Regard sur l’ENA en 1964/1966

Par Bernard Auberger
30 mars 2021

L’ENA m’a permis de réaliser ma vocation, telle que je l’ai découverte en 1959, malgré une erreur d’orientation initiale. A l’issue de mes études secondaires, je suis entré en classes préparatoires scientifiques et de là à l’École des Mines de Paris pour devenir ingénieur J’avais 19 ans. Mes deux premières années dans la capitale furent marquées par la fin de la Quatrième République, la guerre d’Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle. La vie politique me concernait ; je militais dans le mouvement étudiant. Mais, avec une dizaine de camarades de promotion, je décidai d’aller au contact de la réalité ouvrière ; d’où un stage d’une année dans une fosse des Houillères du Nord Pas-de-Calais à 600 mètres de profondeur, logé dans le coron par une famille de mineurs.

Cette immersion aboutit à un accident du travail et à une amputation du pouce droit. La convalescence me donna l’occasion de revoir mon « plan de carrière ». Le charbon n’était plus aussi important qu’à la Libération ; le pétrole et le gaz naturel s’imposaient ; il fallait apprendre l’économie plutôt que l’exploitation des mines. Des facilités pour cela étaient offertes aux élèves des Grandes Écoles au sein des facultés de Droit. J’en profitai pour changer d’orientation et acquérir une licence et un diplôme d’études supérieures, tout en m’inscrivant à Sciences-Po Paris et à la préparation au concours d’entrée à l’ENA que proposait le Ministère des Finances. Le pari était audacieux.

Mais, diplômé de Sciences-Po, major de la section Service Public, quoique provincial et scientifique, j’avais bon espoir de succès au concours d’entrée. Le grand sujet des épreuves écrites et orales, sous l’autorité du président Roger Grégoire, conseiller d’État, était la décolonisation. Je réussis sans brio et me classai 20ème : le temps passé aux mathématiques pendant ma prime jeunesse avait limité l’acquisition d’une culture littéraire et historique propre à éblouir le jury. Ma copie à l’épreuve facultative de statistiques, quoique jugée digne d’être publiée dans les Annales du concours 1962, ne pouvait y suppléer.

L’entrée à l’ENA a rapidement revêtu un caractère administratif : le prestigieux directeur M. Gazier nous accueillit avec un discours sans pathos, axé sur la conduite d’une carrière plus que sur le service de l’État ou de la Nation. J’en fus déçu mais nullement découragé ; de même des palinodies pour le choix, finalement heureux, de Montesquieu comme nom de promotion ou des discussions entre désormais collègues sur la transparence permanente du classement en cours d’élaboration à mesure de la parution des notes.

Le directeur des stages, Lucien Mehl, se révéla attentif aux souhaits individuels. Périgueux, préfecture où je fus affecté, correspondait exactement à mon souci de connaître la vie d’une ville moyenne dans un département rural pour combler un déficit de fréquentation de cette France profonde. Le contact avec le préfet Jean Taulelle fut immédiatement agréable et le stage varié et intéressant : découverte de la vie administrative à travers la décentralisation de 1964, exercices de découpage de circonscriptions, échanges nombreux avec les sous-préfets, le directeur et les services du cabinet. Mais l’essentiel fut la découverte de la vie politique locale qui tournait autour de personnalités aussi fortes qu’opposées : Robert Lacoste, président du Conseil Général, ancien Résident Général en Algérie, Georges Bonnet, ministre de la Troisième République, invalidé puis réélu, Yves Guéna, député gaulliste ,en recherche d’une implantation locale. Les manœuvres, intrigues, querelles personnelles de ces grands féodaux achevèrent mon apprentissage de la vie publique.

Le second stage fut pratique et me familiarisa avec l’entreprise, ce qui m’orienta vers la finance plutôt que le droit .Au Comptoir National d’Escompte de Paris (CNEP), je fus initié au fonctionnement de la banque de détail–crédit, escompte, chèques– qui allait occuper un bon tiers de mon activité professionnelle par la suite. De plus, la période était cruciale, puisque la fusion décidée par l’État du CNEP et de la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie (BNCI) allait donner naissance à la Banque Nationale de Paris.

Ainsi, les stages au cours de la scolarité m’ont été très utiles. Mais la partie plus académique ne fut pas inintéressante pour l’esprit curieux que malgré mon âge (26 ans) j’étais resté. MM. Denieul et Groshens m’ont laissé chacun une idée forte : pour le premier, préfet, l’importance des transports urbains dans la vie administrative, pour le second, professeur, l’absence totale de signification de la notion de coordination administrative.

En fait deux enseignements ont su véritablement me mobiliser : le sport et singulièrement la natation à la piscine du Lutetia grâce au charisme du seul professeur titulaire à l’ENA, Mr Lebot ; l’action diplomatique de la France autour de la maîtrise de l’arme nucléaire voulue par le général de Gaulle, totale découverte.

Deux activités scolaires m’ont laissé quelques souvenirs :la visite aux armées et notamment au porte-avions Foch (ce fut mieux qu’un long discours pour compléter un service militaire d’un intérêt limité par mon inaptitude au port des armes) ; une séance sur la conception de la cité du Mirail à Toulouse où Michel Rocard mit beaucoup d’enthousiasme pour nous convaincre de l’attrait de telles grandes opérations d’urbanisme…

Le concours de sortie fut centré – pour moi – autour d’un sujet principal : la réduction de la durée légale du travail, sur laquelle je crois avoir été sollicité à trois épreuves. Quoique seul dans la promotion à avoir fait les trois huit, six jours sur sept, je n’y brillai point. Mais le jury de sortie était présidé par un industriel, Roger Fauroux. En m’interrogeant dans la dernière épreuve sur la méthode de datation dite du carbone 14, il me permit de faire bonne impression, et je fus classé 8ème ,ce qui m’ouvrit la voie de l’Inspection Générale des Finances, juste derrière Dominique Wallon qui me devançait de 0,25 point sur…2000 ! Il fut par la suite brièvement mon tuteur comme directeur du Spectacle Vivant au Ministère des Affaires Culturelles, lorsque je présidais l’association gestionnaire de l’Opéra-Comique.

Après la sortie, mes relations avec l’ENA ont été limitées à deux séminaires sur les petites entreprises, encore nombreuses à Paris à l’époque, lorsque j’étais en poste au Crédit National (1970-1972). Puis, devenu directeur au Ministère de l’Agriculture, je me suis battu pour obtenir l’affectation d’administrateurs civils à leur sortie de l’Ecole au sein de la Direction de la Production et des Échanges (1975-1980) ; j’en ai obtenu cinq, dont trois en 1978. Il faut dire qu’il leur était immédiatement confié des responsabilités effectives et motivantes de représentation des intérêts français dans le cadre de la politique agricole commune.

Au sein de notre promotion de six Inspecteurs, nous sommes restés très proches. Qui pourrait s’en étonner ? Nous avons été nommés dans le corps le 18 Juin 1966 par décret du Général de Gaulle, contresigné par Georges Pompidou, premier ministre, et par Michel Debré ministre des Finances mais également père de la Constitution de la Cinquième République et de l’ENA.

Pour ma part, je sais que mon passage par l’ENA m’a donné accès à une carrière inespérée à tous points de vue. Servir l’intérêt général m’a toujours paru préférable à servir quelque intérêt particulier que ce soit. C’est l’ENA qui m’a permis de vivre ce choix.

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