Un grand préfet : Alapetite

Par Patrice Cahart 

          François Leblond a ressuscité un grand préfet oublié (1854-1928), à la fois typique – par sa famille, par sa carrière – et atypique – par la distance qu’il a prise avec l’anticléricalisme et le jacobinisme dominants.

          Le père de Gabriel Alapetite, avocat de formation, est maire de Clamecy (Nièvre), et ensuite receveur des finances dans cette même ville ; ce qui, aujourd’hui, serait impossible. Son grand-père maternel est médecin de campagne. Sa mère, fervente catholique, a beaucoup compté pour lui.

          Le jeune Gabriel, avocat lui aussi, tâte du journalisme, puis accepte (1876) l’offre d’un ami de son père, préfet du Pas-de-Calais, de devenir son chef de cabinet. Il n’y a pas encore de concours, le recrutement s’effectue par relations. Le cas d’Alapetite prouve que ce système n’est pas nécessairement catastrophique.  Le jeune homme épouse la fille de son préfet (comme les jeunes entrepreneurs qui, dans les romans de Balzac, se marient avec les filles de leurs patrons). Bientôt, le voilà secrétaire général du Rhône, ce qui lui permet de connaître à fond un département où il reviendra. Il emploie une part de son énergie à lutter contre les conséquences du phylloxéra en Beaujolais. À l’époque, le préfet et le maire de Lyon cohabitent dans un même hôtel de la place des Terreaux. L’immense préfecture de la rive gauche du Rhône ne sera bâtie que plus tard.

          À trente-cinq ans, Alapetite devient préfet du Pas-de-Calais, où il avait fait ses premières armes. Il y reste dix ans. Heureuse stabilité, dont nous avons perdu le secret. Notre homme parvient à éviter tout heurt avec les mineurs et soulage quelques misères. Il s’attire la bienveillance du premier ministre Waldeck-Rousseau.

          Comme par un jeu de tennis entre Arras et Lyon, l’étape suivante est la préfecture du Rhône. Cette fois, il n’y reste que six ans ; c’est encore beaucoup d’après les critères actuels. Alapetite assainit les taudis de la Croix-Rousse et lutte contre la tuberculose. Il sévit contre un commissaire de police qui espionnait toutes ses conversations au moyen de microphones. Comme quoi les scandales d’écoutes, si nombreux à notre époque, ont commencé de bonne heure !

          Élu maire de Lyon en 1905, Édouard Herriot n’apprécie guère ce préfet qui n’est pas franc-maçon et qu’il soupçonne de cléricalisme. Il exige son départ. Mais comme Alapetite n’a pas démérité, bien au contraire, on le nomme résident général en Tunisie – fonction qu’il exerce de 1907 à 1918. Stabilité, là encore.

          Sous protectorat français depuis vingt-six ans déjà, la Tunisie connaît alors une période paisible et plutôt prospère de son histoire. Elle abrite certes une importante colonie italienne, qui a tendance à regarder vers Rome plutôt que vers Paris. Et une première génération de jeunes cadres tunisiens formés pour partie en France commence à demander d’être associée au pouvoir. Rien de grave néanmoins. Avant même le protectorat, le bey avait accordé aux colons européens l’autorisation de planter de vastes surfaces. Cette politique permet au pays de devenir un grand producteur d’huile d’olive, mais les Tunisiens s’estiment dépossédés. Alapetite limite le mécontentement en refusant de nouvelles autorisations de planter. La Tunisie ne connaît aucune rébellion durant la première guerre mondiale – pas plus que l’Algérie et le Maroc, d’ailleurs.

         Le dernier poste d’Alapetite se révèle le plus délicat : en 1920, il est nommé, à Strasbourg, commissaire général pour l’Alsace-Lorraine, en remplacement d’Alexandre Millerand. C’est une sorte de préfet de région avant la lettre, sauf qu’il coiffe les trois préfets sans être l’un d’eux. Son rôle, comme avant lui celui de Millerand, est d’éviter qu’un malaise ne s’aggrave. Les fonctionnaires allemands ayant été renvoyés chez eux, ils ont été remplacés par des fonctionnaires français « de l’intérieur », dont la plupart n’ont aucune connaissance de la langue allemande, encore moins des dialectes alsaciens et thiois, et dont certains se conduisent de manière arrogante. Assisté d’un conseil supérieur consultatif, Alapetite a le pouvoir de légiférer par décret. Chaque fois que le droit allemand paraît plus moderne ou plus commode que le droit français,  il le conserve (assurances sociales, notariat, hypothèques, pharmacie…). C’est le fameux droit local.

          Mais les ministères parisiens, jacobins, entendent que les trois départements retrouvés soient des départements comme les autres, administrés par eux sans passer par le commissaire général. De plus, le cartel des gauches, vainqueur des élections législatives de 1924, a inscrit à son programme la suppression du Concordat en Alsace et en Moselle, ce qui hérisse tant les protestants que les catholiques. Alapetite donne sa démission. Il n’est pas remplacé. Toutefois, devant les progrès de l’autonomisme alsacien, Paris se résigne à conserver le Concordat.

          Aujourd’hui, il est fortement question d’une fusion du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, par laquelle l’Alsace retrouverait officiellement sa personnalité (le problème à résoudre étant de trouver des compensations pour Colmar, qui cesserait d’être une préfecture). Les difficultés techniques ne sauraient retarder longtemps la victoire d’une volonté populaire bien nette. Alapetite avait raison.

Le livre : François Leblond, Gabriel Alapetite, un grand serviteur de l’État,
Éd. Jérôme Do Bentzinger, 2017, 144 pages, 19 €.

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