaste complexe industriel à Tsaritsyne (Stalingrad puis Volgograd) ; ce qui n’empêche pas la Vickers de contrôler secrètement une société en Allemagne. À la faveur du conflit mondial, Zaharoff est fait chevalier par le roi d’Angleterre, et grand-croix de la Légion d’Honneur. En 1924, il se remarie avec une duchesse espagnole. À Monaco, il renfloue la Société des Bains de Mer. C’est aussi un éleveur passionné de chats.
Galtier-Boissière dénonce également la vénalité de la presse française de son époque, dont le quotidien Le Temps. Cette corruption est avérée pour la période du scandale de Panama et des emprunts russes. Qu’en est-il au juste de l’entre-deux-guerres ? Je ne sais. Ce trait déplaisant semble avoir disparu après 1945.
Peu de personnes, à vrai dire, échappent aux flèches du polémiste. Ayant fustigé, par exemple, les compromissions de Paul Morand avec les cercles mondains et les milieux d’affaires, il adresse le mêmes reproche à Paul Valéry, pourtant bien plus modeste dans ce registre. S’agissant de Pierre Laval, qui à l’époque n’est pas du tout un collaborateur de l’Allemagne, mais l’auteur d’une tentative d’alliance avec Mussolini contre Hitler, JGB nous révèle que cet ancien socialiste a été fait comte par le pape. Les quelques recherches que j’ai effectuées sur la Toile tendent à accréditer cette thèse.
Hitler, ai-je écrit. Au début, JGB ne croit pas à cette menace. Pour lui, ce n’est qu’une fabrication médiatique des marchands de canons, destinée à favoriser leurs ventes.
Mais qu’il soit juste ou injuste, Galtier-Boissière brille toujours par son talent. Sans emphase, d’un trait bref, il fait mouche. Souvent, il est même réjouissant.
Il soutient le Front populaire, contre les puissances d’argent qu’il exècre. L’alliance avec les communistes pose néanmoins un problème à ce quasi-anarchiste. En novembre 1936, il félicite Gide pour son Retour d’URSS, essai dans lequel ce compagnon de route du parti manifeste la vive déception que lui causée le régime de Staline. En 1937, une divergence au sujet du P.O.U.M., un parti catalan trotskyste ou anarchiste persécuté par les communistes, provoque la rupture entre JGB et l’hebdomadaire qui était sa tribune. L’Humanité titre : Une oie chez les canards.
Ayant continué durant trois ans avec le Crapouillot, notre auteur refuse de le faire paraître durant l’occupation. Il publie ensuite son journal de la Seconde guerre et son journal d’après-guerre. En 1950, son Dictionnaire des Contemporains règle ses comptes, non seulement avec ses ennemis habituels, mais aussi avec ses anciens amis. Le Crapouillot se rapproche alors de l’extrême-droite.
Le livre
Jean Galtier-Boissière, Le Canard Enchaîné, Chroniques 1934-1937, Éd. du Lérot, 2018. 464 pages, 40 €.
[1] Voir, sous cette même rubrique Histoire du XXème siècle du site Montesquieu, mon compte-rendu de cette biographie.