Par Nicolas Saudray [1]
À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, la « lettre » de l’excellente et très peu marxiste revue Commentaire lui rend ce demi-hommage, sous la plume de Jean-Claude Casanova, qui a formé à l’économie plusieurs générations de Sciences Po : En tant qu’économiste, Marx reste peut-être le plus riche, le plus passionnant de son temps. En tant qu’économiste-prophète, en tant qu’ancêtre putatif du marxisme-léninisme, il est un sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXème siècle.
Mais la césure, à mon sens, ne passe pas à l’intérieur de son œuvre économique. Elle sépare l’économiste du philosophe.
Marx philosophe
La doctrine du matérialisme historique est résumée par le Manifeste du Parti Communiste, publié au début de 1848, juste avant la révolution, par Marx et Engels : le supérieur s’explique par l’inférieur. C’est une réaction assez saine aux penseurs précédents, qui avaient tendance à tout expliquer par le mouvement des idées.
Sur les traces de Marx, on peut considérer que le développement des doctrines libérales, en économie comme en politique, est l’un des résultats de l’essor de la bourgeoisie. De même, la percée des idées socialistes et communistes, bien que principalement due à des penseurs bourgeois, est liée à la montée de la classe ouvrière. Aujourd’hui, néanmoins, cette classe ouvrière se rétracte dans tous les pays d’Occident. Elle est remplacée par des éléments de cet ensemble hétérogène et flou qu’on appelle les services. Or ce bouleversement économique n’a pas fait naître de nouvelles idées politiques ; on se contente de remâcher les anciennes.
Le grand échec de cette doctrine utile mais réductrice appelée matérialisme historique est son impuissance à rendre compte de la naissance des religions. Je ne vois pas quels changements économiques seraient à l’origine du bouddhisme (et en même temps du jaïnisme). Peut-être ces mouvements religieux indiens sont-ils le fruit de séries de guerres, qui auraient mis en évidence le néant des existences humaines. Ce n’est pas de l’économie.
Même échec de notre auteur dans le cas du christianisme. Son Manifeste relie cette religion à la féodalité. Or mille ans séparent les débuts de la première des débuts de la seconde.
Les disciples de Marx n’ont pas été plus heureux dans le cas de l’islam. On prend volontiers ce dernier pour un fruit du désert. Mais il est né dans des villes, La Mecque, Médine, et a connu son apogée doctrinale dans d’autres villes, Bagdad, Le Caire. Les nomades, jusqu’à nos jours, ont passé pour de médiocres musulmans, ne serait-ce qu’en raison de leur manque d’ablutions rituelles.
L’abolition de l’esclavage (en 1835 dans les colonies britanniques et en 1848 dans les françaises) me fournira un exemple d’un autre niveau, mais néanmoins frappant. C’est le triomphe d’une idée. Née au XVIIIe siècle, elle s’est répandue en Europe, portée par des gens qui n’avaient rien à gagner à cette abolition, et qui n’avaient jamais vu une plantation.
Malgré tout, le matérialisme historique reste une discipline intellectuelle recommandable. En présence d’une nouvelle doctrine politique ou philosophique, il n’est pas mauvais de se demander quels intérêts économiques ont pu l’inspirer. C’est seulement après cet examen que le vrai combat d’idées peut débuter.
Marx économiste
L’économiste appelle un tout autre jugement. Marx avait une formation de philosophe. En économie, c’était un autodidacte. Il s’est instruit tout seul dans son coin, par la lecture d’ouvrages, sans jamais bénéficier de leçons de vrais économistes, ni même de discussions directes avec eux. Un effort considérable, qui a fini par le tuer. Dans ces conditions, le bagage qu’il a acquis constitue une performance. Mais pour notre malheureuse planète, lourdes sont les conséquences.
