Regard sur l’ENA en 1964/1966

Par Bernard Auberger
30 mars 2021

L’ENA m’a permis de réaliser ma vocation, telle que je l’ai découverte en 1959, malgré une erreur d’orientation initiale. A l’issue de mes études secondaires, je suis entré en classes préparatoires scientifiques et de là à l’École des Mines de Paris pour devenir ingénieur J’avais 19 ans. Mes deux premières années dans la capitale furent marquées par la fin de la Quatrième République, la guerre d’Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle. La vie politique me concernait ; je militais dans le mouvement étudiant. Mais, avec une dizaine de camarades de promotion, je décidai d’aller au contact de la réalité ouvrière ; d’où un stage d’une année dans une fosse des Houillères du Nord Pas-de-Calais à 600 mètres de profondeur, logé dans le coron par une famille de mineurs.

Cette immersion aboutit à un accident du travail et à une amputation du pouce droit. La convalescence me donna l’occasion de revoir mon « plan de carrière ». Le charbon n’était plus aussi important qu’à la Libération ; le pétrole et le gaz naturel s’imposaient ; il fallait apprendre l’économie plutôt que l’exploitation des mines. Des facilités pour cela étaient offertes aux élèves des Grandes Écoles au sein des facultés de Droit. J’en profitai pour changer d’orientation et acquérir une licence et un diplôme d’études supérieures, tout en m’inscrivant à Sciences-Po Paris et à la préparation au concours d’entrée à l’ENA que proposait le Ministère des Finances. Le pari était audacieux.

Mais, diplômé de Sciences-Po, major de la section Service Public, quoique provincial et scientifique, j’avais bon espoir de succès au concours d’entrée. Le grand sujet des épreuves écrites et orales, sous l’autorité du président Roger Grégoire, conseiller d’État, était la décolonisation. Je réussis sans brio et me classai 20ème : le temps passé aux mathématiques pendant ma prime jeunesse avait limité l’acquisition d’une culture littéraire et historique propre à éblouir le jury. Ma copie à l’épreuve facultative de statistiques, quoique jugée digne d’être publiée dans les Annales du concours 1962, ne pouvait y suppléer.

L’entrée à l’ENA a rapidement revêtu un caractère administratif : le prestigieux directeur M. Gazier nous accueillit avec un discours sans pathos, axé sur la conduite d’une carrière plus que sur le service de l’État ou de la Nation. J’en fus déçu mais nullement découragé ; de même des palinodies pour le choix, finalement heureux, de Montesquieu comme nom de promotion ou des discussions entre désormais collègues sur la transparence permanente du classement en cours d’élaboration à mesure de la parution des notes.

Le directeur des stages, Lucien Mehl, se révéla attentif aux souhaits individuels. Périgueux, préfecture où je fus affecté, correspondait exactement à mon souci de connaître la vie d’une ville moyenne dans un département rural pour combler un déficit de fréquentation de cette France profonde. Le contact avec le préfet Jean Taulelle fut immédiatement agréable et le stage varié et intéressant : découverte de la vie administrative à travers la décentralisation de 1964, exercices de découpage de circonscriptions, échanges nombreux avec les sous-préfets, le directeur et les services du cabinet. Mais l’essentiel fut la découverte de la vie politique locale qui tournait autour de personnalités aussi fortes qu’opposées : Robert Lacoste, président du Conseil Général, ancien Résident Général en Algérie, Georges Bonnet, ministre de la Troisième République, invalidé puis réélu, Yves Guéna, député gaulliste ,en recherche d’une implantation locale. Les manœuvres, intrigues, querelles personnelles de ces grands féodaux achevèrent mon apprentissage de la vie publique.

Le second stage fut pratique et me familiarisa avec l’entreprise, ce qui m’orienta vers la finance plutôt que le droit .Au Comptoir National d’Escompte de Paris (CNEP), je fus initié au fonctionnement de la banque de détail–crédit, escompte, chèques– qui allait occuper un bon tiers de mon activité professionnelle par la suite. De plus, la période était cruciale, puisque la fusion décidée par l’État du CNEP et de la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie (BNCI) allait donner naissance à la Banque Nationale de Paris.

