Trois solutions au problème des algues vertes

2011, legs de Michel Cotten

Cette note n’a guère perdu de son actualité. On nous dit que les rejets d’azote par l’agriculture bretonne ont été divisés par deux en dix ans. Mais un retour offensif des algues vertes s’est manifesté au printemps de 2019 dans la baie de Saint-Brieuc.  

L’État français a déjà été condamné deux fois, par le tribunal administratif de Rennes en 2007 puis par la cour administrative de Nantes en 2009, pour non-respect des règles qu’il a lui-même fixées en matière de qualité des eaux, concernant notamment les teneurs en nitrates. Cette cour a stigmatisé le « laxisme et les carences des préfets » en matière d’installations de porcheries et de suivi des décisions.

Cette fois, c’est l’Union européenne qui envisagera de condamner la France à une amende de 300 millions d’euros au vu des réponses évasives et incomplètes au questionnaire de dix pages adressé par la Commission en juillet 2011.

Cette condamnation ferait suite à de nombreuses mises en garde prises à la légère par le gouvernement français. Elle serait assortie d’astreintes particulièrement lourdes. L’épisode des 36 sangliers intoxiqués à mort par des émanations d’hydrogène sulfuré à proximité d’algues vertes incite l’Europe à réagir très fortement.

C’est peu de dire que le « Plan Algues » adopté par le gouvernement en février 2010, après la fin des travaux de la commission interministérielle créée à suite de la mort d’un « petit cheval » dans la baie de Saint-Brieuc, n’a pas convaincu les autorités européennes.

Malgré ce plan, ou à cause de lui, le volume d’algues ramassé sur les plages bretonnes a augmenté d’une année sur l’autre. Il avait atteint 90.000 tonnes en 2009. On va vers 100.000 tonnes en 2011.

Le « Plan Algues » porte essentiellement sur le ramassage des algues, c’est-à-dire sur les effets. Il ne comporte aucune mesure de prévention contraignante visant à supprimer les causes du phénomène, c’est à dire l’excès de nitrates dans les eaux arrivant jusqu’à la mer. À ce jour, seules deux « chartes de baies » pleines de bonnes intentions ont été signées sur les huit prévues.

Au Cap Coz (La Forêt-Fouesnant, Finistère), calme plage où j’ai appris le dériveur dans ma jeunesse, il a fallu récemment déployer plusieurs compagnies de CRS pour éviter que le cortège des défenseurs de la qualité de l’eau en colère n’entre en contact musclé avec celui des agriculteurs outrés. Va-t-on vers la guerre des algues ? Non, si on prend la peine de réfléchir un peu à partir de trois données incontestables et si on se décide à agir vraiment.

L’agriculture bretonne réalise un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros. En cinquante ans, elle est devenue à marches forcées le premier espace agricole français : sur 6% de notre superficie agricole, on trouve 57% des porcs français, 30% des gros bovins, 25% des vaches et 34% des volailles. On produit 42% des œufs et bien sûr 86% des choux-fleurs français.

Cette agriculture à bon marché, encore orientée vers la consommation de masse, rapporte peu aux 63.000 paysans bretons, mes frères, qui se démènent pour survivre. La concurrence est rude. Le nez au ras de l’eau, la plupart des exploitants ne sont pas en mesure de supporter les coûts supplémentaires qu’entraînerait une stricte application du principe pollueur-payeur; quand on lutte pour sa survie, le premier souci n’est pas celui de l’objectivité ni celui de l’intérêt général.

Les chercheurs d’Ifremer, Alain Menesguen notamment, ont établi clairement que la prolifération des algues vertes (Ulva) était liée à l’excès de nitrates arrivant dans les eaux côtières. Le mauvais fonctionnement de stations d’épuration et les eaux domestiques portent leur part de responsabilité, mais à 90% ces apports inopportuns résultent de l’épandage en trop grandes quantités du lisier de porc et de vache ainsi que des méthodes culturales peu économes.

Le phénomène se développe particulièrement dans les baies fermées où les eaux sont claires et les courants faibles. La baie de Saint-Brieuc, qualifiée parfois par les « écolos » en colère de « baie des cochons » en est le parfait archétype. Les algues vertes ne sont pas en elles-mêmes toxiques, mais lorsqu’elles pourrissent, ce qui arrive nécessairement en haut de l’estran entre deux grandes marées, elles dégagent de l’hydrogène sulfuré, gaz très toxique, et diverses toxines redoutables.

Suivant l’étude réalisée par Ifremer, 108 baies bretonnes, pour la plupart en Manche, sont concernées et risquent de devenir à terme des déserts touristiques.

Troisième donnée objective : la teneur en nitrates des eaux de rivières bretonnes continue d’augmenter (>33mg/litre). Au dessus de 10mg/litre l’eutrophisation est garantie.

Il ne reste plus beaucoup de temps avant d’arriver au fond de l’impasse. Il est donc plus que temps d’agir. Trois propositions:

1/ Les algues vertes restent considérées comme des déchets. Et si on les traitait comme une ressource à valoriser?

Pour marquer les esprits, un appel d’offres exceptionnel pourrait être lancé dans le cadre du pôle de compétitivité «Mer-Bretagne» sur la culture et le traitement des algues vertes.

Depuis toujours, les pêcheurs d’algues de l’Iroise rentrent à l’Aber-Ildut avec leurs barques remplies à ras bord d’algues prises autour d’Ouessant et de Molène. Ça se vend bien au Japon et en Chine, malheureusement le plus souvent à l’état brut.

S’agissant des « Ulva », il s’agirait de les cultiver comme des huîtres plutôt que de les ramasser comme des ordures, de les faire sécher avant qu’elles ne pourrissent et de les vendre sous forme d’engrais riche en nitrates. Le Centre de valorisation des algues (Ceva), créé par le département des Côtes d’Armor et Ifremer, travaille sur ces questions depuis 1982. Une petite société près de Paimpol a déjà obtenu des résultats économiquement prometteurs. C’est bien, mais il faut changer de braquet.

2/ Ensuite, il s’agit de mieux respecter la nature en améliorant les pratiques culturales. Les apports d’engrais pourraient être mieux dosés. Normalement, presque tout devrait s’intégrer aux cultures ; seul un petit reliquat s’échapperait vers les rivières, ce qui mettrait rapidement fin à l’eutrophisation des eaux côtières.

Un territoire donné ne peut pas supporter un nombre illimité de porcs ou de volailles. Seules la démagogie ou la misère peuvent faire dire le contraire. Bonne nouvelle : il ressort d’une étude engagée dans le cadre du « Plan Algues » que 25% seulement des exploitations produisent des rejets trop nitratés.

Les 75% qui restent prouvent que l’on peut produire proprement : ce sont des exemples à suivre.

3/ Les arrêtés préfectoraux fixant la taille des exploitations sont en général bien adaptés. C’est au niveau de la mise en œuvre et du contrôle que cela se gâte.

Un comité de suivi indépendant pouvant être saisi par toute personne y ayant intérêt et statuant dans des délais très brefs devrait être constitué. Au terme d’un délai de régularisation de trois mois, l’exploitation contrevenante serait purement et simplement fermée par décision de justice.

Le véritable progrès viendra lorsque les agriculteurs, ne se sentant plus culpabilisés ou menacés dans leur survie mais compris et aidés, accepteront de voir les réalités scientifiques en face et accessoirement quand les associations écologistes cesseront de considérer l’ensemble des paysans bretons comme des délinquants potentiels.

Je crois les descendants des paysans bretons, qui ont hissé leur région au premier rang de l’agriculture française, capables de voir la vérité en face et de s’adapter.

Jacques de Lacretelle, au cœur de la vie littéraire

Un livre d’Anne de Lacretelle, lu par Nicolas Saudray

Lorsque Jacques de Lacretelle nous a quittés, en janvier 1985, à quatre-vingt-seize ans, nous étions encore loin de bien le connaître, malgré sa célébrité. Sa fille Anne a entrepris de presque tout dire.

Mais il ne s’agit pas d’une biographie, encore moins d’un panorama de son œuvre. Celle-ci étant, comme l’auteure l’observe elle-même, entrée dans un purgatoire dont on ne voit pas encore la fin, l’homme nous intéresse surtout, à présent, par la position centrale qu’il occupait dans une vie littéraire beaucoup plus riche qu’aujourd’hui. Suivant une démarche impressionniste, presque romanesque, Anne de Lacretelle nous le dévoile progressivement en le reliant, pour chaque étape de son existence, à ses multiples amis, plus brillants les uns que les autres. Ainsi qu’il sied à une descendante de Racine, l’ouvrage est fort bien écrit.

À première vue, Jacques de Lacretelle, académicien de bonne heure, président de la Société fermière du Figaro, est le type même du grand notable des lettres d’autrefois, conformiste et conservateur. Erreur complète ! Il n’a jamais eu son bac (deux échecs). Il n’a jamais professé aucune religion. Avant son mariage tardif, il a entretenu une longue liaison avec l’excellent pianiste Jacques Février, de douze ans plus jeune que lui (1900-1979).

Sa femme, elle aussi, sortait de l’ordinaire. Née Naurois-Turgot, c’était une arrière petite-nièce du ministre, et une arrière-arrière-petite-fille de l’auteur d’Andromaque. Toute petite, d’où son durable surnom de Souriceau, alors que lui déployait sa haute taille. Elle aidait son mari en maintes circonstances – par exemple pour la traduction des Wuthering Heights d’Emily Brontë, déjà connues en français sous le titre des Hauts de Hurlevent, et devenues, sous la plume des époux, Haute-Plainte. Malgré les incartades, un profond amour unissait les Lacretelle. Mais du point de vue de leur fille, cela ne présentait pas que des avantages, car la petite souris entendait garder son grand homme pour elle.

Parmi les amis, le plus constant aura été Paul Morand. Jacques et lui sont de la même année 1888. Mais Jacques ne commet pas les mêmes erreurs politiques. Il se contente de militer chez les Croix-de-Feu, ce qui n’est pas nécessairement condamnable, car le chef du mouvement, le colonel de La Rocque, va être interné par les Allemands. Paul Morand, au contraire, revient de Londres sans autorisation, en 1940, puis sert Vichy en qualité d’ambassadeur. Sa punition : il ne pourra entrer à l’Académie qu’en 1968, à la faveur de la crise politique, alors que son ami Jacques s’y trouve déjà depuis 1936.

Pour Lacretelle en effet, l’Académie, c’est un peu une affaire de famille. Son arrière-grand-père Charles de Lacretelle (1766-1855), historien et journaliste, en a fait partie, ainsi que son arrière-grand-oncle Pierre -Louis de Lacretelle (1751-1824), juriste et homme politique. La lignée a été anoblie en 1822. Sitôt revêtu de l’habit vert, Jacques est devenu, au sein de la compagnie, un grand électeur. On n’imagine pas l’importance qu’avaient encore, en milieu du dernier siècle, les élections parmi les Quarante.

Jacques de Lacretelle a fréquenté Proust en ses dernières années, a recueilli de lui quelques confidences, lui a voué un culte. Leurs esthétiques étaient fort différentes.

Autre amie de longue date, connue elle aussi bien avant le mariage de Jacques : Marie Laurencin. D’elle, l’ouvrage récemment paru contient deux portraits de Jacques, avec, a-t-on remarqué, un air de grand d’Espagne, et un portrait d’Anne.

L’un des charmes de ce livre est l’usage de sobriquets sous lesquels se cachent des célébrités familières des Lacretelle. Le lecteur cherche, ne trouve pas, consulte l’index…L’Enchanteur, c’est Jean d’Ormesson. Le Lion de Saint-Marc, c’est Maurice Rheims. L’Oiseleur, c’est Jean Cocteau. Ne pas confondre avec l’Oiseau Bleu, un ami de trente ans d’Anne, que je n’ai pu identifier. Quant à Lacretelle lui-même, ses enfants le surnommaient Zeus, en raison de ses colères.

Il est paradoxal qu’un seul des ouvrages d’un écrivain si connu en son temps ait véritablement touché le grand public : Silbermann, histoire de l’amitié d’un jeune bourgeois traditionnel et d’un brillant camarade juif. Là encore, Lacretelle s’est écarté des us et coutumes de son milieu. Aujourd’hui encore, on cite ce roman  comme un bon exemple de réaction à l’antisémitisme. Mais la tonalité de la suite, Le Retour de Silbermann, est un peu différente. Le héros revient des États-Unis, brisé à la fois par l’hostilité rencontrée et par ses propres erreurs.

Au total, trois seulement des livres de Jacques de Lacretelle ont ou auront connu les honneurs de la collection Folio : les deux Silbermann et La Bonifas, histoire d’une femme au tempérament masculin. Le reste de la production, pourtant variée, est tombé dans l’oubli. Anne de Lacretelle esquisse une comparaison des Hauts-Ponts, série de quatre volumes, avec les Thibault de Roger Martin du Gard. Une famille, qui n’est pas sans ressemblance avec les Lacretelle, perd son domaine, le retrouve, le reperd…Tout s’y prête à une trépidante série télévisée. Anne de Lacretelle avait préparé un synopsis, en resserrant l’action. Le directeur de la chaîne de télévision a changé (1981), le projet s’est perdu dans les sables. Et aujourd’hui, quand je consulte Amazon qui propose le premier volume de la série (tirage de 1932), je constate qu’aucun internaute n’a encore déposé de commentaire, qu’aucun n’a décerné d’étoiles.

On ne saurait quitter Lacretelle sans évoquer sa passion pour les châteaux. Il était né à Cormatin (Saône-et-Loire), un superbe édifice Henri IV-Louis XIII, ceint de douves, avec à l’intérieur de magnifiques boiseries peintes ou sculptées. Le monument a été attribué au frère de Jacques, qui l’a perdu au jeu (comme dans les Hauts-Ponts). L’écrivain en a gardé un inguérissable regret. Dès qu’il l’a pu, il a acheté le château de Brécy (Calvados), alors réduit à l’état de dépendance d’une ferme, et a commencé à le restaurer. Brécy est maintenant célèbre pour ses jardins. Puis, à quatre-vingt-sept ans, Zeus a acquis le château d’O (Orne), l’un des plus beaux de Normandie, remarquable notamment par son châtelet d’entrée.

Deux châteaux à la fois, c’était financièrement possible, grâce aux revenus du président de la Société fermière du Figaro. Mais ses héritiers n’ont pu les conserver.

Jacques de Lacretelle : le plus connu des inconnus.

Le livre : Anne de Lacretelle, Tout un monde – Jacques de Lacretelle et ses amis. Éd. de Fallois, 2019. 22 euros (très bon rapport qualité-prix).   

Rétablissons la continuité du canal de Nantes à Brest

Décembre 2015   (legs de Michel Cotten) 

Le canal de Nantes à Brest a été décidé par Napoléon Ier, pour pouvoir ravitailler Brest en matériaux sans risque d’être attaqué en chemin par la flotte britannique. Mais, les travaux ayant traîné, c’est Napoléon III qui a inauguré l’ouvrage, alors que le risque avait à peu près disparu.

S’agissant d’un canal reliant deux ports maritimes, nous plaçons cet article dans notre rubrique La Mer, dédiée tout spécialement à la mémoire de Michel Cotten  – en espérant que des contributions d’autres auteurs viendront bientôt l’enrichir.  

                                            

     Depuis la construction du barrage hydroélectrique de Guerlédan en 1930, le canal de Nantes à Brest est coupé en deux ; on peut naviguer de Nantes à Lorient, mais plus de l’Iroise à la Loire.

     Le décret du 30 août 1923 accordant la concession à la Compagnie générale d’électricité prévoyait bien le rétablissement de la navigation après la construction du barrage (1), mais cette obligation, dont EDF a hérité au moment de la nationalisation de l’électricité en 1945, est restée jusqu’à ce jour lettre morte.

     L’arrivée du chemin de fer a marqué le début du déclin du transport par voie d’eau. La généralisation du transport par route a sonné le glas du transport fluvial, mais aussi des voies ferrées d’intérêt secondaire. Le plan routier breton a parachevé l’évolution ; dans les années 60, l’idée de faire un « plan fluvial breton » aurait paru saugrenue.

     Alors l’Etat s’est désengagé progressivement de ce passé jugé encombrant. En 1953, le canal de Nantes à Brest a été déclassé comme voie d’eau et la vente des maisons éclusières a commencé ; il y en a exactement 325 sur les 364 km du canal initial. Le lac de Guerlédan en a englouti 17. Suite à l’acte 2 de la Décentralisation, piloté par JP Raffarin premier ministre, le canal a été confié à la région Bretagne, sauf la section Brest-Châteaulin, gérée par le département du Finistère, et la partie  située hors de la Bretagne administrative, dévolue au département de la Loire-Atlantique.

     Les collectivités territoriales assument leurs responsabilités avec sérieux. La région de Bretagne s’est dotée d’une direction des voies navigables, qui fait un excellent travail. L’entretien du canal et des écluses a repris, sauf entre l’écluse de Quénécan et le barrage cul-de-sac. Le chemin de halage est devenu une piste cyclable très praticable. Bref, un tourisme vert, sportif et familial a trouvé sa place autour du canal. Sans atteindre les proportions du canal du Midi et latéral à la Garonne, la batellerie de plaisance se développe doucement.

     Ce statu quo a semblé jusqu’ici convenir aux différents acteurs de l’économie locale. La seule menace sérieuse est venue des conclusions d’un atelier du Grenelle de l’Environnement, des  écologistes intégristes ayant réussi à glisser une recommandation sur le rétablissement du cours naturel des rivières utilisées par le canal. Ils visaient la destruction des ouvrages liés au canal, sans toutefois oser demander celle du barrage de Guerlédan. Courageux mais pas téméraires.

     Le rétablissement de la continuité du canal de Nantes à Brest donnerait un nouvel élan au tourisme en Bretagne centrale. Il stimulerait à la fois le tourisme fluvial proprement dit et les activités sur les berges ou les plans d’eau.

     Mais il ne faut pas tout miser sur le tourisme. Une modeste reprise d’activités commerciales est envisageable, malgré les caractéristiques anciennes du canal. Il s’agirait de transporter des pondéreux tels que matériaux de construction, ardoises, gravats. Les routiers n’ont rien à craindre, rassurons-les ! Le projet pourrait être réalisé dans des conditions financières acceptables, en respectant les légitimes préoccupations de toutes les parties prenantes.

     Alors que la Bretagne couvre à peine 15% de ses besoins en électricité, il n’est évidemment pas question de proposer de supprimer le barrage existant. Celui-ci, avec ses 20 GWh annuels, constitue la quatrième source d’énergie électrique de la région. L’interruption de sa production pendant plus de six mois en 2015, liée au vidage du barrage, n’a pas causé de difficulté notable, la région recevant son courant des centrales nucléaires du Cotentin.

     Un contournement fluvial du barrage coûterait horriblement cher et mécontenterait une multitude de propriétaires et d’usagers. Une solution envisageable serait de réaliser un ascenseur à péniches et à bateaux de plaisance, accolé au barrage. Il en existe plusieurs en Europe, notamment aux Pays-Bas et en Belgique. Un collectif est prêt à organiser des visites pour ceux qui voudraient voir avant de se prononcer. L’un de ces équipements compense 75 m de dénivellation alors qu’au barrage de Guerlédan elle ne dépasse pas 45 m.

     L’ouvrage de 75 m a coûté l’équivalent de 30 millions € 2015. Il n’y a pas de raison que l’ascenseur de Guerlédan coûte plus cher. Son financement pourrait être assuré comme suit :

      -1/3 par EDF au titre de ses obligations non assumées jusqu’ici (1) ; l’entreprise publique pourrait en parler avec son comité d’entreprise hors normes, qui perçoit 1% du produit des ventes d’électricité ; sa vocation n’est-elle pas de participer au développement des activités de loisir destinées au personnel de l’électricien historique ?

      -1/3 au titre des fonds structurels européens, Feder notamment ;

      -1/3 par les collectivités territoriales, surtout la région Bretagne, qui pourrait, d’après les indications fournies par sa Direction des voies navigables de la Région, reprendre en gestion la partie du canal gérée par le département du Finistère ; les fonds pourraient provenir d’un emprunt, dont l’essentiel serait remboursé par les droits de péage institués pour utiliser l’ascenseur.

[1]« Le concessionnaire sera tenu d’assurer à travers la chute de Guerlédan, à ses frais et sous sa responsabilité, le passage des bateaux fréquentant le canal de Nantes à Brest….

Quatre brefs romans de Bioy Casares

Lus par Nicolas Saudray

          Alfredo Bioy Casares (1914-1999) est le plus connu des écrivains argentins après son maître Borges. Comme lui, il s’est adonné au fantastique, en y ajoutant une composante amoureuse ; car c’était un Don Juan impénitent. Mais alors, pourquoi cette cruauté de ses récits ?  Elle pourrait s’expliquer par des antécédents familiaux : trois des frères de l’écrivain se sont successivement donné la mort.

          Le climat de ses œuvres n’a rien de spécifiquement argentin. Certaines ont pour cadre un pays équatorial plus ou moins imaginaire. D’autres  pourraient se dérouler aussi bien en Europe.

          Les Bioy, des gens assez riches, étaient béarnais. D’où, chez notre auteur, une solide culture française, et une tendance à donner des noms français à ses personnages. Mais les Casares, famille de sa mère, étaient des Basques de Biscaye, encore plus riches.

          Après avoir tenté, sans grand succès, de gérer le domaine agricole de son père, Bioy décide de se consacrer à la littérature et épouse Silvina Ocampo, autre écrivain. Ce mariage fait de lui le beau-frère de Victoria Ocampo, la reine du petit monde littéraire et artistique de Buenos Ayres.

          La collection Bouquins vient de publier, en un volume, la quasi-totalité de la production romanesque de Bioy – soit huit ouvrages. Il nous a également laissé neuf recueils de nouvelles. À vrai dire, les romans pourraient être qualifiés de longues nouvelles, car ils n’occupent en moyenne, dans mon édition, qu’une petite centaine de pages chacun. S’y ajoutent, en dehors du volume de Bouquins, des romans écrits à quatre mains avec Borges, avec pour héros un nommé Bustos Domecq.

          J’ai choisi de commenter quatre des romans dus au seul Bioy.

          L’Invention de Morel (1940)

          Bioy s’est fait connaître par ce petit ouvrage, publié à l’âge de vingt-six ans. De son narrateur, nous ne savons rien, sauf qu’il est vénézuelien et non argentin : un moyen, pour l’auteur, de garder ses distances.

          Cet homme arrive un jour dans une île presque déserte de l’archipel des Salomon. Il ne s’agit donc point de l’heureuse Polynésie, mais d’une inquiétante Mélanésie (où l’auteur n’a jamais mis les pieds). Aucune population autochtone. Notre voyageur ne rencontre qu’un groupe de Blancs qui s’expriment en français et vivent dans une sorte d’hôtel désaffecté – sans serviteurs, apparemment.

          Le narrateur s’éprend aussitôt d’une des femmes de cette petite bande, une nommée Faustine. Hélas, elle vit avec un individu peu sympathique nommé Morel. Son soupirant survit en pratiquant la chasse et la pêche. Il se met à cultiver des fleurs qu’il compte offrir à sa belle. De son côté, le groupe de Faustine et de Morel, qui semble n’éprouver aucun besoin physique, passe son temps à bavarder et à danser au son d’un phonographe. Quand le narrateur adresse la parole à la jeune femme, elle ne lui répond même pas.

         Il finit par comprendre que Faustine et ses amis n’appartiennent plus au royaume des vivants. Morel les a fait mourir pour les transformer en robots immortels. Et il s’est soumis lui-même à cette transformation. Le titre du livre et son cadre insulaire font d’ailleurs allusion au récit de HG Wells, L’Île du docteur Moreau, histoire d’une île régie par un inventeur fou qui y accomplit des expériences abominables. Au bout du compte, le narrateur se trouve lui aussi entraîné dans ce processus d’immortalité.

         Le roman de Bioy a été publié en novembre 1940, cinq mois après le naufrage militaire de la France. Il n’y fait aucune allusion. Sans doute, d’ailleurs, la rédaction était-elle commencée avant ce drame. Mais il se reflète, me semble-t-il, dans la mort de Faustine et de ses amis.

          Plan d’évasion (1945)

           Le roman suivant est de la même veine. Bioy l’a écrit en même temps que Morel, mais a retardé sa publication de cinq ans, afin que le public ne confonde par les deux livres.

          Le héros, un officier de marine français, se fait affecter en Guyane à la suite d’une querelle de famille. Le gouverneur ayant quitté Cayenne pour s’établir aux îles du Salut (c’est-à-dire les îles du bagne), notre homme s’y rend pour se présenter à lui. Il est accueilli par un ancien forçat surnommé Dreyfus, et reçoit le commandement de deux des trois îles – le gouverneur se réservant celle du Diable.

          Notre officier finit par découvrir les occupations mystérieuses qu’on y réalise, au moyen de miroirs et de couleurs. Il demande à être détenu lui aussi. Mais le gouverneur disparaît, et le héros succombe au cours d’une obscure révolte de forçats.

          Journal de la guerre au cochon (1969)

         Après cette révolte, le romancier quitte les songeries équatoriales pour s’établir en un Buenos-Ayres bien réel, dont les rues et les places sont dûment mentionnées. Mais l’angoisse demeure, dans le style de Kafka ou du Rhinocéros d’Ionesco. Çà et là, inopinément, des jeunes s’en prennent à des vieux, les battent, les tuent même. Que leur reprochent-ils ? D’être trop nombreux, d’accaparer le pouvoir, et surtout d’incarner le passé.

          Le lecteur va-t-il prendre le parti des victimes ? L’auteur les rend suffisamment minables pour dissiper cette tentation.  Il est étonnant qu’un tel livre soit paru, avec un vif succès, dans une Argentine dont la population était encore peu âgée, surtout à l’époque.

 

          Dormir au soleil (1973)

         Le roman favori de Bioy Casarès traite de la folie. L’épouse du héros, l’horloger Lucio Bordenave, est obsédée par les chiens, mais ne se décide pas à en acquérir. Pendant qu’elle séjourne en une maison de santé de Buenos-Ayres, son époux lui en procure une, qui porte le même nom qu‘elle (et que la chienne de Bioy Casares) : Diana. Puis l’horloger séjourne à son tour, de manière volontaire, dans la même maison.

          Pour finir, les médecins transplantent l‘âme de la malheureuse femme dans le corps de la chienne (ou d’une autre, car je ne suis pas sûr d’avoir compris). Le roman rejoint ainsi les deux premiers. Mais je n’y ai pas trouvé la même qualité.

xxx

         Après la mort de Borges, en 1986, Bioy Casares devient l’écrivain officiel de l’Argentine. Il disparaît lui-même treize ans plus tard.

Versailles : monstre ou merveille ?

Un ouvrage de Georges Poisson, lu par Nicolas Saudray

 

          Une épopée. Une folie. Georges Poisson, l’historien bien connu, sait tout de Versailles et a entrepris de nous faire partager son savoir.

          Le lieu se nomme encore Val de Gallie, au temps où Louis XIII y implante un relais de chasse. Achevé en 1626, l’édifice abrite au plus quinze personnes.

        Dès le début de son règne personnel (1660), Louis XIV s’emploie à étendre cet héritage. Ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer dans le même temps à l’embellissement du château de Saint-Germain, où il est né – et dont la terrasse date de 1675. Lourdes charges pour les finances royales.

        À Versailles, après la mort de l’architecte Le Vau, le relais est pris par Hardouin-Mansart. Faut-il conserver le manoir de Louis XIII ? Le roi hésite ; En fin ce compte, on aura deux châteaux imbriqués l’un dans l’autre. Côté ville, le Louis XIII agrandi, à dominante de briques, avec toits bien visibles. Côté parc, un palais de pierre aux toits surbaissés, cachés par une balustrade. Nous voilà loin de l’unité classique. Les siècles suivants verront donc des tentatives inabouties de refaire la façade-ville dans le même style que la façade-parc. Et les imitations de Versailles, en Allemagne ou en Russie, refuseront toute dualité. L’avouerai-je ? L’ordonnance retenue par le Roi Soleil me plaît parce que c’est celle de Janus.

          Le Brun décore les appartements du roi et de la reine. Molière y contribue, en qualité de tapissier ! En effet, comme beaucoup de charges concernant la personne du monarque, celle-ci comporte une rotation. Le dramaturge ne doit  qu’un trimestre de service par an, ce qui lui laisse du temps pour ses comédies, et pour les carnavals royaux qu’il doit animer.

        Dans les jardins, une famille de fontainiers, les Francini, installe cent-vingt kilomètres de conduites, drainant vingt-trois étangs. Trianon, petit village, est englobé et rasé. C’est là que s’élèveront les deux Trianons que nous connaissons.

       En 1682, Louis XIV fait de Versailles sa résidence principale. Il a déjà  quarante-quatre ans, et règne à titre personnel depuis vingt-deux ans. Le château est le théâtre des féeries et de pieuses corvées – le toucher des écrouelles, le lavement des pieds. Un dénombrement fait apparaître, dans le palais et ses dépendances, 6 759 habitants : courtisans, laquais, ouvriers, jardiniers…C’est donc l’équivalent d’une ville, où les rues sont remplacées par des galeries et des allées. Aux résidents permanents s’ajoute, durant la journée, la foule des hôtes de passage, car toute personne correctement vêtue est admise dans les jardins, les salons, les corridors. Les courtisans ne goûtent un peu de tranquillité qu’après le souper. Un assassin aurait la partie belle. D’ailleurs Henri III et Henri IV ont péri d’un coup de couteau. Mais en cette époque de majesté royale retrouvée, nul n’ose s’en prendre à l’oint du Seigneur – jusqu’à Damiens, qui frappera Louis XV, ex-Bien Aimé.

          Georges Poisson ne nous cache rien de l’inconfort et de la malpropreté du château. Un seul appartement est doté d’une salle de bains (en attendant les cinq autres que Louis XV fera aménager). Les courtisans se lavent – quand ils y pensent – au moyen de pots à eau. Ils combattent leur mauvaise odeur en s’aspergeant de parfum. Les locaux privés sont équipés de chaises percées, malheureusement malodorantes, car on n’a pas encore inventé le siphon. Et les visiteurs de passage, qui restent là durant des heures ? Ils font leurs besoins partout.

         Les bassins du parc ont été ornés de belles statues, mais le débit n’est pas suffisant au goût du souverain, qui voudrait magnifier encore ses fêtes aquatiques. Il décide d’aller chercher l’eau à Pontgouin (Eure-et-Loir), au pied du Perche. Cent kilomètres ! La guerre de la Ligue d’Augsbourg, si dure pour le royaume, met fin à ce projet pharaonique. Les voyageurs de la vieille ligne ferroviaire Paris-Le Mans peuvent encore en apercevoir un important vestige : les ruines de l’aqueduc traversant le parc de Maintenon.

         Quatre chapelles successives ont vu le jour. Aucune n’est jugée suffisamment digne. La cinquième et dernière (en vérité, une sorte de cathédrale), commencée par Hardouin-Mansart et terminée à la fin du règne, domine tout le château. C’est, a-t-on, remarqué, la reconnaissance de la supériorité de Dieu sur le premier des rois. Cent artistes y ont collaboré. Mais elle brise la symétrie.

        De 1715 à 1722, ce qui reste de la Cour séjourne à Paris ou Vincennes.  L’attrait de Versailles finit par l’emporter. Louis XV s’y réinstalle donc et améliore ce qui peut l’être, en vue du confort. Le lecteur est ébahi de la séquence des réaménagements dans tout le château, commencée d’ailleurs sous le monarque précédent, dont le goût avait changé au long de son règne. Il suffit souvent, pour déclencher d’importants travaux, qu’un des nombreux petits logis change de titulaire. Avec trois appartements, on en fait quatre. Puis c’est l’inverse. J’ai un moment regretté l’absence de plans, qui m’auraient aidé à comprendre. Puis Je me suis dit que c’était sans doute impossible, en raison de la multitude des changements.

         Louis XV loge au-dessus de ses filles, ces pauvrettes qu’il n’a pas voulu marier pour éviter de leur verser des dots. Il les aime bien quand même. Pour l’aînée, Adélaïde, il a fait transformer l’escalier des Ambassadeurs en un appartement. Le matin, il descend chez elle par un escalier privé. Mme Adélaïde tire un cordon de sonnette pour faire venir ses sœurs, et la petite famille boit son café. Ce breuvage provient de caféiers élevés sous serre à Trianon, dont le roi a torréfié lui-même les grains. Ses talents ne se limitent pas à cela. Dans les étages supérieurs du château, il se prépare des omelettes et fait des confitures.

          Madame du Barry n’est pas oubliée pour autant. Elle loge dans sept pièces prélevées sur les Petits Appartements du roi, avec jouissance d’une salle de bains munie de deux baignoires, d’un foyer, d’une tuyauterie.

          En 1769, après neuf ans de travail de l’ébéniste Riesener, arrivée du bureau à cylindre du roi, peut-être le plus célèbre bureau du monde, en style rocaille, supposé infracturable.

          L’année suivante, pour le mariage du futur Louis XVI, Gabriel achève l’Opéra qui manquait tant à Versailles. Il comporte 750 places, et son éclairage requiert trois mille bougies.

          Marie-Antoinette s’installe au Petit Trianon, et substitue un jardin à l’anglaise au remarquable jardin botanique. Quant à son royal époux, il décide de remplacer tous les arbres du parc. Trop vieux ? Non, mais devenus trop hauts, ce qui rend leur taille difficile. L’opération s’échelonne sur dix ans ; deux cent mille nouveaux sujets sont plantés.

         En temps ordinaire, Louis XVI se lève en catimini entre sept et huit heures, s’habille seul, engloutit un petit-déjeuner gargantuesque, va faire un peu de serrurerie. À onze heures et demie seulement, il gagne sa chambre de parade, et c’est là qu’a lieu son lever officiel, décalé de quelque quatre heures par rapport au lever réel.

          Durant les dernières années du règne, une grande partie des gardes du corps et autres surveillants de Versailles sont licenciés, par raison d’économie. En conséquence, n’importe qui ou presque peut pénétrer dans le palais et participer à sa vie quotidienne. Arthur Young, l’agronome anglais, est frappé par la vue d’hommes en haillons, qui sous Louis XIV ou Louis XV n’auraient pas été admis.

          En 1789, l’édifice comprend 288 logements, réunissant 1252 pièces chauffées et 680 pièces sans cheminées.

          L’automne de 1792 voit le début de la vente du fabuleux mobilier, aux enchères mais à bas prix. Durant les deux siècles suivants, une partie pourra être rachetée, grâce notamment aux amis de Versailles. Récupérée aussi, la baignoire de marbre de la Pompadour, après passage entre les mains de Robert de Montesquiou et de l’extravagante marquise Casati. On ne reverra jamais, en revanche, certaines tapisseries, car elles ont été brûlées afin de récupérer l’or des fils dont elles étaient tissées.

          Napoléon, Louis XVIII, Charles X font quelques travaux à Versailles, sans y résider. Louis-Philippe y installe un musée de l’histoire de France, et notamment une grandiose galerie des Batailles ; il sacrifie une partie des appartements anciens pour pouvoir présenter des toiles souvent contestables. Napoléon III fait du palais un lieu de fêtes, et y reçoit la reine Victoria.

          Après lui, Versailles et son château deviennent pour quatre ans la capitale de la France. L’Opéra est converti en amphithéâtre pour l’Assemblée nationale, dont le président, Jules Grévy, occupe les appartements de Louis XV et Louis XVI. Pendant quelque temps, la galerie des Glaces jour un rôle de dortoir pour le personnel administratif.

          Durant les Troisième et Quatrième Républiques, et mis à part l’élaboration du malheureux traité de 1919, le château ne sert plus guère qu’à l’élection des présidents de la République – dans la salle du Congrès, seule assez vaste, en région parisienne, pour pouvoir héberger à la fois les députés et les sénateurs. D’importants travaux de restauration sont financés par des mécènes, dont John D. Rockefeller Jr. Aujourd’hui, c’est un lieu de conférences de chefs d’ État ou de gouvernement, ainsi que le théâtre des congrès parlementaires. Le palais et ses dépendances reçoivent sept à huit millions de touristes par an.

        Telle fut l’histoire de Versailles : souvent admirable, parfois consternante, toujours pittoresque.

L’ouvrage : Georges Poisson, La grande histoire de Versailles, Perrin, 2018. 464 pages, 25 €.  

L’Europe face aux sanctions américaines, quelle souveraineté ?

Ce texte est le produit d’un atelier qui a réuni Marie Hélène Bérard, banquier- conseil, Farid Fatah, doctorant en droit, Pascal Lamy, président emeritus de l’Institut Jacques Delors, Louis Schweitzer, président d’honneur de Renault et Pierre Vimont, senior fellow Carnegie Europe.

 

Si l’on en croit le dernier discours de Jean-Claude Juncker sur l’État de l’Union, en septembre 2018 : « L’heure de la souveraineté européenne a définitivement sonné ».
Comme pour lui donner raison, Donald Trump l’affirmait quelques semaines plus tard devant l’Assemblée Générale des Nations Unies : « Responsible nations must defend against threats to sovereignty ».
Et pourtant, le 4 novembre prochain, les Européens seront frappés par de nouvelles sanctions américaines extraterritoriales à la suite du retrait, décidé par le Président américain, de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit JCPOA (Joint Comprehensive Plan Of Action). Il en va de même avec la Russie à partir du moment où les sanctions américaines vont au-delà de celles qui avaient été décidées conjointement avec l’Union européenne.
Bien maigre souveraineté !
Par extraterritorialité, on entend généralement l’utilisation unilatérale par un État des instruments pris en vertu de ses compétences souveraines pour faire appliquer sa propre loi, dans un territoire autre que le sien, pour des actions commises hors de son territoire, par des entités ou personnes relevant d’autres pays. C’est bien le cas lorsque les États-Unis appliquent à des entités et personnes non-américaines des normes et des sanctions décidées par eux seuls.
L’entreprise ou le particulier dit coupable est puni au moyen de l’un quelconque de ses liens de rattachement à la compétence juridictionnelle des États-Unis : par exemple, une transaction en dollar ou une filiale sur le territoire américain.
Dans ces conditions, l’Union européenne doit-elle, au nom de sa souveraineté, remettre en cause cette pratique que se sont octroyée les États-Unis de décider seuls pour le reste du monde. Si oui, comment ? Si non, que faire ?

1 ▪ LA SITUATION AMÉRICAINE
• L’extraterritorialité telle que pratiquée par les autorités américaines repose sur un système efficace parce que cohérent. Tous les rouages du processus, une fois les décisions législatives et/ou règlementaires prises, travaillent ensemble en parfaite adéquation depuis le pouvoir législatif jusqu’au juge civil ou pénal en passant par le Trésor, le département d’État, les agences fédérales et les services de renseignement. C’est une forme sophistiquée et exceptionnelle de la diplomatie juridique, sans équivalent dans le monde.
• Les États-Unis pratiquent deux types de mesures extraterritoriales :
– celles résultant de l’application du Foreign Corrupt Practices Act, loi fédérale de 1977. Par exemple Siemens en 2008 et récemment Sanofi, laboratoire pharmaceutique français, soupçonné de corruption pour les activités de ses filiales au Kazakhstan, sanctionné par l’autorité de régulation des marchés boursiers américains ;
– celles liées à un embargo décidé unilatéralement par les États-Unis : des sanctions américaines furent ainsi imposées aux banques BNP-Paribas en 2014 et Deutsche Bank en 2015.
• Les mesures extraterritoriales américaines ont trois fondements juridiques principaux :
– La lutte contre la corruption, à la fois par moralité et pour placer les entreprises sur un pied d’égalité.
– Le respect des différentes réglementations américaines : fraude fiscale, réglementation des exportations, concurrence, blanchiment, règles comptables etc.
– La « sécurité nationale », qui permet toutes les interprétations. Si, dans le passé, Europe et États-Unis ont souvent partagé la même approche sur le contenu à lui donner, l’Iran présente aujourd’hui un cas singulier.
La logique des mesures américaines est fondée sur le raisonnement suivant : d’une part, dès lors que les entreprises américaines doivent obéir aux règles que décident les États-Unis, il doit en être de même pour leurs concurrentes étrangères, sauf à conférer à ces dernières un avantage compétitif indu ; d’autre part, continuer à commercer avec un pays sanctionné est contraire aux intérêts des États-Unis et menace leur sécurité nationale.

2 ▪ LA SITUATION EUROPÉENNE
À ce jour, l’Union européenne ne pratique pas l’extraterritorialité européenne, ou, du moins, une extraterritorialité équivalente, même si la question reste débattue entre les experts.
Si l’Europe sanctionne des personnes ou des entités étrangères, c’est toujours à raison d’actions commises sur son territoire, ou qui ont un effet sur celui-ci, ou encore qui concernent ses ressortissants. Ainsi en 2001, l’Europe a-t-elle refusé la fusion entre General Electric et Honeywell, en dépit de l’accord des autorités américaines de l’antitrust, au motif que cette fusion aurait affecté la concurrence en Europe. De même, le dispositif de transparence fiscale qui dresse des listes noires d’États tiers non coopératifs, parfois considéré comme frôlant l’ex-traterritorialité, vise au premier chef la situation fiscale des ressortissants européens.
L’Europe en effet ne va au-delà de ses frontières territoriales que lorsqu’il existe un lien de rattachement à son territoire ou à sa population. Par exemple, la norme européenne de data privacy (droit à l’oubli) interdit l’exploitation des données personnelles européennes hors de l’Union.
Ainsi, la Cour de Justice de l’Union européenne a-t-elle contraint la Commission à renégocier un accord avec les États-Unis pour permettre cette exploitation, à la condition d’imposer à ce pays des normes de protection aussi élevées que celles de l’Europe. Aujourd’hui, la seule réponse de l’Europe à l’extraterritorialité américaine est le règlement UE numéro 2271/96 de 1996, dite loi de blocage. Ce dispositif a été décidé en réponse à deux réglementations américaines, les lois Helms-Burton et D’Amato-Kennedy, instituant des embargos contre Cuba, la Libye et, déjà, l’Iran. Ce règlement été modifié le 6 juin 2018 en réponse au retrait américain du JCPOA.
Outre une information obligatoire destinée à la Commission européenne et la possibilité pour celle-ci d’autoriser les entreprises européennes à se soumettre à l’embargo, la loi de blocage prévoit deux dispositifs, principalement à destination des agents économiques : une interdiction, et une protection.
• Interdiction est faite aux entreprises européennes, sous peine de sanctions applicables cette fois par l’Europe, de se soumettre aux sanctions extraterritoriales américaines. Ce règlement est inapplicable et n’a jamais été appliqué : placée entre le choix de perdre son marché américain, voire de subir une pénalité américaine, ou bien la menace d’une éventuelle sanction européenne, le choix d’une entreprise est vite fait ; aucune entreprise européenne obtempérant aux injonctions américaines n’a été sanctionnée.
• La partie protection pourrait être potentiellement intéressante, mais elle reste sans portée pratique. Une entreprise européenne qui renoncerait à un marché par exemple en Iran pourrait saisir le juge national d’une demande d’indemnité, arguant que son renoncement est dû à la menace des sanctions américaines. À charge pour le juge d’apprécier le dommage et, pour sa compensation, d’aller jusqu’à saisir des avoirs de l’État américain en Europe. Aucune instance n’a été engagée à ce jour.
Face à cette situation, il paraît difficile que l’Union européenne s’abstienne de réagir, surtout à la veille d’élections au Parlement européen pour lesquelles le slogan de campagne de « l’Europe qui protège » semble promis à un bel avenir.
Une contre-attaque prendrait des formes différentes selon que l’on décide, ou non, de mettre en place une vraie extraterritorialité à l’européenne.

3 ▪ UNE EXTRATERRITORIALITÉ À L’EUROPÉENNE
L’Europe franchirait alors le Rubicon de l’extraterritorialité, ce qu’elle s’est interdit jusqu’à présent au nom du respect de la souveraineté des États, principe fondateur de l’ordre juridique international westphalien actuel, et déciderait d’une exception à sa « doxa » multilatérale au nom de la nécessité de rééquilibrer un rapport de forces avec les États-Unis pour être à même de peser davantage sur ceux de leurs comportements qui contreviennent et à la souveraineté, et au multilatéralisme.

L’Union européenne construirait un système extraterritorial autonome, symétrique du système américain : mêmes moyens juridiques, mêmes moyens organisationnels et même contrôle par un juge.
Mais cette extraterritorialité serait appliquée à des faits précis et prévisibles, définis par des directives et règlements ne laissant pas de place à l’interprétation. Il pourra s’agir de réglementations nouvelles, impliquant une modification des traités, ou d’ajouts à des réglementations existantes.
L’extraterritorialité des normes européennes conduira à l’extraterritorialité de leurs sanctions.
Plusieurs domaines pourraient s’y prêter :
1. Le respect de l’environnement, de la biodiversité et la lutte contre le réchauffement climatique. En la matière, les frontières ne s’arrêtent pas aux États et l’application de normes s’appliquant au-delà du territoire de l’Union serait justifiée dans les cas où la préservation de la planète exige des standards plus élevés que ceux qui existent aujourd’hui.
2. La lutte contre la corruption : élever ce domaine au niveau européen. L’Union adopterait de nouveaux règlements améliorant les standards existants et leur donnant une compétence extraterritoriale.
3. La lutte contre l’évasion fiscale. Il s’agirait d’appliquer l’extraterritorialité à la proposition française de mars 2018 pour l’instant limitée au territoire européen. Un nouveau règlement permettrait d’imposer les entreprises internationales, dont les GAFA, sur le lieu de réalisation du chiffre d’affaires et non plus sur celui de leur établissement.
4. La protection des données personnelles, qui pourrait s’appliquer de manière plus ou moins rigoureuse :
– L’intensité la plus faible consisterait à ne protéger que les données personnelles
des ressortissants de l’Union, mais à les couvrir dans l’ensemble du monde, sans
passer par la voie des traités bilatéraux. En l’absence d’une extraterritorialité européenne, seuls des accords bilatéraux le permettent, comme cela vient d’être
fait avec le Japon pour que ce pays accepte sur son territoire la protection des
données des Européens.
– L’intensité la plus élevée consisterait à protéger les données personnelles de tous, partout dans le monde, ce qui reviendrait à créer un standard de protection
des données personnelles au niveau mondial.
Pour assurer la mise en oeuvre de cette extraterritorialité, l’Europe devrait se doter de moyens :
• L’OFAC américain (Office of Foreign Assets Control) attribue des licences et des autorisations d’investir/d’exporter en fonction de la politique étrangère américaine et des impératifs de la sécurité nationale. Ainsi Boeing a-t-il été autorisé en 2017 à vendre quelques appareils en Iran. L’OFAC répond très rapidement aux entreprises. L’Office traque aussi, avec succès, toutes les infractions, américaines comme non-américaines.
• L’Union devrait donc se doter d’un European Office of Foreign Assets Control, qui ferait de même et qui pourrait s’inspirer de l’Office of Financial Sanctions Implementation britannique.
Le budget de l’OFAC américain est de l’ordre de 50 millions de dollars. Mais il s’appuie beaucoup sur les agents du Trésor américain. Le bureau correspondant de l’Union européenne (Foreign Policy Instrument) est composé de quelques agents, qui coordonnent la politique des États membres, à raison d’une réunion par mois.

• L’Union continuerait à avoir, si nécessaire, sa propre liste de personnes interdites, équivalent des S.D.N américaines (Specially Designated National and Blocked Persons List).
• L’Union pourrait élargir les compétences de l’Office Européen de Lutte Antifraudes (OLAF) à la lutte anticorruption.
Il resterait une différence de fond entre l’extraterritorialité américaine et les normes européennes : pour les Américains, la notion de sécurité nationale est fluctuante, subjective et réversible. Elle leur permet de virer de bord à tout moment. Les normes européennes, collectives, fondées sur des critères objectifs et permanents, ne sont pas aussi malléables. L’Union européenne resterait, elle, dans un cadre juridique stable.
Des changements de cette ampleur soulèveraient sans doute bien des débats au Conseil et au Parlement européen. Si l’accord à 27 ne s’avérait pas possible, ou si les dispositions actuelles des traités ne le permettaient pas, une coopération renforcée resterait envisageable. Mais elle aurait moins de force qu’une réponse unanime de l’Europe. Quant à l’action d’un État membre isolé, elle se heurterait, à l’évidence, au principe de réalité.

4 ▪ LE RENFORCEMENT DES DISPOSITIFS ACTUELS
Au cas où l’absence de consensus européen ne permettrait pas de franchir le pas de l’extraterritorialité, reste la possibilité, et même la nécessité, de renforcer les dispositifs actuels pour permettre une réaction suffisamment forte aux mesures américaines de telle sorte à protéger les intérêts européens, notamment en obtenant à leur profit des exonérations. Ce fut le cas en 1996 lorsque l’Union déposa plainte à l’OMC contre les États-Unis avant de la retirer moyennant contreparties. Mais la situation politique américaine était alors différente : le Président
avait hésité à opposer son veto aux initiatives du Congrès et disposait d’une marge exécutive importante. Aujourd’hui, c’est la Maison Blanche qui est à l’offensive.
Au plan des principes, l’Union resterait dans ce cas en conformité avec le droit international : ses contremesures seraient fondées sur la réciprocité qui autorise des rétorsions contre des États qui contreviennent à leurs obligations, notamment lorsqu’elles ressortent d’accords avalisés par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, ce qui fut le cas du JPCOA. Plusieurs dispositifs existants pourraient être renforcés :
1. Conditionner l’activité en Europe des banques étrangères à un nouvel agrément, sur le fondement de la directive 2013/36/du 26 juin 2013, qui dispose que les établissements de crédit doivent avoir un agrément pour exercer leurs activités dans l’Union. Au nom du principe de réciprocité, l’agrément pourrait être refusé aux entreprises d’un État tiers qui impose des dispositions extraterritoriales aux entreprises de l’Union européenne.
C’est une mesure de symétrie, puisque les banques et les entreprises européennes qui travaillent en dollar subissent les normes extraterritoriales américaines.
2. Instituer un véhicule spécial européen (SPV) comme suggéré des deux côtés du
Rhin. A défaut d’avoir pu convaincre la BEI de jouer le rôle de financeur d’opérations avec l’Iran, les États de l’Union volontaires fourniraient les ressources nécessaires pour financer, mutualiser, ou garantir les exportations, les importations ou les investissements de leurs entreprises qui le souhaiteraient à l’abri des sanctions américaines.
Un tel dispositif a été annoncé à New York en présence du ministre des affaires étrangères iranien par la vice-présidente de la Commission, Federica Mogherini. Elle a toutefois précisé que plusieurs modalités restaient à mettre au point. On peut songer par exemple, à la participation à cet instrument d’États tiers en relations économiques avec l’Iran, ou bien à une mise en oeuvre progressive, en commençant par des produits de première nécessité (produits alimentaires ou pharmaceutiques).
3. Mettre en oeuvre la proposition du ministre des Affaires étrangères allemand, Heiko Maas, de règlements et transferts financiers en euros propres à l’Europe, permettant d’éviter les blocages du système SWIFT.
4. En matière de services financiers, il conviendrait de s’assurer que la directive DSP 2 (UE 2015/2366) qui régit les paiements sans cartes de crédit (Fintech dont Paypal), s’applique bien à tous les paiements ayant un lien de rattachement avec la compétence juridictionnelle de l’Union européenne, quelle que soit la nationalité de l’entreprise.
5. En matière de droit de la concurrence et dans la mesure où l’Union applique une politique plus stricte que d’autres pays, et notamment les États-Unis, l’Union pourrait imposer aux entreprises étrangères ayant un lien de rattachement avec son territoire le même degré d’exigence qu’aux entreprises européennes.
6. Clarifier et uniformiser les règles régissant la mise en oeuvre des sanctions décidées par l’Union. À titre d’exemple, la question de la rétroactivité de telles sanctions – c’est-à-dire le sort à réserver aux contrats existants – n’est aujourd’hui pas tranchée : les entreprises européennes ne savent pas quelles règles s’appliquent, faute d’un organisme européen doté d’une autorité suffisante pour édicter des critères homogènes et en informer les entreprises.
7. Rappeler la compétence du juge national de refuser l’application d’une norme ou d’une sanction extraterritoriale.
8. Réintroduire une plainte à l’OMC pour manquement aux obligations américaines d’ouverture des échanges à l’égard de l’Union européenne telles qu’elles ressortent des accords en vigueur à l’OMC comme ce fut le cas, on l’a dit, en 1996. Mais, ici encore, la situation n’est pas la même qu’à l’époque. Du côté positif, d’autres contentieux sont en cours au titre du règlement des différends sur la portée des exceptions au titre de la sécurité nationale, et la question n’est donc plus taboue. Du côté négatif, il semble bien que les États-Unis de Donald Trump souhaitent revenir sur le caractère contraignant des décisions contentieuses qu’ils avaient acceptées en 1994, lorsque le GATT devint OMC, d’où leur refus de nommer de nouveaux juges à l’organe qui statue en appel au contentieux.
Quelle que soit la réponse européenne aux conséquences de la fracture transatlantique sur la question du nucléaire iranien, sans précédent depuis l’affaire de Suez en 1956 qui avait vu le couple franco-britannique s’incliner face aux pressions américaines, le rapport de force entre les États-Unis et l’Union européenne, amoindrie par le Brexit, devra s’apprécier au regard de deux composantes majeures du système international actuel et à venir, le premier d’ordre géoéconomique, le second d’ordre géopolitique :
• Le premier a trait à la supériorité du dollar dans l’économie internationale, tant comme monnaie de réserve que de facturation, et que la création de l’euro n’a aucunement remise en cause. C’est là que réside le levier principal de l’efficacité des sanctions américaines extraterritoriales, dont on aura noté que leur administration est confiée au département du Trésor, à Washington. L’Union européenne s’est, de fait, accommodée de cette situation en adoptant une attitude passive sur l’internationalisation de l’euro, et l’on voit mal comment un rééquilibrage de souveraineté serait envisageable sans remettre en cause cette passivité.
Peut-être serait-il temps d’ouvrir ce débat, comme l’a relancé Jean-Claude Juncker dans son discours sur l’État de l’Union.
• Le second concerne l’avenir de la rivalité américano-chinoise, qui a pris un nouveau tour avec l’administration Trump en passant à l’égard de la Chine du « containment » au « push back ». On ne peut en effet exclure qu’à l’avenir les États-Unis imposent à la Chine des sanctions qui vont au-delà des mesures commerciales actuelles initiées par le Président américain, et qu’il décide alors de les appliquer de manière extraterritoriale en s’appuyant sur des précédents tels que l’Iran. Il ne fait nul doute que, dans ce cas, la réaction européenne devrait être d’une toute autre nature. Peut-être serait-il sage de prendre les décisions qu’implique l’affaire iranienne en envisageant un contexte d’une toute autre dimension économique et politique.