La progression de la science économique, du temps de Lumières à la fin du XIXe, ne saurait être attribuée à un seul penseur, si médiatique soit-il. Une série de pionniers se sont succédé, Adam Smith, Ricardo, Jean-Baptiste Say, Walras et ses mathématiques, les marginalistes autrichiens. Ce n’étaient pas nécessairement des égoïstes, des partisans du chacun-pour-soi ; Adam Smith a laissé au contraire une œuvre de moraliste, soucieux du bien public. Après eux, il a fallu apporter des compléments et des correctifs, et prendre en compte, notamment, une certaine irrationalité des agents économiques, génératrice d’engouements et de retombées. Mais de cette série d’économistes, nous avons hérité des outils intellectuels qui nous servent tous les jours : l’appel à la concurrence, l’analyse à la marge …
Parmi ces pères fondateurs, Marx a-t-il sa place ? Je me suis astreint, autrefois, à la pénible lecture du Capital. On me permettra de dire que cet ouvrage inachevé ne vaut pas un kopeck.
Marx commence par emprunter à Ricardo sa prétendue loi de la valeur-travail. Or la valeur d’un produit est déterminée par l’offre et la demande. Quand un produit nouveau connaît la faveur du public, son prix peut s’établir à un niveau bien plus élevé que celui du travail incorporé. Ensuite, comme l’a notamment montré Jean Fourastié, la concurrence ramène peu à peu ce prix à un niveau proche de la valeur-travail, mais il reste aux entrepreneurs, en sus, une rémunération de leur risque, qui leur permet d’effectuer des investissements nouveaux. Faute de quoi ils meurent.
Marx échafaude ensuite sa fantastique théorie de la plus-value (autre nom donné par lui au profit). Il semble que ce terme englobe à ses yeux les intérêts dus par l’entrepreneur, ce qui est absurde, car les intérêts constituent le prix de temps, et l’entrepreneur est généralement endetté. Marx se trompe encore davantage quand il soutient que la plus-value a été arrachée aux ouvriers, et qu’elle devrait leur revenir. Comme je viens de le rappeler, sans profit, pas d’entreprise.
Même les marxistes d’aujourd’hui en conviennent. Le niveau de profit souhaitable peut bien sûr donner lieu à discussion. Mais celle-ci ne conduit pas nécessairement à condamner un excès. Voici peu d’années, en France, il était clair, pour tous les observateurs raisonnables, que le niveau de profit des entreprises était tombé à un niveau dangereusement bas.
Marx s’empare enfin de la loi des rendements décroissants – découverte par Turgot, promue par Malthus. D’après lui, elle va comprimer l’ensemble des profits. Pour compenser, les entrepreneurs comprimeront les salaires, provoquant l’explosion sociale et la fin du capitalisme. C’est là que l’économiste improvisé devient le sophiste maudit, et je rejoins Jean-Claude Casanova. En réalité, la loi des rendements ne s’applique pas en bloc, mais produit par produit. Depuis le début du XIXe siècle, les produits nouveaux se sont succédé à une cadence suffisante pour assurer une progression d’ensemble des affaires. Quant aux salaires, ils se sont très largement appréciés, en termes réels. Cette revalorisation était déjà amorcée lorsque notre homme rédigeait Das Kapital.
Un étouffe-chrétien, auquel son apparence scientifique a assuré une incroyable audience. Les gens ont admiré de confiance. En réalité, cette pensée est une protestation sociale, déguisée en théorie économique. Protestation que l’on peut comprendre, eu égard à la rigueur de la vie ouvrière de l’époque. Mais si les patrons avaient dû verser des salaires beaucoup plus élevés, il n’y aurait pas eu d’industrie.
Le teint mat, de luxuriants cheveux noirs, une copieuse barbe noire : tel était Marx, jusqu’à sa maturité. Engels lui écrivait plaisamment Mon cher Maure, et l’autre lui répondait Ton Maure. S’il était resté aussi brun, le public ne l’aurait jamais pris au sérieux. Le blanchissement de son poil lui a permis d’accéder à ce rang de prophète qu’il convoitait.
Au-delà des discussions techniques, le fabuleux succès de Marx est un phénomène religieux.
[1] Auteur de Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire, Editions Michel de Maule, 2015.