Ainsi, les stages au cours de la scolarité m’ont été très utiles. Mais la partie plus académique ne fut pas inintéressante pour l’esprit curieux que malgré mon âge (26 ans) j’étais resté. MM. Denieul et Groshens m’ont laissé chacun une idée forte : pour le premier, préfet, l’importance des transports urbains dans la vie administrative, pour le second, professeur, l’absence totale de signification de la notion de coordination administrative.

En fait deux enseignements ont su véritablement me mobiliser : le sport et singulièrement la natation à la piscine du Lutetia grâce au charisme du seul professeur titulaire à l’ENA, Mr Lebot ; l’action diplomatique de la France autour de la maîtrise de l’arme nucléaire voulue par le général de Gaulle, totale découverte.

Deux activités scolaires m’ont laissé quelques souvenirs :la visite aux armées et notamment au porte-avions Foch (ce fut mieux qu’un long discours pour compléter un service militaire d’un intérêt limité par mon inaptitude au port des armes) ; une séance sur la conception de la cité du Mirail à Toulouse où Michel Rocard mit beaucoup d’enthousiasme pour nous convaincre de l’attrait de telles grandes opérations d’urbanisme…

Le concours de sortie fut centré – pour moi – autour d’un sujet principal : la réduction de la durée légale du travail, sur laquelle je crois avoir été sollicité à trois épreuves. Quoique seul dans la promotion à avoir fait les trois huit, six jours sur sept, je n’y brillai point. Mais le jury de sortie était présidé par un industriel, Roger Fauroux. En m’interrogeant dans la dernière épreuve sur la méthode de datation dite du carbone 14, il me permit de faire bonne impression, et je fus classé 8ème ,ce qui m’ouvrit la voie de l’Inspection Générale des Finances, juste derrière Dominique Wallon qui me devançait de 0,25 point sur…2000 ! Il fut par la suite brièvement mon tuteur comme directeur du Spectacle Vivant au Ministère des Affaires Culturelles, lorsque je présidais l’association gestionnaire de l’Opéra-Comique.

Après la sortie, mes relations avec l’ENA ont été limitées à deux séminaires sur les petites entreprises, encore nombreuses à Paris à l’époque, lorsque j’étais en poste au Crédit National (1970-1972). Puis, devenu directeur au Ministère de l’Agriculture, je me suis battu pour obtenir l’affectation d’administrateurs civils à leur sortie de l’Ecole au sein de la Direction de la Production et des Échanges (1975-1980) ; j’en ai obtenu cinq, dont trois en 1978. Il faut dire qu’il leur était immédiatement confié des responsabilités effectives et motivantes de représentation des intérêts français dans le cadre de la politique agricole commune.

Au sein de notre promotion de six Inspecteurs, nous sommes restés très proches. Qui pourrait s’en étonner ? Nous avons été nommés dans le corps le 18 Juin 1966 par décret du Général de Gaulle, contresigné par Georges Pompidou, premier ministre, et par Michel Debré ministre des Finances mais également père de la Constitution de la Cinquième République et de l’ENA.

Pour ma part, je sais que mon passage par l’ENA m’a donné accès à une carrière inespérée à tous points de vue. Servir l’intérêt général m’a toujours paru préférable à servir quelque intérêt particulier que ce soit. C’est l’ENA qui m’a permis de vivre ce choix.

Près d’un demi-siècle de relations avec l’État

Par François Leblond
Février 2021

 

Avant de me destiner à Sciences Po Paris, mon intérêt pour le service public s’était manifesté dès l’âge de quatorze ans : je voulais entrer à Saint Cyr. C’est un peu plus tard que je découvris ma véritable vocation en m’intéressant à la vie politique lyonnaise, comme l’avait fait mon oncle et parrain, le professeur de médecine Fernand Arloing , proche du cardinal Gerlier, et en fréquentant avec ma mère, Marthe Leblond-Boutmy, la «  Chronique Sociale de France » qui rassemblait, à partir de Lyon, des catholiques de fibre sociale, tournés vers la chose publique. J’étais responsable d’une troupe scoute, j’avais passé mon brevet de secouriste de la Croix Rouge et j’étais régulièrement mobilisé à ce titre, notamment un jour de grand froid où j’ai passé la nuit avec des clochards ivres dans un gymnase que l’on avait ouvert pour eux.  Mes études en souffraient un peu, et il fallut mon désir d’entrer à Sciences Po sans concours pour que je me mette à travailler plus sérieusement en abandonnant le scoutisme.