Un monument : le Journal des Goncourt – I

Lu par Nicolas Saudray

 Les frères Goncourt, puis l’aîné resté seul, ont tenu leur Journal pendant près de quarante-cinq ans. C’est l’un des premiers journaux de grandes dimensions en langue française. Le Genevois Amiel avait commencé le sien un peu plus tôt, mais en le consacrant à ses états d’âme, tandis que les frères s’occupent surtout de la société, des mœurs, et de leurs confrères écrivains.

Edmond a publié environ la moitié de ce Journal durant les dernières années de sa vie, en ôtant les passages les plus discutables et les plus blessants. Cela lui a néanmoins valu beaucoup de protestations. Peut-être aurait-il mieux valu en rester là. Le texte presque complet paru en 1956 soumet le lecteur à rude épreuve, avec tous ses commérages sur des gens dont la plupart sont  complètement oubliés, et ses anecdotes graveleuses, dont je soupçonne les diaristes d’avoir inventé une bonne partie.

Mais le tas d’ordures contient de nombreuses pépites. Me voilà donc parti à la conquête de ces quelque trois mille six cents pages serrées de la collection Bouquins. J’examinerai d’abord le premier des trois volumes.

Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) se sont comportés toute leur vie comme des jumeaux, alors qu’ils avaient huit ans d’écart, et des caractères différents : Jules vif et volontiers obscène, Edmond plus mélancolique. Tant qu’il vit, c’est Jules seul qui tient la plume. Mais on peut être certain qu’Edmond a tout vu et approuvé. Après la mort du cadet, l’aîné prend le relais, à sa manière.

Ce sont les fils d’un officier de la Grande Armée, qui a fait la retraite de Russie, pour se retrouver en demi-solde. Aussi les faux jumeaux ont-ils été élevés sans luxe. Mais à Paris, d’où une indélébile empreinte parisienne, et un manque d’intérêt pour la province – contrairement à Balzac, à Stendhal, à Flaubert, à Zola.

Ils sont fiers de leur noblesse. J’éprouve à ce sujet les pires doutes. Leur arrière-grand-père Huot avait acheté en 1786, dans la partie la moins accidentée des Vosges, une terre noble avec tous droits de justice. Mais cet achat ne suffisait pas. Il aurait fallu des lettres patentes, ou l’acquisition d’une charge anoblissante. Le grand-père avait représenté à la Constituante le Tiers état et non l’aristocratie.

En 1860, une famille Jacobé (qui existe toujours) obtient de s’appeler Jacobé de Goncourt. Nos frères Huot de Goncourt protestent auprès du ministère de la justice, lequel leur répond qu’il existe plusieurs terres appelées Goncourt, et qu’elles peuvent donc donner naissance à plusieurs noms. Les deux mécontents se pourvoient au Conseil d’État, qui les déboute.

Cette mésaventure ne les empêche pas de poser aux aristocrates. Ils dédaignent les bourgeois (comme Flaubert). Mais toute leur vie, ils fréquentent des écrivains socialistes comme Zola et Jules Vallès. Un alinéa de 1857 résume assez bien leur vision sociale : Trois classes de gens dans le monde présent. En haut, chevaliers d’industrie, régnants – au milieu, les épiciers domptés – en bas, le peuple qui, un beau jour, fera une bouchée de cette belle société.  Suite un peu plus loin, après la description d’un intérieur crapuleux : Oui, cela est le peuple et je le hais. Dans sa misère, dans ses mains sales, dans les doigts de ses femmes piqués de coups d’aiguille, dans son grabat à punaises, dans sa langue d’argot, dans son orgueil et sa bassesse, dans son travail et sa prostitution. Sentant venir une pétition qui tendrait à débaptiser l’académie Goncourt, je me hâte de passer à un autre sujet.

Suffisamment rentés pour vivre sans exercer une profession, les deux frères se sont d’abord consacrés à la peinture, à la gravure et au dessin, ainsi qu’à l’étude des arts et des mœurs du XVIIIe siècle, qu’ils réhabilitent après plusieurs décennies de romantisme. Ce sont des collectionneurs avisés. Plus tard, ils seront à peu près les premiers à introduire à Paris le goût de l’art japonais, dont ils apprécient le raffinement.

Ils commencent à tenir leur Journal le 2 décembre 1851, jour du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ils méprisent le nouveau souverain, cet imposteur, dont voici un croquis de 1863 : lent, automatique, somnambule, l’air d’un lézard qui paraît dormir et qui ne dort pas. Figure louche : il écoute de côté, et regarde de côté. Homme dormant, morne, sinistre.

Fin 1851, Edmond a vingt-neuf ans, et Jules, vingt-et-un. Déjà, ce sont des célibataires endurcis (ils partagent les mêmes maîtresses), des misogynes, voire des misanthropes. Sans doute est-ce le succès du Second >Empire débutant qui inspire à Jules cette phrase de 1852 : J’ai vraiment envie d’aller jeter quelque part mon titre de citoyen français comme une chemise qui vous gêne aux entournures.

Pour les Goncourt, le régime légitime, le seul intéressant, c’est celui des Bourbons d’avant 1789. Mais ils ne croient ni à Dieu ni à diable.

Leur première publication en vers (1853) leur vaut des poursuites correctionnelles, car ils ont été un peu lestes. Ils s’en tirent avec un simple blâme, et une rage rentrée. Puis viennent des romans réalistes – quelque part entre Flaubert et Zola – qu’on ne lit plus aujourd’hui, bien qu’ils soient restés parfaitement lisibles. De leur temps, d’ailleurs, on ne les lisait guère davantage. Conformément à ce qui semble avoir été un usage de cette époque dépourvue d’attachées de presse, les frères allaient porter eux-mêmes des exemplaires de leurs œuvres aux critiques, en espérant des articles. Vaine démarche, le plus souvent. Leur revanche aura consisté à décrire, dans leur Journal, les intérieurs miteux desdits critiques.

Et d’ailleurs aussi les intérieurs de tout le monde. Peinture méticuleuse d’une chasse aux rats. Meurtre d’un chat par un chien. Autre meurtre d’un chat, au pistolet cette fois, par Jules de Goncourt lui-même. Horreur quotidienne. Pour faire diversion, un surprenant voyage en Allemagne, notamment à Berlin : c’est un peu trop propre, mais les femmes sont attrayantes. Nul ne se doute que dans dix ans, la guerre va éclater.

Entre deux anecdotes désinvoltes, les diaristes nous font bénéficier d’aphorismes. Ils sont le plus souvent médiocres. J’extrais néanmoins celui-ci : Le système de la métempsychose est très offensant : enfin, c’est penser que Dieu n’a pas plus d’âmes que le directeur du Cirque n’a de soldats et qu’il fait toujours défiler les mêmes sous divers uniformes. Ou encore celui-là : Les enfants sont comme la crème : les plus fouettés sont les meilleurs.

Bien que de petite fortune et sans grande notoriété, les Goncourt connaissent tous les gens qui comptent à Paris, du moins dans le milieu littéraire et artistique. Ils le doivent surtout à leur fréquentation assidue du salon de la princesse Mathilde – une cousine germaine de l’empereur – ainsi qu’aux dîners Magny, du nom d’un restaurant, dans l’actuelle rue Mazet (VIème arrondissement), où leurs amis viennent régulièrement, et où chacun paye sa part. Ces dîners constituent, si l’on veut, une première esquisse de l’académie Goncourt. Vers la fin des années 1860, elle se transporte à la brasserie Brébant, bel établissement du boulevard Poissonnière, encore bien fréquenté aujourd’hui, mais sans écrivains. Excellents caricaturistes, les frères se font la main sur tous ceux qui les approchent, même s’ils les apprécient.

Voici par exemple Balzac, mort depuis sept ou huit ans déjà. Il est entré à tout hasard dans un bal populaire. Monté sur une banquette avec sa robe blanche de moine, son nez en petite pomme de terre relevé, (il) regardait tout.

Et maintenant, voilà Théophile Gautier, une fidèle connaissance pourtant, auteur du Capitaine Fracasse et délicat poète : Face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension ; un sourd pour les idées. La victime inconsciente de ces coups de massue n’a jamais que quarante-cinq ans !

Sainte-Beuve, autre familier, n’est pas mieux traité : Un petit esprit, après tout, ambitieux mais bas ; jugeur de phrases mieux que de livres, analyste de parties et de membres, estimant le style par la grammaire, ennemi de l’esprit par envie, ami de la platitude, glissant avec ses petits bras sur les statues des grands hommes et s’accrochant à leurs pieds d’argile. Le diariste renchérit six ans plus tard, après un enterrement : Quand j’entends, avec ses petites phrases, Sainte-Beuve toucher à un mort, il me semble voir des fourmis toucher à un cadavre ; il vous nettoie une gloire, et vous avez un petit squelette de l’individu bien net et proprement arrangé.  

De tous les écrivains, le plus présent dans ces pages est Flaubert. Les frères, qui l’aiment bien, reconnaissent en Madame Bovary le meilleur roman de l’époque (l’Éducation Sentimentale n’est pas encore parue, et les Goncourt en feront peu de cas, comme d’ailleurs la plupart des contemporains). Mais ils ne manquent pas une occasion de railler la balourdise de l’auteur et sa voix tonitruante. Il y a un fond de poseur et de provincial chez lui. On sent vaguement qu’il a fait tous ces grands voyages un peu pour étonner les Rouennais. Il a l’esprit gros et empâté comme son corps…Il est surtout sensible à la grosse caisse des phrases. En 1862, nous apprenons qu’il a failli tuer son exaspérante maîtresse Louise Colet.   

Hugo, en exil volontaire, ne fait pas partie de la bande. Les Goncourt ne peuvent s’empêcher de l’admirer, mais il les agace. À la lecture des Misérables, ils s’indignent de le voir faire de l’argent en peignant la misère du peuple. Hugo, concluent-ils, c’est saint Jean à Pathos.

Pauvre Baudelaire ! Il soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasé, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque.

Renan ne perd rien pour attendre. C’est un petit homme replet, court, mal bâti, la tête dans les épaules, l’air un peu bossu ; la tête animale, tenant du porc et de l’éléphant, l’œil petit, le nez énorme et tombant, avec toute la face marbrée, fouettée et tachetée de rougeurs. De cet homme malsain, mal bâti, laid à voir, d’une laideur morale, sort une petite voix aigrelette et fausse.

Et Taine ! J’assiste à ce beau spectacle de voir Taine, qui vient de dégueuler à la fenêtre, se retourner et encore vert, des filets de vomissures à sa barbe, professer une heure durant, dans le mal de cœur, la supériorité de son Dieu protestant.

Offenbach : Un squelette à pince-nez, qui a l’air de violer une basse.

Au fil des pages, c’est un cortège gesticulant et macabre, à la manière de James Ensor, qui défile devant nous.

Parfois quand même, émergeant de la jungle parisienne, un tableautin de la nature, sans apprêts, révèle la patte de grands artistes : Dans l’arbre immense incessamment bourdonne une immense musique, emplissant l’oreille du bruit d’un monde au travail, un mugissement doux, bruit qu’endort par moments la brise balançant son murmure à travers les arbres : un bourdonnement continu, un bruissement infini comme le bruit de la mer, des millions de petites chansons balancées aux millions de feuilles des arbres, l’hymne d’une ruche de millions d’abeilles, qui butinent dans l’arbre et l’emplissent de je ne sais quelle voix et de je ne sais quelle vie dodonienne.

(À suivre)

Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, tome I, 1851-1865, collection Bouquins, Robert Laffont. Préface de Robert Kopp, professeur à l’université de Bâle. Notes érudites du professeur Ricatte, provenant de l’édition de 1956. 1 228 pages, 33 €.

Le Journal des Goncourt  –  II

Lu par Nicolas Saudray

La couverture du deuxième tome de la collection Bouquins présente un portrait humoristique de Jules de Goncourt assis dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée – plus haut que sa tête – et fumant sa pipe.

Ce volume couvre les années 1866 à 1886. Dans les faits, il comprend trois parties : d’abord Jules suite et fin, puis le siège de Paris et la Commune racontés par Edmond seul, enfin la reprise de la routine parisienne vue par le même.

Le Paris de la fin du Second Empire est toujours aussi brillant et inquiétant à la fois, avec ses enfants vicieux et voleurs.

À ce bourbier s’opposent parfois des instantanés de la campagne, pris chez des cousins à Bar-sur-Seine (Aube), dans le style impressionniste mais efficace qu’affectionnent les Goncourt : Un bruit de roues craque mélancoliquement sur la route : le Hue ! d’un charretier sonne là-bas ; un coup de fouet cingle l’horizon ; le battoir bat l’écho ; une scie crie dans un saule ; la lumière des collines meurt dans un vase de fleurs de bruyères ; des cris d’enfants sont dans l’air comme des cris d’oiseaux. Et voilà le bonheur, là, en face, au bord de la rivière : une vie dans un rayon de soleil regarde couler l’eau, immobile, candide et stupide.  

Parution, en 1866, du roman Manette Salomon, dédié par les Goncourt au milieu des artistes. L’indifférence l’accueille. Les frères protestent intérieurement : Il y a une entente pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Et Jules ajoute : Je vomis mes contemporains. Pour essayer de se consoler, les deux écrivains   vont souvent chez le bonhomme France, père d’Anatole, qui est l’un des deniers libraires où l’on puisse s’asseoir et causer, sans nécessairement acheter des livres.   

Le caricaturiste continue de s’en donner à cœur joie. George Sand a une belle et charmante tête, mais c’est une mulâtresse (manière de dire qu’elle est très brune et qu’elle a le teint mat, bien que descendante du maréchal de Saxe). Un peu plus tard, la voilà qualifiée de nullité de génie. Et voici le point d’orgue : ruminante et mouillée, avec des machines d’or dans ses vieux cheveux, qui la faisaient ressembler à une goule sortant d’un tombeau étrusque.

Une notation après lecture des Travailleurs de la Mer, dont l’auteur, bien qu’amnistié, réside toujours à Guernesey : Hugo romancier me fait un peu l’effet d’un géant, qui donnerait une représentation à un théâtre de Guignol, à travers lequel il passerait perpétuellement les bras et la tête.

En revanche, Renan, étrillé dans le tome précédent de la collection Bouquins, est pardonné à titre provisoire. Les frères lui rendent visite en son modeste quatrième (sans ascenseur) de la rue Vaneau. Il est toujours plus charmant. Et le diariste de commenter : Dans la disgrâce physique, la grâce morale.

Célèbre courtisane, la Païva, juive polonaise mariée à un faux marquis portugais puis au riche Allemand Henckel von Donnersmarck, cousin de Bismarck et possesseur de mines, s’est fait construire un hôtel sur les Champs-Élysées – aujourd’hui monument historique et siège du Travellers’s Club. Le plus curieux de tout l’hôtel de la Païva – affreux colifichet d’un style Turc-Renaissance – ce sont les deux coffres-forts au pied de son lit, entre lesquels elle dort, avec son or, ses diamants, ses émeraudes, ses perles à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars. 

Les frères font également la connaissance de notre admirateur et notre élève Zola. Ce débutant a en effet écrit un bon article sur Germinie Lacerteux, œuvre des Goncourt. Il leur paraît à la fois maladif et fort ambitieux. Deux ans plus tard, Zola revient voir Edmond et lui confie qu’après les bijoux créés par Flaubert, il n’y a plus rien à faire dans le même genre. Ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu’on peut parler au public. Ainsi se résume la genèse des Rougon-Macquart.

Les aphorismes du Journal restent aussi mauvais, sauf peut-être celui-ci : L’Anglais, filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.  

Mais Jules de Goncourt, bien que jeune encore, souffre du foie. Les frères font une cure à Vichy, une autre à Royat, sans grand résultat. S’appuyant sur une confidence du diariste, suivant laquelle il avait attrapé la vérole au Havre à vingt ans, un biographe a cru diagnostiquer la syphilis, qui aurait couvé pendant dix-huit ans. Mais rien n’étaye son hypothèse.  Au contraire, Edmond réaffirme à plusieurs reprises, dans la suite du Journal, qu’il s’agissait d’une affection hépatique.

Comme Maurice, malade, ne supporte plus le bruit des sabots de chevaux sur les chaussées, les frères vendent leurs terres de la Haute-Marne et achètent une belle villa avec jardin à Auteuil, qui est encore un faubourg champêtre de Paris. Ils quittent donc leur appartement de location de la rue Saint-Georges, en pleine Nouvelle Athènes (IXe arrondissement). Ils sont ravis. Las ! L’un de leurs voisins possède un cheval qui s’ébroue toute la journée dans son écurie, et l’autre a cinq enfants criards.

Jules décline. Le mal se porte au cerveau. Un cancer du foie, émetteur de métastases ? Le patient expire en juin 1870, six mois avant son quarantième anniversaire>.  L’horreur de la guerre lui aura au moins été épargnée. C’est la plus grande douleur de la vie de son frère Edmond – sa seule grande douleur peut-être. Il a perdu la moitié de lui-même.

Il reprend la tenue du Journal et, aussitôt, présente une thèse étrange : Jules serait mort de la fatigue donnée par sa passion du style, de ses corrections incessantes du moindre texte. C’était à cet égard un disciple de Flaubert, et par ce moyen, il parvenait à l’écriture artiste des Goncourt.

Suivent deux cents pages de descriptions des premières incidences de la guerre de 1870, du siège de Paris, des scènes de la Commune. Incapable, depuis la mort de son frère, d’écrire autre chose que le Journal, et peu désireux de rester en tête-à-tête avec lui-même dans sa villa d’Auteuil, Edmond arpente inlassablement les rues et note ce qu’il voit. Comme c’est un bon observateur, il en résulte un témoignage de valeur, que les historiens, curieusement, n’ont guère exploité.

En août, Renan, à côté d’Edmond, regarde un régiment partir sous les acclamations. « Dans tout cela, s’écrie le philosophe, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ». Intérieurement, Edmond s’indigne. Renan est un admirateur de la science allemande, de la rigueur allemande. Il qualifie les Allemands de race supérieure (le terme de race étant employé en un sens plus flou qu’aujourd’hui, et s’étendant à l’ensemble d’une nation).

Début septembre, les tableaux du Louvre sont envoyés, par précaution, à l’arsenal de Brest. Rue de Rivoli, sur des immeubles privés, des affiches posées par des propriétaires inquiets disent : Mort aux voleurs ! Edmond ne songe pas à partir, il est trop parisien pour cela. Malgré ses quarante-huit ans, il pourrait s’enrôler dans la Garde nationale. Pourquoi s’y est-il refusé ? Non, ce n’est pas de la lâcheté. C’est un sentiment de personnalité orgueilleuse, singulière, qui me ferait donner ma vie, si je pouvais, à moi tout seul, faire quelque chose de grand.

Catulle Mendès, écrivain et journaliste connu, passe en uniforme de volontaire. Un Christ qui aurait la chaude-pisse !  Le gouverneur militaire de Paris se nomme Trochu. Sur son passage, les gens crient : Vive Trochu ! Ce héros sombrera bientôt dans l’impopularité. Le chemin de fer de ceinture de la capitale fonctionne encore, et notre auteur le prend pour observer les fortifications. Des spectateurs suivent à la lorgnette la trajectoire des obus et des bombes. Le rationnement a commencé, au moyen de cartes. On rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de vieilles putains, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles et à ramasser de l’amour dans les amputations.

Les canons prussiens ont une portée supérieure à celle des canons français. Ils atteignent les batteries françaises qui ne peuvent leur rendre la pareille.  Dans les quartiers bombardés, les soupiraux sont bouchés par des sacs. Romainville est une cour des miracles. Un voyou brandit un long et maigre chat noir, tout fraîchement étranglé. La porte de la Chapelle est lieu de désolation. Mais à Paris même, la salle des concerts Pasdeloup fait le plein. Edmond rencontre Hugo rentré de Guernesey, et qui approuve les restaurations de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, réalisées en son absence. Ce compliment concerne au premier chef Viollet-le-Duc (que l’on voudrait aujourd’hui déposséder de sa flèche). Le diariste répond que Paris s’est américanisé. Déjà !

La viande salée fournie par le gouvernement étant, de l’avis d’Edmond, immangeable, il tue l’une de ses poules au moyen d’un sabre japonais : la pauvre s’échappe et volette sans tête dans le jardin.  Puis il tire des moineaux. Heureusement, le restaurant Brébant, lieu de rencontre des beaux esprits de son groupe, est encore ouvert. Le diariste Edmond rend hommage à la population parisienne, qui ne pille pas les boutiques de comestibles, et les laisse vendre leurs produits à des prix fabuleux. Une fille lui propose une passe pour un morceau de pain. Il souhaite surtout la paix, de crainte que des obus ne tombent sur sa villa pleine de bibelots.

Paris capitule dès qu’il n’y a plus rien à manger. Peu d’assiégés sont donc morts de faim. Et les maisons parisiennes, en fin de compte, n’ont pas beaucoup souffert, sauf boulevard Murat. Les dégâts se sont surtout produits à Saint-Cloud.

À peine les Parisiens ont-ils eu le temps de reprendre leur souffle qu’éclate la Commune. Bien sûr, Edmond de Goncourt condamne cette révolte contre un gouvernement légal, fraîchement issu d’élections au suffrage universel. Presque tous les intellectuels, presque tous les écrivains partagent sa réprobation – même George Sand, l’ancienne socialiste de 1848, même Hugo, qui s’est réfugié à Bruxelles. Mais le diariste se garde de rendre ses sentiments publics, car il lui en cuirait.

Les batteries versaillaises sont plus proches que ne l’étaient celles des Prussiens, elles font davantage de dégâts. Edmond pensait que son âge lui épargnerait le service armé. Mais la Commune appelle sous ses drapeaux tous les hommes de moins de cinquante-cinq ans. Notre écrivain entre donc dans la clandestinité. Il emprunte un appartement dans le centre de Paris et y transfère les plus précieux de ses bibelots.

Aujourd’hui, il est de bon ton d’accabler Thiers au sujet de la Semaine sanglante. Mais auparavant, il avait fait une offre généreuse, rejetée par les Communards : la Commune se serait dissoute, l’armée versaillaise ne serait pas entrée dans Paris, l’ordre y aurait été assuré par la partie de la Garde nationale restée fidèle au gouvernement, et personne n’aurait été traduit devant les tribunaux, sauf les assassins de deux généraux.

Edmond de Goncourt n’assiste pas aux derniers combats mais les entend. Il perçoit le bruit des exécutions sommaires. Thiers n’a pas donné d’ordres en ce sens, et laisse simplement la bride sur le cou aux chefs de son armée, qui appliquent les lois de la guerre de l’époque : tout combattant irrégulier pris les armes à la main peut être exécuté séance tenante. Les « Prussiens » avaient agi de même quelques mois plus tôt, à l’égard des francs-tireurs français. Le diariste conclut qu’après tous ces morts, les gouvernements bourgeois sont tranquilles pour vingt ans. Il sous-estime le changement : mai 1871 marque la fin du Paris révolutionnaire, à moins de sauter jusqu’en mai 1968.

Pouvant difficilement sortir de chez lui en ces jours dramatiques, Edmond rumine ses souvenirs. Il a voulu être peintre, puis élève de l’École des Chartes, mais sa mère s’y est opposée. Il a donc dû se faire clerc d’avoué, puis, lui qui n’a jamais su bien exactement combien font deux et deux, employé de la Caisse du Trésor. Un voyage en Algérie lui a valu une  dysenterie durable.

Dès qu’il le peut, il va voir sa villa d’Auteuil. Un obus (versaillais) a crevé le toit. Certaines maisons voisines ont été encore plus maltraitées. Bien entendu, il n’est pas question de dommages de guerre ; cette notion n’apparaîtra qu’en 1918. Le diariste tourne alors sa mauvaise humeur contre Thiers.

Le train-train d’avant-guerre reprend, avec ses petites histoires sordides et ses caricatures. On entend la voix de Leconte de Lisle, chef de l’école poétique du Parnasse : déchirement aigre d’un couteau dans une tranche de melon qui n’est pas mûr. Une visite est rendue à Barbey d’Aurevilly, dans sa modeste maison : Je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette ; mais en dépit de tout cela, il faut l’avouer, possédant une grâce de gentilhomme et de monsieur bien né, faisant contraste avec ce taudis.

Le diariste rapporte un propos de la célèbre actrice Marie Dorval, ancienne maîtresse de Vigny : De mes deux amants, Sandeau et madame Sand, c’est Mme Sand qui le fatigue le plus. Il s’agit là de Jules Sandeau, écrivain estimé à l’époque, dont la jeunesse du XXe siècle a encore pu lire un roman édifiant,  Mademoiselle de La Seiglière. Aurore Dupin, quelque temps sa maîtresse, lui avait emprunté son nom d’auteur, George Sand. Si l’on en croit la phrase citée, ces personnages auraient formé un ménage à trois.  

Flaubert se confie à Edmond de Goncourt : C’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation, pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je en serai plus indigné, je tomberai à plat !. Commentaire du diariste : Plus Flaubert avance en âge, plus il se provincialise… Cette ressemblance bourgeoise de sa cervelle avec la cervelle de tout le monde, il la dissimule par des paradoxes truculents, des axiomes dépopulateurs, des beuglement révolutionnaires.

On me permettra d’en tirer une moralité à l’usage de mesdames et messieurs les écrivains ou artistes : l’auteur étant généralement inférieur à son œuvre, il a intérêt à se montrer le moins possible et à refuser les sorties.

Edmond continue de fréquenter Zola, mais celui-ci l’exaspère, car il parsème ses romans de détails et même de noms empruntés aux frères. D’où, dans le Journal, une accusation de plagiat. En réalité, même s’il butine un peu trop, Zola crée une atmosphère bien à lui, plus forte et plus vulgaire que celle des Goncourt.

Le seul ami véritable, c’est Alphonse Daudet, prenant le relais du dessinateur et caricaturiste Gavarni (Sulpice Chevalier, disparu en 1866). Le nouveau venu, méridional et même oriental par son physique, a dix-huit ans de moins qu’Edmond. En un sens, il remplace le frère cadet disparu, à moins d’être l’équivalent d’un fils. Le diariste apprécie également, en tout bien tout honneur, Mme Daudet, qui collabore avec son mari. Les Daudet ont beaucoup plus de succès que notre Goncourt, non seulement avec Tartarin, qu’ils déclinent en plusieurs volumes, mais aussi avec des romans oubliés, comme le Nabab, histoire d’un arriviste, et Sapho, histoire d’une maîtresse abusive. Edmond va-t-il être jaloux ? Il se l’interdit, mais observe que son pauvre frère Jules, qui n’a jamais connu les applaudissements, aurait bien aimé en jouir.

Jules et Daudet ont néanmoins un trait commun – un mal qui les ronge. Cette fois, c’est bel et bien la syphilis. Issu d’une famille catholique fervente,  l’auteur des Lettres de mon moulin se reproche amèrement sa jeunesse dissipée. Trop tard !

Ce second volume du Journal s’achève par une adaptation dramatique d’un roman des frères, Renée Mauperin. En ce temps dépourvu de cinéma, de radio et de télévision, le théâtre exerce une telle tyrannie que beaucoup de romans, même peu faits pour la scène, y sont transposés. La première est un succès, mais le lendemain, la presse massacre la pièce. Elle reste quand même trois semaines à l’affiche.  

 Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Collection Bouquins, tome II, 1866-1886, 1320 pages, 33 euros

 

Le Journal des Goncourt – III

Lu par Nicolas Saudray

Alors que les deux tomes précédents s’étendaient chacun sur vingt ans, le troisième et dernier, d’un volume égal, n’en couvre plus que dix (1887-1896). N’écrivant presque plus de romans, Edmond a davantage de temps pour s’épancher dans son journal intime.

Cette décennie s’ouvre par sa brouille passagère avec Maupassant (un fils de Flaubert, selon certains). Le nouvelliste lui a reproché dans la presse de ne pas avoir souscrit suffisamment pour un monument à la mémoire de ce vieux copain. Consolation : une œuvre savante des frères, rééditée, La Femme au XVIIIème siècle, se vend bien. Plus tard, Edmond se réconcilie superficiellement avec l’auteur de Bel-Ami, mais note sans indulgence les progrès de sa folie d’origine syphilitique.

Le diariste retrouve vite ses têtes de Turc habituelles, ainsi ce paillasson de Taine, contre lequel j’ai l’antipathie la plus grande, sans qu’il l’ait tout à fait méritée par ses procédés envers moi, mais parce qu’il est le type le plus complet et le plus odieux pour moi du Normalien. En cette époque dépourvue d’ENA, on n’avait que la rue d’Ulm à brocarder. D’une manière plus générale, Edmond déteste l’Université, car il tient à sa libre démarche d’amateur distingué.

De nouvelles victimes viennent s’ajouter au tableau de chasse. Loti, l’étrange littérateur et le plus étrange encore officier de marine, tout maquillé et qui se fait l’œil avec le noir qu’emploie la femme à velouter et à cochonner son regard – regard qui, chez Loti, vous fuit toujours et qu’on ne rencontre jamais, regard bizarrement appareillé à cette voix éteinte, qui a l’air de parler dans la chambre d’un mourant.

Un autre écrivain est expédié plus rapidement : ce faux bossu, au nez de travers, qui s’appelle            Anatole France.  

Un roman des frères, Sœur Philomène, mis en scène par le fameux Antoine, connaît le succès au théâtre. La Patrie en danger, pièce sur les débuts de la Révolution, n’a pas cette chance, mais ensuite La Fille Élisa, autre pièce tirée d’un roman, racontant l’histoire d’une prostituée et interdite au théâtre par la censure, se vend très bien en librairie. D’autres romans, dont les débuts  avaient été modestes, sont réédités. Edmond se trouve plus à l’aise qu’aux époques précédentes. Il avoue acheter jusqu’à trente mille francs de bibelots en une seule année. Le voilà convié à dîner chez Edmond de Rothschild : L’hôtel le plus princier que j’aie encore vu à Paris. Un escalier du Louvre, où sont étagées sur les paliers des légions de domestiques, à la livrée cardinalesque et qui prennent l’aspect de respectables et pittoresques larbins du passé. Ce spectacle ne fait que renforcer son antisémitisme.

Depuis quelque temps, le diariste a la Légion d’Honneur. Les promotions récentes gâtent son plaisir. Ayant lu, parmi les nouveaux chevaliers, Auguste Mortier, huiles, Lemoine, ressorts et essieux, Durand, fruits confits, il rédige pour le grand chancelier une lettre de démission – qu’il renonce finalement à envoyer. Aurait-il compris que le commerce est nécessaire à la France ?

Il fait faire son buste par un nommé Alfred Lenoir. Sa pièce Henriette Maréchal, qui, par l’effet d’une cabale, avait fait un four à Paris, est montée à Berlin.

À vrai dire, l’attention du lecteur se relâche. Il a déjà derrière lui trois mille pages du Journal, et les répétitions commencent à le lasser. Peut-être une certaine fatigue se manifeste-elle aussi chez l’auteur, qui parfois se retourne vers son passé, ou plutôt vers celui de de son frère, au collège, où sa jolie figure et son petit être distingué poussaient les bas gamins et les sales crapauds de sa classe à le défigurer par des coups portés à la figure. On notera au passage la fréquence des répétitions dans ces extraits que je livre aux lecteurs. Le Journal n’était pas une œuvre léchée comme les romans des frères, mais un compte-rendu rapide, destiné néanmoins à la publication.

Encore quelques flèches, à Verlaine et Rimbaud, à Gambetta, dont Edmond assure qu’il a été tué par le revolver d’une femme jalouse, à Clemenceau, si adroit au pistolet, explique-t-il, que personne n’ose faire de révélations sur son compte, ou à Rodin, qui n’a pas voulu regarder les estampes japonaises des frères, de crainte d’être influencé… Voici Barrès après la publication de L’Ennemi des lois : Un jeune professeur de philosophie devenu fou. Trois ans plus tard : Barrès, qui a la tête d’un oiseau desséché et dont je touche le maigre bras et ne sens qu’un os. Quelques compliments aussi, inattendus, pour la comtesse Greffulhe, pour Robert de Montesquiou, voire pour Sarah Bernhardt qui a fait mine de vouloir jouer l’une des pièces d’Edmond.

La tendresse est réservée à la chatte de l’auteur et à la famille Daudet. Alphonse, âme-sœur, souffre de plus en plus. Le fameux docteur Charcot a inventé une nouvelle méthode pour les guérir, lui et ses pareils : la pendaison, pendant une minute ! Échec.    

Edmond n’est plus qu’un vieil homme quinteux. Il souffre – tardivement mais douloureusement – de la même maladie de foie que son frère. À ce sujet, je m’aperçois que je n’avais pas besoin de supposer un cancer. Si j’en crois un article dans la presse, les maladies hépatiques peuvent sécréter de l’ammonique qui remonte au cerveau.

Sur la couverture du tome III, une peinture d’époque montre Edmond à califourchon sur une chaise, l’air bougon, coiffé d’un calot et fumant une cigarette. Sa pièce À bas le progrès ! connaît un four. Aujourd’hui, ce thème est devenu banal, sous diverses formes. À l’époque, un sacrilège.

Mais ne réduisons pas les mérites de notre auteur. Il continue d’explorer et de promouvoir l’art japonais. C’est grâce à lui que les Français connaissent Hokousaï et Outamaro. Il s’intéresse aussi à Turner, précurseur des impressionnistes, avec un fond de romantisme. En revanche, il s’avoue peu sensible à Monet, et préfère l’école de Barbizon. Paradoxe, car dans son écriture, il s’est voulu impressionniste.

Chaque semaine, il réunit des gens de lettres dans son grenier d’Auteuil, nouvel avatar des dîners Magny ou Brébant. Malheureusement, les hommes de fort calibre sont partis ou morts. Hormis Alphonse Daudet, seuls restent des comparses. L’hôte s’en rend-il compte ?

Octave Mirbeau, le puissant auteur de L’Abbé Jules, lui fait ses confidences. Cet anarchiste a fumé l’opium pendant quatre mois, puis a été nommé sous-préfet par protection politique, puis a gagné sa vie par des spéculations boursières, qui lui ont laissé de quoi acquérir un bateau de pêche et en devenir capitaine. En somme, l’inverse de la vie d’Edmond, qui s’est toujours garé des voitures et n’a jamais voté de sa vie.

Le diariste reste néanmoins curieux de tout. Il assiste, par exemple, au dîner du boa du jardin des Plantes : la dégustation d’un pauvre agneau, de deux mois en deux mois. Cela donne sous sa plume un morceau d’anthologie, que je regrette de ne pouvoir citer, car il faudrait le donner en entier.

Une distinction inattendue vient illuminer les vieux jours du voyeur. Sur une intervention de Daudet et de Zola (mais oui !), le gouvernement le fait officier de la Légion d’Honneur. En ce temps, c’est encore un événement considérable. Ses amis lui offrent un banquet, où Zola, Clemenceau et d’autres prononcent des discours. Rançon de ce succès : le voilà assiégé par des mendigots. Réfléchissant sur sa vie, il se qualifie de forçat de la gloire.

Il a préparé minutieusement la fondation de son académie, sans rien en dire dans son Journal. Ce sera une héritière du grenier d’Auteuil, et une réplique à l’Académie Française. Notre Goncourt a une dent contre cette institution. Durant son âge mûr, personne ne lui a proposé d’en être. Il a commenté de façon sarcastique chaque élection au quai de Conti, et donc chaque échec – entre autres ceux de Zola, qui seront au nombre de vingt-cinq. S’il se présentait maintenant qu’il est devenu assez célèbre, il serait sans doute accepté, mais il ne veut plus en entendre parler. Il supplie Daudet, avec succès, de ne pas se laisser séduire par la Vieille Dame. La nouvelle académie aura pour règle d’or l’exclusion immédiate de tout membre qui se rallierait à l’ancienne.

En 1895, son avant-dernière année, il publie l’ultime volume de son Journal expurgé. Les précédents lui ont valu moult protestations, mais il a toujours refusé de se battre en duel, car il est maladroit tant à l’épée qu’au pistolet. Cette fois, merveille, des gens viennent lui rendre visite pour le remercier d’avoir dit du bien d’eux.

Edmond meurt le 11 juillet 1896, dans la maison des Daudet à Champrosay. Jusqu’à la fin, il a tenu son Journal d’une plume encore alerte.

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Les noms des dix académiciens Goncourt choisis par le défunt sont alors révélés, mais la mise en place requiert près de sept ans. En effet, les neveux de l’écrivain, ne bénéficiant d’aucun legs, attaquent le testament. Le testateur, plaident-ils, était un individu chimérique, qui ne jouissait plus de toutes ses facultés. En somme, ils noircissent le défunt pour pouvoir hériter de lui. Classique mais abject. Les académiciens confient leur défense à un avocat déjà célèbre, Raymond Poincaré. Les indélicats sont balayés.

Entre temps, le plus connu des académiciens, le fidèle ami, Alphonse Daudet, est mort après des années de tortures et de piqûres de morphine. Son fils Léon, médecin de formation, âgé seulement de trente ans, s’est substitué à lui. Octave Mirbeau est mort lui aussi. Paul Margueritte, futur auteur de Jouir, a donné sa démission, on ne sait pourquoi. Ces deux-là n’ont pas été remplacés.

Quand l’académie se réunit enfin, en 1903, elle ne compte donc que huit membres. Six d’entre eux représentent le courant réaliste ou naturaliste. Outre Léon Daudet, ce sont l’obscur Léon Hennique, les frères Rosny, dont l’un a publié un roman préhistorique encore lu par la jeunesse d’aujourd’hui, La Guerre du feu, plus Lucien Descaves et Joris-Karl Huymans. Descaves doit une fière chandelle à Edmond de Goncourt, qui l’a persuadé de changer le titre de son roman antimilitariste, Les Culs Rouges, car ces termes lui auraient sûrement valu une condamnation pour outrage, tandis que Les Sous-Offs lui ont permis d’être relaxé. Huysmans, naturaliste au départ, a viré au mysticisme ; Edmond de Goncourt s’en est étonné puis le lui a pardonné. C’est à l’époque l’unique écrivain de premier rang que compte l’académie. Élémir Bourges, dont on a surtout retenu un titre, Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, représente à lui seul le courant symboliste. La phalange est complétée par son futur président, Gustave Geffroy, critique d’art, favorable aux impressionnistes.

D’après le testament d’Edmond, chaque académicien doit recevoir une pension annuelle de six mille francs, ce qui n’est pas rien (à peu près le traitement d’un sous-chef de bureau). Le prix est lui-même doté de cinq mille francs. Soixante mille s’opposent donc à cinq. On voit que dans l’esprit du fondateur, il s’agissait surtout de créer et d’entretenir un cénacle amical, dont le prix n’était que le prétexte.

Mais les collections des frères Goncourt, malgré l’intérêt que leur vente aux enchères suscite, produisent moins qu’Edmond n’espérait : un million trois cent mille francs. S’y ajoutent la maison d’Auteuil, valant une centaine de milliers de francs, et quelques valeurs mobilières. Pas assez pour financer les pensions prévues. Aussi les académiciens conviennent-ils de les réduire de moitié, ce qui leur permet de maintenir les cinq mille francs du prix.

Au moment où j’allais mettre le point final à ces impressions de lecture, paraît un essai de Thierry Laget : Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire. Il me permettra de donner une conclusion digne des frères.

Durant ses onze premières années, l’académie n’a couronné que des ouvrages périssables. Ainsi, en 1913, le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier et un roman de Léon Werth s’étant entrechoqués, le choix est retombé sur le médiocre Peuple de la mer de Marc Elder. Proust s’était porté candidat pour Du côté de chez Swann, paru à compte d’auteur chez Grasset, mais n’avait trouvé aucun soutien.

L’habitude de déjeuner une fois par mois au restaurant Drouant n’est prise qu’en 1914. Au début, chacun doit payer sa part. Aujourd’hui, le restaurateur offre ces déjeuners qui lui font une belle réclame.

Puis l’académie Goncourt couronne successivement, compte tenu du climat, cinq romans de guerre. Un seul survivra, le Feu d’Henri Barbusse (1916). Le lauréat de 1918 est Georges Duhamel, pour Civilisation, mais si l’on se souvient encore de lui, c’est pour la suite de son œuvre.

À la fin de 1919, la guerre reste très présente dans les esprits. Roland Dorgelès a publié un beau roman, Les Croix de bois – une suite d’épisodes où un léger voile de fiction ne dissimule pas la vérité. C’est lui, de toute évidence, qui va obtenir le prix Goncourt.

Or voici que Marcel Proust, conscient de la valeur de son œuvre, et plus désireux de gloire qu’il ne le laisse paraître, intrigue en faveur du deuxième tome de sa saga, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, publié cette fois chez Gallimard. Son porte-parole est l’un de ses amis de cœur, Lucien Daudet. Lucien convainc son frère Léon, pourtant si différent de Proust par son style et ses sentiments (c’est le tribun du quotidien royaliste L’Action française). Un autre académicien, Rosny aîné, que Proust ne connaît ni directement ni indirectement, adhère de son propre chef à l’art de Proust. Ces deux hommes emportent la décision de l’académie, au terme d’un vif combat.

Ce choix imprévu lui vaut une volée de protestations de la part de la presse. Les critiques se plaignent de la prose alambiquée de Proust, déplorent son âge de cinquante-deux ans – alors que le testament privilégiait la jeunesse – et lui reprochent sa richesse – bien que Proust se considère comme ruiné.

À titre de consolation, Dorgelès est couronné par le jury du prix Femina-La Vie Heureuse. Le montant est le même, le prestige est moindre. Son éditeur, Albin Michel, fait passer dans la presse des affiches sur lesquelles on lit en grosses lettres Roland Dorgelès, prix Goncourt, puis, en petits caractères, 4 voix sur 10, et ensuite seulement, Lauréat du Prix Vie Heureuse. Gallimard intente alors à Albin Michel un procès et le gagne.

Malgré ces péripéties, les Croix de bois, portées par le souvenir de la guerre, se vendent quatre fois plus que les Jeunes filles en fleurs. Mais depuis, ces dernières ont largement pris leur revanche. Qu’aurait pensé Edmond de Goncourt ? Il me semble que cet amateur d’art japonais et d’originalité se serait rallié à Proust.

Celui-ci, dans le Temps retrouvé, évoque à diverses reprises le Journal des Goncourt et va jusqu’à le pasticher sur une dizaine de pages (d’une manière  d’ailleurs plus proustienne que goncourtesque). Gratitude pour le prix littéraire obtenu ? Je crois à un mouvement plus profond. Les Goncourt, comme Saint-Simon, comme Balzac, ont fait surgir tout un monde, et Proust, dans un style différent, a voulu les égaler.

Le patrimoine de l’académie ayant été, comme de règle, placé en obligations, l’inflation l’a réduit aujourd’hui à presque rien. L’argent s’est évaporé, seule reste la gloire.

Les livres : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, collection Bouquins, tome III, 1466 pages, 33 euros.
Thierry Laget, Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire, Gallimard, 2019, 264 pages, 19,50 euros.

Bruno Durieux : « Contre l’Écologisme »

Par Nicolas Saudray

Polytechnicien INSEE, ministre successivement de la Santé et du Commerce extérieur, puis inspecteur général des finances, enfin sculpteur et maire du superbe bourg drômois de Grignan (un peu égratigné par les éoliennes), Bruno Durieux a une connaissance particulièrement riche de notre société et de ses ressorts. Il était donc fort bien placé pour disséquer et dénoncer la principale idéologie de notre temps, substitut tant du marxisme que du christianisme : l’adoration aveugle de l’écologie.

Je me permettrai ici une remarque de vocabulaire. En français, on dit psychologue et non psychologiste, cardiologue et non cardiologiste. Le terme « écologiste » devrait donc être remplacé par « écologue ». Encore ne convient-il qu’aux détenteurs d’une connaissance scientifique du sujet, ce à quoi 98 % des militants ne peuvent prétendre. Alors, comment les appeler ? Ce sont, ne leur en déplaise, des écophiles.

Fort bien documenté, Bruno Durieux pointe les divagations de ce mouvement, à commencer par le club de Rome (1972), qui avait prévu l’épuisement de l’aluminium en quinze ans, du cuivre en huit ans, de l’argent en deux ans… On sait ce qu’il en est advenu – ainsi que des autres prédictions apocalyptiques qui se sont succédé. Mais par une sorte d’effet diabolique, ces échecs répétés n’ont nullement entamé la crédibilité de leurs auteurs, et le mouvement écophile est plus puissant que jamais. On ne veut pas voir parce qu’on veut croire.

L’évolution du climat a donné lieu à un belle palinodie. Dans les années 1975-1978, les gourous nous entretenaient du refroidissement inéluctable de la planète. Puis ces gourous se sont retournés sans la moindre gêne, et ne nous parlent plus que de réchauffement.

Bruno Durieux montre que malgré tous les beaux raisonnements, le niveau de vie et le bien-être des hommes ont progressé. La « révolution verte », qui ne doit rien aux écophiles, a donné à manger aux masses, notamment en Inde.  Le nombre de personnes souffrant de la faim est évalué aujourd’hui à 10 % de la population mondiale, contre 33 % en 1970. Et pourtant, entre ces deux dates, l’effectif total a plus que doublé. 91 % de la population mondiale ont aujourd’hui accès à des sources d’eau contrôlées, contre 52 % en 1980. La vie s’allonge, l’analphabétisme se résorbe.

Le polémiste se montre spécialement incisif, à bon droit, au sujet de l’énergie. Les écophiles veulent la mort du nucléaire, alors que c’est une forme d’énergie exempte de CO2, et que l’éolien et le photovoltaïque, fortement intermittents, sont incapables de le remplacer. Ces mêmes militants refusent de considérer que les réacteurs à neutrons rapides, dont l’étude – hors de France, hélas – est fort avancée, permettront dans doute, à moyen terme, de produire beaucoup plus de courant avec autant d’uranium et beaucoup moins de déchets. Quant à la fusion nucléaire, qui est, pour parodier Fourastié, le grand espoir du XXIe siècle, ils ne veulent même pas en entendre parler. En favorisant l’éolien au-delà de toute mesure, ils se comportent en ennemis de l’environnement qu’ils prétendent sauver. Sans s’en rendre compte, les écophiles sont devenus écophobes.

Pour une croissance au service de l’environnement : c’est le sous-titre du livre. Bruno Durieux remarque que, dans un premier temps, le développement économique porte atteinte à l’environnement, comme dans l’Europe et l’Amérique industrielles du XIXe siècle ; c’est le stade auquel se trouvent aujourd’hui la Russie, la Chine, l’Inde. Puis la population, quelque peu délivrée des contraintes, devient plus consciente et améliore son cadre de vie.

Il me semble toutefois que la démographie mériterait davantage de réflexion. Certains écophiles en ont parlé de manière atroce. Ehrlich, auteur du livre à succès La Bombe P., a déclaré en 2015 : L’idée qu’une femme puisse avoir autant d’enfants qu’elle le veut est pour moi la même chose que dire que tout le monde est autorisé à jeter autant d’ordures qu’il le souhaite dans le jardin de son voisin. Mais la plupart de ses compagnons de route européens évitent, par lâcheté politique, d’aborder ce sujet. Ils critiquent donc un phénomène, la croissance de la consommation mondiale, sans s’attaquer à sa principale cause, la progression démographique. Si le Niger continue de donner le jour à 7,2 enfants par femme, si ses voisins continuent de faire à peine moins, l’Afrique noire ne pourra décoller. Et un afflux d’Africains peu formés vers l’Europe y fera baisser le revenu par tête, au grand dam des régimes politiques en place.

Faut-il donc, au terme de ce parcours, condamner vertement les écophiles ? Bruno Durieux dénonce, d’une plume alerte et souvent réjouissante – bien que le sujet soit, au fond, très triste – leurs gesticulations, leurs inconséquences, la naïveté des uns, l’hypocrisie des autres. Encore a-t-il la charité de ne pas s’en prendre à Nicolas Hulot, ce bon apôtre, avec ses quatre voitures, sa camionnette, sa moto BMW et son bateau.

Derrière tout cela, néanmoins, je discerne un sentiment honorable que je puis partager :  les animaux, les plantes, les paysages, la planète elle-même ont eux aussi des droits. L’homme ne doit pas confisquer la Terre.

Le livre : Bruno Durieux, Contre l’Écologisme – Pour une croissance au service de l’environnement. Éditions de Fallois, 264 pages, 18,50 euros.
En librairie le 22 mai 2019.  

La France possède un trésor au fond du Pacifique

Par Michel Cotten

 (Cet article, remontant à quelques années, vient d’être retrouvé, en avril 2019, dans les archives de Michel Cotten, fondateur du site Montesquieu. Nous lançons un appel à nos lecteurs pour avoir d’autres articles relatifs à son sujet favori, la mer)

Aussi étrange que cela puisse paraître, la France est un État à part entière du Pacifique : cinq cent mille citoyens français vivent en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, à Wallis-et-Futuna. À ces terres s’ajoute  l’îlot de Clipperton (1,7 km2 émergés), qui ne compte aucun habitant permanent, mais est régulièrement visité par la Marine nationale. Il y a désormais plus de Français présents dans les pays riverains de l’océan Pacifique, dont la Chine bien sûr, qu’en Afrique.

Dans cet océan, la Grande-Bretagne ne possède plus que l’île de Pitcairn, rendue célèbre par les mutins du Bounty. Ajoutons que la France fait partie de la commission d’armistice de Corée, où la guerre dure théoriquement depuis plus de soixante ans.

Mais dans tout le Pacifique, il n’y a que deux frégates françaises (sur les seize que nous possédons), aucun sous-marin et pas de porte-avion. Nous ne menaçons personne: la France est une puissance pacifique.

Autour de cet océan de 17 500 km de large vit la moitié de la population mondiale. On y trouve les grandes puissances du XXIème siècle : les États-Unis, la Chine, le Japon, la Corée, la Russie, l’Australie et l’Indonésie, premier pays musulman du monde. La présence américaine s’organise à partir d’Hawaï et surtout de Guam, plus proche des côtes chinoises ; cinq sous-marins lance-engins y patrouillent de façon assidue.

Plus de la moitié du pétrole arabe est transporté vers la zone pacifique, et bien sûr vers la Chine en priorité. Décidément bien réveillée, cette dernière cherche à vassaliser les petits États voisins, à rivaliser avec les Etats-Unis et avec l’Inde. Elle organise méthodiquement ses zones d’influence proches, ce qu’elle appelle ses «colliers de perles», constitués d’îles plus ou moins éloignées de ses côtes.

Avec ses énormes excédents commerciaux, résultant pour l’essentiel d’une exploitation éhontée de sa main-d’œuvre et d’un mépris de fer de l’environnement, la Chine peut à la fois financer les déficits occidentaux et racheter les entreprises qui l’intéressent. Les deux sujets sont liés : à l’occasion de la crise de la dette, l’État grec a vendu le port du Pirée aux Chinois. Désormais, l’empire du Milieu dispose d’une tête de pont sur notre continent pour y débarquer ses produits ; ça ne vous rappelle pas les concessions européennes de Chang-Haï, mais à l’envers ?

La Corée du sud, où la deuxième transition non-démocratique a eu lieu sans difficulté, se porte bien. Après avoir copié le savoir-faire européen en matière de construction navale (les fameux chantiers navals de Saint-Nazaire ont été quelque temps coréens), elle innove. Jouxtant chaque chantier naval, on trouve une école d’ingénieurs, des centres de formation technique, une université et des centres de recherches spécialisés.

L’Australie ne s’en sort pas mal pour l’instant: c’est l’un des rares pays à avoir une balance équilibrée avec la Chine, en raison notamment des exportations massives de gaz liquide vers ce pays.

La Russie tente de revenir : elle dispose encore de sous-marins en état de marche et, première puissance pétrolière du monde désormais, elle a les moyens de ses ambitions retrouvées.

Nous avons donc la chance d’être au centre du terrain de jeu du XXIème siècle que constitue l’océan Pacifique. Grâce à la Polynésie française, qui s’étend sur une surface égale à celle de l’Europe, la France se trouve avoir la deuxième Zone économique exclusive (ZEE) du monde : 11 millions de km carrés, juste après celle des États-Unis mais devant celle de l’Australie.

