Par Patrice Cahart
Ce livre d’un brillant journaliste et essayiste franco-algérien a pour sujet la guerre d’Algérie vue par un enfant.
Le décor en est sa patrie, la Petite-Kabylie, conquise par les troupes de Napoléon III en 1853 seulement. À la suite de la révolte kabyle, en 1871, des terres y furent confisquées au profit de métropolitains ; économes et patients, les montagnards les rachetèrent peu à peu. On cessa donc de voir des Français de souche dans ce secteur, jusqu’à l’arrivée, vers 1945, de quelques ingénieurs chargés d’édifier le plus grand barrage d’Algérie.
Avant la guerre d’indépendance (1954), les monts des Babors, encore forestiers mais peuplés, n’avaient, nous explique l’auteur, ni routes, ni ponts, ni écoles (pas même coraniques), ni mairies, ni bureaux de poste, ni mosquées, ni postes de radio. Puis le conflit a éclaté, et en sept années, la France a dépensé plus d’argent pour cette région délaissée qu’elle ne l’avait fait au cours des cent trente ans précédents. On pourrait d’ailleurs en dire autant de tout l’intérieur de l’Algérie.
Les Petits-Kabyles se distinguaient néanmoins par leur culte des saints, particulièrement enraciné, par leur affection envers les animaux (dont certains chats et chiens, canonisés), et pour tout dire, par un vieux fond païen. Les premiers hommes que le jeune Slimane (Salomon) a vus faire des prières étaient des tirailleurs sénégalais au service de la France. Les femmes allaient et venaient sans voile. Les membres du clan Zeghidour étaient blonds ou roux, sauf trois (dont l’auteur), qu’on appelait affectueusement « les nègres ». La propriété collective régissait encore l’essentiel des terres.
Le déclenchement du conflit a eu pour conséquence une transplantation massive. Selon un expert français, la moitié des ruraux d’Algérie ont dû quitter leurs villages et se sont retrouvés dans des camps de regroupement. L’objectif était double. En premier lieu, soustraire ces villageois à l’emprise d’un FLN nocturne et omni-présent ; toutefois, la plupart des bourgades desservies par la route ont été exceptées de la mesure, car l’armée française pouvait s’y rendre rapidement et y montrer sa force. En second lieu, franciser ces gens, réaliser leur intégration à la France : une idée nouvelle promue notamment par Jacques Soustelle et ses conseillers, Germaine Tillion, Vincent Monteil.
Cette idée a culminé, au prix néanmoins d’une mutation, en 1958 : l’ensemble des Algériens sont devenus citoyens français à part entière, tout en conservant à leur gré le « statut personnel » musulman. Lequel autorisait notamment la polygamie (peu pratiquée, à vrai dire).
Dire que les villageois regroupés étaient pro-français serait excessif. En réalité, ils étaient ballottés entre les deux camps, et soucieux surtout de survivre dans des conditions difficiles. Pourtant, ils aimaient bien les soldats du contingent, réservant leur méfiance aux pieds-noirs que d’ailleurs ils connaissaient peu. Slimane est resté reconnaissant aux instituteurs militaires (ainsi qu’à une institutrice) de lui avoir dispensé une instruction dont il n’aurait pu bénéficier autrement ; il sait gré aux médecins militaires de l’avoir sauvé successivement des vers ascaris et de la tuberculose.
Le père et l’oncle de Slimane tenaient un commerce au moyen d’une camionnette. Un jour, les hommes du FLN tendirent une embuscade, et commirent quelques dégâts. Le père et l’oncle les supplièrent d’épargner leur précieux véhicule. Réponse : si nous l’épargnons, vous deviendrez suspects aux yeux des Français. Et la camionnette fut détruite.
Après la guerre, dans toute l’Algérie intérieure, les villageois regroupés renoncèrent à revenir dans leurs villages éloignés des routes. La transplantation les avait trop marqués. Quand les camps avaient été bâtis en dur, ils y restèrent ; certains sont encore habités aujourd’hui. Quand les constructions étaient précaires, ils allèrent gagner leur vie dans les villes – Alger, pour le père de Slimane.