À mon arrivée rue Saint Guillaume, j’étais le provincial qui découvre Paris sans rien connaître de ce qui s’y passe. J’étais sensible au souvenir laissé par Emile Boutmy, frère aîné de mon arrière-grand père, quand je pénétrais dans l’amphithéâtre qui porte son nom. J’avais une bourse de service public qui m’obligeait à servir l’État pendant quatre ans si je ne réussissais pas le concours de l’ENA – dont je n’avais guère entendu parler quand j’étais à Lyon.

L’ambiance était électrique à l’école. La guerre d’Algérie se poursuivait et les élèves étaient majoritairement favorables à quelque chose qui ressemblait à l’indépendance. J’étais partagé ; on m’avait tant persuadé dans ma famille de la nécessaire présence de la France en Afrique du Nord,que je restais en retrait.

C’était aussi la fin de la IV° République dont Georges Vedel nous parlait avec brio dans le grand amphi, en énumérant ses faiblesses. Je me rendais de temps en temps à l’Assemblée pour suivre les débats constitutionnels et je pus apprécier Paul Reynaud, excellent orateur, dont les propos préparaient le retour du général de Gaulle au pouvoir. J’étais de ceux qui considéraient cette issue positivement, même si la forme n’était guère conforme aux règles constitutionnelles qui venaient de nous être apprises.

Tous les grands noms de l’école : Jacques Chapsal, le directeur, Jean Touchard, René Rémond, mon maître de conférence Jean Devisse, nous initiaient aux faces diverses du service public. Nous sommes tous entrés à l’ENA pénétrés de leurs enseignements. Ce fut notre ADN pendant toute notre carrière et c’est grâce à l’image de rigueur morale qu’ils nous ont laissée, que nous avons tenu dans les moments difficiles.

En entrant à l’ENA, nous nous connaissions presque tous, nous étions coulés dans le même moule. Cela a beaucoup facilité une amitié entre nous qui n’a jamais faibli malgré la concurrence inévitable. Les rencontres que nous avons organisées récemment le prouvent. Je m’étais marié à Florence qui avait fait des études scientifiques et découvrait un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle a fait ensuite son droit pour mieux participer à nos conversations. Excellente cavalière, elle emmenait ceux qui avaient choisi le cheval en forêt de Chantilly. Notre fille aînée Edith venait de naître. Puis ce fut Renaud en cours de scolarité, Anne lors de mon premier poste et enfin Olivier quelques années plus tard.

J’ai choisi le Ministère de l’Intérieur après hésitation. Je ne l’ai jamais regretté. La réception que nous a réservée  le directeur de cabinet du Ministre, Jacques Aubert, nous a impressionnés. Nous avions en face de nous un grand serviteur de l’État qui ne nous a rien caché de ce qu’il attendait de nous.

Deux ans après notre sortie de l’école, les événements de mai 1968 ont vu l’État vaciller. La culture qui nous avait été donnée quelques années plus tôt ne nous portait pas à la complaisance envers les mouvements contestataires, même si nous reconnaissions que des réformes étaient nécessaires.

J’étais rentré de Vendée, mon premier poste, deux mois auparavant pour entrer à la direction générale des Affaires politiques et de l’Administration du territoire. J’occupais donc un poste sensible. La dissolution décidée par le Général de Gaulle et la nécessité de faire très vite des élections législatives donnaient à notre service un rôle clé. On craignait de nouveaux mouvements en automne et je suivais avec attention l’évolution de l’opinion, écrivant quotidiennement une lettre à destination du nouveau ministre, Raymond Marcellin après avoir interrogé de façon anonyme quelques préfets. C’est l’origine de ma nomination à son cabinet, qui dura jusqu’à la fin de son parcours ministériel. J’avais alors pour fonction la rédaction de ses discours et sa représentation au Parlement. Il était très lié à Georges Pompidou et avait avec moi une liberté de langage qui m’a mieux fait connaître les qualités de l’homme d’État. Il avait connu la Quatrième République et avait soutenu l’action d’Antoine Pinay, président du Conseil en 1952, tendant à rompre avec l’inflation galopante qui s’était manifestée au lendemain de la guerre. Il était alors son secrétaire d’État chargé de l’information et avait su être entendu de l’opinion. Sa connaissance des hommes était exceptionnelle, et il n’était guère tendre avec les beaux parleurs ni avec ceux qu’il appelait : «  les gentils ». Il avait une autorité naturelle qui l’a fait profondément aimer des agents de tous grades, se mettant toujours à leur portée et ne négligeant pas ce que d’autres auraient pris pour des détails –  le montant de leur rémunération par exemple.