Dans une ZEE, un État a « des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation jusqu’à 200 milles marins de la ligne de côte ». Il peut même y construire et utiliser des îles artificielles !

La partie « polynésienne » en représente la moitié environ. Notre ZEE pourrait être encore étendue si l’ONU acceptait de prendre en compte de nouvelles parties du plateau continental « découvertes » récemment (programme d’exploration «Extraplac»).

Dès 1999, en effet, le PDG d’Ifremer, Jean-Yves Perrot, a lancé de son propre chef un vaste programme d’exploration avec le concours du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et de sociétés d’exploration pétrolières comme Technip. Le navire d’Ifremer, L’Atalante, s’est mis à sillonner toute la zone à la recherche des trésors… Cela fait penser à Bougainville et à La Pérouse, il y a plus de deux siècles.

Jean-Yves Perrot est parti de la constatation que l’extraordinaire croissance de la Chine allait aboutir à un renchérissement sans précédent du prix de métaux de base comme le cuivre, le zinc ou le plomb, et à une terrible dépendance de la France concernant les métaux rares, comme le cobalt, le titane ou le platine. Selon lui, la croissance de la Chine explique la moitié de l’augmentation de la demande depuis l’an 2000 : de 1900 à 1970, le prix du cuivre est resté autour de 1.000 dollars la tonne, mais depuis 2010, il a été multiplié par neuf !

Le fond des océans recèle des richesses incroyables : nodules polymétalliques, encroûtements de cobalt et de platine, terres rares, hydrocarbures. Les recherches d’Ifremer ont porté en priorité sur :

  • les gisements sous-marins de métaux de base pour lesquels il existe une forte tension, se manifestant par des hausses de prix inouïes : zinc, cuivre, manganèse, cobalt, nickel, plomb…
  • les secteurs où la probabilité est forte de trouver des « métaux critiques à potentiel technique élevés et pouvant connaître des risques d’approvisionnement importants »: iridium, germanium, cadmium, sélénium, molybdène, platine, etc.

Un premier inventaire a été publié par Ifremer en 2011, et il est très encourageant. La France est encore dans le coup sur les plans scientifiques et techniques. Pour combien de temps? Si les Chinois continuent de racheter nos entreprises compétentes, nous aurons très vite du mal à suivre.

Le temps de la prise de relais par le pouvoir politique est évidemment venu mais jusqu’à présent, en dehors d’une petite communication en conseil des ministres en avril 2010, il ne s’est rien passé.

Combien d’emplois pourrait-on créer à partir d’une exploitation systématique, mais respectueuse de l’environnement, de tous ces fonds sous-marins? C’est la question que le gouvernement devrait se poser en considérant notre chômage persistant.

La réponse à la question est qu’il faut investir massivement, sans tarder, dans notre ZEE Pacifique, car l’accès aux ressources inventoriées requiert le développement de techniques aussi spécifiques que coûteuses. On peut aussi ne rien faire, et c’est le déclin industriel assuré.

Cet article doit beaucoup aux exposés de l’amiral Vichot, ancien commandant des forces maritimes françaises.

Nouveaux regards sur Otello : 1 – Aux sources de Shakespeare

Mars 2019

Nouveau regard sur Otello I : Aux sources de Shakespeare

[N.D.E.] Avec cet article, Jacqueline Dauxois, romancière, essayiste et spécialiste d’opéra, nous livre le premier maillon d’une petite série consacrée au chef d’œuvre de Verdi, Otello, ainsi qu’à ses antécédents et à ses répercussions. Les lecteurs de notre site pourront constater que, même dans un domaine que l’on croyait déjà bien exploré, il restait encore beaucoup à découvrir.    

 

Roberto Alagna vient de nous donner, après Orange et Vienne, son troisième Otello à l’Opéra de Paris, son épouse, Aleksandra Kurzak étant Desdémone. C’est l’occasion de s’intéresser aux sources de l’un des héros les plus célèbres de l’histoire de la littérature et de la scène lyrique.

CAPITANO MORO

Othello, avec « h », c’est la pièce de Shakespeare ; Otello, sans « h », c’est l’opéra que Verdi a tiré de Shakespeare. Le dramaturge génial de Stratford-on-Avon a trouvé son sujet dans une nouvelle publiée à Ferrare avec quatre-vingt-dix neuf autres, les Ecatommiti de Giovanni Battista Giraldi, dit Cintio.

Dans ce recueil, celui qui va devenir Othello se fraie pour la première fois une place en littérature, mais modeste et anonyme, car Cintio, qui se contente de numéroter ses nouvelles sans leur chercher de titres, ne nomme pas ses personnages. Dans la septième nouvelle du volume 2, il appelle son héroïne Disdemona – en grec, l’Infortunée – et ne désigne jamais celui qui deviendra l’un des plus célèbres héros de la littérature mondiale que comme le capitano Moro.

Le condottiere

La vie d’un condottiere corse, Sampiero Corso, aurait inspiré la nouvelle de Cintio. La chronologie ne s’y oppose pas : Sampiero a été assassiné en 1547 et le livre a paru en 1565.
Comme souvent les condottieri, Sampiero est un officier hors du commun. Parti de rien, il a gravi, comme Othello le fera, tous les échelons, conquis la gloire et la fortune et, à 47 ans, il épouse une ravissante cousine, Vanina d’Ornano, 15 ans. Lorsqu’ils s’installent à Marseille avec leurs deux enfants, Sampiero est ambassadeur auprès de la Sublime Porte, et Vanina est souvent seule. La Sérénissime République de Gênes, que Sampiero a combattu toute sa vie, infiltre un espion près d’elle comme précepteur de ses enfants. Séduite, elle s’enfuit avec lui. Sampiero intercepte le bateau et la condamne. Elle refuse d’être exécutée par des esclaves et lui demande de mourir de sa main. Il lui accorde cette grâce et l’étrangle. C’est la fin de Desdémone dans la tragédie de Shakespeare qui a fait d’elle une innocente.

La famille d’Ornano offre 2000 ducats pour la tête de Sampiero. Gênes double la récompense. En 1547, la tête du premier indépendantiste corse, qui avait néanmoins fait cadeau de l’île à la France, est exposée sur les murailles d’Ajaccio. Il avait soixante et onze ans.
Cintio raconte la vendetta.
Pas Shakespeare, qui resserre la tension dramatique, abandonne l’original à son sort pour suicider son Othello sur le corps de Desdémone assassinée.

Bifurcation ou parenthèse : Sampiero Corso, opéra d’Henri Tomasi

Dans les remous de la création qui se prolonge à travers les siècles, en 1956, Henri Tomasi, élève de Vincent d’Indy, reprend en direct, sans détour par les Ecatommiti, le personnage du condottiere et compose un opéra, Sampiero Corso dans lequel, sans innocenter Vanina, comme Shakespeare et Verdi, il atténue considérablement sa culpabilité.
Plus d’adultère avec le joli petit abbé précepteur des enfants et espion génois, plus de biens réalisés en toute hâte et d’embarquement pour Gênes avec l’amant espion, rien que l’imprudence politique d’une femme traquée qui vient plaider pour ses enfants.
Créé à Bordeaux, en 1956, Sampiero Corso est représenté à Marseille, en 2005 en français, et, toujours à Marseille en 1959, dans une adaptation en langue corse.

Quant à Tomasi, il a refusé la Légion d’Honneur, disant qu’il ne l’accepterait pas avant que la Corse ait un Conservatoire de Musique. Il est mort avant d’être exaucé.

DE SHAKESPEARE A VERDI

Othello de Shakespeare

C’est ce capitano Moro, anonyme héros d’une nouvelle sans nom, que Shakespeare découvre en lisant les Ecatommiti. Il s’empare de celui qui n’est qu’une ombre, crée le personnage, écrit la pièce, l’une des trente-cinq ayant survécu au temps et qui ne cesse pas d’être jouée depuis sa création en 1604 – époque où il a déjà donné Roméo et Juliette ainsi qu’Hamlet, avant de se tourner vers Macbeth et le Roi Lear.

D’Othello à Otello

D’une nouvelle à l’allure de synopsis, d’une histoire un peu embrouillée aux personnages sans consistance, Shakespeare a tiré un chef-d’œuvre qui se joue sur toutes les scènes du monde. Verdi n’a besoin de rien d’autre pour créer et, s’il connaît la vie mouvementée de Sampiero, le capitano Moro et le livre de Cintio, c’est pour se cultiver ou se distraire ; il n’en a pas besoin pour un opéra, il ne leur prendra rien.
D’autant qu’il ne compose plus.
Du moins pas d’opéra.
Othello, il n’y pense même pas.
Il a fait ses adieux à la scène lyrique.
Il a pris sa décision après Aïda, en 1871. Que pourrait-il composer de plus grand ? Rien,    croit-il. Donc il s’arrête et se tient à sa décision, alors qu’il a encore deux opéras à écrire, mais il ne le sait pas.

Pendant quatorze ans, pas un opéra. Mais un quatuor à cordes – et on va trouver quatre violoncelles dans le duo d’amour – et un Requiem – dont les échos du Dies Irae vont bientôt retentir dans la tempête d’Otello. Pour le moment, il est persuadé qu’il en a fini avec les complications des incarnations.
Il en est convaincu jusqu’à ce jour de 1884 où un personnage vient le chercher. Il ne veut pas de lui, pourtant, c’est un très grand, il pourrait avec lui atteindre les sommets. Il est tenté, refuse de l’être, mais lorsque la tentation devient trop forte et qu’il se décide à l’approcher enfin, c’est par un biais ; en 1884, il commence, surtout pas Otello, mais ce qu’il appelle son « projet chocolat ».
Il y passe six ans, c’est long pour lui ; d’habitude, il va plus vite.
Son retour à l’opéra est triomphal. Le 5 février 1887, avec Francesco Tamagno dans le rôle- titre, la Scala s’enthousiasme pour Otello.

Tenore spinto

Verdi n’a peut-être pas inventé un nouveau ténor pour ce rôle extrêmement lourd, mais il exige des moyens exceptionnels et des qualités de puissance et de souplesse vocale prodigieuses, car il a coupé le premier acte de la tragédie de Shakespeare et supprimé la présentation des personnages.
Résultat de cette suppression : il met son ténor en scène, au début, avec un Esultate qui doit dominer un déchaînement de musique orchestrale et chorale. Il lui offre aussi, et exige de lui, de sublimes duos, des ariosos à la ligne mélodique italienne d’une douceur extrême, la cantilène bouleversante d’Ora e per sempre addio, la tragique splendeur de Dio mi potevi.
De son chanteur, dont il exige tout, s’il en obtient tout, Verdi fait un triomphateur.

Depuis sa création, les ténors de légende qui se sont succédé en Otello ont ainsi triomphé.

À suivre :
– Analyse de Dio mi potevo d’Otello,
– La Desdémone d’Aleksandra Kurzak,
– Un nouveau regard sur l’Otello de Roberto Alagna, Orange, Vienne et Paris,
– Les duos dans Otello.

Nouveaux regards sur Otello : 2 – La Tenaille de mort

Par Jacqueline Dauxois

DIO MI POTEVI, LE MONOLOGUE D’OTELLO (ACTE III)

Depuis la création d’Otello, les plus grands ténors, suivant la tradition des acteurs de théâtre, montraient un Otello vitupérant. Roberto Alagna donne une tout autre interprétation.  Immobile et sans un cri pendant le monologue, son Otello atteint les profondeurs insondables de la douleur qui va le conduire à tuer et mourir.

Au moment où commence le monologue, Iago, avec de fausses preuves, des ruses iniques, en impliquant ses proches malgré eux, a convaincu Otello de la trahison de Desdémone. Dans un duo plus violent et pervers que celui de la fin, Otello a traité Desdémone de : vil cortegiana [1], elle a répondu : In te parla una Furia [2].

Il l’a chassée et, resté seul, il dit à Dieu son désespoir :

Dio ! Mi potevi scagliar tutti i mali,
Della miseria, della vergogna,
Far de’ miei baldi trofei trionfali
Una maceria, une menzogna…

E avrei portato la croce crudel
D’angoscie e d’onte [3]
Con calma fronte
E rassegnato al volere del ciel.

Ma, o pianto, o duol ! m’han rapito il miraggio
Dov’io, giulivo, l’anima acqueto.
Spento è quel sol, quel sorriso, quel raggio
Che mi fa vivo, che mi fa lieto !
Tu aflin, Clemenza, pio genio immortal
Dal roseo riso,
Copri il tuo viso
Santo coll’ orrida larva infernal !

 Traduction :

Dieu! Tu pouvais m’infliger tous les maux
de la misère, de la honte,
faire de mes fiers trophées triomphaux

une ruine, un mensonge…
Et j’aurais porté la croix cruelle
d’angoisses et de hontes avec un front calme
et résigné à la volonté du ciel.
Mais ô larmes, ô douleur ! on m’a pris le mirage
Où, joyeux, j’apaise mon âme.
Éteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon
qui me rend vivant, qui me rend heureux !
Toi enfin, Clémence, pieux génie immortel,
au sourire de rose,
tu couvres ton visage
saint de l’horrible masque infernal !

Le premier mot du monologue c’est « Dieu » et le dernier « l’enfer », la tenaille de mort.

Au début, deux notes obsédantes, La bémol, Mi bémol décrivent la hantise d’Otello dans une descente chromatique où tournoie son obsession. Avec deux notes recto tono, sur le ton d’une marche funèbre, il prend Dieu à témoin de l’immensité de son désespoir, évoquant les tourments qu’il aurait pu endurer tandis qu’une tonalité aux sept bémols apporte à cette plainte des colorations opaques d’autant plus dramatiques qu’elles sont lancées par le timbre lumineux de Roberto Alagna.

Lorsqu’Otello a évoqué tous les maux qu’il aurait pu supporter, et il pouvait tous les supporter, tout perdre sauf « ce soleil, ce sourire, ce rayon », sa voix s’élance dans une cantilène.
Le timbre d’Alagna, arrache un instant ce « rayon » au désespoir de la voce soffocata, du recto tono sidérant et c’est le début d’une nouvelle ascension vocale qui s’achève dans l’horreur au début de la scène 4 : Ah ! dannazione !

Aux Chorégies d’Orange, où il chanté son premier Otello, en même temps qu’il travaillait sur le plan vocal, Roberto Alagna cherchait ses gestes.

Pendant les répétitions, agenouillé, il se traînait à plat ventre, se cachant le visage derrière les mains crispées d’effroi. L’image morbide envoûtait – rampement d’un animal que le costume rouge rendait magnifique, et qui aurait été mutilé.

Il a écarté cette gestuelle baroque, poignante et dérangeante, pour chanter à genoux, sans bouger. Un instant, renversant la tête en arrière, il a levé les mains dans un geste de prière désespérée donnant l’image d’un être torturé, poussé par une fatalité contre laquelle il ne peut pas lutter.

Dans un précédent duo, Desdémone lui disait :”Une furie parle en toi“. Tapie en lui pendant le monologue, la furie attend son moment. Otello, calme désormais, a condamné Desdémone. À la fin de l’opéra, il ne s’agit plus que de l’exécuter. Il le fait avec une implacable détermination. Ensuite, défiant les lois divines et humaines, trompant son entourage qui le croit désarmé, il se tue avec une arme cachée dans son vêtement.
Avec l’audace qui fait les chefs-d’œuvre, l’Otello de Roberto Alagna meurt comme Roméo, crucifié d’amour.

[1] Vile courtisane
[2]  Une furie parle en toi.

Une nouvelle explication de la chute de Rome ?

Kyle Harper lu par Nicolas Saudray  

La chute de l’empire romain continue de fasciner. Plus de deux cents explications en ont été proposées. Machiavel incriminait le recrutement de mercenaires barbares ; la décadence romaine avait pourtant débuté bien avant cette politique. Montesquieu déplorait la baisse de l’énergie des élites et du sens civique. Mais pourquoi ces baisses ? Suivant un auteur beaucoup plus récent, les sujets de l’empire auraient été empoisonnés par le plomb des conduites d’eau. On peut répondre que ses campagnes, hébergeant au moins 80 % de sa population et fournissant la quasi-totalité de ses soldats, ignoraient les canalisations.

Le professeur américain Kyle Harper suit lui aussi cette mode récurrente qui consiste à expliquer la marche des sociétés par des facteurs physiques. À son avis, le déclin et la chute de l’empire des Césars résultent, d’une part, de la détérioration du climat, d’autre part, d’une succession d’épidémies. La première thèse n’est pas nouvelle, mais Harper essaie de la renforcer. La seconde thèse est assez originale.

Je dois d’emblée formuler une réserve : seul l’empire romain d’Occident s’est effondré. Son frère oriental s’est maintenu durant mille ans de plus.

Voyons donc l’évolution du rayonnement solaire et donc des températures, connue par l’étude des carottes glaciaires. De l’an 350 avant JC jusqu’à notre an 30, les températures sont constamment supérieures à celles de 1986, choisies comme référence. C’est ce qu’on appelle l’optimum romain, favorable aux cultures. Survient alors, durant une vingtaine d’années, une petite pointe de froid relatif. Elle correspond à la fin du règne de Tibère, à celui de Caligula et au début de celui de Claude : une période d’intrigues sanglantes, mais n’affectant qu’un petit nombre de personnes. La puissance économique et militaire de l’empire reste intacte. On peut donc dire qu’en l’occurrence, l’inflexion climatique n’a eu aucun effet palpable. D’ailleurs Harper s’abstient de la commenter.

Une deuxième pointe de froid, plus marquée mais tout aussi brève, se produit vers l’an 100 de notre ère. Elle correspond au glorieux règne de Trajan. Là encore, l’effet climatique reste imperceptible. L’empire est suffisamment organisé pour résister à une réduction modérée des récoltes.

 Après quoi les températures remontent nettement au-dessus du niveau de 1986. La grande plongée dans le froid n’a lieu que vers 600. À cette date, l’empire romain d’Occident est mort depuis belle lurette. Ce n’est donc, à l’évidence, pas le froid qui l’a tué.

Harper invoque aussi une évolution défavorable de l’humidité. Il produit des témoignages intéressants, selon lesquels le climat de la région de Rome et celui de la côte égyptienne étaient autrefois plus humides qu’aujourd’hui. Pour les autres provinces de l’empire, les données manquent. Où et quand la sécheresse a-t-elle fait son apparition ? Notre auteur signale des crues déficitaires du Nil de 244 à 246. Leurs effets ont pu gêner l’alimentation de la ville de Rome. Mais à ces dates, la grande crise militaire et politique du IIIe siècle est déjà ouverte ; les historiens la font débuter en 235. Et après elle viennent les règnes de Dioclétien et de Constantin, politiquement et militairement réussis, malgré la médiocrité de leur apport culturel.

Force est donc de constater l’échec de la tentative d’explication du naufrage de l’empire romain d’Occident par l’évolution du climat. Cette conclusion converge avec celle qu’inspire le petit âge glaciaire, qui a couvert l’Europe occidentale du XVIe siècle au XVIIIe siècles. La population n’y a pas augmenté, sauf en fin de période. Mais les sciences et les techniques y ont progressé, la littérature et les arts y ont fleuri.

Les épidémies, spécialité de Harper, seront-elles plus décisives ? Selon lui,  l’empire romain y était prédestiné, par son commerce maritime, qui donnait toutes facilités de voyage aux rats, et par ses thermes ou bains publics, foyers de contagion. Notre auteur ajoute que les égouts, tant vantés, servaient surtout à l’écoulement des eaux de pluie, et que les latrines des maisons n’y étaient généralement pas reliées. Ces propos paradoxaux renferment une part de vérité. Notons toutefois que la Peste noire a ravagé un Occident médiéval où les bains publics étaient bien moins répandus que dans l’empire romain.

La première épidémie signalée porte le nom de peste antonine, parce qu’elle a sévi sous la dynastie de ce nom. Mais c’était sans doute une sorte de variole, et le règne affecté a été celui de Marc-Aurèle. Harper évalue la perte de population à 10 % ou 20 %. J’émettrai ici deux remarques :

  • c’est une perte dont une société peut se remettre assez vite ; l’Allemagne, par exemple, a perdu bien davantage durant la guerre de Trente Ans ; un demi-siècle plus tard, elle produit Bach et Haendel ;
  • en 169 de notre ère, lorsque la « peste » antonine envahit l’empire, le processus de décadence est déjà nettement engagé : le dernier écrivain latin marquant, Tacite, est mort vers 120 ; la colonne Trajane est restée un chef d’œuvre isolé.

Arrêtons-nous quand même un instant sur la destinée de Marc- Aurèle. Il accède à l’empire en même temps que son frère adoptif Lucius Verus, dont les goûts sont plus militaires que les siens. Lucius meurt de la « peste » au cours d’une campagne contre les Parthes. Marc se retrouve donc seul à la tête de l’empire, sans l’avoir voulu. De complexion plutôt fragile, il s’astreint quand même à commander les armées. Ses écrits stoïciens n’innovent pas, mais sont de belle facture. Des quatorze enfants que lui a donnés son épouse Faustine, un seul survit, et c’est une brute, Commode. Marc ne peut ignorer ses travers, mais le désigne quand même pour lui succéder, alors que ses prédécesseurs de la dynastie antonine avaient préféré des successeurs capables, qui n’étaient pas leurs fils. Marc meurt en 180 de la même peste que Lucius, onze ans plus tard. Après le règne désastreux de Commode, les Sévères réussissent une belle remontée politique et militaire, et le droit romain connaît son apogée. Mais les lettres et les arts sont tombés assez bas, et ne remonteront plus.

Harper s’attelle ensuite à une deuxième épidémie appelée la « peste » cyprienne, du nom de saint Cyprien, évêque de Carthage, qui nous l’a signalée (à compter de 249). Je me demande si notre auteur n’exagère pas l’importance de cet accident sanitaire, dont les contemporains ne nous ont presque rien dit, et dont le microbe n’a pas été identifié. De toute façon, il est postérieur à l’ouverture de la grande crise du IIIe siècle. Et en 249, la décadence romaine est déjà un fait acquis.

La troisième épidémie est celle de Justinien, une vraie peste. Harper la décrit avec lyrisme. Il évalue la mortalité à 50 % ou 60 %, ce qui me paraît fort. Mais à cette époque, l’Occident se trouve depuis longtemps aux mains des Barbares. L’empire de Justinien est oriental, plus précisément byzantin. Depuis le Haut Empire romain, tout a changé. Le christianisme est omniprésent, avec ses icônes et ses moines qui interfèrent dans les affaires séculières. Malgré la peste, l’empire byzantin va se maintenir assez brillamment jusqu’à la Quatrième Croisade – donc pendant plus de six siècles.

Là encore, le parallèle avec la Peste noire s’impose. Ce fléau a ravagé l’Occident au XIVe siècle. La proportion de victimes est du même ordre de grandeur que sous Justinien. Le choc ainsi subi n’a pas empêché l’Italie et les Flandres, puis le reste de l’Europe occidentale, de briller au XVe siècle.  

D’une manière générale, les épidémies ont évidemment joué un rôle, à Rome et ailleurs. Mais il est vain d’en faire le moteur de l’histoire. Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Harper quantité de faits curieux et de remarques piquantes. La théorie centrale ne convainc pas.

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Comment expliquer alors le déclin et la mort des civilisations ? Spengler croit constater, pour chacune, l’épuisement d’une âme ; c’est bien vague. Selon Toynbee, les civilisations se montrent, à un moment ou à un autre, incapables de répondre à un défi, d’où leur perte.  Quel défi ?

Dans mon livre Nous les dieux, Essai sur le sens de l’histoire, dont Philippe Agid a rendu compte sous cette rubrique du site Montesquieu, j’ai préféré dénoncer la sclérose. Ce mal guette toutes les sociétés, mais les empires y sont particulièrement exposés, en raison de leur centralisation et de leur lourdeur. En voici, pour Rome, quelques exemples : le sénat, cette assemblée autrefois si vivante, devient une chambre d’enregistrement ; la fiscalité s’accroît sans cesse ; comme Henri Wallon l’a expliqué de façon lumineuse, les élites locales sont détruites, car on les a rendues responsables du difficile recouvrement de l’impôt.

L’ouvrage : Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré, trad. La Découverte, janvier 2019. 544 pages, 25 €.

Un destin juif

Assia Genstein, compte-rendu de Nicolas Saudray

Il y a peu, je rendais compte, sous la rubrique « Langue et lettres » de ce site, du livre de souvenirs d’Amos Oz. L’ouvrage dont je traite aujourd’hui en est quasiment le jumeau, car cette odyssée débute, comme celle de la famille maternelle de l’écrivain israélien, à Rovno, ville aujourd’hui située dans le nord de l’Ukraine, et dont la moitié des habitants, au début du XXe siècle, étaient juifs.

L’histoire d’Emmanuel Genstein (Assia) a été reconstituée, non sans mal, par sa petite-fille Marguerite Bérard. Le futur migrant naît à Rovno en 1903, dans une famille relativement aisée : son père possède une petite tannerie. Chez les Genstein, on se veut russe, et on parle russe, de préférence au yiddish. On pratique assez peu la religion juive. On est fidèle au tsar, malgré le numerus clausus de 10 % qu’il a infligé aux juifs, dans l’enseignement supérieur. On est plutôt heureux. Une sérieuse alerte, cependant : en 1911, un juif du voisinage est accusé du meurtre rituel d’un adolescent chrétien. Vieux grief absurde, remontant au Moyen Âge, et dont l’Allemagne du XIXe siècle a aussi fourni quelques exemples. Les juifs de la région se sentent  menacés. Par chance, l’accusé tient bon, et le tribunal l’absout entièrement. Tout n’est donc pas si mauvais dans l’empire des tsars.

En 1918, l’armée allemande, victorieuse sur le front oriental, occupe une grande partie de l’Ukraine. C’est l’occasion pour un nationaliste ukrainien, Petlioura, de détacher son pays de la Russie. Ses bandes entrent à Rovno, s’en prennent aux juifs. La maison des Genstein est attaquée. Le frère aîné d’Assia organise la défense avec succès. Puis ce sont les Polonais, récemment indépendants, qui réclament la région de Rovno (la Volhynie), au motif qu’elle leur a jadis appartenu. Et ils finissent par l’obtenir, après des  péripéties au cours desquelles un des frères d’Assia est tué.

En 1920, âgé de dix-sept ans et convaincu qu’il n’a pas d’avenir sous la domination polonaise, Assia décide de partir pour la Palestine, où affluent les colons juifs originaires de Russie ou de Pologne. Il s’intègre à un kibboutz. Aux travaux agricoles s’ajoutent des tours de garde, pour tenir les voisins arabes en respect. Après trois ans, le jeune homme se lasse. Sans doute a-t-il un caractère trop indépendant. Il devient artisan, construit des maisons près de Tel Aviv, mais connaît des difficultés financières. D’où en 1928, année de ses vingt-cinq ans, une nouvelle rupture : il s’embarque pour Marseille, alors qu’il ne connaît pas un mot de français. C’est là que son parcours diverge de celui des parents d’Amos Oz, restés en Palestine.

Bientôt, Assia s’installe comme maroquinier à Belleville. La femme qu’il épouse vient d’une famille juive de Moscou ; contrairement à son mari, elle n’a pas fui les Polonais, mais le régime soviétique, pour lequel Assia ressentait au contraire, durant les premières années, une certaine sympathie. Deux frères cadets d’Assia, des jumeaux, arrivent de Rovno sans être passés par la Palestine.

Les trois frères, bien que n’ayant pas la nationalité française, s’engagent comme réservistes dans l’armée de la Troisième République. En 1940, l’unité d’Assia bat en retraite jusque dans le Midi. Puis le maroquinier rentre à Paris, sans se douter des épreuves qui l’attendent. Il est interné, mais le séjour qu’il a effectué en Palestine lui sauve la vie : son passeport délivré à Tel Aviv porte la mention « personne sous protection britannique ». Les autorités d’occupation détiennent à part, à Saint-Denis, les captifs de cette sorte, et les traitent plutôt bien, avec l’idée de les échanger un jour contre des Allemands prisonniers des Britanniques.

Les frères jumeaux d’Assia ne bénéficient pas de cette protection. Pour eux, c’est le droit commun des juifs arrêtés : le camp de Pithiviers, d’où l’un d’eux, Sacha, précédemment chauffeur de taxi, est dirigé vers Auschwitz. Il a pourtant combattu à Narvik, s’y est conduit avec bravoure. Informée de ses états de service, l’administration française ne fait rien pour le repêcher. Une grande partie de la famille Genstein et apparentés, restée à Rovno, connaît le même sort – semblable en cela à la famille maternelle d’Amos Oz.

Après la guerre, Assia reprend son petit atelier de maroquinerie, embauche deux ou trois ouvriers. Il est naturalisé français en 1953. Mais s’il parle et lit couramment notre langue, il n’est jamais parvenu à l’écrire. Tous les jours, à son travail, cet homme respectueux des convenances porte une cravate. Le rythme se maintient jusqu’à son quatre-vingtième anniversaire. Les bracelets-montres en cuir étant passés de mode, il part enfin à la retraite. Il meurt à la fin de 1999, âgé de 96 ans.

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Intéressant pour l’histoire de la diaspora juive, ce document l’est aussi pour celle de la mobilité sociale en France.

Nous sommes bombardés de livres et d’articles de presse déplorant l’arrêt de l’ascenseur social. L’excellente revue Books fournit, dans son numéro daté d’avril 2019, un diagnostic plus nuancé : d’un côté, un ascenseur général, dont tout le monde ou presque profite, puisque le niveau d’instruction et le niveau de vie progressent ; de l’autre, des ascenseurs particuliers, moins performants. On oublie toujours que, la hiérarchie sociale étant faite de positions relatives, la montée de certains implique la descente d’autres, en nombre égal.

En tout cas, la lignée Genstein offre un exemple spectaculaire de promotion sociale – due non pas à la chance mais à la volonté et au mérite. La fille du pauvre immigrant Assia, Marie-Hélène Bérard-Genstein, ancienne élève de l’ENA, a occupé des postes de responsabilité à la direction du Budget, puis a géré les questions sociales à Matignon. Aujourd’hui consultante, c’est l’une des meilleures spécialistes des affaires économiques et financières de  l’Europe orientale. La petite-fille du pauvre immigrant, Marguerite Bérard, inspectrice des finances, est directrice du réseau France de la BNP-Paribas. Son frère Paul Bérard, lui aussi ancien de l’ENA, administre les finances de la région d’Ile-de-France. Dommage qu’Assia n’ait pas pu voir tout cela !

Le livre : Marguerite Bérard, Le Siècle d’Assia, récit, Flammarion, février 2019. 206 pages, 18 €.

Les nouveaux héros

Par Jacques Darmon

Chaque siècle, chaque civilisation choisit ses héros : ces personnages, réels ou mythiques, font rêver les peuples, emplissent l’imagination des adolescents, incarnent les valeurs partagées.

L’Antiquité admirait les sages et les poètes, Socrate et Homère. Les Temps Modernes ont honoré les Lumières, philosophes ou scientifiques, Descartes, Leibniz, Newton ou Rousseau. Au XX° siècle, ce sont les grands chefs politiques qui, pour le meilleur ou pour le pire, ont su émouvoir les foules. Effet de balancier, ce siècle s’est terminé par le surgissement de leaders pacifiques et bienveillants : Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela..

Nous entrons-semble-t-il- dans un nouveau monde : ceux que les peuples admirent, ceux que les médias encensent, ceux qui battent les records d’audience, ce sont désormais les traîtres et les dénonciateurs.

Il n’est plus un mois où le confident ou le proche d’une personnalité du monde des arts ou de la politique ne publie un livre incendiaire sur son ancien « ami ». Plus les propos sont cruels, plus le succès de librairie est grand. Si les faits rapportés deviennent graveleux, les records d’édition sont battus ! Les femmes trahissent leurs maris (parfois -mais plus rarement – les maris dénoncent leurs femmes), les fils insultent leurs pères, les filles couvrent leurs mères de critiques. Les conseillers politiques traînent leurs présidents dans la boue. Les médias se régalent : les micros sont tendus avec gourmandise vers ces traîtres admirés. Eux, qui ont accompagné si longtemps leurs « amis » dans l’infamie ou l’illégalité, retrouvent enfin le sens du devoir, renoncent à leurs turpitudes et rejoignent le camp des honnêtes gens : quel courage !

Parmi ces traîtres, il faut faire une place à part aux dénonciateurs. Les archives de la préfecture de Police montrent qu’au beau temps de l’Occupation, les lettres anonymes arrivaient par centaines. Ces brûlots, qui condamnaient à mort leurs victimes, étaient anonymes, car le geste était efficace mais moralement condamnable. Le verrou moral a sauté : le dénonciateur n’est plus un individu méprisable. C’est un héros exemplaire au service de la vérité et donc de la démocratie.  Grâce à lui, le citoyen comprend mieux la société dans laquelle il vit. Les méchants, les fraudeurs, les voleurs sont enfin punis. Le dénonciateur supplée ainsi la carence d’une justice trop lente ou trop sensible aux intérêts des puissants.

D’ailleurs, ce héros ne s’appelle plus dénonciateur ; il porte le nom glorieux de « lanceur d’alerte ». Dans son office de dénonciation, reconnu comme un service public, il est désormais protégé par des lois, tant au niveau national qu’au niveau européen. Il est soutenu par l’admiration que lui porte toute une couche de la population. Il bénéficie parfois- il faut bien vivre !- d’encouragements sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes.

En France, des journaux, des agences de presse se sont spécialisés dans cette noble tâche. Leurs collaborateurs portent le nom prestigieux de « journalistes d’investigation ». Des films, des émissions de télévision leur sont consacrés – qui soulignent le professionnalisme et le dévouement de ces héros des temps modernes. Parfois, des prix internationaux viennent récompenser ces actions dignes d’éloges.

Ces journalistes d’investigation sont en effet très efficaces : aucune poubelle de l’Histoire ne leur échappe.  La vie privée de leurs « cibles », leurs relations ou connaissances, leurs antécédents sentimentaux, bien entendu leur patrimoine et leurs revenus sont enfin dévoilés au grand public, toujours gourmand de ces révélations croustillantes. Aucun secret ne résiste : les déclarations fiscales, les comptes rendus d’interrogatoire de police, les pièces d’un juge d’instruction, théoriquement couverts par un secret légal, sont aisément obtenus par ces « journalistes » et immédiatement publiés. Bien évidemment, nul ne peut connaître les moyens qui ont permis d’accéder à ces informations confidentielles : « les sources » sont protégées. Ainsi les traîtres et les dénonciateurs ont partie commune.

On constate parfois des dérapages : les coupables ne sont pas toujours aussi coupables qu’il y paraît. Des vies, des réputations sont injustement brisées. Mais que voulez-vous ? Le « droit à l’information » justifie quelques dégâts collatéraux !

Les nouveaux héros (suite)

Par Jacques Darmon

Mon texte a suscité de nombreuses réactions. Je passe sur celles qui l’approuvent. Je m’adresse à ceux qui l’ont contesté, faisant valoir l’apport décisif des « lanceurs d’alerte » au fonctionnement démocratique. Ces critiques sont importantes, car je suis persuadé qu’elles reflètent l’opinion très majoritaire des citoyens français. Il faut donc y répondre.

A ces défenseurs du droit sans limite à l’information, j’adresse trois questions :

La première : la fin justifie-t-elle les moyens ? Faut-il, pour défendre la démocratie, renoncer à la présomption d’innocence, à la confidentialité de la vie privée ? Faut-il dorénavant, par crainte d’une dénonciation, considérer que nous n’avons pas d’amis, et même que nous n’avons pas d’amants ?

Les lanceurs d’alerte ne sont pas susceptibles d’être condamnés, même s’ils diffusent une information fausse, dès lors qu’ils peuvent prouver qu’ils sont de bonne foi. Peut-on accepter qu’une réputation soit ruinée par un lanceur d’alerte « de bonne foi » ?

Plus grave encore : peut-on laisser libre champ à des maîtres-chanteurs ? Les fameuses « alertes » ne concernent pas toujours des crimes ou même des délits : une simple information déplaisante, une photo compromettante peuvent ruiner une réputation ou même pire, par crainte du scandale, mettre un individu (ou une société) à la merci de ce lanceur d’alerte ! N’a-t-on pas déjà vu des « journalistes d’investigation » menacer de diffuser une information pour obtenir des renseignements ou des documents ?

Dans quelle société entrons-nous, où chacun doit se méfier de tout le monde ?

Ma seconde question porte sur l’efficacité de cette pratique. Défendre la démocratie, dites-vous ? On me cite le scandale du canal de Panama ou le Watergate. A coup sûr, des atteintes à la rectitude de la vie publique. Mais ces scandales ont-ils conforté ou affaibli les démocraties française ou américaine ? Plus près de nous, le « dégagisme » qui se développe dans tous les pays démocratiques n’est-il pas étroitement lié à cette multiplication des dénonciations, justifiées ou pas : le « sentiment du « tous pourris » n’est-il pas à la base de la crise des démocraties modernes ?

« Qui veut faire l’ange fait la bête », disait un moraliste. A vouloir laver plus blanc que blanc,  nos pays semblent des repaires de brigands, de voleurs, de violeurs ? Et pour quel résultat ? Les démocraties se portent-elles mieux depuis que les scandales (petits ou grands, significatifs ou marginaux, vrais ou faux) éclatent chaque jour et que les médias spécialisés se multiplient ?27

D’où ma troisième question : faut-il à ce point désespérer de la nature humaine pour considérer que ce mal est nécessaire ? Une société moderne, composée d’une grande majorité de citoyens  bien formés et cultivés, est-elle incapable de mettre en place des procédures plus respectueuses des droits de chacun ?

« Ne pouvant faire que la justice soit forte, on a fait que la force soit juste », disait le même moraliste. Que dirait-il aujourd’hui ?  Ne pouvant faire que le droit soit appliqué et que les citoyens soient défendus, nos démocraties ont renoncé au droit et laissé libre champ aux malfaisants.

François de Wendel, sous un regard objectif

Par Nicolas Saudray

L’intérêt principal de François de Wendel (1874-1949), pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est qu’il a été inscrit, bien involontairement, au frontispice de deux mythes : celui des marchands de canons, puis celui des deux cents familles. Qu’en est-il en réalité ?

À première vue, l’historien Jean-Noël Jeanneney n’était pas le mieux placé pour répondre. Comment cet universitaire d’origine protestante, petit-fils du grand notable républicain Jules Jeanneney qui fut président du Sénat, pouvait-il comprendre la mentalité de ce capitaine d’industrie aux positions conservatrices, ancien élève des jésuites ? Voici pourtant une étude attentive et équilibrée. Son auteur a été aidé par les dix mille pages de journal que le puissant maître de forges, contrairement à la plupart de ses pareils, avait pris le soin d’écrire et de léguer.

Résident de la Lorraine annexée, François de Wendel migre en France à l’âge de dix-sept ans, afin d’éviter le service militaire allemand. Pour sa famille, l’annexion de 1871 s’est traduite par des conséquences paradoxales. Le principal de son potentiel sidérurgique, autour d’Hayange (Moselle) se trouve sous une société de droit allemand, animée surtout par Charles de Wendel, qui est aussi député au Reichstag. Ses cousins François, Humbert, Maurice et Guy de Wendel dirigent une entreprise française située sur le bassin ferrifère de Briey, avec Joeuf (Meurthe-et-Moselle) comme établissement principal. La production française du groupe, assez récente, est égale à environ la moitié de la production allemande.  Et si maintenant l’on réunit, par la pensée, l’ensemble de la sidérurgie française à celle de la partie de Lorraine encore allemande, on constate que les Wendel des deux branches contrôlent 16 % du total. C’est appréciable. Cela reste très loin d’un monopole.

À la suite de dissensions familiales, Charles est écarté de sa présidence d’Hayange. En 1912, Il renonce à se représenter au Reichstag et reprend la nationalité française. La société allemande se trouve donc au pouvoir de Français. Le gouvernement du Reich n’apprécie guère mais, en fin de compte, ne sévit pas. C’est l’un des nombreux signes d’après lesquels je pense que la guerre de 14 n’avait rien d’inéluctable [1].

En avril 2014, trois mois avant le déclenchement du conflit, François de Wendel est élu député de Meurthe-et-Moselle. Elle est donc fausse, l’affirmation assez répandue selon laquelle il y aurait eu en même temps un membre de la famille au Reichstag et un autre au Palais-Bourbon. François va conserver son siège au Palais-Bourbon durant dix-huit ans. Il est, pour une part, l’élu de ses ouvriers : situation rare, même à l’époque.

Durant la première guerre mondiale, notre homme n’est plus qu’un député parmi d’autres. Ses mines et ses hauts-fourneaux sont aux mains de l’occupant. Il n’a plus aucun pouvoir économique, et subit l’ascension de son principal concurrent, Eugène Schneider, basé au Creusot, loin du front.

Après l’armistice, François de Wendel doit faire face à deux accusations politiques et médiatiques. La première est collective : la guerre aurait été provoquée par les marchands de canons. Bien des auteurs du temps y ont cru ; entre autres, Jules Romains dans ses Hommes de Bonne Volonté [2]. Mais, ayant étudié quelque peu le sujet, je n’ai trouvé, aux heures fatidiques, aucun marchand de canons dans l’entourage immédiat de Poincaré, de Guillaume II, de François-Joseph, de Nicolas II. Les susceptibilités nationales ont décidé de tout. Je note d’ailleurs qu’aujourd’hui, cette thèse de la responsabilité des marchands de canons est passée de mode.

La seconde offensive vise François de Wendel personnellement. Il aurait profité de son crédit de parlementaire pour empêcher l’aviation française de bombarder ses installations du bassin de Briey, occupées par l’ennemi. Les Allemands auraient donc continué de les utiliser. L’issue de la guerre en aurait été largement retardée, d’où la mort de centaines de milliers de soldats français. Jean-Noël Jeanneney dissipe parfaitement cette légende tenace. Les responsables de l’aviation française ne souhaitaient pas intervenir dans ce secteur trop bien défendu.  D’ailleurs, les Allemands n’avaient pas remis les hauts-fourneaux en marche, sans doute par crainte d’une attaque. Ils n’exploitaient que les mines de fer, trop profondes pour être sérieusement atteintes par les bombes de l’époque.

La guerre ayant pris fin, François de Wendel préside le Comité des Forges, organisme supposé tout puissant à l’instar de la Congrégation ou du Grand Orient. En réalité, il est divisé, par suite de la rivalité entre sidérurgistes (les Wendel contre les Schneider), et aussi de leurs divergences avec les industriels de la première transformation, Pont-à-Mousson par exemple, inclus dans le même syndicat.  Profitant de ces désaccords, le secrétaire général a au moins autant de pouvoir que le président. De surcroît, le Comité des Forges s’entend médiocrement avec le Comité des Houillères, autre habitué des antichambres ministérielles.

Durant les années d’après-guerre, François de Wendel se montre partisan de la fermeté envers l’Allemagne vaincue, et notamment de l’occupation de la Ruhr (réalisée en 1923). Est-ce pour garantir l’approvisionnement en coke dont ses hauts-fourneaux ont besoin ? Ces fournitures sont déjà assurées, dans une large mesure, par une mine du bassin d’Aix-la-Chapelle, sur la rive gauche du Rhin, zone bien distincte de la Ruhr et déjà occupée par l’armée française en exécution du traité de Versailles. Cette mine se trouve sous contrat avec les Wendel, et ils ne vont pas tarder à l’acheter.

La position de François au sujet de la Ruhr ne reflète donc pas vraiment son intérêt économique, mais plutôt ses convictions nationalistes, résultant elles-mêmes de son éducation. D’ailleurs, l’industriel ne semble pas avoir pesé lourd dans cette affaire essentiellement politique, conséquence inévitable d’un niveau trop élevé de réparations mises à la charge de l’Allemagne. Dès lors que la décision avait été prise, à Versailles, de ne pas démembrer l’ancien empire de Guillaume II, la seule politique rationnelle aurait consisté à se réconcilier avec lui, et donc à alléger très vite le fardeau des réparations. Ni Poincaré, ni les Wendel, ni la majorité des hommes politiques du temps n’ont aperçu cette nécessité. L’occupation de la Ruhr a été, à terme, l’un des facteurs de la montée du nazisme.

S’agissant de la rive gauche du Rhin, François de Wendel, fortement impliqué, comme on vient de le voir, dans les charbonnages qui s’y trouvent,  souhaite évidemment qu’elle se détache de l’Allemagne. Mais il ne fait rien de concret en ce sens. Il néglige de prendre contact avec les séparatistes, parmi lesquels Adenauer.

Au cours des années suivantes, il s’intéresse moins à l’Allemagne, et davantage aux problèmes monétaires français. La politique de la Banque de France est conduite par son gouverneur, nommé par le gouvernement. Il doit cependant, pour les décisions importantes, recueillir l’accord d’un conseil de régence, dont onze membres sur quinze représentent les actionnaires. Déjà régent depuis 1913, mais sans grande influence, F. de Wendel acquiert du poids à la faveur d’un changement de gouverneur. Il devient, dans cet aréopage, le plus écouté avec Édouard de Rothschild.

Une occasion de peser sur le cours des événements lui est bientôt donnée. Les élections de 1924 ont donné le pouvoir au Cartel des gauches, avec un programme fiscal qui effraie.  La cote du franc sur les marchés ne tarde pas à baisser. De surcroît, le gouvernement Herriot emprunte à la Banque de France au-delà du plafond fixé par la loi. Pour que cela ne se voie pas, la Banque est priée de falsifier son bilan. Lorsqu’ils découvrent la manœuvre, les régents, dont F. de Wendel, la dénoncent ; ils sont dans leur rôle. Herriot est renversé, par deux fois. Poincaré est appelé rue de Rivoli pour stabiliser la devise nationale.

Herriot et ses amis diront qu’ils se sont heurtés à un mur d’argent, et le terme restera. Leurs principaux adversaires, cependant, n’étaient pas des  oligarques français, mais les opérateurs internationaux qui spéculaient contre le franc, non sans motifs.

L’arrivée de Poincaré rétablit la confiance. À quel niveau le franc doit-il être stabilisé par rapport à l’or ? La Grande-Bretagne a donné un fâcheux exemple, en maintenant le sterling, malgré l’inflation, à sa parité d’avant-guerre ; d’où un fort handicap pour son économie. Sans aller si loin, Wendel plaide pour une revalorisation marquée du franc. Par intérêt personnel ? Jean-Noël Jeanneney prouve le contraire : l’approvisionnement charbonnier de ses usines étant assuré en interne, il n’a rien à gagner ni à perdre aux fluctuations du change, tandis que ses concurrents français, acheteurs de coke en Allemagne, le paieraient moins cher, et réaliseraient donc un gain, si le franc s’appréciait par rapport au mark. La position de Wendel s’explique plutôt par son patriotisme (ou nationalisme, comme on voudra), et par sa sollicitude envers les rentiers, dont il ne fait pas partie, puisque les industriels sont, par construction, emprunteurs.

Après hésitation, Poincaré opte pour une revalorisation modérée : le franc se situera aux quatre cinquièmes de sa parité d’avant-guerre. Wendel est donc moins puissant qu’on ne croyait. Il prend certes le contrôle d’un  quotidien prestigieux, le Journal des Débats. Mais cette feuille est loin de conserver son audience du siècle précédent.

L’année 1929 se caractérise, d’un point de vue international, par deux opérations symétriques, menées avant que la crise n’éclate : la dette de guerre allemande est réduite et rééchelonnée jusqu’en 1988 (plan Young) ; le remboursement de celle que la France avait contractée envers les États-Unis est réparti jusqu’à la même année (accords Mellon-Bérenger).

Wendel combat la ratification de ces derniers. Il voudrait établir un lien : la France ne serait tenue de rembourser les États-Unis que dans la mesure où elle aurait elle-même été remboursée par l’Allemagne.  Pour lui, c’est une nouvelle défaite. Mais en fin de compte, il aura une amère satisfaction, car du fait de la crise et de l’approche de la Seconde guerre, aucune des deux dettes ne sera remboursée, hormis une petite fraction. De toute façon, dans un monde devenu mouvant, une échéance aussi lointaine que 1988 avait peu de chances d’être respectée.

En 1935, Wendel devenu sénateur mais resté régent tire la leçon de ces péripéties : Je n’admets pas qu’après vingt-deux ans de régence, pendant lesquels je n’ai tiré aucun profit, même indirect, de cette situation, et ai quand même rendu quelques services, on vienne contester la légitimité de ma présence rue de la Vrillière (c’est-à-dire à la Banque de France). Durant ces années, à vrai dire, c’est surtout son frère Humbert qui a piloté la firme sidérurgique, laissant la politique à son aîné.

Suit, pour celui-ci, une série de déceptions : retour triomphal de la Sarre à l’Allemagne (il fallait s’y attendre et l’accepter beaucoup plus tôt) ; campagne électorale de 1936, au cours de laquelle la puissance et le germanophilie (!!) des Wendel sont dénoncées chaque jour ; demi-nationalisation de la Banque de France ; accord de Munich, que l’industriel réprouve, contrairement à la plupart de ses pareils (là, il s’accorde avec Jules Jeanneney) ; dissolution du comité des Forges, par une loi de Vichy. Sur ordre de l’occupant allemand, François de Wendel est interdit de séjour en Lorraine. Ce qui n’empêche pas la presse communiste, à la Libération, de l’accuser de trahison.

On ferait donc erreur en le considérant comme l’un des principaux tireurs de ficelles de la politique de son époque. Deux hommes coexistaient en lui : un industriel honorable et efficace, qui fabriquait de l’acier et non des armes ; un homme politique, également régent de la Banque de France, toujours soucieux de ce qu’il pensait être l’intérêt de son pays, et auquel les échecs n’ont pas été épargnés. Le premier homme semble bien n’avoir jamais profité de la position du second.

L’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney n’a pas été rédigé pour un vaste public. C’est l’abrégé d’une thèse de haut niveau, au texte dense. Mais je le recommande à tous ceux qui s’intéressent de près à l’histoire de la Grande guerre et de l’entre-deux-guerres.

Le livre : Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel – L’Argent et le Pouvoir. Réédition dans la collection Biblis (CNRS), janvier 2019, 674 pages, 14 €.

[1] Nicolas Saudray, 1870-1914-1939 — Ces guerres qui ne devaient pas éclater, Michel de Maule 2014.
[2] Et aussi le polémiste Galtier-Boissière, également l’un des principaux acteurs de la campagne relative au non-bombardement du bassin de Briey. J’insère dans la rubrique Histoire du XXème siècle du site Montesquieu mon compte-rendu de ses articles du
Canard Enchaîné.

Nouveaux regards sur Otello : 3 – La Desdémone d’Aleksandra Kurzak

Par Jacqueline Dauxois
Cet article est le troisième de la série consacrée, sous la même rubrique du site Montesquieu, au chef d’œuvre de Verdi.

 L’année dernière, Aleksandra Kurzak, soprano polonaise, a incarné Desdémone à Hambourg, après une prise de rôle à Vienne, où elle a conquis le public en dépit d’une mise en scène obscure à tous les sens du terme. Pour sa troisième Desdémone, où elle retrouve son partenaire et mari, le ténor franco-sicilien Roberto Alagna, lui aussi à son troisième Otello, elle emporte tous les suffrages à l’Opéra de Paris. Dans la production classique d’Andrei Serban, elle rayonne par son jeu de comédienne autant que par son chant.

Confrontée aux injustes accusations d’Otello, trop loyale pour comprendre quel mécanisme infernal l’entraine sur les marches de l’enfer, Desdémone passe du bonheur à une irrésistible douleur. Aleksandra Kurzak révèle l’angoisse qui la torture sans jamais entamer son amour pour Otello.
Lorsqu’elle perd pied en face d’accusations horribles, lorsqu’Otello la traite de vil cortigianna, vile courtisane, elle se raccroche héroïquement à l’amour et, jusqu’à “l’heure de sa mort”, elle se bat pour vivre, aimer et défendre la vérité qui pourrait la sauver.
Son seul mensonge est un pathétique mensonge d’amour. Mourant de la main d’Otello, elle s’accuse de s’être tuée elle-même pour lui épargner le tribunal et le sauver.

Tombée dans un piège diabolique, elle souffre et se débat comme une bête marquée au fer. Elle ne peut pas comprendre pourquoi celui qui devrait la protéger est celui qui lui inflige une telle souffrance. Si un autre l’accusait avec une pareille injustice, c’est vers lui qu’elle se tournerait, lui, Otello, son incompréhensible bourreau – pour la défendre.

Lorsque son désarroi se traduit par un appel désespéré à sa servante Emila avant l’Ave Maria, auquel elle donne une douceur arachnéenne, Aleksandra Kurzak bouleverse la salle jusqu’au cœur.

Dans son interprétation justifie pleinement les mots qu’Otello lui adresse dans la pièce de Shakespeare : “You are my fair warrior !”. Sa Desdémone est un altier guerrier de l’amour. Le librettiste italien Boito se trompe (mais c’est le regard de son époque sur les femmes qui l’y incite) sur ce caractère en mettant ces mots dans sa bouche à elle. Mais par la force et la conviction de son jeu, Aleksandra Kurzak fait oublier ce détournement du texte et rétablit la vérité d’un personnage dont elle sait rendre l’amour sans mièvrerie et le désespoir sans renoncement. Avec sa voix dans sa plénitude et son jeu de tragédienne shakespearienne, Aleksandra Kurzak prouve qu’elle est capable d’incarner, vocalement et scéniquement, toutes les héroïnes qui nous font rêver.

