Par Jacques Darmon
Mai 2021
Deux faits à méditer :
22 août 1914 : 20000 soldats français sont morts dans la journée. Raymond Poincaré, Président de la République, n’est pas sorti de son bureau.
28 décembre 2019 : trois soldats engagés dans l’opération Barkhane sont tués au Mali. Emmanuel Macron, Président de la République, organise et préside une manifestation solennelle d’hommage aux Invalides.[1]
Comment expliquer cette différence ? Toutes les victimes étaient des jeunes gens du même âge, entre 20 et 30 ans. Tous revêtus de l’uniforme de l’armée française, tous tués en plein jour par un ennemi armé de fusils, de pistolets ou de mitraillettes.
On peut tenter une première explication de nature politique. La défense de la patrie en 1914 était un motif évident de sacrifice. Le combat en un pays étranger contre un ennemi lointain est plus difficile à justifier. Le chef de l’Etat a besoin, par le truchement de ces cérémonies officielles, de mobiliser la nation et d’exprimer publiquement la solidarité de tous les citoyens avec ceux qui combattent au loin en leur nom et plus particulièrement leur gratitude à ceux qui ont donné leur vie.
Autre explication politique : notre société moderne est plus sensible en 2020 qu’en 1914 au sort des victimes, quelles qu’elles soient. Mourir jeune, dans le monde d’aujourd’hui, apparait comme injuste, insupportable, scandaleux même.
A ceci, il faut ajouter la force des images aujourd’hui disponibles partout, quasi instantanément.
Pourtant, ces explications n’épuisent pas toutes les interrogations.
Ainsi, la mort de six journalistes de Charlie Hebdo a suscité une manifestation de plus d’un million de personnes. Plus de 60 chefs d’Etat ou de gouvernement se sont déplacés pour manifester leur solidarité. Les 260 morts du Bataclan n’ont pas provoqué un mouvement d’opinion aussi important alors que la simple liberté de vivre semble une cause plus aisée à défendre que le droit au blasphème !
Il faut le constater : la mort parait moins affreuse quand elle frappe un très grand nombre. Impossible de s’identifier aux 300000 morts d’Hiroshima, aux 250000 noyés du tsunami de 2004
Un prêtre égorgé, un professeur décapité, le cadavre d’un enfant noyé sur une plage, le pays se soulève. Le cas unique est celui qui émeut le plus : une femme maltraitée, un enfant abusé, un homme mutilé…
Les chiffres les plus horribles sont ceux qui touchent le moins. Nous ne savons pas partager le chagrin de milliers de personnes. Il arrive un moment où le décompte des morts est si important que la destinée de chacun de ces martyrs s’efface devant le fait brut : l’indignation devant l’horreur remplace l’empathie pour la douleur des victimes.
Mais, de l’indignation à l’empathie, la distance est grande.
L’indignation peut être violente, mais elle est froide : c’est le cerveau qui s’exprime ; il compare, il analyse (« si je suis indigné, c’est parce que… ») ; il réagit (« je refuse, je n’accepte pas… »).
L’indignation n’est pas toujours un sentiment honorable : l’exigence de solidarité le plus souvent la suscite, mais parfois aussi l’envie ou la jalousie !
Fréquemment sollicitée, l’indignation est parfois injustifiée, quand l’information est fausse ou incomplète.
L’indignation est facile. Elle est à la portée de tout un chacun. Des centaines d’associations manifestent chaque jour leur mécontentement. Des tribunes dans les journaux, des milliers de messages sur les réseaux sociaux témoignent de la force de ce sentiment. Stéphane Hessel a vendu (au prix de 2 €, il est vrai) plus de deux millions d’exemplaires de son libelle intitulé Indignez-vous !
L’empathie est plus rare. Comme son étymologie l’indique, elle suppose de pouvoir ressentir la souffrance de l’autre. C’est le cœur qui pleure. C’est un sentiment immédiat qui ne se trompe pas. Mais l’empathie suppose un lien particulier : on s’identifie plus facilement à celui qui pourrait être un parent, un ami qu’à une foule nombreuse.
L’indignation n’empêche pas de dormir tranquille. L’empathie provoque des cauchemars.
L’indignation est ordinaire. L’empathie est propre aux belles personnes.
L’indignation est une vertu moderne. L’empathie est une qualité humaine.
[1][1] La scène se répète :
-Le 26 avril 2021, une fonctionnaire de police est assassinée par un terroriste islamiste. Le 30 avril, le Président de la République se rend personnellement à ses obsèques.
-Le même jour, 310 personnes meurent de la Covid 19. La statistique tombe dans l’indifférence générale, entre deux faits divers.