Après son départ du Gouvernement au moment de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, Marcellin me demanda ce que je voulais faire. Je lui indiquai mon souhait de faire partie du cabinet de Jean-Pierre Fourcade, nouveau ministre des Finances. Celui-ci a accepté, alors que son équipe était déjà composée. Je retrouvai des camarades de promotion de l’Inspection des Finances, Patrice Cahart et Michel Prada, qui occupaient l’un et l’autre des postes importants dans l’administration du ministère et que je connaissais depuis Sciences Po. Notre culture commune nous était utile au moment où le premier choc pétrolier avait relancé l’inflation de façon préoccupante.  Notre ministre, d’une fermeté exceptionnelle, se sentait bien seul, au sein du gouvernement, pour la combattre. J’ai pu apprécier alors ce qui distinguait un homme d’État d’un militant politique.

Il était temps pour moi de renouer avec mon administration d’origine et de demander un poste en province. Après quelques temps passés à l’Equipement avec Jean-Pierre Fourcade puis Fernand Icart, je fus nommé sous-préfet de Meaux, une des plus importantes sous-préfectures.

Dès mon arrivée, je mesurai mon manque de connaissance de la province et des subtilités de la vie locale face à l’État. J’ai commis des erreurs. C’est progressivement que j’ai compris la place du corps préfectoral face aux administrations centrales. J’ai ressenti  le besoin de faire de lui un médiateur et non un robot exécutant des ordres sans discernement.

Lorsque j’étais encore à Meaux, attendant une nomination de préfet, François Mitterrand a été élu. L’ambiance d’alors est aujourd’hui oubliée. En 1977, les élections municipales avaient vu arriver au pouvoir les contestataires de mai 68, et ceux-ci voyaient en l’élection du nouveau président de la République un soutien à leur idéologie. Tout ce que j’avais fait depuis trois ans pour traiter les dossiers majeurs de mon arrondissement ne comptait pas. J’étais un ennemi de classe, mon départ était demandé au nouveau ministre de l’Intérieur. Je ne cédai pas, n’ayant rien à me reprocher. Après beaucoup d’hésitation, on me rendit justice et sans être nommé préfet comme c’était prévu, je fus envoyé comme directeur adjoint du cabinet du Préfet de Police de Paris.

À quelque chose malheur est bon : deux de nos quatre enfants entraient en études supérieures, et habiter un superbe appartement face à Notre Dame plaisait à toute la famille. De plus, je faisais connaissance d’une administration très organisée, dont les traditions remontaient, pour certaines, à Louis XIV, chargée de la sécurité d’une ville profondément marquée par les immigrations successives. Le dialogue avec les élus de Paris était a priori difficile, compte tenu de leur opposition au pouvoir dont j’étais un représentant. J’étais en charge, au cabinet du préfet, du dialogue avec la ville.  Sur une question majeure, la multiplication des squats dans Paris après 1981, un accord devait pouvoir être trouvé entre l’État et la ville. C’est ce qui s’est produit et j’ai pu conduire, personnellement, des opérations lourdes bénéficiant du soutien de toutes les sensibilités politiques. Le résultat de ce travail m’a fait nommer préfet de police en Corse. À l’annonce de cette nomination au Conseil de Paris, j’ai été applaudi sur tous les bancs de cette assemblée : juste retour des choses après les vilenies de 1981.

Cette nomination en Corse n’était pas un cadeau : des attentats toutes les nuits, une contestation de l’État français avec le soutien tacite de la population, la nomination parallèlement à la mienne d’un  préfet de région étranger au corps préfectoral et qui s’est révélée de suite catastrophique. J’étais bien seul pour défendre les couleurs de notre pays. Grâce à mon équipe, les résultats ont commencé à apparaître, ils se sont poursuivis après mon départ.