En face de cette Desdémone, tour à tour sensuelle et évanescente, au charme et à la grâce irrésistibles, au chant toujours plus beau, si Otello ne passe plus pour un monstre haïssable, c’est que Roberto Alagna a vraiment changé notre regard. Son Otello rejoint alors cet autre mari jaloux, dans un opéra à l’esthétique radicalement différente, le Golaud, humain, trop humain, de Pelléas et Mélisande.
Mais si Roberto Alagna interprétait l’opéra de Claude Debussy, il serait Pelléas et non Golaud.

Annexe sur le spectacle qui a été donné

Huit représentations à l’Opéra Bastille avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, en mars 2019.
La mise en scène est d’Andrei Serban (décors Peter Pabst, costumes Graciela Galn, lumières Joël Hourbeigt). Sensible et intelligente, la direction d’orchestre de Bertrand de Billy respecte les chanteurs, comme toujours (chef des chœurs José Luis Basso).
George Gagnidze, qui avait été Tonio dans Pagliaccio, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, au Metropolitan l’année dernière, est un Iago convainquant. Sa stature puissante est utilisée en contraste avec l’agilité de fauve d’Alagna. Son interprétation, dans le droit fil de l’Otello d’Alagna, renonce à toute forme d’outrance.
Il n’y a pas de rôles secondaires dans Otello, aussi faut-il tous les citer : Marie Gautrot, noble Emilia ; Frédéric Antoun, fougueux Cassio, aussi bon chanteur que chaleureux comédien :
« Heureusement que je ne chante pas Otello, tu as vu le rôle ? comment fait-il ? » ; Alessandro Liberatore, ce Romain qui souffre du climat parisien, incarnant Roderigo :  « D’habitude je chante Alfredo dans La Traviata, mais pour avoir Alagna comme partenaire, j’accepte ici un petit rôle » ; Paul Gay, Lodovico impressionnant de majesté ; Thomas Dear, très bon Montano.

­Pour voir les photos du spectacle :
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/la-desdemone-daleksandra-kurzak/

Raymond Marcellin dans la Résistance

Par François Leblond

L’origine d’une longue carrière politique

Les lecteurs des générations récentes, que nous espérons nombreux à butiner sur le site Montesquieu, se demanderont peut-être qui était Raymond Marcellin (1914-2004). On se souvient surtout de lui comme ministre de l’Intérieur en mai 1968. Un affreux flic, estiment certains. Mais c’est peut-être grâce à sa fermeté que l’appareil de l’État ne s’est pas écroulé, durant ces chaudes journées. Après cette performance, Marcellin est resté encore près de six ans place Beauvau, et il a été le père de la décentralisation – aujourd’hui remise en cause, pour partie, par la réforme de la taxe d’habitation.   

Les biographies de Raymond Marcellin indiquent que ses activités de résistance se sont passées aux côtés de Georges Loustaunau-Lacau et de Marie-Madeleine Fourcade  au sein du réseau «  Alliance ». Pour comprendre l’importance de cette étape de sa vie, alors qu’il s’est peu exprimé publiquement sur le sujet, Il importe de rappeler ce qu’étaient ces deux personnalités, ce qu’elles ont réalisé, quelle a été son rôle auprès d’elles et quelles leçons il en a tiré pour la suite.

Georges Loustaunau-Lacau, un officier au passé glorieux, très connu dans le monde des armées de l’entre- deux guerres, apprécié du général de Gaulle comme du maréchal Pétain, a appelé auprès de lui Marie-Madeleine Fourcade quand il a créé, en 1936, le réseau Corvignolles. Ce nom bucolique constituait un hommage à Vauban, grand serviteur de l’État (et plus tard, parrain d’une promotion de l’ENA), dont la mère, fille d’un marchand assez modeste, était née Edmée Corvignolle.

L’objectif de Loustanau-Lacau était de débusquer les cellules mises en place dans l’armée par le parti communiste, qui pouvaient être la source de désertions massives en cas de conflit, et de les neutraliser. Les résultats ont été spectaculaires. Quinze cents officiers ont fait partie de ce réseau. Un dialogue s’est instauré avec le plus hautes autorités de l’Etat ainsi qu’avec d’autres mouvements, principalement les Croix de Feu du colonel de La Rocque, en la personne de son délégué général, mon oncle René Piercy, surnommé Etienne le Balafré, arrêté à Lyon par Barbie en 1943 et mort en déportation. Les historiens ont démontré qu’il n’y avait pas de lien entre Corvignolles et la Cagoule.

Loustanau-Lacau, personnage haut en couleurs, a été emprisonné en 1939 pour insubordination, sur ordre de Daladier. Mais bientôt libéré. Et cela ne retire rien à son dévouement.

 Beaucoup de ceux qui ont participé à son réseau, une fois démobilisés après la défaite de 1940, étaient disponibles pour poursuivre le combat. Ils ne distinguaient pas, à l’inverse d’autres mouvements de résistance, la lutte contre Hitler du combat contre les bolcheviques, ses alliés du moment. Loustaunau-Lacau avait connu avant- guerre le maréchal Pétain et attendait de lui qu’à titre personnel, il lui permette d’aider l’Angleterre dans sa lutte contre le Reich allemand. Celui-ci lui apporta discrètement des moyens financiers lors d’un entretien en tête-à-tête.  En 1940, Loustaunau- Lacau fut, trois mois, délégué de la Légion du combattant avant d’être mis en prison par le régime de Vichy qu’il avait jusque-là soutenu mais dont il dénonçait les dérives. Il convainquit alors de nombreux de ses anciens amis du réseau Corvignolles, résidant un peu partout en France, de le suivre dans la clandestinité et de constituer le réseau « Alliance » qui se mit, dès 1941, à la disposition de la Grande-Bretagne. Beaucoup d’autres parmi les personnes présentes à Vichy, notamment les « compagnons de France » suivirent leur exemple.  L’objectif était de quadriller le territoire français pour communiquer aux armées alliées se préparant à l’offensive les renseignements dont elles avaient besoin pour cibler les actions prioritaires et de localiser les nouvelles armes de destruction massive qu’il fallait neutraliser.

 En théorie, l’action conduite pouvait être reconnue internationalement comme militaire, et les membres du réseau, en cas d’arrestation par la Gestapo, insistaient, sans succès, pour se voir appliquer les lois de la guerre à cet égard. Tous observaient les règles qu’ils avaient apprises au sein de l’armée, ce qui donnait à leur action une rigueur que d’autres mouvements de résistance avaient de la peine à respecter. Ainsi, ceux d’entre eux qui avaient pu servir Vichy à ses débuts entraient désormais dans la clandestinité.

 L’attitude de Loustanau-Lacau à l’égard de Pétain est bien résumée dans son témoignage à son procès : « Je ne dois rien au maréchal Pétain mais je suis écœuré par le spectacle des hommes qui, dans cette enceinte, essayent de refiler à un vieillard presque centenaire l’ardoise de toutes leurs erreurs »

 Loustaunau-Lacau poursuivit sa carrière politique sous la Quatrième République. En 1955, peu avant sa mort à soixante ans, le président de la République, Vincent Auriol, le fit passer général (de réserve). Belle revanche pour l’emprisonné de 1939 et de 1941. Il était  resté jusqu’à ses derniers jours très lié à Raymond Marcellin.

 Il avait désigné Marie Madeleine Fourcade, toujours à ses côtés en 1940, pour le remplacer s’il était empêché. C’est ce qui s’est passé dès 1941 avec son arrestation par Vichy puis plus tard sa déportation par la Gestapo. Elle devenait la première femme chef d’un réseau de résistance. Cette personne, appartenant à la haute bourgeoisie, avait alors 32 ans. Séparée d’un officier qu’elle avait épousé très jeune, elle était mère de deux enfants qu’elle avait mis en sûreté en Suisse pendant toute la guerre.

Loustaunau-Lacau, qui avait pu apprécier ses exceptionnelles qualités, l’avait fait connaître avant-guerre aux officiers qu’il engageait dans son réseau en la prenant comme collaboratrice de tous les instants. Il l’avait ainsi préparée à être reconnue en son absence comme la responsable incontestée d’« Alliance ». Ce fut désormais à elle que revint pendant trois ans la responsabilité d’ensemble. Elle le fit en acquérant une grande compétence. Initiée à toutes les techniques de transmission d’information dans la clandestinité, elle fit preuve d’une audace raisonnée et d’un courage de tous les instants. Elle passa une partie de son temps en Angleterre pour y défendre le rôle qu’entendait jouer « Alliance » dans la victoire attendue. Elle utilisa un avion monomoteur Lysander qui pouvait se poser et décoller dans un champ, voler à basse altitude et ainsi échapper aux tirs ennemis.

Une anecdote la définit parfaitement. Arrêtée par la Gestapo à un de ses retours, elle constate que sa cellule donne sur l’extérieur de la prison, elle attend trois heures du matin, se met entièrement nue pour se glisser entre deux barreaux ; la tête a du mal à passer, d’où de violentes douleurs ; elle parvient néanmoins à l’extérieur et bénéficie de quelques heures avant d’être recherchée. En fin de compte, elle échappe à ses bourreaux de la Gestapo après un parcours rocambolesque ponctué de grands dangers.

 La Grande-Bretagne l’a reconnue comme chef et l’a soutenue aux yeux des autres résistants, notamment les services rattachés au Général de Gaulle. Dans un premier temps, elle eut pour objectif de promouvoir le général Giraud qu’elle aida à partir pour l’Algérie depuis la Côte d’Azur. Quand de Gaulle prit le pas sur lui, après la concurrence qui s’était développée entre les deux hommes, elle s’en rapprocha et ne le quitta plus jusqu’à la fin de la guerre, malgré la méfiance dont elle était parfois l’objet de la part de l’entourage de ce dernier.

Elle avait recruté auprès d’elle un brillant normalien, agrégé de mathématiques, âgé de vingt-huit  ans, Georges Lamarque, connu désormais sous le pseudonyme de Pétrel, que Georges Loustaunau-Lacau connaissait bien car il l’avait rencontré chez les  « Compagnons de France », une des institutions créées par Vichy qui venait d’être dissoute. Elle attendait de lui qu’il étoffe son équipe en recrutant des personnalités de haut niveau dont il garantissait la loyauté.

 C’est ainsi qu’il lui présenta quelqu’un de son âge, un avocat, qui s’était rendu à Vichy où se trouvait son père, après une évasion très risquée quelque temps après avoir été fait prisonnier, Raymond Marcellin. Celui-ci avait eu une jeunesse difficile, source de volonté. Il avait été en pension à l’âge de neuf ans et avait conduit ses études à la force du poignet. Georges Lamarque, qui l’avait retrouvé à Vichy mais devait le connaître depuis longtemps, disait de lui à Marie-Madeleine en le lui présentant qu’il était comme son frère. Celle-ci eut pour Marcellin, d’emblée, une estime dont elle fait état dans son livre L’Arche de Noé : « Un homme remarquable »

Pour Lamarque, « seul compte le sens de la mission, les nazis ne comprennent que les coups au but, je vais leur en administrer ». On croirait entendre Marcellin en 68 face à ceux qui voulaient mettre à mal les lois de la République

 Lamarque et Marie-Madeleine étaient en en contact quasi-quotidien. Elle avait besoin de ses conseils dans tous les domaines. Lui-même parcourait sans cesse la France par tous les moyens à sa disposition, sans s’arrêter aux risques qu’il courait. Dans son livre de mémoires paru en 1968, elle évoque Lamarque plus de cinquante fois en des termes élogieux.

L’action à conduire était très compliquée.  Lamarque et Marcellin, en relations régulières quelles que fussent les distances géographiques, pouvaient rechercher ensemble les moyens de porter des coups majeurs aux nazis en sélectionnant méthodiquement des informations précieuses, notamment sur les armes nouvelles en préparation sur le sol français, et en localisant de façon précise les lieux à bombarder. Les bavures qui se produisirent notamment à Lyon et à Marseille, lors des bombardements des 26 et 27 mai 1944, sont nées d’opérations extérieures aux réseaux « Alliance » et insuffisamment préparées.

 Les Allemands faisaient tout pour détruire le réseau, en utilisant des moyens radios très sophistiqués. Un tiers de l’effectif a disparu, souvent dans des souffrances extrêmes. Lamarque a été fusillé en septembre 1944 après s’être infiltré dans les lignes ennemies pour apporter des renseignements utiles aux alliés dans leur progression vers l’Allemagne. Marcellin en a été sûrement très peiné ; il était désormais seul. Cela a dû beaucoup compter dans sa décision de se consacrer en entier à la politique et de poursuivre l’idéal de son ami trop tôt disparu.

Le réseau « Alliance » avait eu une place à part dans la Résistance, en ne transigeant jamais sur l’objectif à atteindre, le retour à la souveraineté. Certains de ses membres ont eu du mal à admettre la décision hautement politique du général de Gaulle d’accepter le retour d’URSS de Maurice Thorez, qu’ils considéraient comme un déserteur.

 En se proclamant indépendant pendant un demi-siècle de vie politique, Marcellin a voulu rester libre de défendre les valeurs auxquelles il croyait, sans être contraint par la discipline d’un parti. Son ami Lamarque avait eu la volonté constante, comme Loustaunau-Lacau, de lutter contre les nazis tout en contenant le parti communiste. L’action conduite par Marcellin sous la Quatrième République d’abord, sous la Cinquième République ensuite, visait ce dernier objectif : pour lui plus que pour d’autres, la place trop forte de ce parti au lendemain de la guerre était une menace pour la République. Il l’a montré en 1948 aux côtés de Jules Moch et en 1968 quand le ministère de l’Intérieur lui a été confié, mais beaucoup de ses prises de position entre ces deux dates ont été marquées par la volonté de combattre tout ce qui fait la faiblesse d’un pays et de remettre en cause certaines pratiques nées de la présence des communistes au gouvernement jusqu’en 1947. Quelles que fussent les fonctions ministérielles qui lui étaient confiées, il a toujours privilégié la continuité de l’État républicain et la défense des libertés politiques et économiques qui n’existaient pas derrière le Rideau de Fer.

 Sa proposition de loi d’instituer pour la France, à l’image de ce qui existe en Angleterre, le scrutin uninominal à un seul tour, procédait de cette volonté d’éliminer les extrêmes et de construire un système d’alternance respectant les institutions au lieu de les combattre. Il n’a pas été écouté malgré l’intérêt que cette proposition suscitait.

 Suivant toujours le même objectif d’équilibre social, il s’est opposé avec colère aux initiatives de Valéry Giscard d’Estaing de regroupement familial, pour lui source d’une immigration qui ne pourrait être maîtrisée.

 Marcellin a mis, dans tous ses actes, l’énergie qui avait été la sienne pendant la guerre. La politique est un combat permanent, il l’a montré jusqu’à la fin.

Après son départ du ministère de l’Intérieur, il a soutenu au Sénat la politique de rigueur nécessaire après chacun des deux chocs pétroliers, conduite par Jean-Pierre Fourcade puis Raymond Barre. La défense de la monnaie restait pour lui un préalable.

Il avait bien connu François Mitterrand pendant la Quatrième République. L’élection de ce dernier à la présidence de la République avec l’appui des communistes ne pouvait lui convenir mais, connaissant l’homme, il ne doutait pas de son habileté à s’affranchir de cette contrainte et ses relations avec lui sont restées cordiales. Il disait même que celui-ci lui avait proposé l’Intérieur.  Une telle nomination était impossible en 1981 ; elle aurait pu constituer une solution après le retour aux attentats qu’a connus notre pays au cours des deux premières années de la Gauche au pouvoir. Ceux qui ont été nommés alors se sont inspirés des méthodes qu’il avait mises en œuvre durant six ans et ont bien souvent, confié l’action quotidienne aux hommes dont Marcellin avait favorisé la carrière. La nomination de Guy Fougier à la Préfecture de Police en 1983 en est l’expression.

C’est bien la Résistance qui a été la source de cette carrière tout entière consacrée à la France. L’omerta dont il a été victime après son départ du ministère de l’Intérieur s’explique par l’ombre que sa réussite aurait pu faire à ceux qui l’ont suivi.

Nouveaux regards sur Otello : 4

Par Jacqueline Dauxois

Cet article clôt la série de quatre consacrée par Jacqueline Dauxois au chef d’œuvre de Verdi, qu’Alagna vient de remettre dans sa juste tonalité.

 

En 2014, Roberto Alagna chante Otello aux Chorégies d’Orange pour la première fois. Il reprend le rôle en 2018, à l’Opéra de Vienne et, en 2019, à l’Opéra de Paris Bastille.

1

LA RÉVÉLATION D’ORANGE

Luciano Pavarotti, lorsqu’il disait qu’il ne voulait pas chanter Otello parce que c’était un méchant, traduisait l’opinion générale.
Roberto Alagna non plus ne veut pas chanter un méchant ! Il révèle alors deux visages d’Otello qu’il intègre l’un à l’autre : un amoureux passionné comme Roméo et un guerrier qui aime pour la première fois. Et c’est ainsi qu’il crée un Otello, superbe et triomphant, qui descend tous les degrés de l’enfer sans crier ni hurler et qui touche le cœur.
Ce filtre d’amour, il ne l’invente pas.
Il a lu Shakespeare en cinq ou six langues, et connaît les derniers mots d’Othello avant de se tuer :
« … parlez de moi tel que je suis(…) alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse mais avec trop d’amour ; d’un homme peu accessible à la jalousie, mais, si on l’ébranle, tourmenté à l’excès(…) ; d’un homme dont les yeux qui n’en peuvent plus, bien qu’il n’ait pas l’habitude de s’attendrir, versent des larmes aussi abondantes que les arbres de l’Arabie leur gomme bienfaisante. » (1)
C’est textuellement ce dont rend compte la musique de Verdi, avec la reprise du thème du baiser au moment de la mort.
C’est exactement ce que donne Alagna sur la scène d’Orange.

Étonné et séduit par un personnage dont il ignorait qu’il pouvait l’aimer, le public a ovationné passionnément ce nouvel Otello.
La presse l’a louangé. Mais sans un commentaire sur le fond de ce qu’il a fait, ce bouleversement complet du personnage.

2

LE DÉFI DE VIENNE

Lorsqu’il reprend le rôle à Vienne, la mise en scène expressionniste, avec de éclats ténébreux, cadre idéal pour présenter l’ancien Otello, est en contradiction totale avec celui d’Orange. Roberto Alagna a relevé le défi. Dans un décor aride, dans les ténèbres ou sous des éclairages d’un bleu cru et cruel, alors que tout était mis en place pour souligner la traditionnelle noirceur d’un Otello psychorigide, il a révélé le sien avec tant de force et une telle présence en scène que la douloureuse et violente fragilité de l’Otello d’Orange était plus émouvante parce que tout était fait pour la rejeter.
Il a fait pleurer la salle en parvenant à donner du sens à une mise en images qui n’en avait plus.

La nouveauté de cet Otello, tendre tueur, amant déchiré qui meurt d’avoir assassiné son amour, n’a pas échappé à Dominique Meyer, le directeur de l’Opéra.
Le soir de la première, il a dit au ténor, cueilli en coulisses dans son costume et son maquillage de scène, qu’il venait “enfin” d’assister à Otello.

3

LE TROISIÈME OTELLO

LOtello de Roberto Alagna a été donné trois fois, dans trois lieux prestigieux. Mais c’est seulement la troisième fois, à l’Opéra de Paris, que le spectateur a assisté à la mort du héros.
À Orange, la fin était si mal éclairée qu’Otello, se poignardant et tombant à la renverse sur le corps de Desdémone, n’a pas été vu de la moitié des gradins. À Vienne, on ne l’a même pas vu tuer Desdémone : il était dans les ténèbres, caché par des grillages soutenus par des cadres de bois.
Or, chantée et jouée par Roberto Alagna, cette fin est si bouleversante et plonge si loin dans la vérité de l’amour et la mort confondus qu’on mesure ce qu’on nous a volé, deux fois de suite. C’est beaucoup. Parce que, lui, c’est certain, chaque fois, il a tout donné, son visage avec sa voix.

Si on vous dit qu’un soir, après l’entracte, il a été malade et si vous étiez à l’Opéra, ce soir-là, vous savez que la fin fut poignante, y compris à ces moments où sa voix de lumière devenait rauque, car rauque, elle n’est pas laide, mais étrange ; elle rendait plus dramatique la vérité de la tragédie qui se doublait de la sienne. Dans sa technique, son courage, l’admiration qui venait de la salle, il a trouvé des forces dont il s’est servi jusqu’au tomber du rideau pour un Otello qui a transporté le public, profondément impliqué avec lui dans une émotion différente de l’habituelle perfection.

(1) Les Tragédies de Shakespeare, 5 volumes, Union Latine d’Editions, 1939, Traduction de Suzanne Bing et Jacques Copeau.

Pour une analyse plus approfondie et pour voir les photos des trois spectacles :
http://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/lotello-de-roberto-alagna-un-nouveau-regard/

La machine de Turing (théâtre)

Par Nicolas Saudray    

          La machine de Turing a été le premier ordinateur. Durant la Seconde guerre mondiale, elle est parvenue à casser la machine à coder allemande, et donc à déjouer de nombreuses attaques, de nombreux torpillages. Mais le génial inventeur, le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954), a été bien mal récompensé. Ayant eu des relations jugées coupables avec un voyou (majeur), il a été condamné à la castration chimique et, dégoûté du résultat, s’est donné la mort en croquant une pomme imbibée de cyanure. Compte tenu des règles de secret imposées par la guerre froide qui a suivi la chaude, ses réalisations étaient restées inconnues du public. Elles n’ont été révélées que durant les années 1970. Et la reine n’a gracié le condamné, post mortem, qu’en 2013 !

          Benoît Solès a ressuscité pour la scène cette aventure hors normes, à la fois stimulante et navrante. Après avoir triomphé en Avignon, sa pièce fait les belles soirées du théâtre Michel depuis cinq mois, et il y en aura encore au moins deux : une performance qui devient rare. Mise en scène par Tristan Petitgirard, elle bénéficie d’un beau décor qui évoque les rouages de l’énorme appareil, à la fois magique et infernal. Captivante, un peu longue peut-être, elle s’étend quelques moments de trop, à mon goût, sur les états d’âme de l’inventeur, et pas assez sur les résultats stratégiques de son décryptage. Il fallait bien sûr décrire l’effort surhumain de Turing pour percer, au-delà des codes ennemis, les mécanismes de l’univers. Et c’est remarquablement fait. Certaines redites pouvaient néanmoins être évitées.

          En outre, le désir de surprendre le public a fait, un instant, égratigner la vraisemblance. L’auteur semble croire que les Britanniques auraient volontairement laissé les Allemands couler une partie de leur flotte de commerce, afin d’éviter qu’ils ne devinent la réussite du décryptage effectué par Turing. Mais en 1942 et 1943, la Grande-Bretagne vivait dans l’angoisse d’une rupture de ses approvisionnements. On peut être certain que le moindre renseignement concernant les navires a été exploité.

          Peu importent, à vrai dire, ces modestes réserves. La pièce donne lieu à un prodigieux numéro d’acteurs. Benoît Solès a déjà fait ses preuves, notamment au cinéma et à la télévision. Il est secrétaire à la Culture du parti « Les Républicains », ce qui le singularise dans le milieu théâtral (comme Turing l’était parmi ses collègues) et tient un petit restaurant place des Vosges. C’est lui qui joue le rôle de l’inventeur.

          Gageure, tant les physiques diffèrent : Turing avait des traits plutôt lourds et gardait son sérieux, tandis que Solès a un visage émacié et rieur. Mais ce prestidigitateur, profitant du fait que les gens dans la salle n’ont pas la photo du héros en mémoire, réussit à donner de lui une image plus vraie que la réalité. Ayant remarqué, dans les biographies, les bégaiements de l’infortuné, il en tire, tout au long du spectacle, des effets à la fois réjouissants et attendrissants. Le triste Turing devient un savant fou presque heureux. Cette performance m’a fait songer à celles du très regretté Laurent Terzieff.

          Son compère unique, mais protéiforme, Amaury de Crayencour, n’est pas mal non plus. Un arrière-petit-neveu de Marguerite Yourcenar, née Crayencour, et dont le nom de plume était un anagramme. D’elle, l’acteur a hérité sa robustesse flamande. Il s’est fait un peu connaître à la télévision – en dernier lieu dans un film dont le titre aurait fait sourire même le vrai Turing, Coup de foudre à Bora-Bora. Au théâtre Michel, il joue les Frégoli – changeant cinq ou six fois de dégaine en un tournemain. D’abord sergent de police, il devient un apache, puis l’autoritaire directeur d’un centre de recherches (également champion d’échecs), avant de retourner à son premier rôle, et ainsi de suite, toujours de manière convaincante. On regrettera peut-être quelques éclats de voix qui n’étaient pas indispensables (chez Solès aussi). Serait-ce la marque du metteur en scène ?

         S’il s’était trouvé dans la salle, Turing ne se serait pas reconnu. Le voilà transformé, amélioré même, et d’une manière sans doute définitive. Tel qu’en lui-même…Voilà les pouvoirs du théâtre.

Présentation de l’Association des Amis du Paysage français

Par Emmanuel Hau

Musée de Meudon

                Notre association s’est constituée autour d’un jeune collectionneur, Christian Grellety-Bosviel, qui, se sachant condamné à court terme par la maladie de Charcot, a rassemblé des œuvres de peintres de paysage français. Un goût très sûr a guidé ses choix, fondés sur la qualité intrinsèque des œuvres, plus que sur l’applaudimètre parfois faussé de la cotation du marché. Vincent Pomarède, alors conservateur général des peintures au musée du Louvre, et « pape » de la peinture de paysage, a salué la cohérence de cette collection, et son intérêt notamment historique et pédagogique.

                A la mort de Christian, en 2005, l’association a travaillé à faire passer dans la réalité son rêve : celui de lancer, à partir du noyau que constituerait sa collection, un musée consacré à la peinture de paysage. Assez curieusement en effet, si l’on aurait peine à trouver un seul peintre qui n’ait brossé au moins une fois une peinture de paysage, aucun musée n’était en France dédié à cette thématique.

                C’était se heurter à beaucoup de difficultés : chacun se souvient de la phrase assassine prêtée à Joseph II « Trop de notes, mon cher Mozart… ». Combien de fois l’avons-nous entendue, y compris des voix les plus autorisées ! Il y avait déjà trop de musées déserts et de tableaux oubliés au fond des réserves. Pourtant, après bien des péripéties, la famille Grellety-Bosviel (Alain est un de nos camarades de la promotion Blaise Pascal) fit don de la collection à la municipalité de Meudon, qui lui a offert comme écrin son musée d’Art et d’histoire, charmante demeure encore hantée par les mânes d’Ambroise Paré et d’Armande Béjart, la veuve de Molière. D’importants travaux furent menés à bien pour remettre le bâtiment aux normes muséographiques. Ce musée improbable a ainsi vu le jour, grâce à une collaboration exemplaire entre la municipalité, le musée et l’association.

                Depuis, nous avons organisé de nombreuses expositions temporaires. Pour n’en citer que quelques-unes, nous fûmes les seuls en France à célébrer le bicentenaire de la naissance de Théodore Rousseau (1812-1867), cet artiste rebelle, ce misanthrope mystique de la nature qui ouvrit la voie aux impressionnistes, si l’on en croit Monet. Nous avons mis en valeur l’école du « paysage historique » en faisant passer ses promoteurs Pierre-Henri de Valenciennes, Achille Etna Michallon, du monde clos des érudits à celui plus accueillant des connaisseurs et amateurs. Nous avons également exposé Jean Laronze (1852-1937), le « Lamartine de la peinture », avec ses vues de calme et de plénitude sur sa Bourgogne natale, ou encore Antoine Chintreuil (1814-1873), le peintre « des brumes et des rosées »…

                C’est dire que nous pensons que notre rôle n’est pas de célébrer les « déjà célèbres », ce que nos moyens ne nous permettraient d’ailleurs pas. Leurs œuvres, nous les connaissons déjà, nous pouvons les admirer si nous acceptons d’être un peu serrés dans la foule. Nous cherchons plutôt à ajouter à ce monde culturel « globalisé », souvent trop riche au double sens du terme, une approche moins attendue introduisant un public d’amateurs à des œuvres moins connues. Ce sont elles qui ont constitué le chemin à la fois inattendu et inéluctable vers les monuments de légende que nous connaissons tous. Il est passionnant de le saisir.

                Tout ce que je viens de vous résumer, vous le trouverez plus en détail sur notre site www.paysagefrancais.fr que je vous recommande de consulter. En revanche, vous n’y trouverez pas encore l’annonce du vernissage de notre prochaine exposition, le jeudi 21 mars prochain à 19 heures au Musée d’Art et d’histoire de Meudon, 11 rue des Pierres 92190 Meudon. J’espère que vous y viendrez nombreux.

                Cette exposition retracera le « parcours d’un collectionneur », une collection privée qui va de Corot à Braque. Au-delà du plaisir intellectuel et artistique, c’est une joie pour l’association de savoir que la vocation de ce collectionneur est née à l’occasion de la première exposition publique du fonds Christian Grellety-Bosviel, comme un passage de témoin d’un collectionneur à un autre. Peut-être verrons-nous un de nos visiteurs suivre demain leurs traces ?

Le songe de François Villon, poète et malandrin

Par Thierry Arnaud
Thierry Arnaud était, tout récemment encore, professeur dans un lycée  d’Ile-de-France.
 Il  enseigne aujourd’hui « le français langue étrangère ».

 

La nuit du 19 septembre 1462, François Villon fit un rêve.

Le roi l’avait choisi pour raconter sa vie entière en une seule année dans un immense poème de trente-mille vers. Il devait commencer le lendemain et rendre son travail le 19 septembre 1463. Le contrat prévoyait un écu par vers écrit et un coup de bâton par vers manquant. « Il faut suivre un rythme de cent vers par jour, pensa-t-il, et pour chaque journée, connaître des faits nouveaux… En attendant, il faudra bien manger. Comment savoir ? Comment manger ? ». Il hésita longuement en marchant de long en large, puis sortit, se rendit au palais et demanda à être reçu par le souverain au sujet de sa biographie. Le roi était déjà intervenu pour lui, et François pensait qu’il fallait dire les choses telles qu’elles étaient.

 À son étonnement, il fut reçu sans délai, et le souverain lui dit : « Tu es un brigand, mais tu es aussi le meilleur poète de mon royaume. Dieu en a décidé ainsi. C’est toi qui vas dessiner mon image pour la postérité. Il faut t’y mettre dès aujourd’hui. Ne traîne pas, et apporte-moi les mille premiers vers dans dix jours ».

« Sire, répondit François de Montcorbier, je ne connais de vous que ce qu’on dit dans les bas-fonds. Je risque d’écrire plus de faussetés que de vérités, et puis, avec le délai que vous m’avez donné, je n’aurai pas le temps de gagner ma vie. Vous devrez souvent me sortir de prison, et on dira que votre histoire est l’œuvre d’un malfrat. Prenez-moi comme goûteur, et racontez-moi quelque chose à chaque repas. Vous assurerez à la fois le contenu de mon œuvre et celui de mon estomac ».

 « Ma foi, dit le roi, ceci est sensé, et puis tu me changes de mes courtisans. Je ne m’ennuie pas avec toi, et je peux parler librement… Trente-mille vers sur moi. Je préférerais que rien ne sorte d’ici avant que tu n’aies fini, et que toi non plus, tu ne disparaisses pas avec ton équipe de bandits. Tu logeras au palais, dans une mansarde de l’aile sud… Pardi, tu n’es qu’un voleur mais tu me plais ». Et le roi lui donna sur l’épaule une bourrade vigoureuse qui lui fit mal…

François ouvrit les yeux. Il avait une bosse au front et l’épaule endolorie. Il était sur le parquet, au pied de son lit.

Vers de bonnes règles comptables internationales : les IFRS

Par Michel Prada
Ancien Président du Board des Trustees de la Fondation IFRS (janvier 2012-octobre 2018).

          L’information financière, et la comptabilité qui en est le sous-jacent, est l’incontournable ingrédient des analyses qui président aux décisions des personnes physiques ou morales en relation avec les entreprises, soit comme investisseurs, soit comme clients ou fournisseurs, soit comme partenaires à des titres divers. Elle est bien sûr indispensable à la gestion même de l’entreprise, mais il existe une différence de nature entre les gérants, qui ont accès direct et exhaustif à toutes les données, et les usagers externes, au premier rang desquels les investisseurs, auxquels il convient de garantir transparence et image fidèle de la situation et des résultats de l’entreprise, tout en ménageant la confidentialité de certaines données sensibles ou stratégiques.

           Jusqu’à la fin du siècle dernier, la comptabilité était régie par des règles nationales, influencées, selon les pays, par la combinaison d’analyses microéconomiques, de considérations juridiques, de règles fiscales et de prise en compte des principes de comptabilité nationale, dans un environnement variable au regard du rôle respectif du marché et de l’économie « administrée ».

          La construction européenne, le développement de l’économie de marché à partir du milieu des années quatre-vingts et la mondialisation des échanges de biens, de services et de capitaux ont mis en évidence la nécessité d’une harmonisation du langage comptable et des principes relatifs à l’information financière. Cette harmonisation était particulièrement souhaitable pour les entreprises cotées sur les marchés réglementés qui ne se limitaient plus à leur « bourse » nationale, mais sollicitaient, via une double cotation, les épargnants étrangers dans leurs pays respectifs, cependant que les investisseurs nationaux accédaient, symétriquement, à des marchés étrangers et que se multipliaient les opérations de structuration d’entreprises multinationales via les offres publiques transfrontières.

          L’Europe s’est alors engagée dans une tentative d’harmonisation des standards des pays membres, selon la procédure propre à l’Union, par la voie de plusieurs Directives, sans cependant parvenir à construire un ensemble homogène, opérationnel et complet. Parallèlement, les professionnels de la comptabilité ont entrepris, dans les années soixante-dix, sous l’égide de grandes organisations  anglo-saxonnes, un projet de normalisation conduit par un comité ad hoc,  l’International Accounting Standards Committee (IASC) dont l’excellent travail technique souffrait, du point de vue de sa mise en application, de l’absence de légitimité et de reconnaissance politique.

          C’est dans ce contexte que se développa, à partir du milieu des années quatre-vingt, l’usage par les grandes entreprises des normes comptables américaines, les US-GAAP, requises pour obtenir une cotation aux USA. Cette évolution mit en évidence l’hétérogénéité des standards, génératrice de résultats incohérents (on cite souvent le cas de Daimler, bénéficiaire suivant les normes allemandes et  significativement déficitaire suivant les normes américaines. De toute façon, il était difficile d’accepter une situation où la norme comptable internationale serait conçue unilatéralement, selon le mot de Paul Volker, dans le Connecticut (où se trouve le siège du FASB, le normalisateur américain).

          C’est également à cette époque que s’opéra le « décollage » d’une organisation jusqu’alors relativement peu visible, l’IOSCO (organisation internationale des commissions de valeurs –OICV-) dont les membres furent mobilisés, au milieu des années quatre-vingt-dix, par les difficultés associées à l’internationalisation des marchés et par la crise asiatique de 1997. L’OICV se dota, dès 1998, d’un corpus d’objectifs et de principes, devant générer des standards de régulation financière des marchés, au premier rang desquels figurait la qualité de l’information financière délivrée par les entreprises faisant appel à l’épargne publique (les anglophones appellent ainsi public companies les entreprises que nous appelons « privées »).

          Les travaux du Comité spécialisé de l’OICV conduisirent, assez rapidement, à constater que l’IASC avait conçu un ensemble de standards relativement complet, cohérent avec les exigences d’une économie de marché et dont l’usage permettrait, à la fois, d’harmoniser l’information financière et d’internationaliser l’élaboration des standards. Conscient toutefois de la difficulté de promouvoir les seules normes américaines, et confronté aux difficultés nées aux USA des scandales comptables du début des années deux-mille, le président de la Securities and Exchanges Commission, Arthur Levitt, convergea avec les autres membres du Comité Technique de l’OICV dont j’assumais alors la présidence pour :
– d’une part, soutenir une résolution de l’OICV adoptée à Sydney en Mai 2000 et recommandant l’usage des 39 règles de base (core standards) de l’IASC pour les cotations transfrontières ;

    – d’autre part, réformer l’IASC afin d’en faire une organisation internationale politiquement « légitime ».

          L’attachement viscéral des pays anglo-saxons à l’indépendance technique du normalisateur comptable à l’égard du « politique » interdisait d’envisager une organisation internationale publique fondée sur un traité entre États. Le maintien d’un dispositif purement professionnel était inacceptable pour les pays de « droit romain ». Le compromis fut trouvé grâce au recours à la formule de la Fondation dotée, d’une part, d’un board technique, l’International Accounting Standards Board (IASB), chargé d’élaborer les standards, d’autre part d’un board of trustees chargé de la gouvernance de l’organisation et dont les régulateurs de marché, incarnant la légitimité publique, nommeraient les premiers membres.

          La réforme fut mise en œuvre très rapidement. Le nouvel IASB, présidé par Sir David Tweedie, sous le regard des premiers trustees de la nouvelle fondation  International Financial Reporting Standards (IFRS), présidée par Paul Volker, fut opérationnel dès 2001. Sir David et les premiers trustees furent intronisés au cours de deux réunions tenues à Paris et à Washington par un groupe de régulateurs mandatés par l’OICV.

          Dès 2002, l’Union Européenne comprit que l’heure des standards européens était passée. Elle s’engagea activement dans le Financial Services Action Plan lancé par Mario Monti et conduit par Fritz Bolkestein : d’où l’adoption des IFRS pour les comptes consolidés des sociétés cotées sur un marché réglementé européen, à compter de l’exercice 2005. Parallèlement, le Norwalk Agreement, signé la même année par l’IASB et le FASB, visait à assurer la convergence des IFRS et des US-GAAP. De nombreux pays accompagnèrent ou suivirent l’Europe, et le mouvement d’adoption se poursuivit jusqu’à nos jours, avec toutefois de nombreux « cahots », particulièrement lors de la crise financière.

          Presque « vingt ans après », les mousquetaires de cette aventure peuvent être fiers du résultat de leur engagement :  aujourd’hui, plus de 140 pays ont adopté les IFRS ou en reconnaissent l’usage, si bien que l’objectif initial de l’OICV a été pratiquement atteint puisqu’une entreprise appliquant les IFRS peut, en pratique, opérer dans les principaux marchés du monde sans avoir à soumettre ses comptes aux normes locales. Certes, plusieurs grands pays n’ont pas encore franchi le pas et conservent des normes nationales. Mais cette situation doit être analysée en détail et en considérant une dynamique encore à l’œuvre :

– ainsi le Japon, à l’origine très réticent, a autorisé, puis encouragé, à partir de 2012, l’usage des IFRS, si bien que de nombreuses grandes entreprises japonaises, exposées à l’international, ont migré vers cette formule, représentant aujourd’hui  plus de 30% de la capitalisation boursière à Tokyo ; le processus est toujours en cours ;

-ainsi l’Inde a peu à peu adapté ses standards, aujourd’hui très proches des IFRS ;

-ainsi la Chine a adopté des standards quasiment identiques aux IFRS, et de nombreuses entreprises chinoises utilisent les IFRS pour leur cotation à Hong-Kong ;

-ainsi les USA eux-mêmes ont, dès 2008, reconnu les IFRS pour la cotation des sociétés étrangères sur les marchés américains (quelque 600 entreprises représentant une capitalisation boursière d’environ 6 trillions de dollars).

          Pour autant, nul ne peut ignorer les difficultés et les controverses qui ont accompagné et continuent de « questionner » ce bel exemple de multilatéralisme réussi. La comptabilité déchaine les passions. Les Européens, et plus particulièrement les Français, ont été et, dans une moindre mesure aujourd’hui, sont encore, les contradicteurs les plus véhéments.

          On peut, pour simplifier, analyser ces controverses au regard de deux ordres de préoccupations, sachant qu’il existe souvent une étroite interaction entre eux.

          Les préoccupations techniques tout d’abord. Contrairement à une idée reçue, la standardisation comptable n’est pas, au premier chef, un sujet austère et purement formel de tenue de livres et de passation d‘écritures. Elle vise, dans le contexte d’une économie de marché, à définir des principes permettant d’identifier, de valoriser et d’enregistrer de manière cohérente des transactions, des actifs et des passifs et à produire des états financiers qui permettent d’analyser les résultats et la situation financière de l’entreprise en termes de patrimoine et de risques. À cette fin, elle implique une réflexion approfondie sur le modèle de l’entreprise, sur la nature de ses opérations et, plus difficilement encore, sur la manière de mesurer la valeur des items à comptabiliser. Or la mesure de la valeur est l’un des sujets les plus complexes et les plus difficiles que doit traiter la microéconomie : valeur historique, valeur de marché, valeur d’usage, valeur de remplacement. Le choix de la méthode de valorisation est un sujet de débats passionnés qui divise les experts mais qui permet, surtout, de présenter une même réalité sous des aspects différents. La complexité est d’autant plus grande que le jeu du marché est libre et généralisé, provoquant volatilité des prix et arbitrages dont les experts et les arbitragistes font leur miel et que les critiques du marché condamnent comme la manifestation de son « inefficience ».

          Or les IFRS, certainement influencées à l’origine par le modèle de l’économie de marché américaine, la plus avancée au monde, ont percuté les convictions de nombre d’experts de pays à tradition d’économie administrée, où les prix de marché ne jouaient pas le même rôle qu’aux USA.

          La crise financière de 2007-2012 a été l’occasion d’une première controverse sur les critères de valorisation retenus par les IFRS auxquelles a été, injustement, fait le reproche de retenir, à titre quasiment religieux, la seule référence à la valeur de marché (fair value). Le « Financial Markets Advisory Group », créé en 2009 pour vider cette querelle, a permis à l’IASB de retenir une solution équilibrée dont le principe est aujourd’hui peu contesté mais dont la mise en œuvre opérationnelle laisse place à bien des conflits. L’IASB a ainsi admis que des actifs détenus jusqu’à leur terme (une OAT à 10 ans) et dont le rendement est connu, puissent être valorisés au coût historique avec amortissement. En revanche, des instruments destinés à la négociation et/ou dont la valeur ne peut être déterminée par référence à un rendement identifié doivent, en principe, être valorisés à leur prix de marché ou, en l’absence de marché, par référence à un modèle.

         La querelle de la fair value n’est cependant pas close. Elle se déploie essentiellement dans le secteur financier (banques, assurances et gestion d’actifs), dont le métier est précisément de gérer des risques de désajustement entre actifs et passifs, risque de taux, risques de change, risques de transformation dont la gestion fait appel à des techniques de marché, de couverture ou de spéculation (produits dérivés), que l’usage de la fair value a pour effet de rendre plus transparentes. La référence à la fair value peut, alors, mettre parfois en évidence la profondeur des « désajustements » entre actif et passif, rendre compte des effets de la volatilité et, par conséquence, remettre en question certains business models.

          Un autre reproche, à mon sens infondé, associe à l’usage de la fair value les comportements short-termists. C’est un procès récurrent et d’ailleurs  combiné, de manière relativement confuse, avec la critique des règles prudentielles retenues par le Comité de Bâle et les régulateurs d’assurance. Je pense qu’en réalité la problématique de l’investissement à long terme n’a que peu de rapports avec la comptabilité et qu’elle relève fondamentalement de la capacité à mettre en œuvre des plans de financement cohérents, à base de fonds propres ou de dette à long terme non immédiatement remboursable. L’étude de cas de la faillite d’Eurotunnel permettrait peut-être de clarifier la question…

          Quoiqu’il en soit, le débat d’experts ne sera jamais clos. Il faut cependant rappeler que les IFRS, contrairement à l’idée reçue, ne retiennent pas la valeur de marché de manière exclusive (full fair value).  Le pourcentage des bilans en valeur historique y est largement majoritaire, y compris dans le secteur financier. Il serait d’ailleurs difficile de plaider pour l’économie de marché et de ne pas en reconnaître les signaux, aussi affolants soient-ils dans des situations extrêmes. Il faut, enfin, affirmer que le comptable ne crée pas l’évènement, mais l’enregistre et le montre et que cacher la réalité n’a que rarement permis de tromper durablement le marché, sauf les acteurs « non-sachants » qu’il s’agit précisément de protéger.

          La deuxième controverse a concerné les conditions dans lesquelles l’IASB entendait comptabiliser les risques liés aux engagements des entreprises et la valeur de certains actifs. Trois sujets méritent, entre autres, d’être ici mentionnés. Les deux premiers concernent l’ensemble des entreprises.

          Il s’agit, tout d’abord, de la « reconnaissance du revenu » ou calcul du chiffre d’affaires (IFRS 15). Au cours des années récentes se sont multipliées les pratiques consistant à associer aux ventes de biens et services divers quasi-engagements (miles, bons d’achat etc…) ou dispositifs de règlement ou de services différés dont la comptabilisation était imparfaite, conduisant ainsi à une présentation fallacieuse de la réalité et du « phasage » des ventes. L’IASB a modifié le standard relatif à la « reconnaissance du revenu » pour y porter remède, soulevant ainsi la protestation de ceux qui avaient bâti d’imprudents business models sur l’ambiguïté précédente.

          En second lieu, l’IASB a rattaché au bilan du preneur des opérations de location considérées jusqu’alors comme des charges d’exploitation (IFRS 16). La mesure de l’endettement et de l’actif d’exploitation en a été sensiblement modifiée. Là encore, nombre de protestations se sont manifestées. Pourtant, les analystes financiers avaient, depuis quelque temps, corrigé d’eux-mêmes les données de bilan pour y réintégrer, de manière forfaitaire, la dette et les actifs correspondant à certaines locations (crédit-bail d’avions par exemple).

          Le troisième sujet est plus spécifiquement lié aux activités financières et concerne la mesure du provisionnement des crédits. Il est intéressant car il illustre la relation complexe qui unit les considérations comptables (mesurer le réel au niveau de l’entreprise) et les considérations micro et macro prudentielles (prendre les décisions de gestion permettant de prévenir et/ ou de couvrir les risques et de garantir la pérennité des entreprises et la stabilité financière). À la suite de la crise de 2007, les banquiers centraux et les superviseurs prudentiels ont stigmatisé le retard avec lequel les risques de crédit avaient été provisionnés et mis en question le dispositif comptable séculaire qui ne permettait le provisionnement que sur la base d’évènements constatés permettant de prévoir un risque de non-remboursement (incurred loss model). Ils ont alors préconisé un dispositif de « provisionnement dynamique » permettant aux banques de fixer les provisions de manière prévisionnelle, en fonction du cycle économique. Cette approche heurtait l’approche des comptables qui considéraient qu’elle s’éloignait de leur mission, qu’elle relevait d’une thérapeutique prudentielle (fixation des ratios divers, constitution de buffers pour faire face à l’adversité…),  qu’elle pouvait conduire à des dérives préjudiciables aux investisseurs (constitution arbitraire de réserves, les cookie jars dénoncées par Arthur Levitt au début des années 2000) et qu’elle encourageait le pilotage des résultats (management of earnings), également dénoncé par l’autorité boursière américaine.

          Là encore, le « Financial Crisis Advisory Group » constitué en 2009 permit de dessiner un compromis, dont la mise en œuvre continue cependant de faire l’objet de critiques. Il s’agit de passer à un système de provisionnement des pertes attendues (expected loss model) qui, sans aller jusqu’au provisionnement dynamique, vise à anticiper, à partir de données statistiques micro et méso économiques, les pertes possibles sans attendre les retards ou les défauts de payement. C’est l’objet de la norme IFRS 9, en cours d’application et que d’aucuns critiquent pour son aspect éventuellement pro-cyclique (une critique étonnante car les régulateurs prudentiels en attendent exactement l’effet contraire !).

          Pour l’avenir, on peut prévoir un quatrième sujet de controverses : il s’agit de la comptabilisation du goodwill ou survaleur, concept au contenu assez imprécis qui exprime la différence entre la valeur nette comptable et la valeur marchande de l’entreprise. En effet, s’il est bien identifiable lors de la transaction initiale, comment évaluer son évolution dans le temps ? Faut-il, comme le préconise aujourd’hui l’IASB, réévaluer périodiquement cet incorporel et lui appliquer le cas échéant une décote (impairment test) ou faut-il, comme le souhaitent nombre de dirigeants d’entreprise et nos amis japonais, l’amortir comme une immobilisation corporelle ?

          En tout état de cause, et s’agissant de ces débats techniques, il convient de rappeler ici la nature spécifique de la comptabilité (compte rendu d’une réalité mesurée à un certain moment) et de la gestion prudentielle (dispositif d’action opérationnelle visant à maitriser le risque aux niveaux micro et macroéconomiques dans une approche dynamique et inter temporelle). Il ne faut pas instrumentaliser la comptabilité pour en faire un outil destiné à agir sur le réel qu’elle a vocation à décrire, même s’il est clair que la seule description d’un phénomène peut entrainer des effets sur son développement.

        Quand le débat sur les idées devient difficile, il est assez logique et usuel de faire appel aux arguments tirés de l’inadaptation supposée des institutions et de leur gouvernance. Le débat sur les IFRS ne fait pas exception à la règle et l’on a vu se développer, au cours des années suivant la crise financière, divers arguments mettant en cause le modèle conçu en 2001.

          La première critique est venue d’Europe et a porté sur l’insuffisant contrôle politique de la légitimité du normalisateur international. C’est d’ailleurs une critique récurrente, de la part de certains parlementaires européens, des dispositifs relativement informels qui se sont déployés depuis les années quatre-vingts pour gérer les complexités du multilatéralisme (cf le Comité de Bâle, le Forum de la Stabilité financière, le G 20 etc…). Sans entrer dans la controverse, on peut cependant mentionner une innovation importante intervenue en 2009 pour consolider la gouvernance des IFRS : la création d’un Monitoring Board, présidé par l’OICV et composé de membres représentatifs de cette organisation de régulateurs de marché. Cet organisme a pour mission de valider le choix des trustees et de leur Président ainsi que de superviser la gouvernance de l’organisation (examen des conditions dans lesquelles les Trustees vérifient que l’IASB a bien respecté les bonnes procédures ou due process, suivi des évolutions « constitutionnelles de l’organisation…). Sans être comparable au système des organisations internationales établies par traité intergouvernemental, le dispositif du  Monitoring Group, confié à des autorités publiques légitimes et compétentes, améliore sans nul doute la crédibilité de la Fondation IFRS.

          Une deuxième critique, également formulée pour l’essentiel par les Européens, a porté sur le caractère par trop « américain », voire « anglo-saxon » de l’organisation. Il est sans doute vrai qu’au démarrage de l’IASB, l’influence intellectuelle des américains s’est fait sentir. Etait-ce illégitime, alors que peu de pays avaient investi dans une normalisation comptable conçue pour des entreprises opérant dans le contexte dominant d’une véritable économie de marché globalisée, et alors que la capitalisation boursière des USA était plus de la moitié de la capitalisation mondiale ? Il faut hélas admettre que le modèle comptable européen de l’époque pouvait difficilement convaincre ! Quoi qu’il en soit, la répartition géographique et professionnelle des membres des boards (IASB et board des trustees), n’étaient pas sans logique à l’origine : l’Europe était représentée à l’égal de l’Amérique du Nord et de l’Asie-Océanie, l’Afrique et l’Amérique Latine bénéficiant chacune d’un siège, deux sièges étant pourvus « at large ».

          La critique de la surreprésentation américaine a pris plus de consistance lorsque la position des USA à l’égard des IFRS a changé après la crise et, formellement, en 2012. Jusqu’alors, les USA étaient clairement sur la voie de l’adoption. L’accord de Norwalk (2002) laissait augurer un possible ralliement ou, peut-être, un système optionnel pour les entreprises américaines exposées à l’international. Certaines d’entre elles s’y préparaient. La reconnaissance des IFRS pour les sociétés étrangères cotées aux USA, décision prise par l’autorité de contrôle des Bourses (SEC) sous la présidence de Chris Cox, allait dans le même sens, de même que l’importante contribution américaine au budget de la Fondation. Quelles qu’en soient les motivations, la position des américains a dramatiquement changé à la suite d’un rapport du « staff » de la SEC  la mi-2012. Sans remettre formellement en cause l’effort de convergence des standards, la perspective d’une adoption des IFRS, fût-elle optionnelle, fut abandonnée. La participation financière au budget connut une réduction progressive jusqu’à tomber en dessous de celle de pays de taille moyenne. Il n’était dès lors plus possible de maintenir le statu quo et de contester la critique des Européens et de quelques autres pays quant à la surreprésentation des Américains. Pour autant, il ne fallait ni négliger le sort des sociétés cotées aux USA en IFRS, ni insulter l’avenir, ni méconnaître la remarquable qualité de l’apport technique des professionnels américains aux travaux de l’IASB. Un compromis fut trouvé à l’occasion d’une révision des statuts de la Fondation qui fusionna la représentation des Amériques (du Nord et Latine), permettant ainsi une meilleure pondérations géographique.

