Une nouvelle explication de la chute de Rome ?

Kyle Harper lu par Nicolas Saudray  

La chute de l’empire romain continue de fasciner. Plus de deux cents explications en ont été proposées. Machiavel incriminait le recrutement de mercenaires barbares ; la décadence romaine avait pourtant débuté bien avant cette politique. Montesquieu déplorait la baisse de l’énergie des élites et du sens civique. Mais pourquoi ces baisses ? Suivant un auteur beaucoup plus récent, les sujets de l’empire auraient été empoisonnés par le plomb des conduites d’eau. On peut répondre que ses campagnes, hébergeant au moins 80 % de sa population et fournissant la quasi-totalité de ses soldats, ignoraient les canalisations.

Le professeur américain Kyle Harper suit lui aussi cette mode récurrente qui consiste à expliquer la marche des sociétés par des facteurs physiques. À son avis, le déclin et la chute de l’empire des Césars résultent, d’une part, de la détérioration du climat, d’autre part, d’une succession d’épidémies. La première thèse n’est pas nouvelle, mais Harper essaie de la renforcer. La seconde thèse est assez originale.

Je dois d’emblée formuler une réserve : seul l’empire romain d’Occident s’est effondré. Son frère oriental s’est maintenu durant mille ans de plus.

Voyons donc l’évolution du rayonnement solaire et donc des températures, connue par l’étude des carottes glaciaires. De l’an 350 avant JC jusqu’à notre an 30, les températures sont constamment supérieures à celles de 1986, choisies comme référence. C’est ce qu’on appelle l’optimum romain, favorable aux cultures. Survient alors, durant une vingtaine d’années, une petite pointe de froid relatif. Elle correspond à la fin du règne de Tibère, à celui de Caligula et au début de celui de Claude : une période d’intrigues sanglantes, mais n’affectant qu’un petit nombre de personnes. La puissance économique et militaire de l’empire reste intacte. On peut donc dire qu’en l’occurrence, l’inflexion climatique n’a eu aucun effet palpable. D’ailleurs Harper s’abstient de la commenter.

Une deuxième pointe de froid, plus marquée mais tout aussi brève, se produit vers l’an 100 de notre ère. Elle correspond au glorieux règne de Trajan. Là encore, l’effet climatique reste imperceptible. L’empire est suffisamment organisé pour résister à une réduction modérée des récoltes.

 Après quoi les températures remontent nettement au-dessus du niveau de 1986. La grande plongée dans le froid n’a lieu que vers 600. À cette date, l’empire romain d’Occident est mort depuis belle lurette. Ce n’est donc, à l’évidence, pas le froid qui l’a tué.

Harper invoque aussi une évolution défavorable de l’humidité. Il produit des témoignages intéressants, selon lesquels le climat de la région de Rome et celui de la côte égyptienne étaient autrefois plus humides qu’aujourd’hui. Pour les autres provinces de l’empire, les données manquent. Où et quand la sécheresse a-t-elle fait son apparition ? Notre auteur signale des crues déficitaires du Nil de 244 à 246. Leurs effets ont pu gêner l’alimentation de la ville de Rome. Mais à ces dates, la grande crise militaire et politique du IIIe siècle est déjà ouverte ; les historiens la font débuter en 235. Et après elle viennent les règnes de Dioclétien et de Constantin, politiquement et militairement réussis, malgré la médiocrité de leur apport culturel.

Force est donc de constater l’échec de la tentative d’explication du naufrage de l’empire romain d’Occident par l’évolution du climat. Cette conclusion converge avec celle qu’inspire le petit âge glaciaire, qui a couvert l’Europe occidentale du XVIe siècle au XVIIIe siècles. La population n’y a pas augmenté, sauf en fin de période. Mais les sciences et les techniques y ont progressé, la littérature et les arts y ont fleuri.

Les épidémies, spécialité de Harper, seront-elles plus décisives ? Selon lui,  l’empire romain y était prédestiné, par son commerce maritime, qui donnait toutes facilités de voyage aux rats, et par ses thermes ou bains publics, foyers de contagion. Notre auteur ajoute que les égouts, tant vantés, servaient surtout à l’écoulement des eaux de pluie, et que les latrines des maisons n’y étaient généralement pas reliées. Ces propos paradoxaux renferment une part de vérité. Notons toutefois que la Peste noire a ravagé un Occident médiéval où les bains publics étaient bien moins répandus que dans l’empire romain.