On m’envoya dans le Lot, département que je ne connaissais pas ; c’était le seul disponible. Ce fut le départ de ma véritable carrière de préfet. Le président du conseil général était Maurice Faure, un homme d’une intelligence et d’une finesse exceptionnelles. Il m’accueillit, sachant que j’avais été au cabinet de Marcellin qu’il avait bien connu même s’ils étaient de sensibilité politique différente, et me dit : « Marcellin, s’il était dans le Lot, il serait radical ! » En fait, dans le Lot, beaucoup n’étaient radicaux que par rapport à Maurice Faure qui les dominait de la tête. Nous y avons passé deux ans, mon épouse et moi, nous associant à tout ce qui faisait la valeur de ce département. C’est de mon temps qu’ont été programmés les travaux de nature à rendre la rivière à nouveau navigable et je suis pour quelque chose dans le résultat : mon épouse est marraine du premier bateau !

Puis ce fut le Vaucluse. J’y étais envoyé, paraît-il, pour veiller à ce que Mazarine, la fille du président, vive en sécurité à Gordes. Je ne savais même pas son existence et cette fonction ne m’a pas surmené. Dès mon arrivée, une question majeure s’est posée : où faire passer le futur TGV Valence- Marseille ? La SNCF publia, sans m’en parler, un tracé qui faisait couper mille hectares de vignes d’appellation contrôlée. Je lui indiquai que j’allais avoir ce qu’on appelait au Moyen Âge une jacquerie. Les agriculteurs de ce département sont parmi les plus violents de France quand on vient les chercher. Mais je leur dis qu’il y aurait un TGV, et que je travaillerais à la fois avec eux et avec la SNCF, à un autre tracé. Nous avons réussi en quelques mois à trouver un itinéraire qui satisfaisait tout le monde. Il n’y avait pas alors de commission du débat public et tout s’est fait dans mon bureau, sur le terrain et dans ma salle à manger. C’est le président de la République lui-même qui a fait accepter notre tracé par les services !

Il y eut pendant mon séjour à Avignon un événement sinistre, la violation d’une tombe dans le cimetière juif de Carpentras. L’émotion a été internationale et j’ai dû gérer pendant plusieurs jours une situation particulièrement difficile. Point d’orgue, la réunion au cimetière, le dimanche suivant, de tous les partis politiques, des communistes au Front national, qui, en plus, étaient côte à côte dans la cérémonie. Il y avait six ministres en exercice. J’avais fait mettre en tenue tous les sous-préfets, ce qui ne se fait pas, mais je pensais que leur uniforme aiderait au maintien de l’ordre. Il n’y a eu aucun incident, et seul Jacques Chaban-Delmas me remercia : « Monsieur le Préfet, je vous félicite ! Entre nous ce n’était pas facile ! » Chaban avait de la classe.

Mon passage en Indre-et-Loire a lui aussi été marqué par des difficultés de tracés d’itinéraires de nouvelles infrastructures. Une branche d’autoroute devait relier Tours à Angers par la rive de la Loire. Tout allait probablement bien se passer sans la colère de l’Institut de France, propriétaire du château de Langeais : nous passions à cent mètres de l’édifice. J’ai proposé une réunion sous la Coupole avec quelques membres de l’Institut compétents en architecture. J’y suis allé avec mon directeur départemental de l’Équipement. Nous avons proposé d’abaisser la chaussée au droit du château,  pour que les visiteurs ne la voient pas au cours de la visite. Nous avions l’impression de les avoir convaincus mais ce n’était qu’une illusion. J’ai été muté dans le Var au bout de quelques semaines et le combat reprit avec mon successeur, le tracé devant être abandonné au profit d’un passage plus au nord par la forêt, qui évite les beaux paysages du fleuve. C’est dommage mais c’est la démocratie.