         Une deuxième critique institutionnelle, toujours européenne, portait sur les conditions d’adoption et d’application des IFRS et sur la possibilité pour l’Union de s‘en écarter par des décisions de modification ad hoc ( carve-in ou carve-out ), motivées par « l’intérêt comptable européen » : un concept développé par le rapport Maystadt et aussi étrange pour moi que le serait le concept d’intérêt mathématique européen…. La position de la Fondation en la matière a toujours été très claire : la décision d’adopter les IFRS appartient aux États souverains, qui peuvent utiliser différentes méthodes de mise en œuvre en droit national (transposition automatique ou processus d’endorsement). Le recours au carve in ou out ne peut être que temporaire et, s’il est significatif, peut conduire à constater que le pays considéré n’applique plus les IFRS. Bien entendu, dans le cadre du processus de préparation des normes, les meilleurs efforts doivent être faits pour examiner les différents points de vue, analyser les conséquences des différentes options et rechercher les meilleures solutions, mais il appartient en dernier ressort à l’IASB d’arrêter la solution définitive erga omnes. On notera, au passage, que l’immense majorité des entreprises souhaite que les normes soient appliquées sans modification au niveau national ou régional, afin d’éviter le retour au picorage, à l’arbitrage réglementaire et aux difficultés de transposition.

          La dernière critique institutionnelle vient de certains normalisateurs comptables nationaux, inquiets de voir contester le champ de leur action et désireux de jouer un rôle direct dans la normalisation internationale, à la fois en termes de gouvernance (choix des membres de l’IASB) et en termes de contenu. Une telle organisation n’est pas inconcevable. Elle risquerait cependant de rendre la normalisation plus difficile dès lors que seraient déterminants les rapports de force « politiques » par rapport aux considérations techniques (c’est d’ailleurs une leçon de l’échec de la normalisation européenne).

          La Fondation s’est néanmoins attachée à trouver une réponse au vœu des normalisateurs nationaux. Ainsi a-t-elle créé un « Forum » des principales organisations nationales et régionales, l’ASAF, composé de douze membres (dont l’EFRAG, organe technique consultatif de la réflexion comptable européenne) et qui a vocation à débattre des programmes de travail et des questions de fond. Par ailleurs, la Fondation a multiplié les comités et les lieux de rencontre entre les nombreuses parties prenantes, normalisateurs, préparateurs de comptes, investisseurs, etc…et pratique une politique sans équivalent de consultation et de transparence des débats.

          Pour conclure, le dispositif de normalisation comptable internationale pour les entreprises, sans être parfait, est sans doute le meilleur qui se puisse concevoir dans les conditions actuelles de fonctionnement de la « diplomatie technique ». Sa réussite exceptionnelle atteste de sa pertinence. Il ne peut cependant, à lui seul, résoudre tous les problèmes que pose la gestion micro et macro prudentielle de marchés devenus de plus en plus complexes. Il faut ici rappeler que la comptabilité n’a pas vocation à être un outil opérationnel de gestion du risque, ni de pilotage de la stabilité financière, ni, a fortiori de défense de quelconques « intérêts ». Elle est à la gestion de l’entreprise et à la motivation de ses partenaires, plus spécialement investisseurs, ce que les multiples instruments de mesure sont pour le navigateur, y compris au long cours.

          Elle est, au demeurant, confrontée depuis quelques années à deux nouveaux défis. Le premier, purement technique, naît des possibilités nouvelles offertes par la digitalisation, dont on ne sait exactement quel sera l’impact sur la normalisation. Les IFRS sont fondées sur des principes. Elles font appel au jugement et doivent être appliquées en considération des données concrètes propres à chaque entreprise et à chaque situation. La digitalisation implique au contraire des procédures rigoureuses, des définitions très fines (taxonomies) permettant une automatisation complète. La réconciliation entre ces deux « trends » sera un défi des prochaines années.

          Le deuxième, plus politique, tient au développement de nouvelles approches de la performance et de la situation des entreprises, prenant en compte des données sociales, environnementales voire éthiques. De nouvelles formes de reporting se font jour, qui font appel à de nouvelles mesures (les non-GAAP measures). Comment les IFRS vont elles se positionner par rapport à ces innovations qui peuvent parfois empiéter sur leur domaine (integrated reporting) ? L’IASB et les trustees observent ces évolutions avec attention et se prêtent volontiers à la coopération avec les organisations concernées. Il faut toutefois se garder d’une tentation prométhéenne qui pourrait conduire à perdre de vue la mission fondamentale, bien que circonscrite, de la comptabilité : rendre compte périodiquement, de manière aussi fidèle que possible, des résultats financiers et de la situation patrimoniale de l’entreprise.

Jacques de Larosière contre les préjugés économiques et financiers   

Par Nicolas Saudray  

          Jacques de Larosière a eu la plus belle carrière qu’on puisse imaginer : directeur du Trésor, directeur général du Fonds Monétaire International, gouverneur de la Banque de France à une époque où le franc existait encore, président de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD).

         Redescendant des hautes altitudes, il nous livre aujourd’hui, en deux cents pages claires et aérées, une réflexion sur les préjugés qui nous conduisent à notre perte. Cet ouvrage pourrait servi de manuel aux étudiants, voire aux lycéens.

          Sur les dix idées reçues que l’auteur pourfend avec aisance, les trois premières peuvent être examinées ensemble. Elles consistent à croire que l’émission de monnaie et donc de liquidités en grandes quantités, grâce à des taux d’intérêt faibles ou nuls, est favorable à la croissance. Or les Trente Glorieuses (1945-1974) qu’ont connues tous les pays avancés se sont déroulées avec un accompagnement monétaire raisonnable, sans excès. L’emballement qui a suivi a mené l’économie mondiale à la crise de 2008 : des crédits étaient accordés de manière prodigue, notamment aux États-Unis, à une foule de gens qui n’avaient pas les moyens de les rembourser.

          Ce vertige s’explique en grande partie par les taux d’intérêt très bas voulus par le Federal Reserve System (Fed) et d’autres banques centrales. Au cours des dix-sept dernières années, les États-Unis ont connu des taux d’intérêt négatifs durant quatorze ans (c’est-à-dire que les taux d’intérêt nominaux étaient inférieurs à l’érosion monétaire). Mieux encore : en 2018, donc dix ans après la crise, divers pays dont la France continuaient d’enregistrer parfois des taux d’intérêt nominaux négatifs ; les banques payaient donc des entreprises ou des institutions pour avoir le plaisir de leur prêter. Outre l’encouragement ainsi donné aux « bulles » financières, la faiblesse des taux présente un inconvénient sensible : les fonds de pensions chargés de servir des retraites à des dizaines de millions de personnes dans le monde, ainsi que les compagnies d’assurance-vie chargées de garantir les vieux jours et de permettre la transmission des patrimoines ne trouvent plus de placements dégageant des revenus suffisants.

         Le quatrième préjugé consiste à croire que le monde peut bien vivre sans un véritable système monétaire international. Selon celui de Bretton Woods, fondé en 1945, les différentes monnaies étaient liées au dollar, lui-même convertible en or. Les pays en difficulté ou mal gérés, qui ne pouvaient maintenir la parité de leur monnaie avec le dollar, devaient dévaluer dans une proportion qu’ils déterminaient. En 1971, pouvant difficilement supporter d’importants retraits d’or, les États-Unis ont mis fin à la convertibilité. Depuis, nous vivons sous un régime de changes fluctuants – avec ce correctif qu’une grande partie de l’Europe bénéficie désormais d’une même monnaie.

          Jacques de Larosière regrette le système de Bretton Woods, qui présentait  d’évidents avantages de stabilité et de clarté. Pour ma part, je pense que la fixité n’était pas tenable dans un monde mouvant. Il est déjà beau qu’elle ait tenu vingt-six ans. Nous ne reverrons pas Bretton Woods avant longtemps.

         Le cinquième préjugé, nous dit l’auteur, consiste à croire que les États interviendront toujours pour renflouer les banques. En 2018, le Fed a laissé tomber Lehman Brothers, au motif que c’était une banque d’affaires et non une banque de dépôts. Or Lehman avait des connexions dans le monde entier, et sa chute a largement propagé la crise. À la suite de quoi, dans divers pays, des banques vacillantes ont été nationalisées de façon directe ou indirecte. La France a renfloué le Crédit Lyonnais. Elle a fusionné les Caisses d’Épargne et les Banques Populaires, en raison notamment des pertes de leur filiale commune Natixis. La plupart des malades sauvés se portent aujourd’hui fort bien, ce qui pourrait justifier les sauvetages a posteriori.

          D’un point de vue moral, l’auteur a tout à fait raison de déplorer le contraste entre les profits qui restaient privés et les pertes qui étaient nationalisées. Les dispositions prises ces derniers temps devraient le rassurer en partie. Une union bancaire, c’est-à-dire surtout une union des contrôles, a été instaurée dans la zone euro en 2014. Les ratios prudentiels ont été renforcés ;  les banques se trouvent donc en meilleure santé qu’il y a dix ans. Un Conseil de « résolution » disposant d’un fonds du même nom a été créé. Les ressources de ce fonds, fournies par les banques de la zone, atteindront bientôt 1% de l’ensemble des dépôts. La Banque Centrale Européenne signalera à ce Conseil les défaillances de banques – avérées ou probables. Chaque fois, le Conseil appréciera si la défaillante peut être sauvée par l’intervention du fonds. Si la réponse est négative, la banque (sans doute de petite taille) sera mise en liquidation. L’objectif est d’éviter qu’en cas d’accident, la survie des banques ne soit assurée par les États comme en 2008.

        Le sixième préjugé, que je signale particulièrement aux lecteurs français, consiste à minimiser le problème de la dette publique. Durant les Trente Glorieuses, les taux d’endettement des États étaient restés modérés, de l’ordre de 40 % du PIB. Aujourd’hui, ce taux avoisine 100 % en France et aux États-Unis. Les économistes qui ont poussé à la roue s’abritent derrière Keynes, selon qui le déficit public et donc l’endettement sont utiles voire nécessaires pour ranimer l’économie. Mais ils ont lu Keynes trop vite. D’après lui, le déficit ne saurait être permanent ; cette arme ne doit être utilisée qu’en cas de dépression.

        En conséquence, d’assez nombreux pays connaissent aujourd’hui des excédents budgétaires. La France au contraire, quelle que soit la couleur du  gouvernement, se trouve chaque année en déficit depuis quarante ans -sauf un exercice. Cette obstination lui a-t-elle permis d’améliorer ses taux d’emploi ? Non, elle reste dans le groupe des pays européens à chômage élevé.

          Le danger d’une telle politique de déficits continuels, c’est que les marchés financiers finissent par éprouver des doutes sur la solidité du pays. Les taux d’intérêt grimpent, la charge de la dette devient insupportable. L’État fautif risque même de ne plus trouver de prêteurs.  C’est ce qui est arrivé à la Grèce, et a failli arriver à l’Italie. Depuis, celle-ci réduit son endettement, non sans larmes. Pas la France, dont la situation était à vrai dire moins préoccupante.

          Au vu des dernières nouvelles, force m’est de constater dans notre cas un manque d’incitations au redressement. Faut-il s’en réjouir ou le déplorer ? Depuis 2012, alors que notre dette publique augmentait d’environ 25 %, la charge d’intérêts correspondante a décru d’environ 10 %. Le paradoxe tient à la baisse des taux d’intérêts, ce qui renvoie au troisième préjugé. La Banque de France, connue pour sa prudence, espère un nouvel allègement. Et elle observe qu’en cas de retournement, la France mettrait quelque temps à en subir les effets : en effet, la durée moyenne de ses emprunts en cours atteignant huit ans, les titres à coût élevé ne se substitueraient qu’avec lenteur aux actuels titres à bas coût.

          La nécessité d’un changement de politique n’en demeure pas moins. Jacques de Larosière nous rappelle que la France est la championne des dépenses publiques, dans toute l’OCDE. Et par voie de conséquence, la championne de la pression fiscale. Hélas, cette situation ne tient pas seulement au « train de vie de l’État », mais aussi à la part des dépenses sociales dans le PIB, pour laquelle la France, là encore, remporte la coupe du monde. Nous dépensons beaucoup, et personne n’est content.

          Le septième préjugé consiste à ne pas soucier des déficits croissants de la balance commerciale française. Naguère, le pays qui se laissait aller était bientôt rappelé à l’ordre ; il devait dévaluer. L’euro a anesthésié le patient. Les déficits français étant très largement compensés par les excédents allemands, le cours de la devise européenne se maintient. Et d’ailleurs, même si la France pouvait dévaluer, elle ne s’en porterait guère mieux, car son économie dépend de l’extérieur beaucoup plus qu’autrefois ; le gain de compétitivité obtenu dans l’immédiat serait vite effacé par le renchérissement de l’énergie et des matières premières, ainsi sans doute que par une progression des salaires.

          La désindustrialisation résulte de la concurrence des pays émergents, mais la France en souffre plus que les autres pays européens, et chaque semaine apporte de mauvaises nouvelles. Ce mal tient à deux causes, soulignées par l’auteur : contrairement à l’industrie allemande, l’industrie française, à l’exception de celle du luxe, s’est spécialisée dans les produits de moyenne gamme ; et elle manque de compétitivité, en raison notamment du niveau élevé des impôts et cotisations.

          Le huitième préjugé consiste à croire que le système français de retraites appelle en priorité une fusion des régimes et un calcul par points. Ce serait bien sûr plus satisfaisant pour l’esprit que la mosaïque actuelle, mais la véritable priorité n’est pas là, et Jacques de Larosière craint qu’on ne se trompe d’objectif. Les gens vivent plus longtemps, la population vieillit. Selon le Conseil d’Orientation des retraites, il n’y a plus qu’1,7 actif cotisant pour 1 retraité. En 2040, sauf réforme, cette proportion sera tombée à 1,5. Si l’on veut éviter l’écrasement des actifs sous les cotisations, il n’existe qu’une seule solution praticable, le relèvement de l’âge normal de la retraite. Dans la majorité des pays comparables au nôtre, c’est maintenant 65 ans. Pourquoi la France en resterait-elle à 62 ans ?

          Selon le neuvième préjugé, l’euro règlerait beaucoup de problèmes. Il a certes facilité la vie des entreprises et des particuliers, mais sa mise en place a été marqué par de fortes divergences entre les politiques nationales. Rejoignant pour une fois les gouvernements français successifs, Jacques de Larosière pense qu’il ne faut pas demander tout l’effort aux « mauvais élèves ». Il estime que les Allemands devraient investir plus, consommer plus, et donc réduire leur énorme excédent extérieur.

          Plus technique, et essentiellement américain, le dixième préjugé a néanmoins un fort enjeu. Il consiste à croire que les actifs des bilans des entreprises doivent être évalués aux prix du marché. Le résultat, on l’a vu durant les années précédant 2008 : trompées par la progression des valeurs inscrites à leurs bilans, les entreprises, dont les banques, se croyaient riches et prenaient des décisions imprudentes. Quand la bise s’est mise à souffler, mouvement inverse : les valeurs se sont rétractées, les entreprises se sont trouvées en perte. Depuis ces mésaventures, les Européens ont obtenu de leurs interlocuteurs américains une solution de compromis que Michel Prada vient d’exposer sur le site Montesquieu, dans la même rubrique « Économie » que ce compte-rendu : les actifs stables des entreprises peuvent figurer au bilan pour leur coût historique, la méthode de la valeur de marché étant alors réservée aux autres actifs.

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          Bref, le vade-mecum que nous offre Jacques de Larosière contient à peu près tout ce qui peut être utile à un homme d’État, dans le domaine économique et financier. Le malheur est que nous n’avons plus guère d’hommes de cette sorte. Ils ont fait place à des hommes politiques, pour lesquels il est bien plus facile, bien plus agréable, de s’endetter encore, que de tailler dans les dépenses.

          Dans une conférence récemment donnée sur son ouvrage, l’auteur a évoqué l’une de ses rencontres avec Gerhard Schröder, encore chancelier. Réduisant les dépenses de l’État-Providence allemand, et notamment les allocations de chômage, l’intéressé disait qu’il le faisait pour le bien du pays, et qu’il savait que les électeurs le sanctionneraient. Ce qui, peu de temps après, n’a pas manqué, et a permis l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel.

         Ces paroles du chancelier étaient dignes de la Rome antique. Mais peut-être Schröder savait-il déjà que les Russes allaient le recruter, avec un salaire confortable, pour leur gazoduc Nordstream. Laissons-lui le bénéfice du doute.

Le livre : Jacques de Larosière, Les Dix Préjugés qui Nous Mènent au Désastre Économique et Financier, Éd. Odile Jacob, décembre 2018. 208 pages. 22,90 €.

Le Canard à Bec d’Aigle

Par Nicolas Saudray

Les Éditions du Lérot, implantées en Charente, ont eu la bonne idée de réunir les chroniques rédigées de 1934 à 1937 par Galtier-Boissière pour le Canard Enchaîné. C’est du beau travail à l’ancienne. Le lecteur a le plaisir, devenu rare, de couper lui-même les pages.

Jean Galtier-Boissière (1891-1966) est le fils d’un médecin parisien. Son grand-père se nommait Galtier de Boissière. Toute sa vie, et malgré ses opinions anarchisantes, le polémiste, arborant habituellement un nœud papillon, recherchera l’élégance vestimentaire. Il continuera d’aimer les jolies filles et le bon vin.

Il fait partie de ces malchanceux qui, ayant accompli deux ans de service militaire et croyant l’heure de leur libération arrivée, voient survenir la Première guerre de mondiale. Total : six ans sous les drapeaux ! JGB en restera marqué pour le reste de son existence. Il aura au moins eu la chance, contrairement à tant d’autres, de ne pas y laisser ses os.

En 1914, il participe à la bataille de la Marne. En 1915, caporal des tranchées, aidé matériellement par son médecin de père, il lance une feuille de chou, le Crapouillot – du nom d’un mortier d’artillerie au tir presque vertical. Malgré quelques démêlés avec la censure, ce nouveau périodique continue de paraître. Dans le même temps, le Canard Enchaîné, né lui aussi en 1915, connaît des épreuves similaires.

Après le conflit, le Crapouillot poursuit sa route, avec des collaborateurs célèbres, mais doit se résigner à une parution bimestrielle. En 1928, son auteur publie un roman au titre ironique, La Fleur au Fusil.

En 1934, le Canard Enchaîné, ce frère d’armes, fait appel à lui pour compenser le départ de Georges de La Fouchardière. Tout en continuant de s’occuper du Crapouillot, Galtier-Boissière livre donc chaque semaine une chronique à l’hebdomadaire satirique, dont le tirage, en partie grâce à lui, monte fortement.

Seize ans se sont écoulés après l’armistice, mais la guerre de 14-18 pèse encore sur les esprits, et notamment sur le sien. Galtier-Boissière s’en prend aux marchands de canons – les Schneider, les Wendel – et les accuse d’avoir provoqué le conflit : une thèse qu’aucun auteur sérieux ne soutient plus aujourd’hui. S’agissant plus particulièrement des industriels lorrains que je viens de citer, le polémiste leur reproche d’avoir empêché le bombardement par l’aviation française de leurs installations du bassin de Briey, occupées par l’armée allemande ; ils auraient ainsi permis au Reich de poursuivre son effort de guerre, au détriment de centaines de milliers de vies françaises. Dans sa biographie attentive de François de Wendel, Jean-Noël Jeanneney, historien dont les opinions politiques sont pourtant assez éloignées de celles des Wendel, a fait justice de cette légende [1].

Une autre critique due notamment à Galtier-Boissière est beaucoup plus fondée : celle du fameux marchand d’armes Basil Zaharoff (1849-1936). Ce juif hellénisé de Constantinople avait pour spécialité, dès avant la guerre de 14, de vendre du matériel en même temps à des camps opposés. Il avait réussi, entre autres merveilles, à écouler plusieurs exemplaires du sous-marin Nordenfelt, conçu par un pasteur anglican et incapable de naviguer. Devenu dirigeant de la grande firme britannique Vickers-Armstrong, l’aventurier crée pour le tsar un vaste complexe industriel à Tsaritsyne (Stalingrad puis Volgograd) ; ce qui n’empêche pas la Vickers de contrôler secrètement une société en Allemagne. À la faveur du conflit mondial, Zaharoff est fait chevalier par le roi d’Angleterre, et grand-croix de la Légion d’Honneur. En 1924, il se remarie avec une duchesse espagnole. À Monaco, il renfloue la Société des Bains de Mer. C’est aussi un éleveur passionné de chats.

Galtier-Boissière dénonce également la vénalité de la presse française de son époque, dont le quotidien Le Temps. Cette corruption est avérée pour la période du scandale de Panama et des emprunts russes. Qu’en est-il au juste de l’entre-deux-guerres ? Je ne sais. Ce trait déplaisant semble avoir disparu après 1945.

Peu de personnes, à vrai dire, échappent aux flèches du polémiste. Ayant fustigé, par exemple, les compromissions de Paul Morand avec les cercles mondains et les milieux d’affaires, il adresse le mêmes reproche à Paul Valéry, pourtant bien plus modeste dans ce registre. S’agissant de Pierre Laval, qui à l’époque n’est pas du tout un collaborateur de l’Allemagne, mais l’auteur d’une tentative d’alliance avec Mussolini contre Hitler, JGB nous révèle que cet ancien socialiste a été fait comte par le pape. Les quelques recherches que j’ai effectuées sur la Toile tendent à accréditer cette thèse.

Hitler, ai-je écrit. Au début, JGB ne croit pas à cette menace. Pour lui, ce n’est qu’une fabrication médiatique des marchands de canons, destinée à favoriser leurs ventes.

Mais qu’il soit juste ou injuste, Galtier-Boissière brille toujours par son talent. Sans emphase, d’un trait bref, il fait mouche. Souvent, il est même réjouissant.

Il soutient le Front populaire, contre les puissances d’argent qu’il exècre. L’alliance avec les communistes pose néanmoins un problème à ce quasi-anarchiste. En novembre 1936, il félicite Gide pour son Retour d’URSS, essai dans lequel ce compagnon de route du parti manifeste la vive déception que lui causée le régime de Staline. En 1937, une divergence au sujet du P.O.U.M., un parti catalan trotskyste ou anarchiste persécuté par les communistes, provoque la rupture entre JGB et l’hebdomadaire qui était sa tribune. L’Humanité titre : Une oie chez les canards.

Ayant continué durant trois ans avec le Crapouillot, notre auteur refuse de le faire paraître durant l’occupation. Il publie ensuite son journal de la Seconde guerre et son journal d’après-guerre. En 1950, son Dictionnaire des Contemporains règle ses comptes, non seulement avec ses ennemis habituels, mais aussi avec ses anciens amis. Le Crapouillot se rapproche alors de l’extrême-droite.

Le livre
Jean Galtier-Boissière, Le Canard Enchaîné, Chroniques 1934-1937, Éd. du Lérot, 2018. 464 pages, 40 €.

[1] Voir, sous cette même rubrique Histoire du XXème siècle du site Montesquieu, mon compte-rendu de cette biographie.

Chambord : trois cent soixante cinq fenêtres sur notre passé 

Par Nicolas Saudray

Essayiste, romancier, poète, auteur d’un remarquable Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig a élu le château de Chambord pour son dernier ouvrage, avec un sous-titre prometteur : L’idée de château mène le monde. C’est dire que le lecteur y trouvera, non point de savantes remarques d’architecture, mais une occasion de rêves et un prétexte à foucades.

D’emblée surgit la singularité de cette magnifique demeure, haute de soixante mètres : elle n’a servi à presque rien. François Ier, son créateur, n’y a séjourné que quarante-deux jours. Ses successeurs, encore moins. L’hôte le moins inconstant aura été le maréchal de Saxe. Napoléon donne le château au maréchal Berthier, lequel préfère vivre à Grosbois, plus facile à gérer. Puis l’édifice est offert par une souscription publique au petit-fils de Charles X, encore bébé, qui prend en conséquence le nom de comte de Chambord ; le malheureux ne pourra y venir qu’une journée, entre deux exils. L’État le rachète enfin à l’un de ses héritiers et l’affecte aux quatre chasses annuelles du président de la République.

J’ajoute que ce château n’a pas été imité. Alors que l’Allemagne et la Russie nous offrent en abondance de petits ou moyens Versailles, le tour de force réalisé par François Ier a découragé les plagiaires.

Chambord, observe encore notre auteur, se situe à l’écart des grandes routes, et aucune avenue triomphale ne le précède. Ses dimensions grandioses contrastent avec l’exiguïté du cabinet royal. Dans son fameux escalier à double révolution, deux personnes qui montent en même temps ne se rencontrent jamais. Chambord est un paradoxe.

Comme de juste, le monarque constructeur caracole en tête du livre. Les historiens ont affectionné cet homme de 1,92 m, à cause de Chambord justement, et malgré sa politique extérieure désastreuse. Charles Quint, de passage à travers la France, et convié à Chambord, en est resté la bouche ouverte. Les mauvais esprits disent que c’était à cause de ses végétations.

Du héros de Marignan, l’ouvrage passe à la littérature de l’époque et de la suivante. Surprise : Malherbe l’emporte sur Ronsard, grâce à quelques strophes oubliées. Et nous bénéficions d’une belle lettre de Rabelais à Érasme (que le roi chevalier aurait bien voulu attirer à sa cour). Charles Dantzig a tout lu. Il est sur son terrain de prédilection.

Sa plume se fait épique pour évoquer la favorite Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, disgraciée par le successeur Henri II, et errant toute nue dans la forêt de Chambord. Imagination, bien sûr. Les chroniqueurs nous disent simplement qu’elle est devenue protestante.

Tout au long du livre, l’auteur s’offre des incursions – trop nombreuses peut-être – dans la politique et les mœurs de notre temps. Sans doute a-t-il pensé que l’excentricité de Chambord (au meilleur sens du terme) autorisait la sienne. Il livre cent jugements à l’emporte-pièce, qui heurteront plus d’un lecteur. Sa langue se rapproche de celle du commissaire San Antonio. Trump est plaisamment qualifié de roi nègre.

Pour finir, Dantzig propose de vider Chambord de ses meubles et de n’y laisser qu’un gisant de François Ier. Encouragé par son exemple iconoclaste, je propose à mon tour de remplacer par un mur de verre la médiocre enceinte basse qui masque le pied du monument.

L’idée de château mène-t-elle vraiment le monde, encore aujourd’hui ? La résidence de Donald Trump en Floride s’en inspire. Emmanuel Macron reçoit  ses hôtes de marque à Versailles. Certaines demeures seigneuriales vont bénéficier du Loto (en concurrence, il est vrai, avec de simples maisons). Vingt-huit mille internautes se sont cotisés pour racheter et réhabiliter une superbe ruine, le château de la Mothe-Chandeniers (Vienne). En sens inverse, les châteaux sont soumis à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) sans aucune atténuation, et les préfets, aiguillonnés par le ministère de l’Environnement, n’hésitent pas à implanter des éoliennes de 180 mètres de haut ou davantage dans leur champ de vision. Sur la frontière franco-allemande, des monstres semblables ont été dressés tout près du château féodal de Malbrouck, que le conseil général de la Moselle venait de restaurer à grands frais. Aux doléances qui lui sont parvenues de France, la ministre-présidente de la Sarre, en qui beaucoup voient la prochaine chancelière d’Allemagne, a répondu simplement : La prochaine fois, nous vous préviendrons.

Le livre : Charles Dantzig, Chambord-des-Songes, Flammarion, décembre 2018, 300 pages, 21,90 €

Tirpitz, créateur d’une éphémère Marine allemande 

Par Nicolas Saudray

S’il existe un livre européen, c’est bien celui-là. L’auteur est un Italien du Frioul, arrière-petit-neveu de Savorgnan de Brazza qui fut au service de la France. Le héros, arrière-grand-père de l’auteur en ligne maternelle, est allemand. Écrit en anglais, l’ouvrage vient d’être traduit en français.

Contrairement à ce qu’on pouvait croire, Alfred Tirpitz, né sur l’Oder en 1849, n’est pas un junker. Cet officier de marine roturier se fait remarquer comme spécialiste des torpilles. En 1892, alors qu’il n’a que quarante-trois ans, Guillaume II le nomme contre-amiral et chef d’état-major de la Marine. En 1897, cette fonction se mue en un portefeuille ministériel – et Tirpitz sera le plus stable de tous les ministres allemands de l’époque. L’anoblissement suit en 1900.

Pays d’élection des militaires terriens, la Prusse est alors dépourvue de tradition navale. En 1848 puis en 1864, ses rares navires ont été vaincus par ceux du Danemark ! En 1870, face à la France, ils ont évité de se montrer. L’accord de deux volontés, celle de Guillaume II et celle de Tirpitz, met fin à cette infériorité. Encore leurs préoccupations diffèrent-elles. Pour l’empereur, cette flotte, qui est aussi son joujou, doit soutenir la formation d’un vaste empire colonial. L’amiral se montre plus prosaïque : son objectif consiste, en cas de guerre, à empêcher les Britanniques de dominer la mer du Nord et d’interrompre le ravitaillement allemand.

Cette divergence se reflète dans le choix des navires. Guillaume privilégie les croiseurs rapides, qui devront éviter la rencontre avec un ennemi plus puissant, mais pourront dévaster sa flotte de commerce. Tirpitz préfère des bâtiments plus classiques. Pour faire passer le coûteux programme naval qui résulte du cumul de ces exigences, il sillonne l’Allemagne, prononce trois mille conférences ou allocutions. Il est devenu une figure. Sa barbe fourchue fait la joie des caricaturistes.

Les Britanniques finissent par s’inquiéter. Les Allemands leur font, en 1912, une offre assez raisonnable : mettre fin à la course aux armements, plafonner la force allemande aux deux tiers de celle de l’Union Jack. Si cette solution avait été acceptée, la Première Guerre mondiale aurait sans doute été évitée. Mais l’homologue de Tirpitz, Chuchill, refuse. Il s’en tient au vieux principe selon lequel Albion doit disposer de forces navales au moins égales à celles des deux principaux pays du continent, réunies. En l’occurrence, l’Allemagne et la France. Or l’hypothèse d’une coalition de ces deux puissances est alors peu crédible.

 Durant l’été 1914, Tirpitz se montre hostile à la guerre, car il estime que ses navires ne sont pas encore en état de se mesurer aux Britanniques. Hélas, il commet l’erreur de passer, aux moments cruciaux, quelques jours dans sa propriété de campagne. Quand il revient, la décision fatale est déjà prise.

L’ouverture des hostilités fait passer Tirpitz au second plan. Il reste quelque temps ministre de la Maine, mais la responsabilité des opérations incombe à l’amiral von Pohl. Au début, les navires de surface restent blottis dans leurs ports. Il faut attendre juin 1916 pour assister à une vraie bataille, celle du Jutland : malgré leur infériorité numérique marquée, les Allemands infligent des pertes sévères à leurs adversaires britanniques, car leur artillerie est meilleure. Pour Tirpitz, père de cette flotte, c’est un satisfecit. Ce succès va-t-il être exploité ? Non, les navires de surface allemands se remettent à l’abri.

Le Reich préfère déclencher l’année suivante, avec le plein accord de Tirpitz, la guerre sous-marine à outrance, qui provoque l’entrée en guerre des États-Unis. Après la défaite, la belle flotte allemande est conduite au port écossais de Scapa Flow et s’y saborde. Elle n’aura duré qu’une vingtaine d’années.

Nullement découragé, Tirpitz se lance dans la politique. Il explique que, si on l’avait écouté, la guerre sous-marine à outrance aurait été déclenchée bien plus tôt, et l’Allemagne aurait gagné : thèse contestable, car dans cette hypothèse, l’entrée en guerre des États-Unis se serait elle aussi produite plus tôt. Tirpitz contribue à la fondation d’un parti conservateur et nationaliste, sans rapport avec le nazisme qui n’est encore que peu de chose. Il brigue la chancellerie mais échoue. Son parti passe sous le contrôle d’un magnat de la presse, Hugenberg.

Tirpitz meurt en 1930, alors que le régime de Weimar, qui a connu quelques belles années, amorce sa dégringolade.

Sa fille Ilse von Tirpitz, grand-mère de l’auteur du livre, a épousé l’ambassadeur Ulrich von Hassell. Devenu l’un des conjurés de l’attentat contre Hitler, il est exécuté en juillet 1944.

Le livre : Corrado Pirzio-Biroli, Le Grand Amiral von Tirpitz, mon aïeul. Éditions Michel de Maule, 2018.                                                                           

Deushe National Volkspartei   

VICE, un film d’Adam Mac Kay

Par Jacques Warin

      Ce film se situe dans la grande tradition des films politiques américains  (Tempête à Washington d’Otto Preminger, 1961 ; Les  Hommes du Président d’Alan Pakula, 1974). Plus près du second que du premier, car il ne s’agit pas de « politique-fiction », mais d’un « biopic » qui prétend résumer  –en un peu plus de deux heures-  quarante ans de la vie politique (et privée) de Dick Cheney. Ce dernier, qui ne fut jamais au premier plan de l’histoire des Etats Unis, joua un rôle capital au tournant de ce siècle, ayant été choisi par George W. Bush Junior pour être son vice-président et l’ayant accompagné pendant ses deux mandats (2000-2008).

    Le réalisateur, Adam Mac Kay, la cinquantaine, ne s‘était fait connaître jusqu’à présent que par un seul film (The Big Short, 2015), dans lequel il s’en prend à Wall Street et aux adorateurs du Veau d’Or (à travers la crise financière de 2008). Inutile de préciser que Mac Kay appartient à la gauche du parti démocrate et fut un fervent supporter de Bernie Sanders à la faveur des dernières élections présidentielles.

   Autant le dire tout de suite : le film, dont le titre repose sur un subtil jeu de mots (le même en français et en anglais), est tout entier « à charge ». Son propos est de dévoiler, à travers une succession de scènes à la fois comiques et hautes en couleurs, l’inculture et la sottise d’un homme, dont seules l’ambition et le culot lui ont permis de jouer les premiers rôles auprès d’un Bush, présenté comme un homme faible et inconsistant (c’est l’acteur Sam Rockwell, d’ailleurs peu ressemblant). Ce parti pris admis, on ne peut qu’admirer sa formidable efficacité, qui rappelle celle de Michaël Moore, le grand réalisateur pamphlétaire des années 2000, dont on n’a pas oublié Fahrenheit 9/11 (2004), qui prenait déjà pour cible le président Bush.

     Deux facteurs contribuent à faire de « Vice » un film extrêmement original, qui semble renouveler les lois du genre :

  • l’écriture d’abord, qui repose sur un montage ultra-rapide , où toutes les scènes s’enchaînent, sans laisser le moindre répit au spectateur, perpétuellement tenu en haleine par des « flash back » et même des « flash en avant », qui bouleversent la chronologie des événements (à la fois politiques et familiaux) ;
  • les deux acteurs principaux ensuite, qui interprètent les rôles respectifs de Dick Cheney (Christian Bale) et de sa femme Lynne (Amy Adams) ; ils sont absolument géniaux, lui à la fois cynique et obtus, mais quand même humain (par l’attachement qu’il voue à ses deux filles), elle ambitieuse déchainée, sorte de Lady Macbeth, finalement encore plus antipathique que lui (malgré l’intérêt quelle porte aussi à sa famille, seule refuge de « valeurs » auquel se réfèrent ces deux produits de la société américaine des années 60).

      Il y a d’ailleurs une scène d’anthologie, au milieu du film, dans laquelle le couple, se retrouvant au lit, se récite les vers de la tragédie de Shakespeare avant le meurtre de Duncan : scène bien sûr invraisemblable, car ces petits bourgeois du Wyoming n’ont aucune culture, mais – au second degré – d’un effet baroque et comique particulièrement percutant. Autre scène d‘anthologie, qui devrait faire, à elle seule, le succès du film : celle où George Bush rencontre Dick Cheney pour le convaincre d’être son vice-président  (en 2000) et où ce dernier, d’abord réticent, accepte finalement après avoir posé ses conditions : il supervisera l’administration, la Défense et la politique étrangère ! On se demande ce qui va rester à Bush et à ses secrétaires (ministres). Mais le futur Président est trop heureux de céder toutes les affaires à son ambitieux partenaire, qui en fera mauvais usage.

Encore une fois, c’est la « thèse » du film, qui tend à évacuer toute responsabilité de Bush et de Colin Powell dans cette entreprise, en mettant en avant les intérêts puissants de la firme Haliburton (que contrôlait Dick Cheney).

   À travers cette charge virulente, c’est ce poste a priori obscur de vice-président (ne jouant un rôle qu’à la mort du président), qui est mis soudain en pleine lumière. Le fait est que Dick Cheney a influencé de manière décisive les grandes décisions américaines du début du XXIème siècle (la guerre d’Afghanistan, en 2001, puis l’intervention en Irak en 2003) et qu’il a assuré le triomphe –provisoire- des idées des « néo-conservateurs », dont le parangon était Donald Rumsfeld, entrevu au début du film. Reste que si certains ont voulu pousser le parallèle avec l’actuel président des États-Unis, on peut s’interroger sur sa pertinence : les deux personnages représentent bien la droite du parti républicain, mais avec pour le premier une nuance interventionniste (il veut régler toutes les affaires du monde par la guerre) et pour le second une forte tendance isolationniste, renouant avec les vieux démons de l’Amérique des années 20-30.

Post-scriptum de Nicolas Saudray : Le poste de vice-président des États-Unis ayant été proposé à John Kennedy, encore sénateur, il émit cette réponse humoristique : I am against vice (je suis contre le vice). Ce qui signifiait qu’il désirait devenir président sans passer par une étape vice-présidentielle.

Préfets, sous -préfets et gilets jaunes

Par François Leblond

Au cours des dernières semaines, des actes inadmissibles à l’égard du corps préfectoral ont été commis, le plus dramatique ayant été l’incendie de la préfecture de la Haute-Loire au Puy-en-Velay. Ils doivent être dénoncés avec la plus extrême vigueur.

Cela me conduit à dire quelques mots d’une fonction qui a prouvé son utilité depuis plus de deux siècles, en dépit des attaques dont elle a été l’objet, et qui doit à nouveau faire face à l’adversité

 Un retour sur les cinquante dernières années me parait nécessaire pour proposer quelques changements indispensables à engager dans le cadre du débat qui vient de démarrer.

En 1964, j’étais stagiaire de l’ENA du préfet de la Gironde. Il était à Bordeaux depuis six ans et y resta quatorze ans (le général de Gaulle se trouvant à l’Élysée). Il était socialiste et aimait le rappeler.

En 1966, j’étais nommé directeur de cabinet du préfet de la Vendée, que j’avais connu secrétaire général de la Gironde. Il resta cinq ans dans ce département.

Ce sont des exemples de la stabilité de l’administration préfectorale du temps du Général. Au moment où il a pris le pouvoir, il n’a engagé que très peu de mouvements préfectoraux. Il a conservé cette attitude jusqu’à la fin, faisant confiance à ceux qu’il considérait comme des permanents de l’intérêt général et à qui il donnait mission d’exercer l’autorité en tout point du territoire, quelque soient les circonstances et les majorités du moment.

Cette stabilité s’est poursuivie après son départ, avec Georges Pompidou. Les changements ne sont venus qu’après le décès de ce dernier, avec des élections présidentielles gagnées de justesse par Valéry Giscard d’Estaing. L’approfondissement du fossé entre droite et gauche qui a conduit, en 1981, à l’élection de François Mitterrand, a eu pour effet une rotation des postes qu’on ne connaissait pas jusque-là et qui s’est poursuivie pendant trente-cinq ans. Le corps préfectoral, qui résistait depuis les années 1900 aux excès de la politique, n’a pu se maintenir à ce niveau, chaque majorité voulant « ses préfets ». La situation s’est encore dégradée quand le préfet a perdu son rôle d’exécutif du département et quand la porte de l’hémicycle des débats de l’assemblée départementale lui a été fermée. Le pouvoir actuel assure à nouveau la stabilité du corps ; il faut l’en créditer mais il devrait aller plus loin dans cette direction.

J’ai eu la chance d’être préfet du Lot et d’avoir pour président du conseil général Maurice Faure. Il  poursuivait les relations qu’il avait eues avec le préfet avant la décentralisation, lui demandant, cas unique en France, de siéger à sa droite au conseil général, faisant venir avec lui les sous-préfets et déjeunant ensuite avec les élus. J’ai ainsi pu jouer un rôle très proche de celle de mes prédécesseurs. J’ai retrouvé cela avec Valéry Giscard d’Estaing, président du conseil régional d’Auvergne, qui avait, à l’égard du préfet, la même attitude.

Pour être utile à la France secouée par le mouvement des gilets jaunes, il faut que le préfet retrouve le rôle qu’il avait autrefois dans nos institutions : celle d’un médiateur entre les intérêts de l’Etat et les préoccupations locales.

Trois mesures, qui ne nécessitent pas de lourds changements législatifs, me paraissent s’imposer.

1/ Il faudrait, me semble-t-il, que désormais, dans toute la France, le préfet soit à nouveau à la tribune – à la droite du président du conseil départemental et, pour le préfet de région, à celle du président du conseil régional. Il entendrait en direct les observations des populations et ferait mieux passer les messages utiles au niveau des administrations centrales. L’annonce de ce changement devrait être rendue publique par le président de la République lui-même.

2/ Les projets de lois doivent être aujourd’hui précédés d’une évaluation des effets qu’on attend d’eux. Celle-ci est, la plupart du temps, très insuffisante ; il faut attendre l’application pour qu’on mesure des effets négatifs qu’on ne prévoyait pas. Dans les domaines du logement, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, il faut qu’une part de l’évaluation préalable soit conduite sous la présidence du préfet et qu’ainsi les faiblesses probables du texte soient mieux identifiées. Si on avait procédé ainsi, on aurait fait l’économie de la crise liée à l’imposition des carburants.

3/ La décentralisation réclamée par les élus implique qu’on ne demande pas au préfet de décider de façon autoritaire la carte des regroupements de communes. Autrefois, il s’efforçait d’obtenir des changements positifs en cette matière, mais respectait le point de vue des élus. Ce n‘est plus le cas aujourd’hui. Décentralisation et autoritarisme sont antinomiques. Il faut changer de méthode.

Le moment est propice à ces changements : les coupures idéologiques cèdent la place à la revendication de territoires plus homogènes dans leur développement. Préfets et sous-préfets ont un rôle majeur à jouer à cet égard. Ils l’exerceront s’ils sont soutenus.

Amos Oz – « Une histoire d’amour et de ténèbres »

Par Nicolas Saudray

          Le plus célèbre écrivain israélien vivant, Amos Oz, s’est éteint en décembre 2018. J’ignorais presque tout de lui. Cet événement m’a incité à lire une œuvre souvent considérée comme sa meilleure : le récit de son enfance et de sa jeunesse.

          Ce livre est présenté dans un savant désordre. Pour le confort du lecteur, je rétablis la chronologie.

         Commençons donc par les ascendances européennes de l’auteur, qu’il n’a connues que par ouï-dire. Sa famille paternelle, celle des Klausner, habitait Odessa. À la génération précédente, elle demeurait en Lituanie, terre d’élection de la mystique ashkénaze. Après le premier conflit mondial, les Klausner des sont embarqués pour la Terre sainte, afin de fuir, non pas des persécutions, mais les luttes épuisantes entre Blancs et Rouges.

         La famille maternelle était établie à Rovno, en Volhynie : une province aujourd’hui ukrainienne, relevant alors de la Pologne. Comme d’autres villes de la région, cette cité comprenait un lycée Tarbout, où l’hébreu était enseigné comme langue vivante. Sa résurrection est donc bien antérieure à la fondation de l’État d’Israël. La mère d’Amos fréquentait ce lycée. Mais un climat antisémite régnait ; selon l’auteur, les Polonais allaient jusqu’à favoriser les écoles juives, dans l’espoir que les élèves, ainsi rejudaïsés, partiraient pour la Palestine. En tout cas, un numerus clausus limitait leur accès à l’Université (comme d’ailleurs en Hongrie). Aussi la future mère de l’écrivain et ses sœurs avaient-elles dû se rabattre sur l’université de Prague, capitale d’un pays plus démocratique.

         Tous ceux des membres de ces deux familles ashkénazes qui n’eurent pas la bonne idée de passer la Méditerranée ou l’Atlantique alors qu’il était encore temps périrent en 1941 sous les balles des escadrons de la mort allemands. Deux ou trois ans plus tard (mais ce n’est pas le propos d’Amos Oz), la minorité polonaise, principalement paysanne, fut chassée ou massacrée par la majorité ukrainienne. À l’issue de cette double « purification ethnique » particulièrement sanglante, la Volhynie dispose aujourd’hui d’une population ukrainienne à peu près homogène.

          À Jérusalem, le père d’Amos tient un emploi de rang moyen dans ce qui deviendra la Bibliothèque Nationale. Il a un oncle illustre, le professeur Klausner, possesseur d’un bon nombre de langues, et l’un des fondateurs de l’hébreu moderne. Cet érudit habite un faubourg de la ville, juste en face de la maison de Samuel Joseph Agnon (1888-1970), futur prix Nobel de littérature. Et par une malice du destin, la voie qui les sépare porte aujourd’hui le nom de Klausner, non celui d’Agnon. Mais la juxtaposition des deux hommes s’explique aisément. Les hôtes de mon grand-oncle et de ma grande-tante, note l’auteur, étaient tous professeurs ou docteurs. Et il ajoute : Jérusalem comptait beaucoup plus d’enseignants, de chercheurs et de savants que d’étudiants.

          Amos (du nom d’un prophète) naît à Jérusalem en 1939. Il restera fils unique. Dès son plus jeune âge, il baigne dans les livres. À huit ans, il lit déjà les journaux.

          Ce sont les dernières années du mandat britannique sur la Palestine. Voici comment Amos voit la vieille ville, principalement musulmane et chrétienne : l’autre Jérusalem que je connaissais à peine, éthiopienne, arabe, pélerine, ottomane, missionnaire, allemande, grecque, intrigante, arménienne, américaine, monastique, italienne, russe, avec ses pinèdes touffues, inquiétante mais attirante avec ses cloches et ses enchantements ailés…, une ville voilée, dissimulant de dangereux secrets, regorgeant de croix, de tours, de mosquées, de mystères.

          Les relations avec les « Arabes » sont encore possibles. Un jour, les Klausner rendent visite à une riche famille musulmane qui les a invités. Mais la rencontre tourne mal, en raison d’une imprudence du jeune garçon.

         En 1947, l’ONU décide le partage de la Palestine en deux États. Amos est témoin de la joie qui déferle sur la communauté juive. Mais les puissances arabes voisines refusent cette décision et envahissent le pays. Les quartiers juifs de la Ville sainte sont assiégés durant des mois. Le jeune Amos et sa famille vivent le rationnement et les nuits sans éclairage. Nombre de leurs voisins sont tués. Le conflit prend fin sur une victoire inattendue de la milice juive et sur la fuite de centaines de milliers d’habitants arabes – devenus plusieurs millions par l’effet du temps et de leur natalité.

          L’écrivain Amos Oz sait certainement que la plupart d’entre eux descendent de juifs de l’époque d’Hérode, convertis successivement au christianisme et à l’islam. Mais il ne le dit pas trop.

          Après l’indépendance, et malgré les réticences de son père envers la religion, le jeune garçon est inscrit à une école religieuse juive. D’autres fréquentent des écoles socialistes voire communistes, sur lesquelles flottent des drapeaux rouges.

          Alors qu’il a douze ans et demi, sa mère, âgée de trente-neuf ans, se donne la mort en avalant des cachets. L’écrivain en fournit deux explications complémentaires. D’abord, des migraines et des insomnies qui rendaient la vie pénible à cette femme encore jeune. Ensuite, le décalage entre la Terre promise dont elle avait rêvé à Rovno et la dure réalité : le sirocco, la pauvreté, les mauvaises langues…, l’appartement dans un rez-de-chaussée étriqué et humide.  

          Ce geste, son fils ne peut le comprendre. Je lui en voulais d’être partie sans me dire au revoir, sans m’embrasser, sans explications… Je la détestais.  

          Le père d’Amos, un professeur Nimbus incapable de vivre seul, ne tarde pas à se remarier. D’où cette conséquence décrite par l’auteur : À l’âge de quatorze ans et demi, deux ans après la mort de ma mère, je tuai mon père et tout Jérusalem, changeai de nom et partis au kibboutz Houlda. Le père remarié et « tué » s’établit pour quelques années à Londres.

          Désormais, le jeune Klausner se nomme Oz – la force, en hébreu. Son kibboutz est une sorte d’oasis, proche de la frontière et cernée la nuit par des chacals. Le jeune homme pourrait y rester enfoui. Mais la communauté, qui a besoin d’un professeur de littérature pour son école, l’envoie se perfectionner à l’université de Jérusalem. Il fait son service militaire et publie des articles dans les journaux. L’un d’eux éveille l’attention du premier ministre, Ben Gourion, qui convoque le jeune sergent-chef et lui assène un long monologue sur Spinoza.

         De retour au kibboutz, Amos s’y marie. C’est là que s’achève la chronologie. Mais non le livre, qui revient encore une fois sur l’évènement le plus lancinant, le plus insupportable : la mort de la mère.

         Désireux d’en savoir plus sur l’auteur, je me suis plongé dans une autre de  ses œuvres, La Boîte noire, prix Fémina étranger 1988. Un roman par lettres. Pourquoi pas ? Mais j’avoue ma déception. On a de la peine à s’y retrouver, et le héros, un jeune colosse qui, lui aussi, a choisi le kibboutz, manque d’intérêt. Le problème arabe est évacué, on vit dans une ambiance entièrement juive.

         Revenons donc à l’autobiographie. Elle est prolixe (853 pages dans mon édition de poche). Un ou deux arbres généalogiques auraient aidé le lecteur. Mais c’est un document irremplaçable sur toute une époque. Et Amos Oz a le don de camper les personnages, de recréer une atmosphère. Avec gourmandise, il nous fait goûter les nourritures et les boissons. Un chef d’œuvre, assurément.

Le livre : Amos Oz, Une Histoire d’amour et de ténèbres, écrit en 2001, disponible en Folio.      

             

Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu

Par  Patrice Cahart

          Fondé par des membres d’une promotion dont le nom se réfère à l’auteur de l’Esprit des Lois, ce site ne pouvait rester indifférent à la reprise, au Théâtre de Poche Montparnasse, du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Servie par deux bons acteurs, cette pièce a été jouée avec succès durant une grande partie de l’automne 2018, devant un public surtout estudiantin mais attentif.  

          La formule du dialogue aux enfers nous vient des Anciens. Elle permet la rencontre et souvent l’affrontement de personnages ayant vécu à des époques différentes. Fénelon et Fontenelle, entre autres, l’ont pratiquée.

          Maurice Jolly, avocat républicain né en 1829, s’en saisit pour critiquer le régime de Napoléon III. Dans son ouvrage publié à Bruxelles en 1864, sans nom d’auteur, Montesquieu s’élève en défenseur de la démocratie contre Machiavel, porte-parole du despote impérial. Ce dernier est accusé de méditer un second coup d’État. Le dialoguiste fait preuve d’habileté, mais n’évite pas une certaine prolixité, une certaine emphase. Malgré son anonymat, il est repéré, arrêté, condamné à quinze mois de prison. Ironie de l’histoire, cet incident déplorable survient alors que le régime évolue vers une forme adoucie, l’Empire libéral des historiens, en attendant l’Empire parlementaire de 1870.

         Après sa libération, Jolly assure pendant quelque temps le secrétariat de Jules Grévy. Les républicains ayant accédé au pouvoir en 1877, il s’imagine sans doute que ses mérites vont être reconnus, et que de hautes fonctions vont lui être confiées. Rien ne vient. L’année suivante, il se donne la mort.

         Le Dialogue n’était pas fait pour le théâtre, ne serait-ce qu’en raison de sa longueur. En 1968 toutefois, donc plus d’un siècle après sa publication, l’acteur Pierre Fresnay s’avise qu’une bonne pièce peut en être tirée. Il la joue au théâtre de la Michodière, dans le rôle de Machiavel, face à Julien Bertheault qui incarne Montesquieu.

          Cinquante ans plus tard, Philippe Tesson mandate, pour une nouvelle adaptation libre, Marcel Bluwal, vieux routier du cinéma et de la télévision, membre du Parti communiste jusqu’en 1981. L’adaptateur désigné ne retient qu’un cinquième du texte initial et le réécrit en partie, de façon qu’il sonne mieux au théâtre. Ce qui lui a surtout plu dans l’œuvre de Jolly, c’est la description prophétique des moyens de manipuler l’opinion. La pièce s’achève sur la dénonciation, par le philosophe du XVIIIe, d’un danger montant qui pourrait bien être le Front national, devenu entre temps Rassemblement national.

          Que penseraient de tout cela le vrai Machiavel et le vrai Montesquieu ? Pour bien comprendre le premier, il faut rappeler brièvement son parcours. Avant sa naissance (1469), Florence prospère sous un prince habile et prudent, Côme de Médicis. Le jeune Machiavel vit le principat de son petit-fils, Laurent le Magnifique, qui est l’inverse de son grand-père, et conduit à la faillite la prestigieuse compagnie commerciale et bancaire de ses aïeux. Par réaction à ce faste épuisant, Savonarole prend le pouvoir en 1494, deux ans après la mort du fautif. Il le conserve pendant quatre années – jusqu’à sa fin spectaculaire sur un bûcher. Marqué par ces péripéties, Machiavel en a sans doute tiré la conviction que le premier devoir des gouvernants (qu’ils soient républicains ou monarchiques) consiste à en éviter le retour.