Trente ans plus tard éclata la seconde guerre d’Algérie, aussi dure que la première : la lutte du régime en place contre les extrémistes du Front Islamique du Salut (FIS). Là encore, les campagnes supportèrent l’essentiel du choc, et l’exode rural reprit de plus belle. Au sujet de ces fanatiques, l’auteur écrit : mieux vaut aimer sans croire, que croire sans aimer.
Le passage le plus émouvant de ce livre, qui en comporte bien d’autres, est celui du retour de Slimane Zeghidour, auteur connu, parisien, héritier du meilleur de deux cultures, voyageur qui a parcouru le monde, dans son village d’origine – celui d’avant le regroupement. L’approche du lieu est prohibée, pour cause de maquisards du FIS. Bravant l’interdiction, il s’y rend quand même. Le village est désert, en ruines. De crainte d’être la cible d’un commando djihadiste caché, il n’y reste qu’une demi-heure, et repart pour la France.
Voilà comment l’Algérie, pays essentiellement rural, est devenue, pour son malheur, essentiellement urbaine. D’où la perte des coutumes, du folklore, des langages particuliers. La Grande Kabylie fait exception. Mais cette région superbe, où les villages perchés se répondaient de piton en piton, est envahie par des constructions anarchiques.
L’intégration pouvait-elle réussir, et faire de l’Algérie un prolongement de la France ? C’est la question que le lecteur se pose en refermant l’ouvrage. Je pense que la démographie est la clef de toute cette histoire. En 1830, au début de la conquête, la France comptait trente millions d’habitants ; l’Algérie, environ trois millions. Par suite de mauvaises récoltes et d’épidémies, son effectif est resté stationnaire durant un demi-siècle. Peut-être l’intégration aurait-elle pu s’effectuer à cette époque. Elle n’a nullement été tentée. Puis la chute de la mortalité, due à la médecine française, et le maintien de la natalité ont causé l’explosion que l’on sait. Aujourd’hui, la France compte 67 millions d’habitants, dont quelque deux millions d’origine algérienne ; par rapport à 1830, l’effectif a un peu plus que doublé. L’Algérie, pour sa part, est peuplée de 42 millions de personnes : une multiplication par quatorze. Ainsi la France, qui en 1830 pesait dix fois l’Algérie, ne la pèse plus qu’une fois et demie.
Dès lors, un État unissant ces deux entités aurait-il été viable ? Implicitement, l’ouvrage de Zeghidour répond par la négative, avec, m’a-t-il semblé, un certain regret. Le mérite du général de Gaulle a été de comprendre cette impossibilité peu après son retour aux affaires. Il s’est ainsi attiré une haine compréhensible des pieds-noirs. Mais il n’a été que l’instrument d’une fatalité.
Une autre solution aurait consisté en la coexistence, ou plutôt en la symbiose, comme en Afrique du Sud, d’une minorité de souche européenne et d’une majorité autochtone. Cette république australe va cahin-caha. Mais sa majorité noire est, pour l’essentiel, chrétienne, contrairement aux Arabo-Berbères. En outre, une communauté métisse, du côté du Cap, et une communauté indienne, du côté de Durban, peuvent jouer un rôle de tampons ; l’Algérie n’en avait pas l’équivalent. Les accords d’Évian de mars 1962 ont néanmoins tenté d’organiser un État bi-culturel. Trois mois plus tard, l’exode causé tant par les exactions de l’OAS que par celles du FLN a mis fin à ce rêve.
Il demeure, commente notre auteur, que la France a fait l’Algérie, et en a même inventé le nom. Sans elle, la partie urbaine, étirée de long de la côte, avec d’importantes interruptions, n’aurait pu donner naissance à un État cohérent, ni à une nation. Le Maroc et la Tunisie, pays de vieille culture citadine, auraient fini par conquérir la mosaïque algérienne, chacun par un bout.
Le livre de Zeghidour devrait devenir un ouvrage de référence. L’auteur s’attelle maintenant à la suite de ses souvenirs : son adolescence à Alger, agrémentée de confidences qu’il a recueillies plus tard de dirigeants du FLN et de l’OAS. On attend cela avec impatience.
disponible aux Éditions des Arènes, 2017