Dans le Var, j’étais à nouveau confronté à des populations violentes et à des élus peu respectueux de l’autorité préfectorale. Dès mon arrivée, j’en ai eu la preuve avec une manifestation, devant la préfecture, des maires des communes du littoral, ceints de leur écharpe tricolore, venus protester contre la façon dont les services de l’État se proposaient d’appliquer les textes relatifs à la loi Littoral votée quelques années plus tôt.  Je ne connaissais pas cette législation et demandai au directeur de l’Equipement quels étaient les articles majeurs. Il en trouva trois, la définition de l’espace proche de la mer, la notion de coupure d’urbanisation et la protection des espaces remarquables. Je lui ai fait réaliser une très grande carte sur laquelle nous avons porté ces trois éléments, je l’ai placée sur le mur de la salle de réunion et j’ai fait venir les maires par petits groupes pour qu’ils nous disent, dans la partie de territoire qui les intéresse, si nous nous trompions. Il y a eu très peu de critiques et le calme est revenu. Nous sommes allés présenter notre travail au tribunal administratif de Nice vers qui se dirigent les contentieux. J’ai eu le plaisir d’entendre une vice-présidente de ce tribunal me dire, quinze ans plus tard, que notre étude servait toujours de cadre.

J’ai quitté le Var sur une note infiniment triste, l’assassinat de la députée Yann Piat. Elle avait été menacée au moment de son élection et je l’avais fait alors protéger par les services de police – une mesure très exceptionnelle qui m’était reprochée. Je ne pensais pas qu’un an plus tard, alors que le calme était apparemment revenu, elle serait lâchement abattue sur la petite route conduisant à sa villa. Il y a des moments durs dans la vie d’un préfet, celui-là en est un.

Mon parcours préfectoral se poursuivit dans l’Essonne. J’avais demandé ce poste plutôt qu’une région pour suivre davantage mon dernier fils qui passait le concours d’HEC. J’ai eu raison, il a été reçu.

Ce département n’est pas la Seine-Saint-Denis, mais il existe à l’intérieur d’un ensemble plutôt calme des zones de non droit, comme l’actualité vient encore de le prouver. Au cours des années 50- 60, des promoteurs ont construit de grandes cités dont plusieurs ont mal vieilli et sont aujourd’hui habitées par des populations difficiles à intégrer. La Grande Borne en est le symbole. Ce quartier m’a pris beaucoup de temps. J’ai eu la chance de faire la connaissance d’une jeune fille d’origine malienne, Cumba Traoré qui avait fait des études de droit et qui connaissait très bien l’endroit. Elle m’a demandé de l’aider financièrement pour y créer des activités, notamment pour les mères de famille, me disant : « La Grande Borne est une grande famille, il faut que vous le compreniez ! ». Je l’ai reçue souvent et elle a même réussi à m’entraîner à l’arbre de Noël qu’elle organisait pour les enfants du quartier. J’y suis allé au volant de ma voiture, me garant un peu loin et j’ai été accueilli par des applaudissements nourris, alors que les policiers n’étaient pas à la fête dans ce quartier.

Je fus ensuite nommé en 1996 préfet de la région d’Auvergne, fief de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. C’était un honneur parce que, lorsque la droite était au pouvoir, on lui soumettait le nom du futur préfet. Il avait répondu : « L’ennuyeux, c’est que je ne le connais pas ! ». C’était inexact mais, à la vérité, je l’avais jusque-là peu rencontré.

Il me faudrait un livre pour décrire la richesse des échanges que j’ai eus avec lui. J’ai écrit, après sa mort, quelques mots sur ce sujet. Les articles qui ont paru dans la presse à cette occasion ne rendent pas compte de cette période de sa vie. Il a été un très grand président d’Auvergne, très économe en dépenses de fonctionnement, alors que ses successeurs socialistes ont largement ouvert les vannes. Il a sélectionné les investissements de nature à remédier aux faiblesses de la région. Il est l’auteur de Vulcania, qui doit aujourd’hui souffrir comme c’est le cas partout, mais qui est d’une qualité exceptionnelle. La majorité élue en 1977 s’était engagée à empêcher cet investissement. Le permis était sur mon bureau après les élections et je l’ai signé considérant qu’en ne le faisant pas, je commettais un excès de pouvoir, Georges Vedel, s’il l’avait su, m’aurait applaudi. Je n’ai pas été mis à la porte grâce à Jean-Pierre Chevènement devenu ministre de l’Intérieur et que je connaissais depuis Sciences Po où nous devisions ensemble sur la « péniche ». « Le préfet a fait son travail ! »  a-t-il dit.

Tels sont quelques éléments de ma carrière qui portent tous la marque de ce qu’on m’a appris, dans ma famille d’abord, à Sciences Po ensuite, à l’ENA enfin. Je poursuis de nombreuses activités depuis ma retraite. Servir est dans mon ADN et je mourrai au combat si ma santé ne me fait pas défaut.

