La guerre des valeurs fait rage dans l’administration française

Par Michel Cotten – janvier 2008

Malgré ses dix ans d’âge, ce texte de Michel Cotten n’a rien perdu de son pouvoir corrosif, et néanmoins positif. L’ancien directeur général adjoint de la place Beauvau, l’ancien TPG était au fond un iconoclaste. Ce qu’il n’avait pu publier de son vivant est maintenant accessible : une pensée salutaire, même si on n’est pas d’accord. 

 

Il faut d’emblée rappeler que :

– la bureaucratie française reste, d’après une étude italienne récente, la plus chère d’Europe ;

– l’application qui est faite des «statuts» aboutit à ce que les trois quarts des fonctionnaires sont propriétaires non seulement de leur grade mais aussi de leur emploi ; on ne les déplace pas sans leur consentement et si possible sans un avancement ; j’ai personnellement été l’objet de la part d’un agent d’une plainte au pénal pour harcèlement moral parce que j’avais engagé la suppression d’une perception rurale;

– le souci d’égalité de traitement n’a d’égal que la pratique constante des exceptions.

L’équilibre entre les deux est fixé tous les mercredis par la jurisprudence du Canard Enchaîné, autorité médiatique indépendante.

En somme, chaque corps a ses valeurs, qui se réfèrent bien sûr au service public, mais sont néanmoins spécifiques. Les descendants de paysans bretons comprennent cela très bien : chaque village a (avait) sa coiffe, ce qui n’empêchait pas de défiler ensemble au pardon de Sainte-Anne d’Auray (cf. Bastille-Nation).

Pendant la période «classique», c’est à dire après la Seconde Guerre mondiale, il y a donc eu autant de systèmes de valeurs que de corps et de grades, le tout soigneusement stratifié et complètement étranger aux valeurs des entreprises.

Deux modèles ont joué un rôle dominant : le « paramilitaire » et le « sacerdotal ». Le modèle paramilitaire incarné par les corps d’ingénieurs d’Etat (Ponts et Chaussées, Génie maritime, corps des Mines, ingénieurs SNCF…) se réfère .à des valeurs de prestige et de grandeur: réaliser des premières mondiales (le train le plus rapide du monde, le pont suspendu qui fait se retourner Eiffel dans sa tombe, etc.) et des prototypes géniaux (porte-avions Charles de Gaulle, Concorde, Superphénix, projet de super-phare d’Ouessant, etc.) ; mépriser les coûts et les comptables qui s’interrogent sur les dépassements de devis. Le respect sans murmure de l’autorité est une pierre de touche. La négation des « clients » est une croyance partagée, que l’on traduit en public par des devises telles que « L’administration ne fait pas de profit », sans aller jusqu’à oser dire que le déficit persistant est un signe de gestion exemplaire. Ces fonctionnaires, au sens du statut de Vichy, portent leur uniforme dans leur tête. Au sommet des corps techniques, ceux qui n’ont pas fait l’X sont qualifiés de « civils », comme les administrateurs du même nom, c’est à dire des pas grand-chose.

Le modèle « sacerdotal » a cours à l’Education nationale et dans les services financiers notamment, avec de nombreuses variantes. Les agrégés ne veulent pas connaître le code « Soleil » des instituteurs. Comme ils mangent rarement à la même table, et contractent encore moins mariage, ils n’ont aucune chance d’en entendre parler. Ce modèle repose sur le tryptique suivant :

1/ La référence à des textes fondateurs, anciens, immuables et si possible pas trop clairs – bref, sacrés  – qui permettent de régler tous les problèmes (après l’alinéa septiès de l’art 234 du CGI, ajouter: «et pour les charcutiers aussi»).

2/ Le « sacerdoce » rempli par des prêtres du service public, ordonnés suite à un concours national.

Ceux-ci administrent le service comme les vrais prêtres un sacrement. Il est préférable que l’usager se mette à genoux pour le recevoir et dise merci. Le fonctionnaire aide l’usager à faire son salut dans une société civile pleine d’embûches, de tentations et surtout d’idées fausses. Il sait ce qui est bon pour l’usager. Les fonctionnaires de l’équipement savaient que le pavillon de banlieue n’était qu’un fantasme maladif et que le logement collectif, en ZUP si possible, représentait l’avenir : le bon, le beau, le vrai.