         En 1498, il est recruté par la république aristocratique restaurée, en qualité de secrétaire de la chancellerie. Ses fonctions sont surtout diplomatiques. Le gonfalonier, premier magistrat de la cité, n’est pas un Médicis, mais un nommé Soderini.

          Malheureusement pour notre futur auteur, les Médicis reprennent la ville en 1512 avec l’aide des Espagnols. Machiavel est incarcéré, torturé même. Le prétendu chantre de l’absolutisme commence donc par en être la victime. Il se retire, mais souhaite revenir aux affaires : d’où son livre Le Prince, qu’il dédie en 1516 à Laurent II de Médicis, descendant du premier Laurent.

         Le nouveau maître reste insensible à cet hommage. Heureuse erreur, car sans elle nous n’aurions sans doute pas eu la suite de l’œuvre : une comédie, La Mandragore, un Art de la guerre assez banal (mais surprenant, de la part d’un homme qui n’avait jamais exercé un commandement militaire), le Discours sur la première décade de Tite-Live, fort apprécié tout au long des XVII° et XVIII° siècles, enfin une Histoire de Florence.

         Machiavel meurt en 1527, année du sac de Rome par les troupes de  Charles-Quint et d’une nouvelle éviction des Médicis par les Florentins révoltés. Durant ses dernières semaines, l’écrivain a dû se dire qu’on n’en serait pas arrivé là si ses conseils avaient été suivis.  Le Prince est publié cinq ans plus tard.

         Ce fameux livre est donc d’abord une œuvre de circonstance, destinée à permettre un retour en grâce. Contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas d’une apologie dudit prince. Machiavel écrit en effet, au début de son chapitre II : Je ne traiterai point ici des républiques, car j’en ai parlé amplement ailleurs. Je ne m’occuperai que des principautés, et… j’examinerai comment les princes peuvent se conduire et se maintenir. Deux phrases manifestement ajoutées après la rédaction du Discours sur Tite-Live qui était consacré aux premiers temps de la république romaine. L’auteur s’interdit donc tout choix explicite entre république et monarchie. La lecture du Discours, ainsi que les quatorze ans passés au service d’une Florence aristocratique suggèrent une préférence intime pour la forme républicaine. Mais le souverain se trouve là, c’est un fait. Il faut lui plaire, et le rendre utile, en lui présentant des suggestions pratiques. Inutile de lui proposer de rétablir des institutions républicaines : ce serait l’échec assuré.

          Le Prince contient des formules qui lui ont valu sa réputation de cynisme et d’irréligion. Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Ou encore : Un prince bien avisé ne doit point accomplir des promesses dont l’accomplissement lui serait nuisible. Ces phrases sont néanmoins tempérées par d’autres, suivant lesquelles le prince doit être aidé par la faveur des habitants, et être aimé de son peuple. Le souvenir de Côme et du premier Laurent se reflète dans un passage selon lequel mieux vaut passer pour avare que de se ruiner par la prodigalité.

          En 1559, le pape inscrit à l’Index l’ensemble de l’œuvre – la réputation du Prince ayant rejailli sur le reste qui n’en méritait pas tant.

          Quant à Montesquieu, il n’aspire en rien au titre de paladin de la démocratie. Il dit du bien des républiques, mais celles qu’il connaît sont généralement aristocratiques, et de toute façon, à son avis, incompatibles avec un grand territoire. Il condamne fermement le despotisme ; c’est ce qui a plu à Maurice Jolly. Sa préférence va cependant, pour un pays comme la France, à ce qu’il appelle la monarchie, et où l’autorité royale s’exerce dans le cadre de lois.

          Sa théorie de la séparation des pouvoirs n’est pas tout à fait ce qu’on croit. S’inspirant, non du système britannique qu’il a sous ses yeux, mais de celui de l’époque précédente, il décrit :

  • un pouvoir législatif dévolu à un Parlement de deux chambres, l’une émanant du peuple (selon un mode de scrutin très éloigné du suffrage universel), l’autre constituée de nobles héréditaires ;
  • un pouvoir exécutif confié au roi (et non, comme à Londres au XVIIIe siècle, à un gouvernement issu de la majorité parlementaire) ;
  •       un pouvoir judiciaire indépendant.

          Au chapitre VI du livre XI, le philosophe laisse échapper cette phrase : Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. La confusion du législatif et de l’exécutif en la personne du monarque ne le gêne donc pas vraiment. Ce qui importe au président à mortier du parlement de Bordeaux, c’est la souveraineté des tribunaux.

          Le diplomate florentin et le magistrat aquitain se révèlent donc assez différents de l’image renvoyée par Maurice Jolly puis par Marcel Bluwal. Mais leur aventure théâtrale leur aura donné une nouvelle vie.

         Il ne reste plus qu’à baptiser une prochaine promotion de l’ENA du nom de Machiavel. 

Ivan Kuleff, témoin des anges

Par Jacqueline Dauxois

Sauvetage d’une œuvre abandonnée

C’est à une résurrection que convie l’exposition consacrée à l’œuvre d’Ivan Kuleff, au centre spirituel et culturel orthodoxe russe, 1 quai Branly, du 1er au 24 février 2019, de 14 à 19 h, sauf lundi. Résurrection du créateur et de son œuvre. Les travaux de Kuleff ont été deux fois détruits de son vivant, donc lui, l’artiste, deux fois anéanti dans ce qu’il avait de plus intime, frappé dans son cœur, sa peinture, son art, il a recommencé une troisième fois. Or, cette œuvre, continuée malgré deux destructions, a disparu après sa mort pour la troisième fois. La perte, cette fois, semblait définitive.

Il a fallu la main d’un ange ; Kuleff en a peint tellement, si nobles et magnifiques, à ce point porteurs d’éternité, que l’un d’eux est intervenu pour arracher ses peintures au néant. Il a poussé à une découverte deux paroissiens d’une petite église russe orthodoxe comme Paris en compte quelques-unes, secrète, vieillotte au fond d’une cour jardin, qui, de dehors, ressemble à un atelier d’artiste désargenté, qui, dès qu’on ouvre la porte, vous étreint le cœur de toutes ses icônes (parmi elles, plusieurs sont de Kuleff), de ses cierges crépitants, de sa pénombre sacrée. C’est là, rue Oliver de Serres, non pas dans l’église de la Présentation-de-la-Très-Sainte-Mère-de-Dieu-au-Temple, mais dans les bâtiments accolés, que Nadine et Marc Andronikof ont trouvé des cartons à dessins qui moisissaient, abandonnés aux misères du temps, à la poussière et aux crottes de souris. Dès ce moment, ils se sont employés à sauver de la destruction, à restaurer et à faire connaître ces œuvres dont la plupart font l’objet de l’exposition (le fond POS).

En 2013, ils ont été à l’origine de la sortie du Livre de Tobit, bi-lingue français-russe, illustré par Kuleff. Bien que confidentiel, ce tirage a soulevé l’intérêt des connaisseurs, suscité des expositions, une vente à Drouot et la publication d’un deuxième ouvrage des œuvres de Kuleff illustrant L’Ecclésiaste.
Le catalogue de l’exposition, « Le Génie humble », dont Nadine et Marc Andronikof sont les commissaires, est donc le troisième livre consacré à Kuleff. C’est un ouvrage de cent vingt-deux pages, dont les dix-neuf premières s’ouvrent par une chronologie et un texte de Marc Andronikof, traduit par Olga Platonov, qui évoque la vie de l’artiste, décrit les salles et analyse les œuvres qui y sont présentées.

Une vie mal connue

De même qu’on ignore où se trouvent une grande partie de ses œuvres, on sait très peu de choses de la vie du peintre. Sa biographie reste à écrire. Des témoignages de lecteurs sur ces sujets seraient les bienvenus.

Ivan Kuleff a vécu de 1893 à 1987, une longue vie, plusieurs fois brisée, qui s’est achevée dans la misère, le dernier métier qu’il a exercé était magasinier chez Félix Potin.
Promis à un brillant avenir artistique, il quitte sa ville natale, Rostov, pour étudier les arts d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, où, premier prix de l’Académie impériale des Beaux-Arts, il aurait dû jouir d’une bourse de trois ans pour voyager en Europe. Mais la guerre de Quatorze éclate et, au lieu d’aller découvrir les trésors artistiques de l’Occident, il est envoyé sur le front turc. Après la guerre, c’est la révolution. Fils de prêtre (le prêtre orthodoxe a l’obligation d’être marié, contrairement au moine), il fait partie de ceux qui sont directement menacés par le régime soviétique.
Il s’exile dans les Balkans, où les réfugiés russes font bouillonner la vie artistique. Il survit d’abord en Croatie en décrochant des commandes de portraits. En Serbie, à la demande du métropolite, il recense et copie les fresques des monastères et, à Skopié, en quatre ans, il crée pour le théâtre, la Scène Populaire, les décors, les costumes et parfois les affiches de quarante-huit spectacles.

En 1927, il rejoint son frère à Paris où il s’installe définitivement. Ses œuvres suivent. Le train qui les transporte déraille. Sept ans de travail anéantis. Il continue de peindre et, en 1944, alors qu’il prépare une exposition à Bruxelles, un obus allié éclate sur le wagon qui transporte ses œuvres. Il surmonte cette nouvelle destruction et continue jusqu’à sa mort avec une force qui ne s’est jamais démentie. On crée rarement des centaines, des milliers d’œuvres pour son tiroir. Il y avait une amitié dans cette existence aux yeux des hommes sans éclat, celle du couple, Tatiana et Georges Morozov. Pendant quarante ans, de la fin des années quarante à sa mort, il a donné à Tatiana, sa légataire universelle, toute sa production.

Ce que la peinture apprend sur le peintre

Le seul fait que l’œuvre existe témoigne de la force d’âme de son auteur. Deux fois, sa vie a été brisée. Deux fois, sous ses yeux, son œuvre a été détruite. Mais lui, il est resté vivant. C’est cet élan vital qu’il proclame dans sa peinture. Au lieu de se draper dans la cape romantique de l’artiste maudit, il a continué de faire ce pour quoi il avait été créé. Mieux que n’importe quel discours, sa vie et son œuvre illustrent la parabole des talents. Sorti de l’enfer de Quatorze et de celui la révolution russe, alors qu’une modeste notoriété ne lui permettait pas de subsister de sa peinture, rien n’a altéré le courant qui le portait. Qu’il traite de sujets bibliques, littéraires ou légendaires, qu’il s’inspire de l’Orient ou de la nature, sa peinture est le manifeste d’une foi dans l’irrépressible puissance créatrice infusée dans la créature par le Créateur, cette force d’amour qui traverse l’humanité depuis des millénaires. C’est le sens de sa vie et la signification d’une peinture qui est action de grâce. Les icônes, bien entendu, ont un contenu théologique, c’est leur vocation iconique. Mais, loin de la tradition de l’icône, tous les sujets qu’il traite, religieux et profanes, témoignent de la puissance résurrectionnelle de sa foi.

Les anges occupent une place à part dans son univers, ils ont fasciné l’artiste, ces être spirituels, messagers invisibles qui, quelques fois, s’incarnent – et dont l’existence est à l’image de l’art, invisible tant que l’artiste ne lui donne pas une forme qui les incarne.

Triptyque imaginaire : Création du Jour et de la nuitDante-Vers la cité des damnés, Le drame de la Passion-Le Christ

À la charnière entre l’univers religieux et profane, entre la Création et la Passion, la barque de Dante, qui navigue « vers la cité des Damnés », est une réponse ténébreuse à la splendeur de la « Création du jour et de la nuit ». On y retrouve la même force qui illuminait le monde par le traitement du noir et du blanc, avec des dégradés triomphants, ses éblouissements, mais la manière s’empâte.
Le monde, qui n’était que splendeur lorsqu’il surgissait du rien entre les mains de Dieu, devient suffocante ténèbre. Le ciel, la barque et les vagues semblent taillés dans des blocs de lave refroidie.
Le Christ de la Passion, qui porte sa Croix dans le Ciel, forme le sommet de ce qui pourrait être un triptyque. Dans ces trois œuvres phares, le peintre utilise la matière et la couleur de trois manières totalement différentes qui se répondent en déterminant une inéluctable progression.

Dans la « Création du jour et de la nuit », pas une couleur, de vertigineux noirs et blancs, un blanc qui semble peint avec des rayons de lumière, un noir aux dégradés puissants qui exalte le blanc jusqu’à l’éblouissement du geste créateur.
Avec la barque de Dante, la couleur intruse, que Kuleff utilise et dénigre en même temps, n’est que bitume et noirceur, plus sombre que le noir de la Création. L’utilisation des couleurs sert ici à nier l’existence de la couleur. Tout est obscurité et suffocante ténèbre, y compris les éclats de bleu surgis à l’horizon. Vers la cité des damnés, pas un reflet de vie, pas une respiration.
Après le noir et blanc éblouissant de la Création, après l’emploi de couleurs destinées à dépasser le plus obscur de la noirceur, « la Passion » peint l’aboutissement triomphal.
Alors, le peintre décline toute la palette. L’arc-en-ciel n’a pas assez de nuances, il les sublime, les exalte, les juxtapose, les froides, les chaudes, il les fait chanter, les moire, les lustre, les illumine, les exalte, cherche leurs vibrations les plus profondes, révèle leur éclat le plus rayonnant. La marche au supplice du Sauveur, qui porte la Croix en plein Ciel, est la marche vers la Résurrection du Fils de Dieu qui va ressusciter le monde à la fin des temps et, sur les décombres de nos vies et de nos mondes, faire descendre la Jérusalem céleste.
Le souffle qui traverse cette œuvre, c’est celui de l’artiste traversé par celui de l’Esprit.

Les œuvres profanes, les illustrations de Roméo et Juliette, Othello, Ophélie, la femme nue, les paysages, témoignent à des degrés différents, de la puissance résurrectionnelle de la création artistique, reflet de la Création divine, de ce que cette recherche a de plus sublime, de plus humble, de plus divin.

Dans la main de Dieu

La peinture d’Ivan Kuleff, même profane, rend compte d’un univers spirituel à travers le matériel. Sa création frémit de la tension extrême d’un peintre conscient de n’être rien dans la main de Dieu, et qui, porté par l’Esprit, traçait son chemin d’éternité par la pratique fervente de son art.

La force qui se dégage de son art, c’est celle de l’espoir dans l’éternité ; la beauté qui en émane est celle d’une création jaillissante ; le souvenir que nous en garderons est celui du « génie humble » et profond d’Ivan Kuleff, témoin des anges.

Alain Juppé, « Dictionnaire amoureux de Bordeaux »

Par Nicolas Saudray

Chacun connaît la collection des Dictionnaires amoureux. Ces ouvrages, dont  l’auteur donne libre cours à ses sentiments, consistent en une succession alphabétique de petits chapitres qui essaient de faire le tour d’un sujet. Pas de photos, mais de petites gravures. Alain Juppé vient d’ajouter à cette série un volume marquant, pour mieux faire connaître et comprendre la ville dont il est depuis longtemps le maire. Sa présidence de Bordeaux-Métropole lui permet d’élargir sa réflexion aux vastes faubourgs.

          Bordeaux, ce sont d’abord de vieilles pierres. J’ai connu autrefois une ville noirâtre. Grâce en grande partie à Alain Juppé, elle a fait toilette, et la pierre blonde a reparu. La longue façade sur la Garonne est maintenant l’une des plus belles architectures que l’on puisse voir en France. Et, avec deux places de Nancy, celle qui restitue le mieux l’esprit du XVIIIe siècle.

        Bordeaux, ce sont aussi des ponts. Leur histoire est singulière. Jusqu’au Premier Empire, si étonnant que ce soit, le grand port s’est passé de pont. Napoléon en a voulu un, pour faciliter les approvisionnements de la guerre d’Espagne : le pont de Pierre, terminé seulement en 1822. Après un long sommeil se sont succédé, très vite, le pont Saint-Jean (1965), le pont d’Aquitaine (1967), le pont d’Arcins – François Mitterrand (1993), et le remarquable pont levant Chaban-Delmas (2013), dû à l’actuel maire. Un sixième pont routier, baptisé Simone-Veil, est déjà en construction.

          Voilà donc la métropole girondine excellemment reliée par la route. Qu’en est-il de la voie ferrée ? Le TGV provenant de Paris vient d’arriver à Bordeaux, mais son prolongement jusqu’à la frontière espagnole a été ajourné au vu des prévisions de trafic. Alain Juppé continue de plaider cette cause. Il fait valoir que la rocade routière est saturée par les allers-retours des camions venant du nord ou de l’est de l’Europe et se dirigeant vers la péninsule ibérique ; la nouvelle ligne dégagerait des voies ferrées plus anciennes, que l’on pourrait affecter au fret.

         Mais le nom de Bordeaux évoque surtout des vins. Prudent, Alain Juppé s’interdit de choisir entre tant de crus prestigieux. Il préfère nous livrer une phrase de Pascal que nos professeurs de lycée avaient tenté de nous cacher : Trop ou trop peu de vin interdit la vérité.

          Ancien ministre de l’Environnement, l’auteur est un écologiste raisonnable. Il est conscient de la nécessité de préserver la planète, mais sait qu’on ne doit pas faire n’importe quoi au nom de cet impératif. Les toits du centre-ville ne seront pas défigurés par des capteurs solaires ; en revanche, les toits végétalisés sont encouragés dans les quartiers périphériques. La chapitre Petits oiseaux, qui ne recueillera pas l’unanimité, exprime une certaine tolérance envers la capture et la dégustation des ortolans. Faut-il, demande Alain Juppé, définitivement renoncer à ce plaisir qui rend égal aux dieux ?

          Ayant déjà publié Montesquieu le moderne (poche Tempus, 2015), il n’était pas tenu de s’étendre davantage sur ce penseur cher aux fondateurs de notre site. Il lui réserve néanmoins une place dans son chapitre Les trois M. Le premier, Montaigne, lointain prédécesseur de l’auteur, a été élu maire contre son gré, mais a accepté de bon cœur sa réélection. Montesquieu, président à mortier du parlement de Bordeaux, a rédigé le meilleur de son œuvre en un château voisin, La Brède. Mauriac a dit bien du mal des Bordelais, mais ne pouvait se détacher d’eux.

           Le Dictionnaire amoureux n’oublie pas pour autant quelques Bordelais moins célèbres mais méritant l’attention : André Laffon de Ladebat, l’un des pionniers de l’abolition de l’esclavage ; Rosa Bonheur, qui fut le peintre le plus cher du monde ; Jean de la Ville de Mirmont, beau poète tué en 14 ; Jacques Ellul, anarchiste chrétien… 

         Invoquant l’Esprit des lois, Alain Juppé pense pouvoir caractériser le tempérament bordelais par le sens de la mesure. C’est vrai en politique. Mais dans la vie sociale, il se manifeste à mon avis par un certain sens du faste, que reflètent ses édifices et ses grands crus. À cet égard, la France me semble osciller entre deux pôles, Bordeaux et Lyon. Avec cette nuance que les deux villes ont en commun le goût de la bonne chère.

         L’ouvrage pourrait se résumer ainsi : Bordeaux, vu non par un technocrate, mais par un auteur sensible et gourmand, capable de magie.

Le livre : Alain Juppé, Dictionnaire amoureux de Bordeaux, Plon, 2018.  25 €

L’Europe malade de ses « valeurs » ?

Par Jacques Darmon

Les « valeurs » sont aujourd’hui au centre de la construction européenne. La Communauté Économique Européenne (CEE) s’était construite sur une proximité géographique sur le choix d’une liberté de circulation des hommes et des marchandises recherchant les bénéfices économiques d’un marché commun. L’ambition de l’Union Européenne est plus vaste.

Le traité de Lisbonne, en 2009, énonçait ainsi les « principes qui ont présidé à la création (de l’Union) et à son élargissement » : « la démocratie, la primauté du droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la chartre des Nations Unies et du droit international ». Ces valeurs ont été encore récemment rappelées à la tribune de l’ONU par le Président Macron.

Face aux empires et aux dictatures, l’Europe prétend constituer un exemple de démocratie apaisée, garantissant les libertés individuelles et les « droits de l’homme », refusant toute visée nationaliste ou impérialiste, recherchant la solution des conflits par la négociation. Sensible aux malheurs du monde et aux impératifs écologiques, ouverte aux réfugiés, l’Europe se voit ainsi comme un modèle pour les autres nations : un foyer de civilisation et de progrès, un espace de paix et de prospérité, une terre d’accueil.

Pourtant, malgré ces intentions admirables, les Européens doivent constater que ces « valeurs » qui leur semblent aujourd’hui essentielles suscitent des oppositions, parfois violentes, tant à l’extérieur de l’Europe que dans son sein même.

A l’extérieur de ses frontières, l’Europe recueille peu de supports.

Certains États ignorent purement et simplement la démarche européenne. La Russie, la Chine poursuivent leur propre histoire dans une indifférence profonde à ce qu’affiche l’Europe. L’Amérique de Donald Trump adopte aujourd’hui la même attitude. Plus nombreux sont les pays qui refusent explicitement les choix européens : le Pakistan, l’Indonésie, la Turquie, l’Iran excluent totalement de se rallier à des valeurs dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. Plus gravement encore sont apparus des mouvements qui, non seulement s’opposent aux valeurs européennes, mais qui en souhaitent la disparition ; les salafistes du Moyen-Orient, les mouvements djihadistes divers considèrent qu’il faut éliminer ces errements dangereux, si nécessaire par la violence.

Les Européens, convaincus de l’universalité de leurs valeurs, assistent, sidérés et impuissants, à ce nouveau choc de civilisations.

Au sein même de l’Union Européenne, la situation n’est pas plus sereine. Paradoxalement, ces « valeurs » que l’on considérait comme un ciment de nature à fonder l’Europe deviennent sources d’oppositions farouches.

On ne compte plus les États que la Commission européenne (largement sollicitée par le Parlement Européen) a décidé de poursuivre ou de mettre à l’amende, l’un pour un budget en déficit, l’autre pour la pollution excessive d’une ville de province, un troisième pour avoir fixé l’âge de retraite de ses magistrats, un autre enfin pour avoir refusé de laisser voter les détenus de ses prisons…

Dans tous les pays européens, les partis europhobes ou même simplement eurosceptiques jouent un rôle croissant. Déjà, ils l’emportent en Autriche, en Italie, en Pologne, en Grèce, en Hongrie, en Slovaquie,… Même l’Allemagne n’échappe pas à ce mouvement.

Les oppositions portent sur deux points essentiels : ces valeurs laissent l’Union Européenne sans protection ; dans le même temps, elles font peser sur les citoyens européens des contraintes qu’ils jugent illégitimes.

  • Les « valeurs » de l’Europe laissent ses citoyens désarmés face à la violence et à la compétition internationale.

Protection face à la violence

La notion d’Etat de droit dont l’Europe est si fière n’a cessé de s’élargir : suffrage universel, indépendance des pouvoirs législatifs, exécutif, judiciaire, liberté de conscience, d’opinion, de religion, non-discrimination, égalité,…

Animée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (qui cependant ne fait pas partie des institutions de l’Union Européenne- voir encadré), la Cour de Justice de l’Union Européenne ne cesse de donner plus de place à la défense des droits individuels. Bien plus, les juges prétendent définir eux-mêmes les règles auxquelles ils donnent valeur constitutionnelle. Ainsi le Président de la CJUE peut déclarer : C’est aux juges européens de donner du sens à cette norme (29 mars 2017). Cette même cour de justice s’estime « compétente pour apprécier si un accord international conclu par l’Union est compatible avec les traités » (février 2018), c‘est-à-dire avec « les valeurs de l’Europe.

Mais cette notion d’État de droit, qui semble si évidente et si nécessaire, est violemment contestée quand elle a pour effet de s’opposer aux mesures indispensables pour permettre aux citoyens de vivre et se déplacer en sécurité, c’est-à-dire d’assurer un état de droit. La religion officielle des droits fondamentaux, qui limite l’emploi de la force légale, préventive ou punitive, laisse les États impuissants face à la montée des périls intérieurs ou extérieurs, de la délinquance, du terrorisme. Comme le dit Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, on sacrifie ainsi « l’ordre public, garant des libertés les plus fondamentales, à une vision abstraite des droits individuels [1]».

La timidité de la puissance civile laisse le champ libre aux bloqueurs, aux zadistes, aux occupants sans titre. La réaffirmation bruyante du droit d’asile et du droit du sol, qui font la fierté des institutions européennes, devient illégitime quand, en l’absence d’une police et d’une justice unifiées, elle interdit de maitriser les flux migratoires, encourage l’action (et le chiffre d’affaires) des passeurs,  provoque des oppositions déterminées entre ceux qui supportent les conséquences de ces flux non maîtrisés et ceux qui y sont d’autant plus favorables qu’ils ne sont pas des pays d’accueil.

Plus encore, les protections juridiques qu’accorde l’État de droit freinent la lutte contre le terrorisme islamique et facilitent le retour des djihadistes.

Au même moment, les États-Unis ou la Chine populaire décident de filtrer les flux migratoires et de poursuivre une lutte féroce contre l’immigration clandestine, la délinquance ordinaire et le terrorisme.

Faiblesse dans la compétition mondiale

Conformément à ses principes universalistes, l’Europe donne la priorité à l’ouverture des frontières économiques et signe de multiples accords de libéralisation des échanges. L’Union, convaincue des effets bienfaisants de la « mondialisation heureuse », a pratiquement aboli toutes les barrières tarifaires, exposant toutes ses entreprises et tous ses citoyens à la compétition mondiale et surtout au dumping de certaines économies. Dans le même temps, des règles internes de concurrence étroitement interprétées interdisent de facto la constitution de champions européens capables de s’imposer dans cette compétition mondiale. Les entreprises européennes deviennent la cible de leurs concurrents américains ou chinois. Le marché commun de l’Union, le plus grand de la planète, devient un terrain de jeu pour les entreprises mondiales.

L’Europe fait le choix de donner la priorité aux négociations multilatérales. Mais, dans ces négociations, ces « valeurs » la placent en position de faiblesse. Ainsi, l’Europe, se décrétant modèle pour l’humanité dans la défense de la planète, accepte des objectifs de réduction exprimés en pourcentage, pénalise ses citoyens et ses entreprises, tandis que les Etats-Unis ont choisi de refuser ces contraintes et que l’Inde et la Chine, principaux pollueurs, ont obtenu, en conclusion de la COP 21, l’autorisation d’augmenter leurs émissions de CO2 pendant dix ans encore !

Dans ces négociations multilatérales, loin d’être un exemple à imiter, l’Europe se présente comme le maillon faible à exploiter !

  • Les interventions illégitimes : l’abandon du principe de subsidiarité

Plus gravement encore, la défense de ces « valeurs européennes » aboutit à mettre en cause le principe de subsidiarité, pourtant inscrit dans les traités. L’action des institutions européennes (et notamment du Parlement) et l’interprétation qu’en donnent les juges de la CJUE et de la CEDH imposent aux pays européens des règles de vie uniformes que de nombreux citoyens de l’Europe considèrent comme illégitimes.

Illégitime une conception des « droits de l’homme » qui prétend définir uniformément des règles de vie personnelle (mariage, adoption, procréation, ..), contrôler les vies individuelles, définir les valeurs morales, sanctionner les attitudes ou les expressions non-conformes.

Illégitimes des directives « d’harmonisation européenne » qui viennent définir dans le détail des modes de production ou de consommation, qui contrôlent des situations locales, qui surveillent la pollution atmosphérique à Bordeaux ou la présence de l’ours dans les Pyrénées.

Illégitimes des décisions qui prétendent effacer les références identitaires des vieux peuples européens et leur substituer les principes fondamentaux de la mentalité post-moderne : universalisme, multiculturalisme et leurs conséquences sociétales.

Aujourd’hui, les pays européens n’ont pas exactement la même hiérarchie des valeurs. Par exemple, la laïcité de l’Etat, unanimement défendue, est entendue de façon différente en France où les maires ont interdiction d’exposer des crèches dans les hôtels de ville, en Allemagne où les Länder financent l’installation de crucifix dans les écoles (la Bavière a même rendu cette installation obligatoire !) ou en Grèce où la religion orthodoxe est religion d’État !

Les peuples, qui restent très majoritairement favorables à la construction européenne, manifestent de façon croissante par leurs votes leur opposition à cette « Europe des valeurs » qui tend à s’opposer à la diversité des cultures nationales et cherche à imposer à tous les États et à tous les citoyens européens un même mode de vie libéral-libertaire et un même mode de gouvernement.

Europhiles, Europhobes et Eurosceptiques

Trop souvent, la réaction des europhiles devant ces refus des eurosceptiques (qui ne sont pas des europhobes !) est, non pas de tenter d’en comprendre la motivation, mais plus sommairement d’affirmer la nécessité de « renforcer l’Europe » et de faire du respect de ces valeurs une condition d’appartenance à l’Union européenne. Cette Europe qui se veut universelle se replie paradoxalement sur elle-même.

Il est temps de s’interroger. L’Europe ne serait-elle pas malade de ses « valeurs » ? Après avoir contribué à fonder l’Union, ces « valeurs » ne seraient-elles pas en train de faire exploser la fragile construction bâtie depuis quelques années ?

Imposer des « valeurs » uniformes abstraitement définies, est-ce la bonne voie pour construire l’Europe ? Si un accord général peut être trouvé sur quelques principes essentiels (suffrage universel, élections libres, égalité des citoyens, libertés individuelles, ..), ne faut-il pas simultanément renforcer le principe de subsidiarité (d’ailleurs inscrit dans les traités) et écarter de la compétence européenne (celle des élus, des technocrates et des juges) tous les sujets qui devraient relever exclusivement de la décision démocratique de chaque pays membre ?

En signant leur adhésion à l’Europe, les pays ne sont jamais convenus d’adopter les mêmes modes de vie. D’ailleurs, la construction européenne n’exige pas l’uniformisation des mœurs : les États-Unis démontrent, depuis plus de deux siècles, qu’une fédération peut vivre et se développer en respectant la spécificité des territoires qui la composent. La peine de mort est encore prononcée dans trente États américains et a été abolie dans vingt autres. Le recours aux mères porteuses est interdit dans l’État de New-York mais autorisé dans les États de Californie et de Virginie.

N’y a-t-il pas là matière à réflexion lorsqu’on compare la solidité séculaire de la démocratie américaine et la fragilité de la construction européenne ?

Devant la crise actuelle, tous affirment la nécessité de « refonder l’Europe ». A coup sûr, un nouveau départ est nécessaire, mais cette refondation de l’Europe doit prendre en compte deux exigences simples et prioritaires de ses citoyens : l’Europe doit protéger ses citoyens et ses entreprises ; elle doit restaurer dans son acception la plus large le principe de subsidiarité.

[1] Le Figaro- 17 mai 2018

Elisabeth Schneiter : « Les Héros de l’environnement »

 Par Nicolas Saudray

Elisabeth Schneiter est une journaliste indépendante, qui a écrit notamment pour « Le Monde », « Le Figaro », « Les Échos ». Depuis quatre ans, elle collabore avec l’association Reporterre, qui enquête sur les agressions envers l’environnement. Elle a également contribué aux combats pour la langue française (autre cas de pollution massive). 

Cet ouvrage présente de façon synthétique et aisée à lire les principaux scandales environnementaux qui ont endeuillé notre planète au cours des dernières décennies, surtout en zone équatoriale ou tropicale.

Cent vingt défenseurs de l’environnement ont été assassinés au Honduras, parce qu’ils s’opposaient à des projets de barrages.

Au Brésil, Chico Mendès luttait contre les éleveurs qui voulaient (et veulent toujours) transformer l’Amazonie en pâtures à vaches. Ce gêneur a été éliminé en 1988. Arrêtés et condamnés, ses assassins se sont évadés. Ils courent encore.

Au Mexique, Isidro Baldonegro se battait lui aussi contre la déforestation., et contre la spoliation des tribus indiennes qui en résulte. En 2003, il a été emprisonné. L’émotion internationale a contraint les autorités à le libérer. Mais en 2017, dès son retour chez lui, il a été tué par balles.

C’est aussi en 2017 que Wayne Lotter, défenseur des éléphants, a été abattu – à Dar-es-Salam, capitale de la Tanzanie.

Plus ancien (1985), et plus connu, est le meurtre de l’Américaine Diane Fossey, qui avait consacré sa vie aux gorilles de montagne du Rwanda, menacés d’extinction. Depuis lors, l’effectif de ces sympathiques animaux a remonté, grâce à quelques mesures de protection. Mais le braconnage mortel se poursuit.

Sur la côte du Nigéria, Saro-Wiwa menait campagne contre les dégradations causées par les compagnies pétrolières. Il a été pendu haut et court en 1995, avec huit autres militants.

Le Cambodge est victime du pillage du bois de rose. Le principal opposant, Ouch Leng, doit vivre caché.

On pourrait aligner les exemples encore longtemps. La France n’est pas innocente :

  • le projet minier russo-canadien de la Montagne d’Or, en Guyane, comportant des traitements massifs au cyanure, n’est toujours pas abandonné malgré les protestations de tous les chefs coutumiers ; bien entendu, c’est l’argument de l’emploi qui est mis en avant ; chacun se souvient du mot de Mme Roland au pied de la guillotine : Liberté, que de crimes on commet en ton nom !; l’exclamation vaut toujours, sauf à remplacer liberté par emploi ;
  • Total a été autorisé à importer de grandes quantités d’huile de palme pour sa raffinerie de La Mède (Bouches-du-Rhône) ; c’est la mort de forêts indonésiennes ou malaisiennes qui seront rasées pour planter les palmiers.

Il faut féliciter Élisabeth Schneiter d’avoir braqué le projecteur sur ces abus inexcusables et souvent criminels. Je partage entièrement son indignation.

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On me permettra, en contrepartie, de présenter quelques remarques.

1/ Je rappellerai, bien que l’ordre de grandeur ne soit pas le même, la présence en Europe, et notamment en France, de nombreuses victimes du fléau inverse : une idéologie écologiste qui trop souvent échappe au bon sens. Les braves gens dont l’existence est bouleversée parce que de grandes éoliennes ont surgi à quelques centaines de mètres de leur habitation ne perçoivent aucune indemnité. Des aigles royaux, espèce précieuse entre toutes, ont été tués par des pales d’éoliennes en Languedoc. Les chauves-souris meurent par milliers, bien que protégées par la loi, en raison des variations brutales de pression causées par ces pales.

Les internautes trouveront dans cette même rubrique du site Montesquieu des articles montrant qu’un supplément d’éolien, dans notre pays, ne présenterait aucune utilité pour le climat.

2/ Les réactions parfois violentes des héros d’Élisabeth Schneiter peuvent se comprendre dans des pays de non-droit. Elles ne sauraient être admises dans un État de droit comme le nôtre. Ainsi, on ne peut tolérer que des adeptes du mouvement vegan attaquent les boucheries. On ne peut davantage admettre que  d’autres zélotes s’introduisent par effraction dans l’enceinte de centrales nucléaires, au risque de provoquer de graves accidents.  Il revient à la loi, et non à tel ou tel illuminé, de distinguer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Les militants fanatiques d’aujourd’hui me font parfois penser aux premiers chrétiens, briseurs de statues que nous regrettons aujourd’hui.

3/ Les compagnies pétrolières doivent aujourd’hui faire face, notamment aux États-Unis, à des actions collectives de grande ampleur. Une offensive similaire se prépare contre Total. De deux choses l’une :

  • ou bien il s’agit de réagir en justice à une déforestation, ou à la pollution de sols par des effluents nocifs ; ces réactions sont normales et souhaitables ;
  • ou bien l’objectif des requérants est de faire juger que le simple fait d’extraire des hydrocarbures et de les fournir aux consommateurs constitue une pollution coupable ; il y a là une dérive démagogique ; les coupables, j’ai le regret de le rappeler, sont les consommateurs ; les compagnies ne font que répondre à leur demande.

3/ Ces remarques me mènent à une réflexion en amont. Les abus stigmatisés à juste raison par Élisabeth Schneiter ont des causes, principalement deux : l’inflation démographique et l’aspiration des habitants du monde entier à un niveau de vie plus élevé. Tant qu’on n’agira pas de façon efficace sur ces causes, les abus continueront et même s’aggraveront.

Il n’est pas admissible, notamment, que la population d’un pays comme le Nigéria continue de doubler tous les trente ans.

S’agissant de la seconde cause, ne nourrissons pas d’illusions : peu de gens accepteront une baisse de leur niveau de vie, et la plupart des gouvernements ont pour objectif la croissance. Certaines restrictions sectorielles apparaissent néanmoins nécessaires. Je me limiterai à l’exemple du transport aérien, qui continue de progresser grâce à une détaxation du carburant que rien ne justifie. C’est l’un des principaux facteurs de dégagement de gaz carbonique, et la progression du trafic incite à aménager de nouveaux aéroports, meurtriers pour l’environnement : le troisième aéroport d’Istanbul vient d’être mis en service, la construction de celui de Mexico se poursuit malgré son gigantisme…Faire régresser ce mode de transport ? Soyons réalistes, et employons-nous plutôt à empêcher sa nouvelle envolée.

Le livre : Élisabeth Schneiter, Les Héros de l’environnement, Seuil, 2018, 12 €.

Émile Boutmy (1835-1906) : une redécouverte

Par Patrice Cahart

          Pour la plupart d’entre nous, le nom d’Émile Boutmy n’évoque rien d’autre que le principal amphithéâtre de Sciences Po. L’homme fut pourtant au cœur de la vie intellectuelle française de son époque. Son arrière-petit-neveu François Leblond, assisté de son propre fils Renaud, a entrepris de tirer de l’oubli, par un livre bien vivant, cet acteur discret mais de premier rang.

          Il s’agit à vrai dire d’une double biographie, incluant Laurent, père d’Emile. C’était lui aussi un personnage intéressant, bien que sa mort prématurée l’ait empêché de se réaliser pleinement.

          Les Boutmy forment une lignée de musiciens et de compositeurs flamands. L’un d’eux devient le maître de musique du marquis de Girardin, philanthrope qui a recueilli Rousseau à Ermenonville aux derniers temps de sa vie. Ce lien avec les Girardin va compter pour beaucoup sans la carrière des Boutmy. Le marquis a un fils officier de marine, lequel engendre un fils naturel, Émile (prénom manifestement dû au souvenir de Rousseau). Ce garçon obtiendra plus tard, par une décision de justice, le droit de s’appeler Émile de Girardin. Durant ses dix premières années, il est élevé à Ermenonville avec Laurent, fils du maître de musique, né en 1807 : d’où une amitié durable.

         Laurent Boutmy débute dans la vie comme professeur de lettres et comme écrivain. En 1830, il publie, sous un jour favorable, une biographie du nouveau souverain. Mais l’année suivante, quand son ami Émile lance avec succès un mensuel, le Journal des connaissances utiles, il le rejoint. Il persiste en 1836, lors de la fondation du quotidien La Presse. Jusqu’à sa mort prématurée, il est l’indéfectible second, qui remplace le patron en cas de maladie ou d’absence. Girardin peut être considéré, sans jeu de mots, comme le créateur de la presse moderne en France : il réduit de moitié le prix de l’abonnement, compense par le tirage et par un large appel à la publicité, publie en feuilleton Alexandre Dumas et Balzac. Ces prouesses n’auraient pu être accomplies sans l’aide de Laurent, qui d’ailleurs contribue à la rédaction, s’attaquant par exemple à un vaste sujet, toujours actuel, celui des circulaires ministérielles profuses. La ligne politique, commune aux deux compères, est celle d’un soutien à Louis-Philippe, contre les républicains mais aussi contre les conservateurs.

          En 1838, Émile de Girardin propose, sans être suivi, une première ébauche de Sciences Po, voire de l’ENA : afin que les hauts postes de l’administration ne soient plus attribués par faveur ou esprit de parti, les impétrants devraient avoir obtenu au préalable le diplôme d’un institut de formation. Une idée émise dans le sillage de Saint-Simon. De son côté, Laurent publie, en 1845, une biographie de Louis-Philippe ; le monarque étant encore au pouvoir, les conditions de l’objectivité ne sont évidemment pas réunies.

          Inspiré par le même philosophe, Laurent s’intéresse aux activités économiques, en sus de ses fonctions auprès de Girardin. Grâce à des fonds d’emprunt, il fait édifier sur les Champs-Élysées, en 1847, le Jardin d’Hiver, serre immense en forme de croix abritant une végétation tropicale, où l’on donne des dîners, des bals et des représentations. Une préfiguration du Grand Palais, qui connaît au début un vif succès. Mais la révolution de 1848 tarit le public, d’où pour l’entrepreneur de grosses difficultés financières. Une attaque d’apoplexie le foudroie en 1850, à quarante-trois ans. La société fait faillite l’année suivante.

         Le prénom du fils le plus connu de Laurent ne doit rien au hasard : c’est l’Émile de Rousseau, transmis par Émile de Girardin qui est le parrain de l’enfant. Émile III, si l’on veut. À la mort de son père, ce garçon n’a que quinze ans. Il aide au difficile règlement de la succession. Son parrain Girardin le pilote dans les salons libéraux du Second Empire et le met notamment en rapport avec Taine. Bientôt, comme l’avait fait son père, le jeune homme collabore à la Presse – surtout en qualité de critique littéraire. Puis il passe au nouveau journal de Girardin, la Liberté, où il a l’occasion de soutenir l’avocat Émile Ollivier, républicain en cours de ralliement à l’Empire. Parallèlement, Boutmy est professeur à l’Ecole Spéciale d’Architecture, et administrateur de cet établissement : un banc d’essai de Sciences Po.

          Pour lui comme pour bien d’autres, la défaite inattendue mais prévisible de 1870 est un traumatisme. Ses maîtres à penser, Taine, Renan, imputent cet échec, pour une bonne part, à la supériorité du système d’éducation allemand. L’université française est sclérosée, elle n’a pu se dégager du carcan où le premier Napoléon l’avait consciencieusement enfermée. Qu’à cela ne tienne ! On va réaliser le rêve relaté par Girardin en 1838, en créant une École libre des Sciences politiques. Le premier adjectif a beaucoup d’importance ; il signifiera qu’on restera en dehors des raideurs et des petitesses administratives.

          Émile Boutmy convainc des actionnaires variés, dont les Siegfried du Havre, protestants, républicains, et la richissime duchesse de Galliera, veuve d’un entrepreneur génois. Sciences Po est fondé en décembre 1871 dans un pays encore exsangue. Mais un tenant de la tradition jacobine s’interpose : Hippolyte Carnot, fils du fameux Lazare et père du futur président de la République Sadi. C’est lui qui a créé l’éphémère ENA de 1848. Fidèle à son idée, il veut mettre l’École libre de Boutmy dans la main de l’État. Jules Ferry appuie sa tentative, sans trop de vigueur ; les Chambres la rejettent. On s’en tire par un compromis : un conseil de perfectionnement est constitué à parité par l’État et les actionnaires ; il supervisera uniquement l’emploi par Sciences Po de sa subvention publique.

         Cette École vient à point nommé. Pour mettre fin aux nominations arbitraires, les grands corps de l’État ont été dotés de concours d’entrée, respectivement en 1847 (Inspection des Finances), en 1853 (Conseil d’État), en 1857 (Cour des Comptes). Les Affaires Étrangères suivent en 1877. Ces concours, il faut bien les préparer. Comme Boutmy et ses amis l’avaient prévu, Sciences Po ne tarde pas à fournir la quasi-totalité des lauréats.

          Au début, cette École compte 89 élèves. Dix ans plus tard, l’effectif est passé à 260. Aujourd’hui, c’est treize mille !

          Les combats auxquels il doit se livrer n’empêchent pas le fondateur de réfléchir aussi aux problèmes de la société, mais une bonne partie de ses réflexions demeure d’ordre privé. Dans l’un de ses carnets, il stigmatise la société de consommation en des termes qui pourraient être repris aujourd’hui mot pour mot ; la fureur consommatrice de ses contemporains était pourtant bien modeste en comparaison de celle que nous connaissons. Dans un autre cahier, il écrit : Les capitalistes ne sont pas un élément normal dans une société saine : c’est un élément morbide qu’il faudra supprimer tôt ou tard. Ainsi parle le saint-simonien ; la publication de ces lignes lui aurait valu quelques ennuis. La centralisation, qui a sévi en France tout au long du XIXème siècle, lui semble avoir été un bien, car elle a unifié un pays encore disparate à la fin de l’Ancien régime ; à présent, pense Boutmy, c’est un mal, car elle déresponsabilise. L’un des mérites de François et Renaud Leblond est d’avoir tiré ces écrits de la clandestinité.

         En janvier 1906, son devoir ayant été largement accompli, Boutmy est retrouvé mort dans son appartement de la rue Saint-Guillaume.

          L’ouvrage présente sa photo en couverture. Surprise ! Nous imaginions un personnage grave, et même sévère. Malgré la chaîne de montre qui barre son gilet, il a plutôt l’air d’un acteur désenchanté, avec sa chevelure buissonnante et sa grosse moustache tombante. Garde-toi de juger sur la mine.

Le livre : François et Renaud Leblond, Émile Boutmy, le père de Sciences Po. Éd. Anne Carrière, 2013 (encore disponible). 230 pages.

En relisant « Monte-Cristo »

Par Nicolas Saudray

Encore enfant, j’avais lu Le Comte de Monte-Cristo dans une édition abrégée, et un souvenir puéril m’en était resté. La fantaisie m’a pris de le relire, en version intégrale cette fois. Je ne soupçonnais pas les richesses que j’allais trouver. Malgré son apparence rocambolesque, ce livre relève de la grande littérature romantique.

Sa publication en feuilleton débute en 1844, au « rez-de-chaussée » du distingué Journal des Débats. Durant seize mois, les lecteurs de ce quotidien vont se précipiter sur chaque numéro. La même année voit paraître, sous forme livresque, les Trois Mousquetaires, autre chef d’œuvre. Pour Alexandre Dumas, alors âgé de quarante-deux ans, c’est l’apogée.

          Monte-Cristo marie de façon géniale deux thèmes classiques :

  • le thème du justicier, qui est aussi un vengeur ; Oreste poussé par sa sœur Electre ; Malcolm, fils du roi assassiné par Macbeth ; ou encore, dans un autre registre, le prince Rodolphe des Mystères de Paris, qui, à la différence des deux précédents, châtie des criminels dont il n’a pas été personnellement la victime ; cet ouvrage d’Eugène Sue, paru à compter de 1842 dans le sempiternel Journal des Débats, a connu le plus grand succès de tous les romans-feuilletons français ; il reste lisible aujourd’hui, à condition d’avoir un peu de patience ; assisté de son « nègre » Auguste Maquet, Dumas s’en inspire vaguement, mais fait beaucoup mieux ;
  • le second thème est celui du trésor ; on connaissait celui de Colchide, gardé par un dragon que tue Jason, et celui des Nibelungen, gardé par un autre dragon que trucide Siegfried ; les Mille-et-Une-Nuits en renferment quelques autres, dont celui d’Aladin ; cette fois, point de dragon ni de génie ; le trésor n’est défendu que par sa situation dans l’île déserte de Monte-Cristo, à quarante kilomètres de l’île d’Elbe, aperçue par Dumas lors d’une croisière ; et ce trésor, au lieu d’être une simple aubaine, devient l’instrument de la vengeance.

Edmond Dantès est le second d’un navire de commerce marseillais. Victime d’une dénonciation calomnieuse, il reste enfermé quatorze ans au château d’If. Ce séjour plus qu’austère lui procure au moins l’avantage de faire la connaissance de l’abbé Faria, lequel lui lègue un trésor dont il lui révèle l’emplacement. Dantès s’évade, s’empare du butin et, devenu immensément riche, entreprend sa vengeance, sous le nom de comte de Monte-Cristo.

Il a principalement trois cibles, domiciliées maintenant toutes trois à Paris – et la tâche du justicier s’en trouve simplifiée.

1/ Danglars, ancien agent-comptable du navire, ce qui, précise l’auteur, est toujours un motif de répulsion pour les matelots. Cet homme était jaloux de Dantès, lequel allait, à vingt ans, être nommé capitaine du bateau. Aussi a-t-il écrit la lettre de dénonciation. Par la suite, habile spéculateur, il est devenu banquier et baron.

2/ Fernand, ancien pêcheur marseillais, rival amoureux de Dantès. Son crime est mince : il a mis la lettre fatale à la Poste, alors que Danglars aurait aussi bien pu s’en charger lui-même. Aussi Dumas, qui a besoin, pour son roman, d’un nombre suffisant de coupables, s’applique-t-il à le noircir. Fernand épouse l’ancienne fiancée de Dantès (sans trop de peine, car tout le monde le croit mort). Fernand, mobilisé, passe à l’ennemi la veille de Waterloo et, bien vu en conséquence des autorités de la Restauration, entame une brillante carrière militaire. Employé un moment par un pacha qui, de concert avec les insurgés grecs, s’est révolté contre Constantinople, il trahit ce maître au profit de la Sublime Porte. Il finit général-comte de Morcerf. Un tel parcours implique évidemment quelques talents martiaux, mais l’auteur se garde de le reconnaître.

3/ Enfin Villefort, noble de fraîche date, qui était substitut du procureur du roi à Marseille lors de l’arrestation de Dantès. C’est lui le responsable des quatorze ans d’incarcération, car le jeune homme avait reçu par hasard des informations compromettantes pour le père de Villefort, et il fallait le neutraliser. À force de travail et de rigueur, Villefort est devenu procureur du roi à Paris.

Pour mieux faire ressortir la culpabilité des trois méchants, Dumas a assuré leur réussite matérielle. Mais par une faiblesse du roman dont les lecteurs du Journal des Débats ne se sont sans doute pas rendu compte, d’autant qu’ils pouvaient difficilement revenir en arrière, cette réussite n’est pas la conséquence de leurs vilenies envers Dantès. Danglars doit sa fortune à son habileté financière. Morcerf doit la sienne, bien moindre, à des malversations commis en tant que militaire. Le jeune magistrat Villefort s’est signalé par son ardeur au travail, ce qui lui a permis un beau mariage.

La politique est assez présente en cet ouvrage. Dumas avait pour père le général du même nom, un mulâtre herculéen, compagnon de Bonaparte en Égypte, mais s’entendant mal avec lui. Ce général est revenu d’Alexandrie tout seul et a été capturé par les Napolitains, qui l’ont interné dans une forteresse (comme celle de Dantès plus tard), au détriment de sa santé. Malgré ce douloureux épisode, Alexandre Dumas affiche son admiration pour Napoléon. Le crime faussement imputé à Dantès est d’avoir contribué à la préparation du retour de l’île d’Elbe. À cette occasion, l’auteur nous présente, au début du roman, une caricature amusante de Louis XVIII, qui semble s’intéresser davantage aux textes d’Horace qu’aux affaires de son royaume ; en notre temps de rejet des langues anciennes, cela le rendrait presque sympathique.

Contre les Bourbons de la branche aînée, Dumas a fait le coup de feu, en 1830. Sous la monarchie de Juillet, il lui est permis d’être bonapartiste (à condition de ne pas souffler mot du prétendant Louis-Napoléon), car les Cendres sont revenues de Sainte-Hélène en grande pompe, et le maréchal Soult est premier ministre. Sans doute notre auteur a-t-il en sus des sympathies républicaines, mais il s’abstient de les montrer.

Les invraisemblances fourmillent – c’est la loi du genre. Dans la France de la Restauration, qui était quand même un État de droit, un inculpé ne pouvait rester quatorze ans sous les verrous, sans jugement, par la décision d’un simple substitut. En second lieu, Dantès ayant été incarcéré juste avant le retour de l’empereur, sous l’inculpation de complot bonapartiste, il aurait logiquement dû être libéré durant les Cent Jours.  Au château d’If, l’abbé Faria, qui est vieux et en mauvaise santé, parvient à creuser un tunnel de quinze mètres de long sans qu’aucun geôlier s’en aperçoive. L’excellent armateur Morrel, ancien employeur de Dantès, a été ruiné par la perte de plusieurs navires et veut mettre fin à ses jours ; le sauveur, qui n’est autre que Monte-Cristo, arrive au moment précis où ce malheureux allait se brûler la cervelle. Quelques semaines plus tard, le dernier vaisseau de Morrel, que tous croyaient coulé, fait une fière entrée dans le port de Marseille. Dumas nous laisse entendre, avec art, que Monte-Cristo a fait construire un navire identique, a retrouvé et embauché l’équipage rescapé, a reconstitué la précieuse cargaison venue des Indes. Le lecteur pleure d’émotion !

Je pourrais continuer longtemps dans cette veine, jusqu’à cette belle et pure jeune fille, à la fin du roman, morte empoisonnée, enterrée au Père Lachaise, et qui ressuscite. Elle n’était pas morte, Monte-Cristo l’ayant simplement endormie pour la préserver d’une belle-mère diabolique… Fermons les yeux sur ces anomalies, nous gâcherions notre plaisir. Laissons-nous emporter.

Ne nous laissons pas non plus décourager par les digressions, dont l’une, sur l’Italie, dure cent pages. Ni par les bavardages. Il fallait tenir les lecteurs du Journal des Débats en haleine le plus longtemps possible, et les auteurs de romans-feuilletons étaient généralement payés à la ligne. Nous avons le droit, dès que l’ennui menace, de lire en diagonale. Le roman, en deux volumes du Livre de Poche (réimpression 2017), ne compte pas moins de seize cents pages. Préservons notre sensibilité jusqu’au dénouement, qui en vaut la peine.