La première épidémie signalée porte le nom de peste antonine, parce qu’elle a sévi sous la dynastie de ce nom. Mais c’était sans doute une sorte de variole, et le règne affecté a été celui de Marc-Aurèle. Harper évalue la perte de population à 10 % ou 20 %. J’émettrai ici deux remarques :

  • c’est une perte dont une société peut se remettre assez vite ; l’Allemagne, par exemple, a perdu bien davantage durant la guerre de Trente Ans ; un demi-siècle plus tard, elle produit Bach et Haendel ;
  • en 169 de notre ère, lorsque la « peste » antonine envahit l’empire, le processus de décadence est déjà nettement engagé : le dernier écrivain latin marquant, Tacite, est mort vers 120 ; la colonne Trajane est restée un chef d’œuvre isolé.

Arrêtons-nous quand même un instant sur la destinée de Marc- Aurèle. Il accède à l’empire en même temps que son frère adoptif Lucius Verus, dont les goûts sont plus militaires que les siens. Lucius meurt de la « peste » au cours d’une campagne contre les Parthes. Marc se retrouve donc seul à la tête de l’empire, sans l’avoir voulu. De complexion plutôt fragile, il s’astreint quand même à commander les armées. Ses écrits stoïciens n’innovent pas, mais sont de belle facture. Des quatorze enfants que lui a donnés son épouse Faustine, un seul survit, et c’est une brute, Commode. Marc ne peut ignorer ses travers, mais le désigne quand même pour lui succéder, alors que ses prédécesseurs de la dynastie antonine avaient préféré des successeurs capables, qui n’étaient pas leurs fils. Marc meurt en 180 de la même peste que Lucius, onze ans plus tard. Après le règne désastreux de Commode, les Sévères réussissent une belle remontée politique et militaire, et le droit romain connaît son apogée. Mais les lettres et les arts sont tombés assez bas, et ne remonteront plus.

Harper s’attelle ensuite à une deuxième épidémie appelée la « peste » cyprienne, du nom de saint Cyprien, évêque de Carthage, qui nous l’a signalée (à compter de 249). Je me demande si notre auteur n’exagère pas l’importance de cet accident sanitaire, dont les contemporains ne nous ont presque rien dit, et dont le microbe n’a pas été identifié. De toute façon, il est postérieur à l’ouverture de la grande crise du IIIe siècle. Et en 249, la décadence romaine est déjà un fait acquis.

La troisième épidémie est celle de Justinien, une vraie peste. Harper la décrit avec lyrisme. Il évalue la mortalité à 50 % ou 60 %, ce qui me paraît fort. Mais à cette époque, l’Occident se trouve depuis longtemps aux mains des Barbares. L’empire de Justinien est oriental, plus précisément byzantin. Depuis le Haut Empire romain, tout a changé. Le christianisme est omniprésent, avec ses icônes et ses moines qui interfèrent dans les affaires séculières. Malgré la peste, l’empire byzantin va se maintenir assez brillamment jusqu’à la Quatrième Croisade – donc pendant plus de six siècles.

Là encore, le parallèle avec la Peste noire s’impose. Ce fléau a ravagé l’Occident au XIVe siècle. La proportion de victimes est du même ordre de grandeur que sous Justinien. Le choc ainsi subi n’a pas empêché l’Italie et les Flandres, puis le reste de l’Europe occidentale, de briller au XVe siècle.  

D’une manière générale, les épidémies ont évidemment joué un rôle, à Rome et ailleurs. Mais il est vain d’en faire le moteur de l’histoire. Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Harper quantité de faits curieux et de remarques piquantes. La théorie centrale ne convainc pas.

                                                            xxx

Comment expliquer alors le déclin et la mort des civilisations ? Spengler croit constater, pour chacune, l’épuisement d’une âme ; c’est bien vague. Selon Toynbee, les civilisations se montrent, à un moment ou à un autre, incapables de répondre à un défi, d’où leur perte.  Quel défi ?

Dans mon livre Nous les dieux, Essai sur le sens de l’histoire, dont Philippe Agid a rendu compte sous cette rubrique du site Montesquieu, j’ai préféré dénoncer la sclérose. Ce mal guette toutes les sociétés, mais les empires y sont particulièrement exposés, en raison de leur centralisation et de leur lourdeur. En voici, pour Rome, quelques exemples : le sénat, cette assemblée autrefois si vivante, devient une chambre d’enregistrement ; la fiscalité s’accroît sans cesse ; comme Henri Wallon l’a expliqué de façon lumineuse, les élites locales sont détruites, car on les a rendues responsables du difficile recouvrement de l’impôt.

L’ouvrage : Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré, trad. La Découverte, janvier 2019. 544 pages, 25 €.