3/ Une hiérarchie de type «inaugural» (préfets en uniforme, directeurs qui lisent les notes préparées sans s’écarter du texte), garantissant la pérennité du dispositif, intervenant que le moins possible dans la marche quotidienne du service, sachant comprendre la vie et pardonner ; combien de fois mon fils, allez en paix, vous relirez deux fois (pourquoi « relirez », je ne l’ai jamais lu..) le décret de 1862 sur la comptabilité publique…

Contre ces deux modèles dominants, le modèle « managérial » a eu du mal à se faire une place. Le budget et la gestion par objectifs auraient pu voir le jour dès octobre 1968, après le séminaire de Pont-à-Mousson où tous les directeurs des finances et l’inspection du même nom étaient là. Il a fallu attendre 2001 pour qu’un notaire normand allié à un parlementaire de l’autre bord politique se fâche et fasse voter la LOLF [1]. Ce nouveau modèle est beaucoup plus homogène que les précédents, qui par construction se dévissent à l’infini en fonction des corps. Il doit beaucoup aux tropismes américain, canadien, australien, britannique etc.

Les règles du management sont universelles. Elles valent pour l’ensemble des activités humaines – privées, publiques ou bénévoles. Tel est le principe de base. Le service public n’est pas d’une essence différente des autres activités humaines.

La renonciation au messianisme du service public est donc une nécessité. Un adage la résume : « Le service public, c’est d’abord  le service du public ». Il vaut même pour les administrations régaliennes comme les impôts et les prisons. Ce changement de valeurs a révolutionné la direction générale des Impôts et le Trésor public en cinq ans.

Enfin, les grands principes, c’est bien, mais il faut retourner le plus souvent possible à la réalité et observer les résultats obtenus. Ainsi, l’affirmation verbale du rôle égalisateur du service public coexiste très bien à l’Education Nationale avec l’existence d’établissements élitistes réservés aux familles bien informées, dont celles des enseignants. Autre exemple : pour payer, le comptable public se contente de « l’attestation du service fait », c’est à dire d’un bout de papier. Depuis l’arrivée des fonds européens, il faut s’assurer de la réalité : est-ce qu’il y avait de la lumière dans la salle où devait avoir lieu telle formation ?

Un nombre croissant de fonctionnaires ont d’ores et déjà adhéré, à titre personnel au moins, à ces nouvelles valeurs.  Ils sont apparus longtemps comme des militants, des traîtres ou des lécheurs. Ainsi, quand les objectifs chiffrés de recouvrement d’impôts directs sont apparus en 1990, l’angoisse s’est emparée de nombreux percepteurs. Mais au bout de cinq ans, la performance est devenue une référence.

Chiffrer les objectifs, évaluer les résultats, tenir compte en permanence des réalités, prendre en compte la demande des usagers, faire confiance à la hiérarchie qui s’implique, en avoir pour son argent etc. Ces approches sont vite apparues réalistes. Elles ont séduit un grand nombre de jeunes fonctionnaires et créé un climat favorable à la réussite des expériences.

Pendant longtemps, les conceptions traditionnelles du service public ont dû cohabiter avec le « système de valeurs D  (comme débrouille). Né du décalage entre les discours officiels et la réalité de terrain, il prospère encore. Les tenants du système D, en dehors des cyniques naturellement, se considèrent parfois comme les héritiers des résistants qui limitaient l’impact de l’occupation allemande entre 1940 et 1945 sur la vie quotidienne des Français. Les inspecteurs des impôts du SNUI croient que sans eux la hiérarchie serait tentée de violer le code général des Impôts tous les matins ; ils seraient les vrais garants de l’égalité.

Le système « D » est fondé sur le refus/acceptation de l’hypocrisie du discours traditionnel sur le service public : la hiérarchie officielle n’est pas crédible ; il appartient aux vrais fonctionnaires de terrain de faire ce qu’il faut. On peut parler de fracture hiérarchique. Le commissaire principal Navarro est du bon côté ; il définit lui-même ses priorités et sa déontologie, il est en phase avec ses mulets. Le commissaire divisionnaire Walls est du mauvais côté ; il attache beaucoup (trop) d’importance au préfet de police et à sa femme ; il consacre peu de temps à ses hommes.

Le système D se traduit schématiquement par :

a/ la lecture en diagonale des circulaires et instructions, non pour leur contenu positif, mais pour se persuader de leur inanité et renouveler les motifs de rester fidèles au système « D »,

b/ la fixation d’objectifs personnels non affichés voire dissimulés, destinés à noyer une hiérarchie paresseuse, changeante et parfois servile mais toujours soupçonneuse ; ces objectifs sont partagés avec une clientèle très ciblée prête à soutenir éventuellement le fonctionnaire « D » dans les périodes difficiles; on en trouve de nombreux exemples  dans les relations pouvoirs publics/agriculteurs, DRAC/théâtreux, inspections académiques /instituteurs etc.

c / un mépris de fer pour l’orthodoxie financière, toute entorse étant considérée comme une victoire de l’esprit humain.

Face à ces errements, le «management des valeurs de service public» est une solution.

[1] Loi organique relative aux lois de finances

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