Une autre solution consiste à recourir à une version abrégée. La Toile en propose une de 346 pages (École des Loisirs, 2000), une deuxième de 384 pages (Poche Jeunesse, 2015), une troisième de 512 pages (Gallimard Jeunesse, 2012). Sans doute poussent-elles la simplification trop loin, du moins pour un lecteur adulte.

Si vous avez choisi, comme moi, la voie longue, vous pourrez cueillir  moult récompenses. Ainsi ces aphorismes tombés des lèvres du banquier Danglars : À mesure que le crédit se retire, le corps devient cadavre. Ou encore : Je ne méprise pas les banqueroutes, croyez-le le bien, mais les banqueroutes qui enrichissent et non celles qui ruinent.  Les mimiques du même Danglars inspirent la description suivante : Un de ces sourires stéréotypés qui faisaient à Monte-Cristo l’effet d’une de ces lunes pâteuses dont les mauvais peintres badigeonnent leurs ruines. Les raisonnements juridiques ou financiers, pas toujours faciles à suivre pour un lecteur d’aujourd’hui, valent quelquefois, par leur acuité, ceux de Balzac ; l’auteur a été clerc d’avoué dans sa jeunesse.

Monte-Cristo est arrivé à Paris. Il lui serait facile de trouver des hommes de main et de faire assassiner les trois individus dont il veut se venger. Mais le roman s’achèverait beaucoup trop tôt. Aussi le mystérieux comte, par une démarche originale, joue-t-il avec ses futures victimes comme le chat avec des souris. Il les éblouit de son faste et de sa fortune. Tel Fantômas et Arsène Lupin, dont il est le précurseur, il montre une incroyable aptitude à s’insinuer chez les gens, à survenir aux moments cruciaux. Par un prodige du romancier, personne ne le reconnaît, sauf son ancienne fiancée, qui garde ce secret pour elle. Durant ces manœuvres, et de manière inattendue, le justicier se prend d’amitié pour des représentants de la jeune génération, le fils de Morcerf, la fille de Villefort – des innocents, qui n’ont eu aucune part aux turpitudes de leurs pères.

C’est ainsi que se dévoile, peu à peu, le véritable propos du livre : le culte d’un surhomme, nietzschéen avant la lettre. Monte-Cristo sait tout, peut tout. Sa bourse n’a pas de fond. Son cœur est libre d’attaches, hors une petite esclave turque ou grecque qu’il a sauvée et élevée comme sa fille.

Voici enfin le châtiment des coupables, que le lecteur attendait en piaffant. Le banquier Danglars est frappé trois fois. Tout d’abord, Monte-Cristo répand à la Bourse une fausse nouvelle ; informé le premier, Danglars joue à la baisse, et perd une forte somme lorsque l’information est démentie. Ensuite, Danglars accorde la main de sa fille à un beau jeune homme que Monte-Cristo a déguisé en grand seigneur italien. Lors de la signature du contrat, Monte-Cristo révèle que c’est en réalité un forçat évadé ; voilà le banquier ridiculisé, et sa fille s’enfuit. Enfin Monte-Cristo, ayant déposé une forte somme chez Danglars, la retire brusquement ; le banquier la lui rend, mais ne pouvant faire face aux échéances suivantes, il part se cacher du côté de Rome, où des bandits lui extorquent ce qui lui reste de fortune.

Vient le tour du général-comte de Morcef, alias Fernand. Monte-Cristo révèle qu’il a trahi les Grecs au profit des Turcs et, de surcroît, vendu une petite princesse comme esclave (celle-là même que le mystérieux comte a recueillie). Une enquête sur place confirme ces dires. Le général se donne la mort. Son fils, un noble cœur, s’engage dans les spahis.

Danglars, Morcerf : deux gredins, malgré les brillants discours qu’il leur arrive de tenir, en désaccord avec leurs modestes origines. Avec Villefort, nous changeons de dimension, et nous découvrons un personnage shakespearien. C’est le plus zélé des magistrats, travaillant sans cesse, entièrement dévoué à la chose publique, sans crainte de se faire des ennemis. Le beau forçat devant être rejugé, c’est lui bien sûr, Villefort, qui instruit et rapporte le dossier. Mais en pleine séance des assises, cet intéressant jeune homme lui jette à la figure qu’il est son fils. En effet, une vingtaine d’années plus tôt, Villefort a eu un enfant d’une maîtresse et, le croyant mort-né (ou croyant l’avoir étouffé, je n’ai pas bien compris), l’a enterré de façon clandestine. Un quidam a sauvé le bébé, l’a porté aux Enfants-Trouvés, où il a mal tourné. Monte-Cristo n’est pour rien dans cette étonnante histoire mais, en sa qualité de surhomme, il en a eu connaissance, et en a instruit le forçat.

Villefort reconnaît les faits devant la cour d’assises, se démet de ses fonctions et devient fou, tel le roi Lear. Pour compléter son malheur, sa seconde épouse, une affreuse mégère sous une aimable apparence, s’empoisonne (pour des raisons étrangères aux manœuvres de Monte-Cristo), après avoir empoisonné son jeune fils. Cette fois, le mystérieux comte reconnaît qu’il est allé trop loin dans sa vengeance (bien que la dernière péripétie ne soit point de sa faute).

La fin du roman atteint la grandeur. Dans l’île de Monte-Cristo, le ci-devant Edmond Dantès distribue une bonne partie de sa fortune, fait ses adieux à ses amis et leur demande de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s’est cru un instant l’égal de Dieu. Cet homme, une seule personne a le droit de s’accompagner dans sa nouvelle vie : la jeune esclave qu’il avait élevée comme sa fille, et qui accepte de devenir sa femme. Le lendemain matin, quand les amis s’éveillent, ils ne voient plus, à l’horizon, que la petite voile blanche du comte de Monte-Cristo, voguant vers l’infini.

Vu sa complexité, le roman convenait mal à la scène. L’auteur l’y porta néanmoins, car en cette époque dépourvue de cinéma et de télévision, c’est le théâtre qui consacrait. Dumas y avait d’ailleurs débuté par un coup d’éclat, avec Henri III et sa cour, en 1829. Pour adapter Monte-Cristo, il fallut quatre pièces successives. Elles connurent le succès, mais disparurent aux époques suivantes.

Parmi les auteurs inspirés par Monte-Cristo, je mentionnerai surtout Jules Verne. Ses Vingt mille lieues sous les mers nous présentent un prince indien, devenu une sorte de surhomme et basé dans une île, le capitaine Nemo, qui poursuit les Britanniques de sa vengeance. Son Mathias Sandorf nous montre un comte hongrois qui conspirait contre l’Autriche, et que des dénonciateurs ont fait arrêter pour toucher une récompense ; le comte s’est évadé, ses co-équipiers ont trouvé la mort ; fortuné comme Dantès et comme Nemo, le comte, qui s’est fait lui aussi une nouvelle identité, traque les dénonciateurs. C’est un bon roman d’aventures, plus vraisemblable et beaucoup plus court que son modèle.   

De tous ses ouvrages, Monte-Cristo est celui que Dumas préférait, ou du moins celui en lequel il se reconnaissait le mieux. Son navire de plaisance, il l’a appelé Monte-Cristo. De même son château néo-Renaissance et néo-gothique de Port-Marly, achevé en 1848, vendu dès l’année suivante (par manque d’argent) à un prête-nom. Le créateur du personnage de Dantès appréciait surtout, j’imagine, sa capacité de dépenser sans limites. Il a imité sa dépense mais, n’ayant pas les mêmes ressources, a bientôt chuté.  Menacé de destruction vers 1970, le château de Monte-Cristo a été sauvé, en grande partie par la générosité du roi du Maroc Hassan II.

          Aujourd’hui, l’île de Monte-Cristo est un parc naturel, comportant une villa et un jardin botanique. Seuls quelques gardiens y vivent à demeure. Des visiteurs scientifiques y sont admis au compte-gouttes.

Au roman de Monte-Cristo, la postérité a préféré celui des Trois Mousquetaires. C’est en effet un ouvrage assez vraisemblable, bénéficiant de quatre héros sympathiques et bien dessinés – tandis que la forte personnalité de Dantès écrase celle de ses amis. En outre, les mousquetaires donnent de grands coups d’épée, quelque peu absents de Monte-Cristo, dont les ressorts sont plutôt juridiques et financiers. Mais ils ne se meuvent pas à la même altitude.

Pourquoi notre presse a-t-elle renoncé aux feuilletons ? Parce que nous vivons en une époque de temps raccourci. Le lecteur d’aujourd’hui n’a plus la patience d’attendre le dénouement pendant des mois voire des années. Il lui faut pouvoir expédier le livre en deux ou trois soirées.

En tout cas, quelqu’un devrait écrire une histoire de la vraisemblance dans les romans français du XIXe siècle. Le vraisemblable et l’invraisemblable sont comme les modes majeur et mineur. D’un côté, les meilleurs Balzac (Le Père Goriot, Les Illusions Perdues, La Cousine Bette, Le Cousin Pons), ainsi que Le Rouge et le Noir (sauf la fin, où les personnages s’affolent sans raison), et que Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale. De l’autre côté, la Chartreuse (à compter du retour de Fabrice en Italie), Monte-Cristo, Barbey d’Aurevilly (sauf L’Ensorcelée, qui est vraisemblable et d’autant plus saisissante), ou encore Quatre-Vingt Treize d’Hugo.

Mais ce qu’elle passe volontiers à Dumas ou à Hugo, notre dure époque ne l’aurait pas pardonné à Mauriac ni à Julien Gracq. L’invraisemblance s’est réfugiée dans une sous-littérature, celle des James  Bond et de Gérard de Villiers.  Désormais, romanciers, vous devez être vrais.     

Bérénice : un prétexte et un coup de poing  

Par Nicolas Saudray

Autant le dire d’emblée : l’opéra donné sous le nom de Bérénice au palais Garnier n’a pas grand-chose à voir avec la tragédie de Racine. Mais si vous acceptez cela, si vous consentez à voir une œuvre expressionniste dont le livret serait de Bertolt Brecht, vous pouvez passer un moment assez fort.

Malgré la consonance anglaise de son nom, Michael Jarrell est un compositeur suisse romand – quelque peu francisé car il a été pensionnaire de la Villa Médicis. Il a soixante ans, et de nombreuses créations à son actif ; c’est cependant la première fois qu’il atteint le grand public. Il s’est attaqué lui-même au texte de Racine et l’a raccourci, opération indispensable,  pratiquée chaque fois que l’on met en musique une pièce de théâtre.

Mais de toutes les pièces de Racine, et même de tout le répertoire classique, Bérénice est l’œuvre la moins faite pour devenir un opéra. Le maître avait construit une tragédie presque sans action. En contrepartie, il nous a laissé de bien beaux vers, comme celui-ci :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée

dont on notera l’audace, car son équilibre repose sur une liaison entre le s final de longtemps et le mot suivant. Quand on crie de tels vers, on les tue.

Il aurait fallu, à tout le moins, des chanteurs francophones. Hélas, une mode persistante consiste à réunir, pour chaque opéra, des artistes venus de toute la planète. La soprano Barbara Hannigan (Bérénice) est une Canadienne de Nouvelle-Écosse. Le baryton Bo Skovhus (Titus) est danois. Ivan Ludlow, baryton plus léger (Antiochus), est britannique. Si belles que soient les voix, l’auditeur ne comprend rien. Se consolera-t-il en lisant les alexandrins projetés au-dessus de la scène ? Mieux vaut pas, car cette lecture aggrave le décalage entre les deux œuvres.

Michael Jarrell en a rajouté en confiant à la confidente de Bérénice un rôle parlé, en hébreu. Il entendait souligner ainsi le statut d’étrangère dont Bérénice, à Rome, ne pouvait se défaire. Effet manqué car, pour le spectateur ordinaire, cet hébreu n’est pas plus incompréhensible que le français chanté par M. Skovhus. Rappelons aussi que la judéité est presque absente de la tragédie de Racine. La princesse provenait d’une dynastie profondément hellénisée, et portait un nom grec. Elle partageait l’autorité royale avec son frère Agrippa II, mais leur pouvoir se limitait à la Galilée et à des terres non-juives situées plus au nord – Jérusalem et la Judée étant gouvernées en direct par un procurateur romain. Quand les zélotes juifs se sont insurgés contre celui-ci, Bérénice et son frère ont soutenu l’impitoyable répression.

De nos jours, l’opéra est mis en coupe réglée par une petite caste de metteurs en scène. Celui de Bérénice, Claus Guth, Allemand habitué des grands théâtres européens, est loin d’être le pire.  Ces messieurs (le cénacle ne comportant presque pas de dames) se croient originaux, mais font tous la même chose. Depuis une bonne cinquantaine d’années, les personnages antiques ou médiévaux sont vêtus par leurs soins d’habits de notre époque, et ils rampent sur la scène. Nos mentors veulent montrer ainsi que leurs spectacles sont actuels. Mais, bon sang, Racine, Corneille, Shakespeare, Sophocle ne sont pas actuels ! Ils sont inactuels, et c’est leur gloire. Dès lors, les acteurs et les chanteurs doivent se mouvoir dans des vêtements inactuels.

Passons sur la petite provocation consistant à faire fumer une cigarette par la reine bafouée ; nous avons compris depuis longtemps qu’elle n’est pas Bérénice, qu’elle a usurpé son identité. Et au fond, nous approuvons l’empereur de la renvoyer. Applaudissons quelques trouvailles, comme la mise au placard des envoyés du Sénat romain, non prévus par Racine. Voilons-nous la face quand la fausse Bérénice, devenue mégère, balance (il n’y a pas d’autres termes) ses chaussures à la face de Titus.

Un rite semble d’ailleurs s’être institué. À la fin de la plupart des générales, le metteur en scène se fait huer. Aussitôt, il s’éclipse ; d’autres théâtres fameux l’embauchent et lui confient une autre œuvre à défigurer. Dialogue de sourds, dont on ne voit pas l’issue. Les metteurs en scène sont des dieux, et le public ne compte pas ; il doit avaler ce qu’on lui donne.

Des trois personnages principaux de l’autre soir, Antiochus-Ludlow est celui qui s’en tire le plus aisément : avec la complicité du compositeur et du metteur en scène, il vole à l’empereur sa situation de jeune premier. L’intéressé, Titus-Skovhus, commence le spectacle en vampire (longue robe noire, crâne rasé) et le termine en débardeur (la poitrine à demi découverte). Dans ce rôle de vampire-débardeur, il est d’ailleurs excellent, avec sa voix puissante. La pauvre Bérénice-Hannigan, affublée d’une ridicule jupe courte rose, a perdu tout le charme que devait exhaler sa personne ; elle ne le retrouve qu’un peu vers la fin, quand le metteur en scène consent à lui fournir une jupe longue et bleue.

Tout cela baigne dans une musique d’orage, avec toutefois un souci constant des nuances et de la variété des timbres. Grâces en soient rendues au chef Philippe Jordan – autre Suisse, alémanique celui-là. Et dommage que le paroxysme soit atteint trop tôt. Durant la dernière demi-heure de cet ouvrage d’une heure et demie, on s’ennuie.

Bien entendu, et comme dans tous les opéras contemporains, exceptés ceux des minimalistes américains, il n’y a nulle trace de thème ou de mélodie. Il faut donc saluer la performance des chanteurs, qui se sont mis en mémoire ces milliers de notes fuyantes. Une petite voix me dit que des erreurs s’y sont nécessairement glissées ; mais personne, sauf peut-être le compositeur, ne s’en est aperçu.

Les décors se souviennent de la Rome antique. Les éclairages aussi sont beaux. J’ai aimé les projections, qui font surgir des foules de personnages diaphanes. Mais je n’en avais pas perçu la signification, et il a fallu que je lise une critique dans un journal pour que je comprenne qu’il s’agissait du peuple de Rome. Encore une bévue, car ce peuple n’avait nullement participé à l’affaire Bérénice. Tout s’est passé entre Titus et le Sénat.

Le public du palais Garnier a applaudi, assez longuement. Je pense qu’il approuvait, non la mise en scène, mais tout le reste.

Gageons que ce spectacle reviendra. À conseiller aux amateurs d’aventures un peu louches.

Une aventure de notre temps : la mise en valeur d’une demeure historique – (Château de la Flocellière en Vendée)

Par Patrice Vignial

I – Les Origines

L’aventure commence au printemps 1978. Une annonce de trois lignes dans « le Monde » :
« A vendre : Château qui rapporte ». L’originalité de l’annonce attire mon attention.
En effet depuis mon enfance, j’étais attiré par les témoignages de notre histoire. Je jouais avec mes petits copains dans les ruines de Vaison-la-Romaine. Je reproduisais en sable, sur la plage, le Château de Tarascon…
Mais, jeune dirigeant d’entreprise de 38 ans, je savais qu’un château avait toujours été un gouffre financier. Gagnant bien ma vie, mais sans fortune, l’aventure me semblait risqué.
« Un château qui rapporte » était une notion qui me parlait. J’avais la conviction que la France dormait sur un capital monumental de grande valeur, mais souvent très mal exploité.
Avec un peu d’imagination et de volonté, il devait être possible de transformer ces belles endormies et de leur donner une nouvelle vie. L’exemple du Château de Saint-Fargeau, dans l’Yonne, me confirmait dans cette idée.
En effet, il y a eu plusieurs périodes dans l’histoire de nos châteaux, et nous entrons dans une ère nouvelle pleine d’espoir :
– pendant l’époque médiévale, et d’une certaine façon jusqu’à la Révolution, le château était
le siège d’un pouvoir local et avait un rôle économique et social. Son coût de construction et d’entretien était financé par les droits seigneuriaux et des ressources agricoles,
– au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le château devient une simple résidence, dont les revenus viennent des terres qui l’entourent (fermages ou métayages). Ces revenus ont considérablement diminué après la 1ère guerre mondiale et le phénomène s’est accéléré à partir de 1945,
– après la 2ème guerre mondiale, sauf le cas de quelques familles fortunées, les coûts d’entretien n’étant souvent plus couverts par des revenus propres, et les divisions successorales accentuant le phénomène, nombre de demeures sont vendues ou données à des collectivités (mairies, comités d’entreprise, etc…) pour des usages sociaux. D’autres sont plus ou moins abandonnées ou détruites et beaucoup deviennent de simples résidences secondaires.
Or, le problème est là : le château résidence secondaire est condamné à terme. Soit les familles propriétaires, souvent en indivision, n’ont pas les revenus suffisants pour entretenir leur demeure, et elles abandonnent. Soient elles en ont encore les moyens, mais l’évolution des modes de vie fait que l’on préfère désormais d’autres modes de loisir (voyages, croisières, thalasso-thérapie, location de bateaux, etc…). Les épouses, en particulier, et encore plus les enfants, ne souhaitent plus assurer l’entretien de grandes demeures pour une utilisation de quelques semaines par an.
C’est un fait de société. Il est loin, le temps où les familles de citadins s’installaient pour tout l’été à la campagne, avec grands-parents, enfants et petits-enfants. Les parents sont au Portugal ou en Thaïlande et les petits-enfants en stage de langue aux Etats-Unis ou ailleurs.
Conclusion : pour survivre, et éventuellement se transmettre, nos demeures doivent devenir des outils de travail, procurant à la fois emplois et ressources.

II – La renaissance du château de la Flocellière

On comprend donc pourquoi l’annonce d’un « château qui rapporte » avait attiré mon attention. En fait, je découvris bientôt la faiblesse du prétendu revenu, mais l’idée y était.
Etant assez occupé à l’époque par ma profession et par l’aménagement d’un nouvel appartement à Paris, la première visite du château n’eut lieu qu’en novembre 1978. Une catastrophe.
Par un jour froid et brumeux, arrivant par les petites routes du bocage vendéen, nous visitons cette grande demeure d’origine médiévale et transformée au cours des siècles, vide, avec ses tours, ses escaliers et ses grandes pièces. Electricité hors d’âge, pas de chauffage, pas d’eau courante, sauf dans une cuisine et une salle de bains. Mon épouse était accablée, à juste titre. J’étais séduit.
J’ai tout de suite aimé cette demeure, ses dépendances, son parc et son environnement. J’ai aussi imaginé ce qu’on pouvait en faire, ceci pour plusieurs raisons :
– malgré le froid, les murs étaient secs et la structure générale paraissait saine ;
– le château était constitué de plusieurs bâtiment contigus mais indépendants, permettant un aménagement progressif et, à terme, un usage différencié ;
– les anciens communs, transformés en locaux scolaires (le fameux revenu, très faible…) à une certaine distance du château pouvaient être facilement transformés en locaux de réception de groupes ;
– enfin et surtout, il y avait un beau parc bordant d’un côté le village (doté de tous les commerces de base) et de l’autre côté dominant un charmant paysage bocager de champs et de bois, sans nuisances visuelles ou sonores.
Je me suis dit qu’un jour – dans vingt ans, dans trente ans – nous pourrions lui donner une nouvelle activité économique et que nous pourrions y habiter, le lieu de vacances initial devenant une résidence principale et un véritable outil de travail. C’est ce que nous fîmes.
Nous avons commencé par restaurer la tour centrale, l’ancien donjon médiéval, qui nous servit de maison de vacances pendant de nombreuses années. Pendant ce temps-là, nous avons progressivement restauré, aménagé et meublé les autres parties du château, année après année, en faisant en sorte que chacune des parties reste indépendante des autres, pour rendre l’exploitation plus souple et plus facile :
– installation du chauffage,
– réfection complète de l’installation électrique et installation de salle de bains,
– toitures et ouvertures extérieures,
– décoration et mobilier.
Enfin, nous avons progressivement réaménagé le parc sur une dizaine d’hectares (création de nouvelles allées, de terrasses, d’un parking à l’abri des regards, d’une piscine discrète, etc…)
Au fur et à mesure, tous les bâtiments ont été restaurés et ouverts à la location, sauf l’aile principale que nous habitons.
Détail juridique et financier, qui a son importance : il a été créé dès le départ une société d’exploitation, dont je suis actionnaire et dirigeant, à qui nous louons le domaine et qui procure des revenus fonciers dont sont déduits les travaux réalisés par le propriétaire. Cette société a également pour objet des activités de conseil, bénéficiant ainsi d’une partie de mes revenus professionnels. Ces revenus ont permis pendant plus de vingt ans de compenser les déficits d’exploitation du domaine. Bien entendu, tout cela est parfaitement régulier et a résisté à quelques contrôles, qui n’ont soulevé aucune question à ce sujet.

III – Le Château de la Flocellière aujourd’hui

Les activités d’accueil et d’hébergement touristique ont beaucoup progressé ces dernières années, en partie grâce à la proximité et au succès du Puy du Fou, distant de quelques kilomètres, et que nous n’avons évidemment pas prévus à l’origine !
Ces activités sont de trois types :
– des chambres d’hôtes, dans l’aile que nous habitons. Elles sont aux nombres de cinq et reçoivent une clientèle en grande partie internationale, attirée par l’envie de vivre dans une demeure privée. Ils sont reçus un peu comme les amis des châtelains, partagent quelquefois notre table, et ne seraient certainement pas aussi attirés par un hôtel,
– des locations saisonnières, dans des bâtiments indépendants (le donjon, le pavillon Louis XIII, etc…) ;
– dans les anciens communs, accueil de groupes familiaux, mariages, associations, scolaires, etc… soit en location simple, soit avec la fourniture de repas. Ces locaux comprennent des salles de réception (jusqu’à 200 personnes assises) et des pièces d’hébergement (chambres familiales, petits dortoirs) pour environ 100 lits.

Les revenus générés par le château équilibrent aujourd’hui l’entretien courant, les dépenses de personnel (5 employés, outre des saisonniers en été) et permettent chaque année de réaliser les quelques dizaines de milliers d’euros de travaux d’amélioration nécessaires.
Bien sûr, cela nécessite de notre part une présence sur place pendant la période d’ouverture (avril à fin octobre, et quelques jours en fin d’année). Il s’agit d’une activité de retraite que nous aimons. Mais le château est devenu un véritable outil de travail qui a incité l’ainé de nos enfants, Frédéric, à en faire sa profession. L’avenir semble assuré pour quelques décennies.

IV – Bienvenue au Château

Une association regroupant des demeures anciennes qui offrent des hébergements touristiques a été créée il y a une quinzaine d’années. Elle regroupe aujourd’hui environ 130 châteaux, manoirs, anciennes abbayes, etc… et participe à la promotion commerciale de ses adhérents par l’édition d’un guide tiré à 18.000 exemplaires ainsi que par un site internet.
Créée à l’origine comme un label de qualité par le Comité Régional du Tourisme (CRT) des Pays de la Loire, elle s’étend aujourd’hui progressivement sur l’ensemble du territoire. Seule organisation de ce type au niveau national, elle est particulièrement appréciée par une clientèle étrangère, intéressée par l’histoire et la culture des régions françaises.
L’association « Bienvenue au Château » est en train de mettre en place un réseau européen regroupant d’autres associations de ce type, notamment en Irlande et aux Pays-Bas.
Elle contribue à développer auprès des autorités régionales et nationales l’image d’une préservation du patrimoine dynamique, moins dépendante des aides et subventions et jouant un rôle non négligeable dans l’activité économique des zones rurales, tout en contribuant à la préservation de l’environnement. Les châteaux retrouvent ainsi dans nos campagnes et nos bourgs ruraux le rôle qu’ils avaient perdu.
Le propriétaire du château de la Flocellière est actuellement le président de « Bienvenue au Château ». Il s’efforce de faire partager son expérience à ses partenaires châtelains du XXIème siècle.

Éric Roussel : « Valéry Giscard d’Estaing »

Par Nicolas Saudray

          Biographe talentueux du général de Gaulle, de Pompidou, de Jean Monnet, de Mendès-France, de Mitterrand, Éric Roussel est devenu l’incontournable historien des IVe et Ve Républiques. Il ajoute aujourd’hui une pièce maîtresse à sa série : Valéry Giscard d’Estaing.

          Du côté paternel, les ancêtres de ce président sont des bourgeois du Gévaudan (Lozère), protestants jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes. Du côté maternel, son arrière-grand-père, Agénor Bardoux, est l’un des fondateurs de la IIIe République. L’instruction primaire du jeune Valéry ne lui est pas dispensée par une école, mais par sa mère.

          À sa sortie de Polytechnique, il pourrait opter pour le corps des Mines. Il préfère une voie toute nouvelle, qu’il est le premier à emprunter : l’entrée directe à l’ENA sans concours. Mais l’enseignement qu’il y reçoit ne lui plaît qu’à demi ; il le juge trop imprégné de dirigisme, voire de marxisme.

          Dès l’âge de trente-six ans, néanmoins, le voilà ministre des Finances. Il réussit, tout va bien. Pourquoi De Gaulle lui demande-t-il alors, en 1966, de se retirer ? Jeune spectateur à l’époque, j’ai cru que ce fringant libéral avait agacé le général. Pas du tout, nous explique Éric Roussel. Le général appréciait son ministre et le recevait souvent. Le départ de Giscard n’a eu d’autre motif que de faire place à Michel Debré, ancien chef du gouvernement, désireux de revenir aux affaires.

          Il faut reconnaître que, ce jour-là, De Gaulle a commis une erreur. En évinçant, sans raison objective, un ministre prometteur, il a ouvert dans sa majorité politique une fissure qui allait devenir fracture, et entraîner sa propre chute, puis, douze ans plus tard, celle de l’intéressé. Debré aurait pu recevoir un autre portefeuille. Un jour ou l’autre, la fissure serait apparue quand même, vu la diversité des hommes et des tendances : d’un côté les libéraux, de l’autre les gaullistes proprement dits, plus dirigistes, plus sociaux, moins européens. Mais elle aurait été plus tardive, et sans doute moins profonde.

          Valéry Giscard d’Estaing, note le biographe, se rattache au courant libéral dont les racines en France ont toujours été fragiles. Ce courant, ajoute-t-il, n’aura dominé que sous la monarchie de Juillet. Encore celle-ci s’est-elle montrée protectionniste aux frontières.

          La suite de l’éviction de 1966 se produit au référendum de 1969. Je ne l’approuverai pas, annonce Giscard (qui, confie-t-il ultérieurement, vote blanc). Le projet est rejeté, le général s’en va. Désormais, pour une partie de ses fidèles, l’ancien ministre des finances est un traître, responsable du désastre. On peut néanmoins soutenir que son principal artisan était le général lui-même : en saisissant les Français, par la voie d’un référendum, et pour vérifier qu’il avait encore leur confiance, d’une question qui ne les passionnait pas (l’avenir du Sénat), il s’exposait à une réaction d’impatience. Et il le savait.

          Le biographe nous fait ensuite assister à un jeu à trois : Pompidou à l’Élysée, Chaban-Delmas à Matignon, Giscard rue de Rivoli. Chaban est bientôt déstabilisé par deux affaires fiscales : les fraudes organisées par un nommé Dega, frère d’un membre de son cabinet ; et la révélation de son absence d’impôt sur le revenu, légale (car les avoirs fiscaux de Chaban-Delmas correspondaient à des impôts déjà payés en amont) mais suscitant l’incompréhension. Bien entendu, l’habitant de la rue de Rivoli est soupçonné d’avoir provoqué les fuites.

         Lors de l’élection présidentielle qui suit la mort prématurée de Pompidou, Giscard élimine Chaban, grâce à l’appui de Chirac, mais ne passe que de justesse, avec 50,8% des voix, devant Mitterrand. Ce qui révèle, dans le corps électoral, un désir de changement – effet retardé de mai 68.

          Ce changement, Giscard l’apporte surtout, comme l’observe Éric Roussel, dans le domaine du droit. Il fait abaisser la majorité à dix-huit ans (ce qui se retournera contre lui). Il permet aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel (facilité qui sera largement utilisée, parfois avec succès). Il allège la tutelle sur la télévision publique. Il légalise l’avortement, innovation portée pour l’essentiel au crédit de Simone Veil, mais qu’elle n’aurait pu mener à bien sans les votes favorables de l’opposition, et sans l’appui très ferme du président. L’étiquette d’homme de droite qu’on lui colle n’est donc pas entièrement significative.

          En matière économique et sociale, son septennat est marqué par deux chocs pétroliers : le premier d’octobre 1973 à mars 1974 (donc juste avant l’élection présidentielle de mai), le second de septembre 1978 au début de 1981. Aucun autre hôte de l’Élysée n’a connu pareille malchance. Giscard et, juste en dessous de lui, Raymond Barre s’usent à combattre l’inflation. Le chômage de masse, inconnu au début de la Ve République, fait son apparition. Mais les budgets de 1979 et 1980 sont presque équilibrés (ce qu’on ne reverra plus au cours des quatre décennies suivantes). Malgré l’émission d’un malheureux emprunt indexé sur l’or, la dette publique, toutes collectivités réunies, demeure fort raisonnable : 20 % du PIB en 1980, contre près de 100 % aujourd’hui. Le taux maximal de l’impôt sur le revenu atteint 60 %. Pas étonnant que Giscard ne soit aimé ni de la Bourse ni du patronat.

          Sa passion, c’est l’Europe. Le président va jusqu’à comparer son amitié pour Helmut Schmidt à celle qui unissait Montaigne à La Boétie. Mais ce n’est pas une situation totalement nouvelle. Avant eux, il y a eu un duo De Gaulle-Adenauer. Et la politique extra-européenne demeure dans la continuité, bien que le style ait changé ; aucune concession notable n’est faite aux États-Unis ni à l’Union soviétique.

           Le biographe analyse avec précision et finesse l’évolution des rapports de Valéry Giscard d’Estaing et de Jacques Chirac, qui aboutit à la défaite électorale de 1981. Cet échec s’explique aussi par l’affaire des diamants, parfaitement démontée dans l’ouvrage. L’ « empereur » centrafricain Bokassa a offert au président français des brillants de second choix. Ne pouvant les refuser sans froisser le donateur, le donataire les a mis dans un grenier de l’Élysée. Puis Bokassa a été renversé avec l’aide active de la France. Pour se venger, il révèle le don des brillants à des médias français, qui en font toute une affaire. Giscard la traite par le mépris. Il reconnaît aujourd’hui avoir commis une lourde erreur. La haine monte contre lui. Peu avant l’élection présidentielle de 1981, les maudits brillants sont vendus aux enchères après expertise ; la vente, faite au profit d’œuvres caritatives de Centrafrique, ne produit que l’équivalent de dix-sept mille euros. Mieux aurait valu y procéder dès la chute de Bokassa.

         Après sa défaite électorale de mai 1981 (48, 25 % des voix contre 51,75 % à son concurrent Mitterrand), Giscard voudrait bien, par deux fois, tenter sa revanche. Les sondages l’en dissuadent. Son problème, c’est le peuple, aurait dit de lui le général de Gaulle, au début de sa carrière ministérielle. L’ancien chef de l’État ne reste pas inactif pour autant, loin de là. Pendant dix-huit ans, il préside avec brio la région Auvergne. En 1987, il rencontre son successeur Mitterrand qui lui confie, bien que le programme commun soit abandonné depuis plusieurs années : Mon objectif est de détruire la bourgeoisie française. En 1988, il plaide pour un gouvernement de coalition qui unirait des élus de la droite, du centre et du parti socialiste ; c’est presque une préfiguration d’Emmanuel Macron. À compter de 2003, président d’une Convention, il rédige pour l’Europe une Constitution. Lourd de deux cents pages, le document est rejeté par le référendum français de 2005.

          Valéry Giscard d’Estaing restera dans l’histoire le plus intelligent des hommes d’État français de sa génération, mais non le plus habile.

         On me permettra un ajout. Descendant d’une demoiselle d’Estaing qui était cousine de l’amiral, VGE et deux membres de sa famille ont acheté le château médiéval d’Estaing (Aveyron). Ils n’y habitent pas, car l’édifice n’est guère habitable. Ils le réparent, le meublent, y apportent des souvenirs, le font visiter. C’est une forme de mécénat dont on doit leur savoir gré.

         En refermant le livre d’Éric Roussel, il n’est pas interdit de faire un peu de politique-fiction. Si Chirac, en 1981, moyennant une promesse concernant l’élection suivante, avait fait voter Giscard au lieu de faire voter Mitterrand, l’ancien président aurait sans doute été réélu. En 1988, l’aspiration des électeurs au changement se serait encore accrue, mais François Mitterrand aurait eu alors 71 ans : âge honorable pour une réélection, difficile pour une première sauf crise majeure. Face à un homme un peu trop chevronné, Jacques Chirac l’aurait peut-être emporté, au lieu d’attendre 1995.

Le livre : Éric Roussel, Valéry Giscard d’Estaing, Éd. de l’Observatoire, 2018, 576 pages pour 24,90 € (excellent rapport qualité-prix).

Avocat des demandeurs d’asile

Par Bernard Auberger

Quand on a eu la chance d’exercer des fonctions d’autorité dans l’appareil de l’Etat, pourquoi accepter de devenir auxiliaire de justice, solliciteur pour un tiers devant une juridiction administrative ?

Il faut le vouloir ! Ce fut une course d’obstacles. L’admission au barreau pour un Inspecteur des finances impliquait la possession d’une licence en droit. Or celle-ci datait pour moi d’une cinquantaine d’années, et la faculté du Panthéon avait subi quelques transformations. Où étaient les archives ? Paris 1 et Paris 2 l’ignoraient également…Justifier de huit années de fonctions principalement juridiques supposait la consultation de Journaux Officiels d’époque non numérisés. Enfin il fallut passer un examen de déontologie devant un jury attentif à votre restitution d’une des quarante-deux questions de cours, tirée au hasard ; or le goût d’une telle épreuve passe avec l’âge.

Heureusement, à 78 ans, après un itinéraire varié comprenant la mine de charbon, l’agriculture de ministère, la gestion de l’Opéra-comique, quelques décennies d’activité d’employé de banque et quatorze années de judicature au Tribunal de Commerce, je ne doutais pas de mon «employabilité » en tant qu’avocat ! D’autant que dans le cadre de mes dernières fonctions, j’avais pris le goût du bénévolat. C’était indispensable pour exercer dans le domaine que j’avais choisi.

C’est poussé par une expérience humanitaire en paroisse et sensibilisé à la responsabilité des juges de l’asile par le livre de François Sureau, « Le Chemin des Morts », que je compris ma vocation ultime : défendre les demandeurs d’asile aux prises avec l’écheveau des réticences administratives. Après tant d’années consacrées aux affaires, je voulais assister des personnes. La rencontre fortuite d’un avocat spécialisé dans l’asile–lui-même vocation tardive–et son hospitalité au sein d’un petit cabinet me permirent de réaliser mon projet.

Le rôle de l’avocat dans la procédure d’asile n’est pas valorisé ; il parle en dernier devant une formation en générale prévenue ; il subit un bizutage renouvelé d’horaires imprévisibles ; il attend  vêtu de sa robe noire dans l’ambiance bigarrée de la Cour de Montreuil, car lorsque l’administration a besoin de locaux, elle réduit la taille de la salle des avocats. Ainsi ceux-ci sont-ils en contact en permanence avec des requérants du monde entier.

La procédure est simple. La demande d’asile est déposée en préfecture ; cela peut prendre des mois, pendant lesquels le demandeur est accueilli en centre d’accueil. Un jour, il est convoqué à l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA). Il est auditionné. Un statut lui est accordé dans 25% des cas. Deux tiers des rejets sont soumis par les requérants à la Cour Nationale du Droit d’Asile. C’est alors qu’intervient l’avocat.

Les cas sont très divers, car l’asile statutaire est promis à ceux qui ont été persécutés, pour leurs opinions bien sûr, mais aussi pour leur religion, leurs orientations sexuelles, notamment. Une protection subsidiaire peut couvrir ceux ou celles qui craignent avec quelque raison de retourner chez eux et d’y être arrêtés, torturés, exécutés. Le juge doit appliquer des conventions et accords  internationaux, des directives européennes, des dispositions des Nations-Unies. La liberté de circulation dans l’espace de Schengen implique une harmonisation des pratiques dans l’U E. Avec les textes nationaux, le Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile atteint dans l’édition la plus complète 2 000 pages !

La difficulté du travail de l’avocat au niveau de l’asile ne tient que rarement à des subtilités juridiques, les textes de base étant éclairés par de multiples décisions de la Cour Nationale, du Conseil d’Etat, juridiction d’appel, mais aussi de la Cour de Justice de l’Union Européenne et de la Cour Européenne des Droits de l’homme. Naturellement, la première diligence de l’avocat s’applique à la connaissance de ces éléments de droit.

Le plus souvent, ce sont les faits invoqués par les requérants qui posent problème aux juges. La nationalité n’est pas prouvée, faute de documents officiels. Les preuves des mérites de la demande ne sont pas convaincantes. Les cicatrices ne sont pas incontestablement imputables aux tortures rapportées. Les convocations par les forces de police sont d’authenticité contestable …Que peut faire l’avocat ?

D’abord inviter le requérant à étayer ses déclarations par des pièces envoyées par ses parents restés dans son pays d’origine ; à compléter ses déclarations initiales ; à contrebattre au cours de l’audience les motivations du rejet par l’OFPRA ; à rester calme, malgré l’enjeu.

Surtout, écouter le requérant pour déceler les omissions, les contradictions, les non-dits du récit, et à travers cette longue et impartiale attention, trouver l’argument, le fait, le raisonnement qui va ébranler le scepticisme professionnel des juges.

Ce peut être un fait mal interprété par l’OFPRA : un assassinat attribué à une maffia quand la chronologie conduit à un lien négligé avec les Panama Papers ; un état de guerre interne nié, quoique établi par des rapports officiels ; un acte répréhensible attribué par erreur de jugement au requérant alors que la personnalité et l’origine familiale de celui-ci l’excluent absolument.

L’avocat doit se plonger dans la géographie et faire appel à Google Map pour prouver l’origine de son client lorsque ses déclarations sont mises en doute. Il doit trouver dans la géopolitique l’explication de certaines situations et des décisions d’exil qui en résultent ; il doit compulser sur son ordinateur les rapports des ONG, des Nations-Unies, des services officiels suédois, canadiens ou autres pour y trouver des situations similaires à celle de son protégé du jour. Or le combat est inégal, car les services de documentation officiels ne lui sont pas accessibles, et car il n’a pas à sa disposition d’interprètes qualifiés pour les langues qui ne sont pas représentées dans son cabinet. Le métier est exigeant car il faut appréhender le contexte d’une cinquantaine de pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Europe orientale. J’ai même dû plaider l’insuffisance de la police de Calcutta…Sans succès, malgré une forte vraisemblance !

Enfin il faut conserver sa confiance en soi, même si la Cour confirme dans sept cas sur huit le rejet initial.

Mais lorsque la cause est bonne, que la plaidoirie est réfléchie et la formation de jugement réceptive, alors juges et avocat changent le cours d’une vie !

La double personnalité de Karl Marx  

Par Nicolas Saudray  [1]

          À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, la « lettre » de l’excellente et très peu marxiste revue Commentaire lui rend ce demi-hommage, sous la plume de Jean-Claude Casanova, qui a formé à l’économie plusieurs générations de Sciences Po : En tant qu’économiste, Marx reste peut-être le plus riche, le plus passionnant de son temps. En tant qu’économiste-prophète, en tant qu’ancêtre putatif du marxisme-léninisme, il est un sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXème siècle.

          Mais la césure, à mon sens, ne passe pas à l’intérieur de son œuvre économique. Elle sépare l’économiste du philosophe.

          Marx philosophe

          La doctrine du matérialisme historique est résumée par le Manifeste du Parti Communiste, publié au début de 1848, juste avant la révolution, par Marx et Engels : le supérieur s’explique par l’inférieur. C’est une réaction assez saine aux penseurs précédents, qui avaient tendance à tout expliquer par le mouvement des idées.

          Sur les traces de Marx, on peut considérer que le développement des doctrines libérales, en économie comme en politique, est l’un des résultats de l’essor de la bourgeoisie. De même, la percée des idées socialistes et communistes, bien que principalement due à des penseurs bourgeois, est liée à la montée de la classe ouvrière. Aujourd’hui, néanmoins, cette classe ouvrière se rétracte dans tous les pays d’Occident. Elle est remplacée par des éléments de cet ensemble hétérogène et flou qu’on appelle les services. Or ce bouleversement économique n’a pas fait naître de nouvelles idées politiques ; on se contente de remâcher les anciennes.

          Le grand échec de cette doctrine utile mais réductrice appelée matérialisme historique est son impuissance à rendre compte de la naissance des religions. Je ne vois pas quels changements économiques seraient à l’origine du bouddhisme (et en même temps du jaïnisme). Peut-être ces mouvements religieux indiens sont-ils le fruit de séries de guerres, qui auraient mis en évidence le néant des existences humaines. Ce n’est pas de l’économie.

          Même échec de notre auteur dans le cas du christianisme. Son Manifeste relie cette religion à la féodalité. Or mille ans séparent les débuts de la première des débuts de la seconde.

          Les disciples de Marx n’ont pas été plus heureux dans le cas de l’islam. On prend volontiers ce dernier pour un fruit du désert. Mais il est né dans des villes, La Mecque, Médine, et a connu son apogée doctrinale dans d’autres villes, Bagdad, Le Caire. Les nomades, jusqu’à nos jours, ont passé pour de médiocres musulmans, ne serait-ce qu’en raison de leur manque d’ablutions rituelles.

          L’abolition de l’esclavage (en 1835 dans les colonies britanniques et en 1848 dans les françaises) me fournira un exemple d’un autre niveau, mais néanmoins frappant. C’est le triomphe d’une idée. Née au XVIIIe siècle, elle s’est répandue en Europe, portée par des gens qui n’avaient rien à gagner à cette abolition, et qui n’avaient jamais vu une plantation.

          Malgré tout, le matérialisme historique reste une discipline intellectuelle recommandable. En présence d’une nouvelle doctrine politique ou philosophique, il n’est pas mauvais de se demander quels intérêts économiques ont pu l’inspirer. C’est seulement après cet examen que le vrai combat d’idées peut débuter.

          Marx économiste

          L’économiste appelle un tout autre jugement. Marx avait une formation de philosophe. En économie, c’était un autodidacte.  Il s’est instruit tout seul dans son coin, par la lecture d’ouvrages, sans jamais bénéficier de leçons de vrais économistes, ni même de discussions directes avec eux. Un effort considérable, qui a fini par le tuer. Dans ces conditions, le bagage qu’il a acquis constitue une performance. Mais pour notre malheureuse planète, lourdes sont les conséquences.

          La progression de la science économique, du temps de Lumières à la fin du XIXe, ne saurait être attribuée à un seul penseur, si médiatique soit-il. Une série de pionniers se sont succédé, Adam Smith, Ricardo, Jean-Baptiste Say, Walras et ses mathématiques, les marginalistes autrichiens. Ce n’étaient pas nécessairement des égoïstes, des partisans du chacun-pour-soi ; Adam Smith a laissé au contraire une œuvre de moraliste, soucieux du bien public. Après eux, il a fallu apporter des compléments et des correctifs, et prendre en compte, notamment, une certaine irrationalité des agents économiques, génératrice d’engouements et de retombées. Mais de cette série d’économistes, nous avons hérité des outils intellectuels qui nous servent tous les jours : l’appel à la concurrence, l’analyse à la marge …

          Parmi ces pères fondateurs, Marx a-t-il sa place ? Je me suis astreint, autrefois, à la pénible lecture du Capital. On me permettra de dire que cet ouvrage inachevé ne vaut pas un kopeck.

          Marx commence par emprunter à Ricardo sa prétendue loi de la valeur-travail. Or la valeur d’un produit est déterminée par l’offre et la demande. Quand un produit nouveau connaît la faveur du public, son prix peut s’établir à un niveau bien plus élevé que celui du travail incorporé. Ensuite, comme l’a notamment montré Jean Fourastié, la concurrence ramène peu à peu ce prix à un niveau proche de la valeur-travail, mais il reste aux entrepreneurs, en sus, une rémunération de leur risque, qui leur permet d’effectuer des investissements nouveaux. Faute de quoi ils meurent.

          Marx échafaude ensuite sa fantastique théorie de la plus-value (autre nom donné par lui au profit). Il semble que ce terme englobe à ses yeux les intérêts dus par l’entrepreneur, ce qui est absurde, car les intérêts constituent le prix de temps, et l’entrepreneur est généralement endetté. Marx se trompe encore davantage quand il soutient que la plus-value a été arrachée aux ouvriers, et qu’elle devrait leur revenir. Comme je viens de le rappeler, sans profit, pas d’entreprise.

          Même les marxistes d’aujourd’hui en conviennent. Le niveau de profit souhaitable peut bien sûr donner lieu à discussion. Mais celle-ci ne conduit pas nécessairement à condamner un excès. Voici peu d’années, en France, il était clair, pour tous les observateurs raisonnables, que le niveau de profit des entreprises était tombé à un niveau dangereusement bas.

          Marx s’empare enfin de la loi des rendements décroissants – découverte par Turgot, promue par Malthus. D’après lui, elle va comprimer l’ensemble des profits. Pour compenser, les entrepreneurs comprimeront les salaires, provoquant l’explosion sociale et la fin du capitalisme. C’est là que l’économiste improvisé devient le sophiste maudit, et je rejoins Jean-Claude Casanova. En réalité, la loi des rendements ne s’applique pas en bloc, mais produit par produit. Depuis le début du XIXe siècle, les produits nouveaux se sont succédé à une cadence suffisante pour assurer une progression d’ensemble des affaires. Quant aux salaires, ils se sont très largement appréciés, en termes réels. Cette revalorisation était déjà amorcée lorsque notre homme rédigeait Das Kapital.

          Un étouffe-chrétien, auquel son apparence scientifique a assuré une incroyable audience. Les gens ont admiré de confiance. En réalité, cette pensée est une protestation sociale, déguisée en théorie économique. Protestation que l’on peut comprendre, eu égard à la rigueur de la vie ouvrière de l’époque. Mais si les patrons avaient dû verser des salaires beaucoup plus élevés, il n’y aurait pas eu d’industrie.

          Le teint mat, de luxuriants cheveux noirs, une copieuse barbe noire : tel était Marx, jusqu’à sa maturité. Engels lui écrivait plaisamment Mon cher Maure, et l’autre lui répondait Ton Maure. S’il était resté aussi brun, le public  ne l’aurait jamais pris au sérieux. Le blanchissement de son poil lui a permis d’accéder à ce rang de prophète qu’il convoitait.

          Au-delà des discussions techniques, le fabuleux succès de Marx est un phénomène religieux.

[1] Auteur de Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire, Editions Michel de Maule, 2015.

Le Coran, les juifs et les chrétiens

Par Nicolas Saudray [1]

          Le Coran est tantôt favorable, tantôt défavorable aux juifs et aux chrétiens. Comment gérer cette alternance ?

          Les versets favorables  (recensement non exhaustif).         

          1/ Ceux qui croient, les juifs, les chrétiens, les sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour, ceux qui font le bien, voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès du Seigneur (II, 62).

          Les sabéens ne sont pas les habitants du royaume de Saba, État correspondant à peu près au Yémen d’aujourd’hui. En effet, il était peuplé de juifs ou chrétiens. Divers auteurs ont cru reconnaître ces sabéens dans une population disparue de la Haute-Mésopotamie, autour de Harran en Syrie (Carrhes pour les Romains). D’autres les identifient aux mandéens, ces hôtes de marais de Basse-Mésopotamie qui se réclament de Jean-Baptiste et ont survécu malgré les persécutions.

          En tout cas, ce verset du Coran promet le paradis aux juifs et aux chrétiens.

        2/ Dieu seul est à même de discerner ceux qui dévient de sa voie de ceux qui suivent le droit chemin (XVI, 125).

          S’il n’était remis en cause par ce qui va suivre, ce verset condamnerait par avance une longue série d’anathèmes proférés au nom de l’islam sounnite.

        3/ Point de contrainte en religion (II, 256). Ce verset fameux surgit toujours dans les discussions. Il autorise les juifs et les chrétiens à conserver leur foi et à pratiquer leur culte. Mais attention :

  • suivant l’interprétation habituelle de cette parole, Il faut encore qu’il y ait une religion ; les athées ne sont pas libres d’être athées ;
  • liberté ne signifie pas égalité ; le non-musulman se trouve dans une condition inférieure, il n’est qu’un sujet de second rang.

          Au temps du prophète, l’importante oasis de Nadjran, siège d’un riche artisanat, avait adhéré au christianisme. Mahomet étant devenu un personnage puissant à la tête de l’oasis de Médine, les chrétiens de Najran lui ont demandé sa protection contre des voisins dangereux. Il la leur accordée, sans poser d’autre condition qu’un tribut de deux mille pièces de tissu brodé par an, et donc sans les humilier. Ce récit nous vient d’un auteur du IXe siècle, Ibn Hicham, toujours accepté par les musulmans d’aujourd’hui. Nadjran existe encore dans l’extrême sud de l’actuelle Arabie séoudite.

          Le statut des « protégés » juifs ou chrétiens (dhimmis) est postérieur au Coran ; la tradition l’attribue au calife Omar, deuxième successeur de Mahomet. Le « protégé » acquitte chaque année un impôt de capitation (ce qu’on peut considérer comme une réminiscence du tribut exigé de Nadjran). Ses vêtements doivent comporter des marques distinctives. Il n’a pas le droit de monter à cheval. Son témoignage, en justice, vaut moins que celui d’un musulman. En contrepartie, il est exempté de service militaire.

         Les versets défavorables (recensement non exhaustif)

          4/ Combattez…ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion, combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent le tribut, après s’être humiliés (IX, 29).

          Les gens du Livre sont les juifs, les chrétiens et les musulmans, tous descendants spirituels d’Abraham. Dans le verset cité, ceux qui ne pratiquent pas la vraie religion ne peuvent être que les adhérents des deux premières obédiences. L’auteur du verset ne veut pas leur mort, mais donne un fondement à la doctrine de la « protection », fixée plus tard par Omar.

          5/ Les juifs ont dit : « Uzaïr est fils de Dieu ». Les chrétiens ont dit : « Le Messie est fils de Dieu ». Telle est la parole qui sort de leur bouche. Ils répètent ce que les incrédules ont dit avant eux. Que Dieu les anéantisse ! Ils sont tellement stupides (IX, 30).

         Ici, Uzaïr est de pure fantaisie ; les juifs condamnaient toute filiation physique remontant à Dieu. Cette thèse, en revanche, est bien celle des chrétiens. Le verset cité laisse apparemment à Dieu, et non aux guerriers musulmans, le soin de faire disparaître ces deux catégories de déviants. Toutefois, les fanatiques ont vite fait de se considérer comme les instruments du Très Haut.

          6/ Tu constateras que les hommes les plus hostiles aux croyants sont les juifs et les polythéistes. Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : « Oui, nous sommes chrétiens » (V, 82).

          Ce verset, en retrait sur les deux précédents, opère une discrimination entre juifs et chrétiens. Il correspond sans doute à un moment des guerres  menées par Mahomet, et à une alliance qui n’a pas duré.

          7/ Certains hommes prennent des associés en dehors de Dieu, ils les aiment comme on aime Dieu… Lorsque les injustes verront leur châtiment, ils verront que la puissance entière appartient à Dieu, et que Dieu est redoutable dans son châtiment (II, 165).

           Là, contrairement au verset que j’ai numéroté 6/, ce sont les chrétiens  qui sont visés, plus que les juifs. Souvent d’ailleurs, le Coran ne les désigne pas par leur nom, mais par celui d’« associateurs », mouchrikines. Leur crime est d’associer au Dieu unique deux fausses divinités :

  • le prophète Jésus, personnage honorable, mais dépourvu de caractère divin ;
  • le Saint Esprit, que les auteurs musulmans d’autrefois identifiaient à Marie, car l’esprit, dans les langues sémitiques, est féminin ; une sourate du Coran porte le nom de Marie, entité éminemment respectable ; de là à la diviniser, il y a beaucoup plus qu’un pas.

          Le Coran retentit d’imprécations contre ces mouchrikines. Là encore, des fanatiques peuvent se croire chargés d’administrer le châtiment promis par Dieu.

          Je ne traiterai pas ici de la suite du Coran, la Sounna, car il n’existe point de livre portant ce titre. Nous ne possédons que des recueils, inégalement respectés, de paroles de Mahomet, et à l’intérieur de chacun de ces recueils, les versets jouissent d’un crédit plus ou moins élevé suivant la qualité des témoins qui en attestent. Les musulmans ont donc une conception de la vérité plus moderne que les chrétiens, pour qui un livre religieux est tout entier canonique ou non canonique. Quoi qu’il en soit, la Sounna, de l’avis des spécialistes, a plutôt tendance à durcir le Coran.

         Les abrogations

          Les chrétiens n’ont pas cherché à résoudre les contradictions entre les Évangiles. C’est ainsi que le récit du procès de Jésus diffère sensiblement selon qu’on le lit chez Matthieu, chez Luc ou chez Jean.

         Du côté musulman, l’enjeu était plus important, car il s’agissait de la vie quotidienne et non plus seulement d’un point d’histoire. Cela étant, l’islam n’a pas de pape et, à l’instar de rabbins d’autrefois, chaque docteur peut faire valoir son point de vue, le recteur de l’université Al Azhar au Caire n’étant qu’un primus inter pares :

  • certains docteurs ont nié l’existence de contradictions dans le Coran ;
  • d’autres ont dit que la prédication de Mahomet en avait comporté à l’origine, mais que le Prophète les avait éliminées lui-même, et qu’il était donc vain d’en chercher ;
  • une large majorité s’est toutefois ralliée à la doctrine des abrogations, dont le principe est qu’en cas de contradiction, les versets les plus récents abrogent les plus anciens.

     En conséquence, le schéma suivant prévaut. À La Mecque, Mahomet, luttant contre le polythéisme dominant, était l’allié des juifs et des chrétiens ; d’où les versets qui leur sont favorables. Plus tard, à Médine, ayant vaincu les juifs et soumis sans difficulté les chrétiens peu nombreux, le Prophète aurait émis les versets défavorables. Seuls ces derniers demeurent donc en vigueur.

          En d’autres termes, Mahomet, inspiré par Dieu, aurait réellement prononcé, dans des circonstances données, les paroles favorables aux juifs et aux chrétiens. Puis les circonstances, sous la conduite de Dieu, auraient changé, rendant caduques ces paroles antérieures.

          Comme les docteurs de l’islam répugnent à étaler leur embarras devant les chrétiens, je n’ai trouvé, en langue française ou anglaise, aucune liste des versets abrogés. Je sais seulement que la majorité des sourates (chapitres) du Coran en renferme, et qu’ils concernent divers sujets, en sus des rapports avec les juifs et les chrétiens.

xxx

         Que pensent de tout cela les éléments les plus durs de l’islam actuel ? Ne les   appelons surtout pas islamistes ; ce serait reconnaître qu’ils sont de meilleurs musulmans que les modérés. Appelons-les plutôt extrémistes ou  zélateurs. Ils ne se creusent pas les méninges au sujet des versets abrogeants et abrogés, car la plupart des Occidentaux sont devenus à leurs yeux des ennemis de l’islam, en interdisant le voile et en renvoyant des imams (comme en France), ou encore (comme aux États-Unis) en soutenant la politique d’Israël en Palestine

          Je signale à ce sujet que, contrairement à ce qu’on lit souvent, l’obligation du voile résulte du Coran lui-même, et qu’elle est donc difficilement négociable : Ô prophète, dis à tes femmes et à tes filles, et aux épouses des croyants, de se couvrir de voiles (XXXIII, 59).

          Ennemis de l’islam, les Occidentaux auteurs de ces méfaits se sont placés hors de toute protection. Combattez dans le chemin de Dieu ceux qui luttent contre vous… Tuez-les partout où vous les rencontrerez, chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés (II, 190-191).  

          Quant aux chrétiens orientaux (ou aux yézidis) tombés sous la coupe de l’État islamique, d’Al Qaïda ou de Boko Haram, ils  ont été traités de diverses façons. Parfois, ces malheureux ont été sommés de se convertir, sous peine de mort. Parfois, la doctrine de la « protection » leur a été appliquée, et on leur a donc infligé un impôt spécial.

         Encore tout récemment, un site de propagande en français,  consultable sans difficulté dans notre pays, diffusait le message suivant : Les infidèles parmi les gens du Livre ainsi que les associateurs iront au feu de l’enfer, pour y demeurer éternellement. Les chrétiens se trouvent donc condamnés de façon globale. Fanatisme marginal ? Pas du tout. Ces aimables propos émanent du cheikh Ibn Baz, grand moufti d’Arabie séoudite, et après sa mort, en 1999, ils sont restés en ligne. Ce qui, pour un esprit simple, autorise le meurtre.       

 [1] Auteur de Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire – Ed. Michel de Maule, 2015

Les « Fake news » au service de la vérité ?

Par Jacques Darmon

Le monde est submergé de fausses nouvelles : chiffres tronquées, affirmations erronées, statistiques  biaisées. Ce sont des fake news largement diffusées sur les médias et les réseaux sociaux.

L’expérience montre qu’il est impossible de les faire disparaître ou même simplement de les dénoncer toutes. Non seulement l’objectif est quantitativement inatteignable mais fondamentalement la tâche est impossible. Qu’est-ce qu’une information fausse ? Ou plus exactement qu’est-ce qu’une information vraie ?  Dès qu’il existe un véritable débat (le conflit israélo-palestinien, les innovations sociétales, le réchauffement climatique, la présidence Trump…), aucune information, quelle qu’en soit la source, n’est considérée comme vraie par tous les lecteurs. Fake news pour l’un, dévoilement d’une vérité dissimulée pour un autre ! A chacun sa vérité !

Chaque support d’information est lui-même contesté : les informations du Figaro sont considérées avec suspicion par les lecteurs de Libération et réciproquement. Même les supports qui se vantent de leur indépendance et de leur lucidité, qui affirment « décrypter » l’actualité, ne peuvent s’empêcher de prendre parti sur les sujets qui leur semblent importants (dissimulant leur préférence derrière une formulation prudente !).  Il est donc vain de chercher à définir des « informateurs de confiance ». D’ailleurs, à tout prendre, ne vaut-il pas mieux l’opinion d’un informateur engagé qu’une fausse objectivité ? Le lecteur n’est-il pas mieux protégé quand l’interlocuteur dit clairement d’où il parle ?

Bien plus, pour être exacte, une information doit être complète : informer sur une partie sans connaître le tout ne garantit rien. Un chiffre juste, une statistique exacte peuvent donner une image fausse de la réalité. Mark Twain disait déjà : Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. Mais alors, qui peut se vanter de fournir une information complète ?

Seule la multiplication des informations permet éventuellement de neutraliser une fake news. Tenter de limiter la production d’informations en provenance de sites non certifiés est une tâche vaine et peut-être contre-productive. C’est la multiplication des sources d’informations, dont certaines (peut-être la majorité !) sont des fake news, qui permettra d’approcher la vérité au plus près. Dans une post-truth society, il faut renoncer à trouver une vérité commune au profit de la juxtaposition d’innombrables petites bulles de réalités séparées les unes des autres.

Quant au citoyen, face à ce déferlement médiatique, plusieurs attitudes lui sont offertes : les uns, courageusement, tenteront chaque jour de discerner le faux du vrai, d’autres préféreront s’abandonner paresseusement au flot de l’information en continu, d’autres encore choisiront de chercher un lieu écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté !

La Cofhuat au service des territoires

Par François Leblond

Lorsqu’un préfet prend sa retraite, il quitte d’emblée un univers fait d’innombrables centres d’intérêt qui ne lui laissait guère le temps de prendre du recul : un carnet de rendez-vous très rempli, allant du chef d’entreprise en difficulté au plus modeste citoyen en recherche d’emploi et au militant syndical ou associatif se plaignant de n’être pas assez entendu, tous les malheurs du monde défilant dans son bureau. Du jour au lendemain, un agenda vide.

Je ne pouvais supporter une telle perspective et j’ai eu la chance, lorsque je terminai ma carrière comme président de la Société des Autoroutes Escota, de me voir proposer la présidence bénévole d’une institution que je ne connaissais pas, la Confédération Française pour l’Habitat, l’Urbanisme et l’Aménagement du Territoire, mais dont je pressentais l’intérêt : j’aurais, dès ma retraite, une activité.

Cette association a été créée en 1947, du temps où Eugène Claudius Petit était l’âme du ministère de la Reconstruction. Elle a pour objectif de faire se parler davantage tous ceux qui contribuent à l’acte de bâtir. Mon expérience préfectorale correspondait bien à ce programme. Je succédais à une lignée d’ingénieurs généraux des Ponts et je pouvais ouvrir quelques chantiers nouveaux en fonction de ma formation et de mon expérience de terrain.

Je ne tardai pas à découvrir quelles lignes d’action nouvelles je devrais aborder. Je donnai notamment à la notion d’acte de bâtir une portée plus large que celle portée par les ingénieurs. L’effort de construction, développé dans les années 50, a eu le mérite de répondre aux besoins des mal- logés. En revanche, la précipitation de sa mise en œuvre a laissé des lacunes durables qui expliquent la nécessité, venue très vite, d’une politique de la ville. La Cofhuat, avec sa revue, s’est ainsi engagée dans les réflexions les plus variées, allant de l’enseignement dans les zones défavorisées aux initiatives en matière sportive, culturelle ou économiques et plus récemment, aux questions de sécurité. Nous avons reçu des personnalités s’exprimant en termes concrets grâce à leur expérience. Nous avons regroupé ces collaborateurs volontaires en un « Cofhuat Club » qui constitue une banque d’idées dans les matières objets de nos statuts. Cela nous a aidés, il y a dix ans, à être reconnus d’utilité publique.

Naturellement, nous sommes présents dans d’autres sujets que celui de la politique de la ville, l’environnement par exemple. Nous les abordons en acceptant les points de vue les plus variés sur des questions sensibles comme le gaz de schiste ou les éoliennes. Nous ne demandons pas de subvention à l’Etat ; cela préserve notre entière liberté de parole, même si notre équilibre financier n’en est pas facilité.

L’association, à mon arrivée, était proche du ministère de l’Equipement. J’ai élargi progressivement son réseau en rencontrant d’autres ministères : Intérieur, Culture, Affaires sociales, Éducation. Il est des sujets que je ne peux, à moi seul, traiter, celui du financement du logement, des grands services mis à la disposition des populations et des opérations lourdes d’infrastructures. La promotion Montesquieu, et ses voisines, comprennent parmi leurs membres de bons spécialistes des finances publiques ou de la banque, qui pourraient nous rejoindre et présider de nouveaux groupes de travail.

De même, nous sommes la branche française d’une institution internationale : la Fihuat. Nous voudrions nous en servir davantage pour permettre des comparaisons utiles d’un pays à l’autre. Nos amis diplomates ont de l’expérience en la matière, ils pourraient eux aussi s’associer à nos travaux.

L’initiative que nous avons prise en regroupant des anciens de notre promotion pourrait ainsi déboucher sur quelques actions concrètes comme celles que j’appelle de mes vœux aujourd’hui dans le cadre de la Cofhuat.  Le site internet, heureuse initiative de notre regretté Michel Cotten et aujourd’hui de Patrice Cahart, pourrait faciliter ces échanges entre nous, en constituant, en certains domaines, un lieu privilégié d’échanges.

 

Beethoven et la langue française

Par Patrice Cahart

         Beethoven nous semble très germanique. Il n’avait jamais mis les pieds en France (ni d’ailleurs en Italie). Mais ses écrits intimes – journal, correspondance, cahiers de conversation – sont émaillés de termes français, appris on ne sait comment, et de phrases françaises, rédigées à la diable. Par exemple celle-ci, pour son ami Holz qui va se marier : Portez-vous bien, Monsieur terrible amoureux (1825). Le français convient même aux moments pathétiques, comme dans cette lettre à son neveu et fils adoptif Karl, qui lui donne bien du souci : Si vous ne viendrez pas, vous me tuerez sûrement (même année).

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Un mois dans un Brésil imprévisible (juillet-août 2018)

Par Patrice Cahart

        Ces quelques feuillets ne prétendent pas être un reportage sur l’immensité brésilienne (seize fois la France métropolitaine, deux cents millions d’habitants). Je n’y suis resté qu’un mois, principalement à Rio, dans une intention précise : décrire la vie pittoresque de cette cité, de 1815 à 1860 environ, à travers les aventures de ma propre famille. Mais les bibliothèques et les services d’archives étant fermés en fin de semaine, je me suis promené. Cet article en est le fruit. Je n’ai d’autre ambition que d’ajouter quelques touches aux portraits habituels de la patrie de la samba.

          Ce fabuleux Brésil, vers lequel je m’envole, est un pays à la dérive. Porté par un conjoncture mondiale favorable, et fort de solides concours extérieurs, l’ancien président Lula, à la fois populiste et habile, l’avait à peu près géré. Son héritière Dilma Rousseff, ayant déçu, a été destituée par le Parlement. Le vice-président qui l’a remplacée, issu d’un parti différent, Michel Temer, fait l’objet de poursuites pour corruption ; elles ont été suspendues mais reprendront dès la fin de son mandat, le 1er janvier, et il risque d’être incarcéré.

          Une élection présidentielle est prévue pour octobre. Un seul candidat bénéficie d’un soutien assez large du public : Lula, encore lui, avec 30 % des intentions de vote. Manque de chance, il a été condamné en appel à douze ans de prison – pour corruption, lui aussi. Sans preuves, clament ses partisans. Il a commencé à purger cette peine. Un juge, affilié semble-t-il à son parti, a voulu le libérer ; le lendemain, une cour d’appel a infirmé cette décision.

         L’État de Rio a été ruiné par les derniers Jeux Olympiques ; puisse Paris éviter ce sort. Une conseillère municipale de Rio, féministe, très connue, a été assassinée. L’une des plus belles entreprises du pays, Embraer, productrice d’avions de taille moyenne, vient de tomber dans le giron de Boeing.

         Voici une opinion assez répandue : « Bien sûr, Lula a trafiqué, mais pas plus que les autres. Dès lors, autant choisir, parmi tous ces politiciens, celui qui a fait ses preuves. » De nombreux conservateurs s’y opposent ; ils travaillent contre leur intérêt, car si le Brésil tombe dans l’anarchie, ce sont eux qui perdront le plus. De même pour les Américains, qui en veulent à Lula d’avoir limité le champ d’action de leurs compagnies pétrolières ; ils seraient fort contrariés de voir le Brésil devenir un autre Venezuela, en beaucoup plus grand.

         À l’heure où j’écris, toutefois, le plus probable est que Lula, restant captif, ne pourra postuler un troisième mandat, et que le pays sera pourvu d’un président mal élu. Se maintiendra-t-il ? Pourra-t-il prendre des décisions ?

         Et l’Armée ? Le Brésil n’ayant pas d’ennemis, elle ne sert qu’à maintenir l’ordre, en dernier recours. Au printemps dernier, elle a été mobilisée pour briser une grève des camionneurs, et pour calmer les favelas de la banlieue nord de Rio. Elle est néanmoins consciente du mauvais souvenir laissé par vingt ans de dictature militaire (1964-1985). Ses principaux responsables s’abstiennent de  commentaires sur les événements récents.

         Mon cousin brésilien francophone Austregésilo Lalande [1] a la gentillesse de venir m’attendre à l’aéroport, dans une aube pluvieuse. Je ne le connaissais pas, car notre ancêtre commun remonte à deux siècles. J’ai eu la chance de le trouver par l’annuaire téléphonique. Il se passionne pour mes recherches, qui incluent sa lignée. Grâce à son soutien, mon projet quelque peu hasardeux va aboutir à un séjour fructueux.

         Austregésilo a été ministre à Brasilia. Quand on lui demande s’il en garde un bon souvenir, il répond : « Non, c’était terrible, à cause de la malhonnêteté et de l’arbitraire ». Son refus de certaines pratiques lui a valu des procès dont il prophétise qu’ils n’auront jamais de fin. Et il conclut, sur ce chapitre : « Au Brésil, tout est interdit. Mais quand on a des amis bien placés, tout s’arrange ».

        Dès mon arrivée, je puis constater les effets de la crise. Il y a encore plus de dormeurs dans les rues qu’à Paris, et cette fois, ce sont des nationaux, non des immigrés récents. Les pancartes « À vendre » fleurissent sur les façades des immeubles ; leurs auteurs veulent troquer leurs biens contre des appartements en Floride, et ne trouvent pas preneur. À Rio et en son État, le nombre des agressions dans les transports publics a doublé depuis 2015. Il s’en produit maintenant une par heure, en moyenne. Le soir du 2 août, un beau tram tout neuf est mitraillé ; les voyageurs doivent se coucher pour éviter les balles. Dans l’ensemble du pays, la population carcérale a quintuplé en vingt ans.

         Par crainte des enlèvements, les titulaires des plus grosses fortunes vivent aux États-Unis, en Suisse, au Portugal. L’économie du pays est donc en grande partie gérée par des absents.

         Une autre forme d’insécurité consiste en escroqueries et en chantages. Chaque famille aisée a donc un avocat. Comme en France au temps de Molière et de Racine, mais pour des raisons différentes.

         Je découvre avec stupeur l’étendue des activités des « milices ». Ces organisations mafieuses se composent, pour une large part, de policiers révoqués, et d’autres qui sont tout simplement partis parce qu’on ne les payait plus. Ils sont néanmoins restés en bons termes avec leurs anciens collègues. Une petite rue du centre de Rio est occupée par des minibus pimpants, bleus et rouges, porteurs d’une inscription discrète, Serviço intermunicipal, et d’un numéro de téléphone auquel toutes réclamations peuvent être adressées. C’est la flotte de ces messieurs, qui concurrence, sans la moindre autorisation, les nombreux autobus officiels, exploités par des concessionnaires de la Ville. L’un des arguments de vente de cette « milice » est qu’à bord de ses véhicules, les voyageurs sont plus en sûreté que partout ailleurs. Bien entendu, elle n’acquitte aucun impôt.

         Déjeunant dans un restaurant sympathique du centre-ville, mes amis et moi subissons des voisins bruyants. On nous explique qu’il s’agit de policiers en civil, qui fêtent un anniversaire. À la fin, ils s’en vont en disant qu’ils reviendront payer. Le plus probable est qu’ils ne reviendront jamais, et que le patron n’osera pas se plaindre.

        Passons sur d’autres inconvénients de la vie à Rio. Pour quiconque n’a pas de compte bancaire au Brésil, les retraits de billets sont difficiles – par la faute des banques et non des pouvoirs publics. La circulation est assez dangereuse : en plein centre, la voiture d’Austregésilo, où je me trouvais, a manquée d’être percutée par un chauffard qui la doublait.

         J’en viens aux bons côtés. Les taxis sont nombreux et peu coûteux. Tous les chauffeurs auxquels j’ai eu recours se sont montrés corrects. L’un d’eux, après m’avoir demandé mon prénom, ce qui n’a rien d’inhabituel au Brésil, m’a commenté en portugais les monuments du parcours. Et comme je lui disais le bien que je pense de l’empereur Pierre II, je me suis attiré cette réponse : « Oui, mais il avait trop de femmes. »

        Plus généralement, les Brésiliens sont accueillants et gentils. Une attitude superficielle ? Peut-être, mais elle fait plaisir. Et la cuisine est excellente. Vivent les haricots noirs !

         Pour l’amateur de vieilles pierres, le centre historique de Rio est un régal. Trois styles y cohabitent avec bonhomie : le baroque des églises, le néo-classique des bâtiments publics, dû au Français Grandjean de Montigny ou à ses disciples, et surtout le délire 1900 des petits immeubles particuliers. Des gratte-ciels dont certains sont beaux bousculent ce monde ancien.

        La montagne du Corcovado, ou Bossu, est plutôt une corne, dont l’abrupte cordillère qui borde le rivage sur des centaines de kilomètres offre d’autres exemples. 710 m d’altitude, plus un Christ Rédempteur de 38 m. Dans le funiculaire qui y monte, j’engage la conversation avec mes voisins brésiliens. Ils ont un fils blond comme les blés. Viendraient-ils de l’État de Santa-Catarina, peuplé en grande partie par des colons germaniques ? Oui bien sûr, ils en viennent. Constatant la pauvreté de mon portugais, ils me demandent si je parle allemand, et la conversation se poursuit sur les pentes du Corcovado dans la langue de Goethe, qu’ils maîtrisent fort bien, l’ayant apprise tant en famille que dans une école religieuse.

          Ce sont en effet des mennonites. Leurs ancêtres, protestants extrêmes, ont été jadis chassés d’Allemagne et de Hollande. Les tsars les ont accueillis et les ont installés en Sibérie – où ils ont évité de se mêler aux populations locales. Puis le régime communiste leur a cherché noise, provoquant un grand retour vers l’ouest. Leur présence au Brésil résulte donc d’une double persécution. Mais l’école mennonite qui les avait formés a fermé ses portes, et leurs enfants, signe des temps, ne parlent pas allemand.

         Je m’enquiers de leur opinion sur Rio. Ils répondent qu’on y pense surtout à chanter et à danser. À leur avis, les États du Sud, São Paulo compris, qui concentrent l’essentiel de l’économie, auraient intérêt à faire bande à part. Dans la ville d’environ quarante mille habitants où ils demeurent, la qualité de la vie est exemplaire : les habitants qui s’absentent dans la journée n’ont pas besoin de fermer leur porte à clef, et la nuit, ils peuvent laisser ouvertes les fenêtres de leurs maisons.

         Mais le Brésil a connu, au cours de son histoire, de nombreuses tentatives sécessionnistes, et toutes ont échoué.

        De là-haut, le plus beau site urbain du monde s’offre à nos regards. Hong-Kong et San Francisco sont surclassés. Ce spectacle ne dispense pas de monter aussi au Pain de Sucre, dont les 395 m permettent des vues plus précises.

        À Pétropolis, agréable Versailles brésilien, je m’entretiens avec le serveur d’un petit restaurant. Âgé d’une trentaine d’années, anglais, il vit ici depuis deux ans. Il est correctement vêtu, et son langage montre qu’il a fait des études. Qu’est-ce qui l’a attiré au Brésil ? Venu en touriste au carnaval de Rio, il a été séduit et a décidé de rester. Son mariage avec une Brésilienne de souche italienne a confirmé son choix.

          A-t-il été victime de la violence ? Une fois, en deux ans. Il se trouvait sur l’une des plages de Rio, la nuit tombée, avec deux amies. Une fête y battait son plein, et la densité des spectateurs donnait une illusion de sécurité. Le trio a été attaqué et volé en pleine foule. Butin des malfaiteurs : la valeur de deux cents vingt euros. Ce n’était donc pas une tragédie. À Pétropolis en revanche, on jouit d’une parfaite sécurité ; le serveur n’envisage donc pas d’aller ailleurs.

         Plus de la moitié des habitants du Brésil se sont déclarés gens de couleur. Faut-il prendre cette information à la lettre ? Naguère, on se voulait plus blanc qu’on n’était. Aujourd’hui, certains Blancs n’hésitent pas à se dire colorés pour percevoir certaines allocations.

        Les favelas sont habitées presque exclusivement par des Noirs, des mulâtres et des métis d’Indiens. À Rio, il s’en trouve partout, même à la lisière des quartiers chics. On en a dénombré sept cent cinquante, groupant un million cent mille personnes, soit 19 % de l’agglomération (contre 10 % il y a une cinquantaine d’années). Elles ont généralement l’électricité, mais pas l’eau courante ; en conséquence, plus on est pauvre, plus on habite haut sur la pente. Une hiérarchie s’est établie. Le chauffeur de taxi qui me conduit à l’extrémité de l’élégante plage de Leblon, d’où je reviendrai à pied vers le centre-ville en longeant tout le front de mer, me montre la favela de Vidigal, accrochée au-dessus des villas et des hôtels. Ici, assure-t-il, pas de bandidos, les touristes sont respectés. De même, pour protéger le quartier bourgeois de Botafogo, les promoteurs immobiliers et la municipalité ont conclu un pacte avec les chefs de la favela voisine, Santa Marta : ses habitants ont été dotés d’un funiculaire, ils restent tranquilles, et des visites sont organisées pour les curieux.

        La misère, le désarroi ont favorisé les cultes dits évangéliques. Les « assemblées de Dieu » colonisent les quartiers populaires. Un peu partout dans Rio, je découvre cette inscription énigmatique : Jésus reviendra en 2070. Nous ne sommes pas francs-maçons. À vrai dire, il suffit d’un maniaque armé d’un pochoir pour inonder la ville d’un tel message.

          Luttant contre ces mouvements qu’animent des hommes d’affaires trop avisés, l’Église catholique emprunte leurs méthodes. À l’un des carrefours les plus fréquentés de Rio, je vois un prêtre en chasuble qui brandit un ostensoir, et de nombreux fidèles viennent le baiser.

         Brasilia renvoie une tout autre image du pays. Plutôt qu’une ville, c’est un semis de constructions dans le cerrado, cette brousse de petits arbres, sans herbe. L’urbaniste Lucio Costa et l’architecte Niemeyer, des communistes de salon, ont voulu organiser une vie communautaire dans chaque petit quartier, et ont refusé tout centre-ville, au sens habituel du terme. Leur large axe monumental, qui s’étend sur sept kilomètres, donne surtout une sensation de vide.

        Ces pages étant destinées en premier lieu aux anciens de la promotion Montesquieu, je me dois de signaler la place des Trois Pouvoirs : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Les trois monuments sont assez séduisants, chacun dans son genre, mais trop différents, et surtout trop éloignés les uns des autres, pour qu’une harmonie s’en dégage. Plutôt qu’une place, c’est un petit désert.

        À Brasilia, pas question de faire une balade à pied ; les distances sont dissuasives. Mais à la longue, cette capitale d’un futur imaginaire s’est humanisée. Elle commence même à se banaliser. Les commerces et restaurants de quartier se sont multipliés. Proscrite au départ, la verticalité est revenue. De hauts hôtels, ni beaux ni laids, remettent en cause le parti-pris horizontal, et rapetissent la cathédrale, chef d’œuvre de Niemeyer.

         Saluons au passage la prouesse spirituelle de ce créateur athée. Il est allé jusqu’à dessiner lui-même la forme carénée des confessionnaux ! Ce compromis s’inscrit dans une tendance profonde. Le Brésil a beau être un État laïc depuis 1889 (avant la France), un petit crucifix flotte au-dessus du fauteuil du président de la Chambre des Députés.

         Après Niemeyer, et grâce à son confrère Carlos Vasconcelos Neves, Brasilia s’est enrichie d’une Sainte Chapelle moderne, toute en vitraux, dont le dégradé de bleus a été réalisé par le maître flamand Hubert van Doorne.

         Ici, les nouveaux venus ont quelque peine à s’acclimater. Mais ensuite, me dit-on, ils préfèrent la vie morne de cette anti-ville aux risques de Rio ou de São Paulo.

        Brasilia revendique aujourd’hui trois millions d’habitants. Attention, la partie planifiée en héberge moins d’un million. Le reste (les plus démunis) vit dans des cités satellites, qui ont poussé au petit bonheur, à cinquante kilomètres ou plus. Ce choix a été effectué dès l’origine par les beaux esprits.

         Disposant d’une fin de semaine libre, je la consacre aux cités coloniales de l’État des Minas Gerais, sous la conduite éclairée d’Austregésilo. Je ne suis pas déçu. Elles sont merveilleuses. Mais même ici, d’étranges choses peuvent se passer. Alors que nous dînons dans un modeste restaurant ouvert sur une jolie rue, tous les clients sont pris soudain de quintes de toux. Voici, sous toutes réserves, l’explication qui m’est fournie : la police a lâché du gaz irritant devant une boîte de nuit voisine, à titre d’avertissement, car elle la soupçonne de vendre de la drogue sans partager les bénéfices avec elle.

          Mais n’accablons pas la police. Chaque semaine, dans l’ensemble du pays, certains de ses agents sont tués.

          Je ne suis pas allé à São Paulo, capitale économique du pays, et dont la population approche le double de celle de Rio (25 millions contre 14, banlieues comprises).

         En fin de compte, et malgré ma taille qui me signale comme étranger (ou à la rigueur comme ressortissant de Santa-Catarina), je n’ai pas été agressé. À Rio et ailleurs, j’ai beaucoup marché, mais en évitant les endroits déserts, et je me suis abstenu de sortir le soir. Le seul dommage à déplorer est le vol de mon téléphone portable, d’un modèle ancien. Encore n’a-t-il pas eu lieu dans la rue, mais dans un casier du vestiaire d’une bibliothèque publique, fermé à clef. Cela aurait pu m’arriver aussi bien dans un autre pays.

         Il ne me reste plus qu’à écrire mon livre, qui paraîtra, s’il plaît à Dieu, l’an prochain, sous mon nom d’auteur, Nicolas Saudray. Mon ancêtre Louis Pharoux, soldat de Napoléon mécontent du retour des Bourbons, a émigré à Rio avec quelque deux cents camarades. Tous ces militaires se sont convertis au commerce de luxe – cas sans doute unique dans notre histoire. J’entends faire revivre cet épisode. Pour sa part, mon aïeul a ouvert un splendide hôtel pour voyageurs, voisin du palais impérial. Puis, en 1851, son gendre Auguste Saudray, âgé de trente-et-un ans, qui l’aidait dans sa gestion, a disparu de Rio ; son corps n’a jamais été retrouvé. Sa veuve, vingt-trois ans, née au Brésil, a pris un bateau à voiles pour la France, serrant dans ses bras un bébé qui n’avait pas deux ans – mon arrière-grand-père. Un peu plus tard, l’hôtelier magnifique a suivi la même route, complètement ruiné. Voilà bien des mystères à résoudre.

[1] J’ai changé son nom

 

Post-scriptum, novembre 2018

          Depuis la rédaction de ces lignes, trois événements sont survenus.

          1/ Le Musée National de Boa Vista (Bellevue), installé dans le palais des empereurs Pierre Ier et Pierre II, a brûlé. L’enquête a révélé qu’il n’y avait ni appareils de détection ni prises d’eau. Ce musée renfermait de précieuses collections d’histoire naturelle et d’ethnologie (notamment sur les cultures  indiennes du Brésil).

          Déplorable ! La presse mondiale a toutefois surréagi. Les collections étaient vétustes, mal présentées. Depuis longtemps, elles ne figuraient plus parmi les visites recommandées aux touristes. Il existe à Rio au moins huit autres musées plus intéressants, dont le Musée Historique National, très beau et très soigné, dans un style traditionnel. Quant au palais de Boa Vista lui-même, lourde construction du XIX° siècle, ses murs sont toujours debout, Dieu merci.

         2/ Le candidat d’extrême-droite aux présidentielles, Jaïr Bolsonaro, ancien militaire, qui occupait largement la scène médiatique par ses déclarations outrancières, mais que presque personne ne donnait gagnant, a été grièvement blessé dans un attentat. On a craint pour ses jours, et il a dû être traité durant plusieurs semaines à l’hôpital.

         Cette agression a produit un résultat inverse de celui que souhaitait son auteur. Le démagogue est devenu une victime, et une référence pour les nombreux Brésiliens qui aspirent légitimement à une amélioration de la sécurité publique.

        3/ Le troisième événement est la conséquence du deuxième : Jaïr Bolsonaro a été élu par 55 % des suffrages, contre 45 % à son adversaire, héritier spirituel de l’ex-président Lula (lequel croupit toujours en prison). Le Brésil se trouve donc coupé en deux. Des craintes se manifestent notamment au sujet de l’avenir de l’Amazonie, poumon de la planète, qui serait dévastée par des concessions imprudentes aux défricheurs.

        L’expérience montre toutefois que les actions concrètes des candidats élus diffèrent de ce qu’ils avaient annoncé (mis à part Trump, dont les actes traduisent fidèlement les promesses électorales). Espérons donc que Bolsonaro mettra de l’eau dans son café.

La voiture tout électrique. Utopie ou futur possible ?

Par Jacques Desmazures

  • La vogue est à la voiture électrique C’est très séduisant d’un point de vue intellectuel et écologique. Beaucoup de responsables, tant au niveau industriel qu’au niveau étatique, y adhérent fortement. Très bien pour le climat car elle n’émet pas de gaz à effet de serre, et pour la santé car théoriquement elle ne produit pas de microparticules (même si une partie importante des microparticules provient des freins et des pneus) …
    Aujourd’hui la grosse majorité des véhicules utilisés, dans notre vaste monde, fonctionne avec une énergie principalement tirée du pétrole. Il va falloir la remplacer par une autre source d’énergie, de préférence électrique, car considérée comme non polluante, dans tous les sens du terme, lors de son utilisation. Cette énergie sera stockée dans un ensemble de boîtes et non dans un réservoir.
    Pour que cela soit réalisable en tout lieu et en tout temps, il faut :
  • Avoir des sources d’énergie électrique d’origines diverses : éolienne, maritime, solaire, nucléaire, chimique …en nombre suffisant pour ne pas être esclave des effets de la météo,
  • Pouvoir brancher les boîtes pour les alimenter, où l’on veut, voire ou l’on peut, et ce le plus rapidement possible
  • Stocker, chez chaque particulier, et selon ses besoins, cette énergie électrique, dans des conteneurs fabricables, utilisables et recyclables (certains appellent ces ensembles pack batteries).
    Nous nous intéresserons, dans la suite, uniquement au cas de la France actuelle, en ce qui concerne l’énergie électrique qu’il faut fabriquer, et dont il faut disposer pour faire rouler TOUS nos véhicules d’aujourd’hui, voitures, camionnettes et camions.

1 DONNÉES SUR LES VÉHICULES
La France, aujourd’hui, possède environ 50.106 – soit 50.000.000 – voitures et camionnettes et 5.105 – soit 500.000- camions (beaucoup sont étrangers, mais roulent, transitent et/ou résident principalement en France.)
Pour rouler principalement en électrique, avec une autonomie maximale de 300 Km, une voiture (entre 600 Kg et 1700 Kg) doit avoir une batterie possédant une énergie de 60 KWh. Un camion (20 T à 35 T) doit avoir un ensemble de batteries possédant une énergie de 300 KWh.
Une valeur-type moyenne d’utilisation de la voiture est de 6.000 km/an.
Une valeur-type moyenne d’utilisation d’un camion est de 90.000 km/an. Cela
correspond à 100 jours de circulation à deux chauffeurs, le reste du temps étant destiné aux
repos, chargements et déchargements…
Pour une voiture qui réalise 6.000 km/an (20 fois 300 km), on doit faire 20 recharges de batterie par an, à 60 KWh. Pour un camion qui réalise 90.000 KM/an (300 fois 300 KM), on doit faire 300 recharges de batterie par an, à 300 KWh.

2 CAPACITES ET RECHARGES DES BATTERIES
Aujourd’hui, on peut recharger les batteries avec une valeur de charge NORMALE de 7 KWh à 8 KWh par heure, ou avec une valeur dite MOYENNE de 22 KWh à 25 KWh par heure (ce qui est encore peu commun), ou avec une valeur RAPIDE de 50 KWh par heure (encore en début d’essais, mais sans aucune installation dédiée à ce jour). Certains envisagent dans l’avenir des recharges FLASH à 300 KWh par heure, au risque de dégrader rapidement les batteries. Recharger très fort et très vite réduit beaucoup les durées de vie de ces ensembles.
La suite de l’exposé ne concerne que des recharges NORMALES pour les voitures et des recharges MOYENNES pour les camions.
Ainsi, pour une batterie de voiture se chargeant à 7/8 KWh, il faut 8 heures de charge. Pour un ensemble de batteries de camion se chargeant à 22/25 KWh, il faut une demi-journée. Ce n’est pas considérable mais cela implique un temps d’immobilisation du véhicule non forcément acceptable pour un industriel.
Une ligne de charge à 7/8 KW peut donc charger 3 batteries de voiture par jour, et une ligne de charge à 22/25 KW peut charger 2 ensembles de camions par jour.
VOITURES
Un réacteur de centrale nucléaire peut fournir en permanence une énergie de 1.000 MWh. On peut donc faire par jour, avec de nombreuses lignes de charge à 7 KW, 3 x 106 = 7 recharges de batteries, soit 0,43 x106 recharges en dédiant un réacteur nucléaire uniquement à ces recharges.
Il y a 50 x 106 voitures en France, avec 20 recharges de batterie chacune par an ; il faut donc pouvoir effectuer 109 recharges par an, pour l’ensemble de la flotte.
Une journée de réacteur de centrale nucléaire permet 4,3 x105 recharges.
Une année de réacteur de centrale nucléaire permet 365 x 4,3 x 105 recharges, et donc offre une capacité de recharges de 1,55 x108 recharges, à comparer à la demande de 109 recharges.
Il faut donc, rien que pour répondre à la demande en énergie des voitures, consacrer en permanence 6 à 7 réacteurs nucléaires de 1.000 MWh à recharger des batteries d’automobiles. On verra ci-après ce que cela veut dire en termes d’énergies renouvelables
Remarque : si comme l’indiquent certaines statistiques, la valeur moyenne de déplacement des voitures est de 10.000 km, ce ne sont pas 6 ou 7 réacteurs nucléaires qu’il faut y consacrer, mais plutôt 10 à 11 réacteurs nucléaires

CAMIONS
On peut faire le même calcul pour les camions avec une charge moyenne de 22 KWh par heure. Sachant que sur une ligne, on peut avoir deux ensembles de batteries rechargés par jour, une centrale nucléaire permet 2×106 = 22 recharges de batteries, soit 0,91x 105 recharges par jour, en dédiant un réacteur nucléaire uniquement à ces recharges.
Il y a 500.000 camions en France avec 300 recharges de batterie chacun par an. Il y a donc obligation de pouvoir effectuer 1,5 x 108 recharges par an.
Une journée de réacteur de centrale nucléaire permet 0,91 x 105 recharges.
Une année de réacteur de centrale nucléaire permet 365 x 0,91 x 105 recharges, donc elle offre une capacité de recharge de 0.33 x 108 recharges, à comparer à la demande de 1.5 x 108 recharges.
Il faut donc ici disposer encore de l’ordre de 5 réacteurs de centrales nucléaires à consacrer uniquement aux recharges des batteries de camions.

SYNTHESE
Tous les calculs effectués précédemment supposent que les échanges d’énergies étaient affectés d’un coefficient de rendement de 1. Or ces échanges, compte tenu des résistances des divers éléments, des pertes en ligne, et des rendements des convertisseurs, sont plutôt affectés d’un coefficient de rendement de 0,8 voire de 0,7.
Cela veut dire qu’il faut consacrer, en cas de déplacements (voitures et camions) « tout électriques », de l’ordre de 15 réacteurs de centrales nucléaires rien que pour recharger des batteries.
Cela signifie que sur un ensemble nucléaire français de 56 réacteurs aujourd’hui (dont 6 sont le plus souvent en maintenance), 30 % seraient consacrés uniquement aux actions de déplacement…C’est FOU.
Et cela à un moment où on ne parle que de réduire drastiquement la part du nucléaire dans l’énergie électrique… Il est évident que se reconstruiront, dans une telle hypothèse, des centrales à gaz, voire à charbon, comme c’est le cas de l’Allemagne actuelle.

3 ENERGIES RENOUVELABLES
On peut évidemment lancer un vaste plan de remplacement du nucléaire par du solaire ou par de l’éolien. Les calculs sont assez simples :
1 m2 de panneau solaire donne au mieux 100 Wh, fonction de son orientation. Nous considèrerons que c’est de l’ordre de 70 Wh et cela s’il y a du soleil.
Une éolienne fournit aujourd’hui de l’ordre de 2,5 à 3 MWh, et cela avec un vent ni trop faible (car elle ne peut alors tourner), ni trop fort (car alors on doit la brider).
Cela conduit aux résultats suivants :
SOLAIRE photovoltaïque
Un réacteur nucléaire donne 109 Wh, donc équivaut à une surface de panneaux solaires de 109: 70 m2, soit 1,42 x 107 mètres carrés ou 14,2 km2. Remplacer 15 réacteurs nucléaires par des panneaux solaires revient à construire 2×14,2 Km2 (28.400 hectares) de panneaux solaires, car le jour moyen est de 12 heures. Bonne pioche pour les constructeurs et les fabricants…Bien évidement il faut y adjoindre les capacités de stockage de l’énergie.
EOLIEN
Avec les technologies actuelles (éoliennes de 3 MWh), il faut de l’ordre de 330 éoliennes pour remplacer un réacteur nucléaire, si elles fonctionnent à temps complet. Or on sait que ce n’est pas le cas : il y a donc un coefficient multiplicatif à prendre en compte. Ici aussi il ne faut pas oublier les obligatoires capacités de stockage de l’énergie. Donc pour remplacer 15 réacteurs il faudrait construire environ 5.000 éoliennes, mais en fait bien plus compte tenu de leur fonctionnement intermittent.
A NOTER :
Les États-Unis ont construit et essayent actuellement un monstre éolien de 12 MWh (250 mètres de haut avec des pales de 200 mètres). Si cela fonctionne, on voit qu’il n’est plus nécessaire de consacrer 5.000 éoliennes aux voitures électriques, mais de l’ordre de 1.200 éoliennes, avec le coefficient multiplicatif associé.
Les 7 parcs éoliens maritimes français dont on se glorifie, et qui n’ont toujours pas donné lieu au premier coup de pioche, font chacun 60 à 80 éoliennes. Cela représente 500 à 600 éoliennes, bien loin du compte de 5.000. Evidemment, on peut implanter des éoliennes de 12 MWh. Mais cela obligera à réviser tous les marchés passés par l’Etat français, et retardera sensiblement la date de mise à disposition des parcs.

4 RECHARGER SA BATTERIE. INFRASTRUCTURES VOITURES
Cette opération nécessite d’avoir les lignes adéquates de charge, et d’en posséder suffisamment et bien réparties sur le territoire. Une norme européenne donne quelques principes de fonctionnement. Elle indique qu’une ligne de charge peut servir à 10 véhicules. La France, toujours plus exigeante dans ces affaires européennes, indique qu’une ligne est nécessaire pour 7 véhicules. La répartition des capacités des lignes de charges actuellement retenue au niveau européen est de 30% pour la charge NORMALE à 7KWh, 60% pour la charge MOYENNE à 22 KWh et 10% pour la charge FLASH à 50 KWh ou plus.
Si on considère les 50.000.000 de véhicules, on peut penser qu’une première moitié peut être rechargée habituellement à partir des locaux (garages, prises extérieures…) de leur propriétaire à 7 KWh, et qu’une seconde moitié dort dans la rue, plus particulièrement dans les villes.
La première moitié ne devrait pas poser de problèmes au titre des maisons individuelles. En ce qui concerne les ensembles urbains avec de nombreux copropriétaires, l’installation de bornes risque de mettre la copropriété dans la difficulté, compte tenu des désirs individuels de chacun, de la gestion de l’ensemble et des coûts mensuels de recharges qui devront être financés.
La seconde moitié a besoin de bornes de chargement dans la rue. Ces 25.000.000 de véhicules doivent disposer de 2.500.000 bornes avec la répartition européenne recommandée suivante sur le territoire français :
30% de bornes NORMALES (7 KWh), soit 750.000 bornes (faciles à installer) ;
60% de bornes MOYENNES (22 KWh, soit 1.500.000 bornes (travaux spécifiques de difficulté moyenne, pour les installer) ;
10% de bornes FLASH (50 KWh ou plus), soit 250.000 bornes (travaux spécifiques d’installation nettement plus compliqués).
De gros travaux de construction, d’aménagement et d’installation dans l’espace public sont donc à prévoir pour couvrir le territoire, de façon homogène et souple, au sens de la circulation routière.
En outre, il ne faut pas oublier le problème des voitures qui dorment en permanence dans la rue ; il va bien falloir installer les bornes de rechargement. Les places prises par ces bornes seront autant de places de parking en moins. Il faudra donc construire des parkings ailleurs, de préférence à l’entrée des villes. Il ne peut y avoir confusion entre place de parking et emplacement de recharge des batteries.
CAMIONS
Sachant qu’il faut des bornes spécifiques à grande puissance de charge permettant des recharges de camions entre 150 et 350 KWh/H, on obtient, en appliquant la norme européenne, le chiffre de 50.000 bornes reparties entre les entreprises de transport et les routes et autoroutes.
Les travaux relatifs à ces implantations peuvent être qualifiés d’importants, voire de très importants.
AUJOURD’HUI
La France possède actuellement de l’ordre de 21.000 bornes de chargement, réparties en 7.600 stations. Le groupe Bolloré a promis de mettre en place 16.000 bornes supplémentaires de chargement avant fin 2019… mais rien n’a encore été lancé ! En 2019, à la suite de l’implantation de ces bornes, on atteindra un total de 21.000 + 16.000 = 37.000 bornes, ce qui permet au sens européen du terme de recharger 370.000 véhicules, soit 0,75% de l’ensemble du parc automobile français.
Par ailleurs, la société IONITY, spécialisée dans l’industrialisation de ces bornes, prévoit d’installer, d’ici à 2020, 400 bornes FLASH (pouvant ultérieurement permettre 350 KWh). Elle estime la construction et l’implantation de ces bornes à 800 M d’euros, soit 2 M d’euros la borne FLASH…. CE N’EST PAS DONNÉ !
La question du coût va donc se poser, compte tenu des frais d’installation des bornes et des lignes électriques à implanter. De surcroît l’État n’aura plus les bénéfices des taxes pétrolières. On peut imaginer de sérieuses discussions pour fixer le prix des recharges, qui feront forcément l’objet de péréquations compliquées.

PROBLEMES
La charge simultanée d’un grand nombre de batteries, par exemple en début de soirée ou dans la nuit, va conduire à des demandes d’énergie faramineuses, pouvant induire des disjonctions électriques, surtout en ville. Une organisation adéquate devra être mise en place, au moins au début. (à l’instar de ce qui se passe en agriculture, dans les zones utilisant des systèmes d’arrosage par canaux).
La différence entre l’existant et un futur réaliste est énorme. Accéder au futur représente, dans ce domaine, une véritable révolution pour la France.

5 MATERIAUX ET MATIERES PREMIERES BATTERIES
Aujourd’hui les recherches battent leur plein pour assurer les stockages d’énergies électriques dont il faudra disposer. On tente de mettre de plus en plus d’énergie dans la même boîte, en mixant les divers composants de base. Ces recherches sont menées pour les grosses capacités par EDF qui voit avec inquiétude les problèmes se profiler (diminution du nucléaire), et pour les petites capacités par les industriels.
Plus on promeut les batteries, mieux il faut savoir contrôler leur charge et leur puissance, en évitant les emballements thermiques (voir les affaires des batteries ions /lithium des avions Boeing et des portables Samsung ; nous avions été confrontés aux mêmes problèmes sur des avions militaires en 1995).
Ces batteries, il faudra les fabriquer, les utiliser correctement sans les faire vieillir prématurément, et les recycler en fin de vie. Cela doit coûter bien de l’énergie.
Actuellement ces batteries sont essentiellement à base de lithium ou de cobalt. Aujourd’hui, 40% du cobalt produit dans le monde et la grosse majorité du lithium sont utilisés pour ces batteries. Une batterie classique nécessite de l’ordre de 20 Kg de ces métaux. On espère dans le futur pouvoir utiliser le nickel qui existe en proportions bien plus considérables.
Deux problèmes restent inhérents à ces batteries :

  • Pour les économiser et assurer une certaine capacité kilométrique, il faut une conduite automobile souple, sans grosse demande de puissance,
  • il faut privilégier les recharges à puissance MOYENNE, en évitant le plus possible les charges FLASH qui abrègent la vie de ces batteries.

MATIERES PREMIERES
Les matières premières que nécessite le « tout électrique » peuvent se répartir entre deux grandes familles.
La famille des métaux classiques (lithium, cobalt, nickel….). On les trouve en grandes quantités car certains sont des sous-produits de l’industrie du cuivre. Mais ces métaux, maintenant consommés en importance, se raréfient et on commence à s’inquiéter pour leur pérennité. Il sera nécessaire de leur assurer un recyclage total, en fin de vie des batteries, et de développer les recherches minières.
La famille des terres rares. Fondamentales, pour tout circuit électrique que l’on veut « pousser », pour toute batterie puissante, et pour les aimants des moteurs électriques, elles sont rares et pour leur grande majorité sises en Chine. Cette dernière commence du reste à réfléchir à leur exportation. On les trouve communément au fond des mers, dans des nodules métalliques, mais à grande profondeur. L’utilisation des terres rares est obligatoire si on veut promouvoir les véhicules électriques en les allégeant.

6 FUTURE MOBILITE
Malgré l’engouement actuel, la mobilité « tout électrique » n’est donc pas simple. Quelles sont les autres solutions ?

  • Ne négligeons pas le cheval et le vélo… Le premier revient, principalement dans les vignes en terrain escarpé, et le second pour les petits déplacements…..On pourrait aussi parler de la trottinette
  • Le GPL ; c’est un comburant dangereux qui est peu à peu abandonné,
  • L’hydrogène pur, donc dans des conteneurs très protégés. Il est aussi dangereux que le GPL, avec en plus une tendance à causer de violentes explosions. Si des sécurités d’emploi sont mises en place, il peut être employé pour des transports en commun (trains, cars, mais pas, à mon avis, pour les véhicules particuliers,
  • La pile à combustible. Elle ne semble pas totalement au point actuellement, mais peut être une source intéressante dans un futur pas très éloigné,
  • Le gaz classique : encombrant sauf sous forme liquide, agréable sûrement, mais posant des problèmes de sécurité, surtout en cas d’accident.
  • L’hybride. C’est certainement une bonne façon de se déplacer actuellement. Mais c’est une technologie chère, car elle nécessite deux moteurs (l’électrique et le thermique), ainsi que des batteries et des systèmes électroniques sophistiqués pour contrôler les interfaces divers
  • Les voitures thermiques à FAIBLE CONSOMMATION. Les recherches tendent à obtenir des consommations de 1,5 à 2 litres d’essence ou de diesel aux 100 km, avec filtres à particules.
    Deux choses à noter :
    Les rejets de particules dans l’atmosphère sont dus non seulement à la combustion, mais aussi aux frottements des pneus et des freins.
    Une voiture électrique est, énergiquement parlant, plus vorace à la construction qu’une voiture thermique. L’équilibre serait atteint après 80.000 km parcouru par la voiture électrique.

7 CONCLUSIONS
Affirmer que l’avenir dans les déplacements est « au tout électrique » impose de lourdes contraintes qu’il vaut mieux avoir analysées avant de s’y lancer :

  • De quelle production d’énergie de base disposons-nous pour permettre les recharges des batteries assurant le fonctionnement de dizaines de millions de véhicules électriques ? Cette énergie existe-t-elle aujourd’hui ? Sinon, quelles installations de production faut-il construire pour l’obtenir ?
  • Avons-nous des ressources minières, plus particulièrement pour les terres rares, autorisant la construction de la multitude de batteries et éléments électriques nécessités par le « tout électrique » ? Y a-t-il des avancées techniques permettant d’accroître l’efficacité de ces batteries ?
  • Y a-t-il une planification, à l’échelle des villages, des villes et du pays, des travaux indispensables à l’implantation des bornes de rechargement ? Et cela en termes de travaux publics, de stations de recharges, de raccordements aux réseaux électriques et de protection de ceux-ci ?
  • Existe-t-il une approche de sécurisation des circuits d’alimentation électrique permettant d’éviter surcharges et disjonctions, lors des pointes de charges, généralement en fin de journée?
  • A-t-on une idée approximative des futurs prix de facturation des recharges de batteries ?
    Toutes ces questions, aujourd’hui latentes compte tenu du faible nombre de véhicules électriques, devront être très largement abordées avant de se lancer dans le « tout électrique ».

Trois catégories de véhicules, voire quatre à plus long terme, peuvent être considérées comme propres et «écologiques » :

  • les véhicules hybrides et hybrides rechargeables ; ces deux types sont actuellement les plus chers, compte tenu de l’existence de deux moteurs et des équipements électriques et électroniques embarqués,
  • les véhicules à moteur thermique à faible consommation ; ce type de véhicules est sûrement le plus facile à utiliser et celui qui permet l’adaptation logistique la plus minime,
  • les véhicules « tout électriques », uniquement équipés de batteries ; ce sont ceux qui nécessitent le maximum de développements et de travaux pour assurer un support logistique adapté et flexible.

Le futur consistera vraisemblablement en un assortiment de ces quatre catégories, dont les proportions seront décidées en fonction du coût des dépenses de logistique – facteur aujourd’hui négligé par la réflexion. En restant réaliste, on peut penser qu’il faudra limiter le nombre de véhicules « tout électriques » à quelques millions, sans dépasser 15% du parc automobile.
Bien évidemment, l’arrivée de véhicules utilisant la pile à combustible pourrait changer la donne.

Jacques Desmazures est ancien directeur des essais en vol et directeur technique des programmes, chez Dassault Aviation.