In memoriam: Alfred Siefer-Gaillardin

Par Patrice Cahart et Patrick Hénault
Promotion Montesquieu 1966
7 avril 2020

Fred vient de nous quitter. Ce protestant, né à Strasbourg en 1938, élevé à Bar-le-Duc où son père exerçait la médecine, était prédestiné à une carrière diplomatique par sa maîtrise de trois langues étrangères, l’anglais, l’allemand, l’espagnol.

La promotion de l’ENA reçue au concours de la fin 1961 est libérée du service militaire plus tôt que prévu, du fait des accords d’Évian. Fred est rattaché à la promotion suivante (Montesquieu) et, avec cinq autres camarades, reçoit une bourse Lafayette qui lui permet d’attendre six mois aux États-Unis, en étudiant le fonctionnement de leurs administrations. Il est jeune marié, son épouse Évelyne l’accompagne. Leur amabilité, leur aisance font merveille auprès des Américains.

Après la sortie de l’École, les fonctions au Quai d’Orsay alternent avec les postes à l’étranger : Moscou (trois ans au temps de Brejnev sous l’autorité d’un grand ambassadeur, Roger Seydoux), délégation française à la conférence d’Helsinki (où s’esquisse une  organisation de sécurité du continent européen quinze ans avant la fin de la Guerre Froide), Bruxelles (Représentation permanente)… En 1973-74, Fred fait partie de l’équipe diplomatique de Georges Pompidou. Il réunit les compétences des deux filières alors les plus prestigieuses de la diplomatie française, celle des relations Est-Ouest et celle des affaires communautaires.

En 1988, le voilà directeur des Amériques, au Quai. Cela le conduit à notre ambassade au Canada (1992). Il est apprécié et respecté tant à Ottawa qu’à Québec.

Cinq ans plus tard vient la difficile ambassade d’Alger, où il arrive après l’assassinat des moines de Tibhirine, en un temps où les extrémistes musulmans font la guerre au pouvoir central. Il prononce un discours émouvant à Sétif.

De 2000 à 2002, sa fin de carrière se déroule à Madrid. L’Espagne, qui souffre encore du terrorisme de l’ETA, est alors gouvernée par le Partido Popular de J-M Aznar.

Retraité, Fred suit l’actualité au travers d’associations qu’il contribue à animer, en particulier France-Amériques dont il assume longtemps la présidence. Mais une épreuve lui est réservée, une grave maladie de sa femme, qu’il soigne avec dévouement durant des années.

Fred aimait les autres et aimait parler. C’était un conteur né, et aussi un solide optimiste.

Il repose aux côtés d’Évelyne à Mesquer-Quimiac, dans la presqu’île de Guérande où il aimait se ressourcer. Ses camarades et collègues partagent la peine de leurs enfants, Anne-Christine, Emmanuel et Bertrand.

Laïcité

Par Jacques Darmon
Mars 2021

La laïcité, qui porte sur la présence du phénomène religieux dans une société,  se définit en deux phrases :

-séparation de l’Etat et de la société religieuse

-neutralité de l’Etat à l’égard de toutes les  religions

Dans le monde, de nombreux États ne sont pas laïques et affichent bien au contraire un lien étroit avec une religion, voire affirment leur adhésion à une religion particulière. Même dans les pays dits laïques où l’État et la religion ne sont pas liés, la notion de laïcité varie considérablement.

En France, la laïcité est définie par la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l’État, qui affirme que l’État ne reconnaît, ni ne soutient aucune religion.

Cette loi, violemment contestée à sa promulgation, fait aujourd’hui l’objet d’un consensus implicite.

Elle est cependant intervenue à un moment où la société française était profondément chrétienne. Les signes religieux d’appartenance à cette religion, en ce début de XX° siècle, étaient partout présents. Les églises carillonnaient plusieurs fois par jour. Des calvaires se dressaient dans de nombreux carrefours. Les prêtres se déplaçaient en soutane ; les religieuses, en cornette. Aux grandes fêtes, des processions traversaient les villes et les villages. A Noël, des crèches apparaissaient sur des places publiques et même dans des hôtels-de-ville.

Cette omniprésence des signes chrétiens a longtemps été acceptée sans débat.

La cohabitation paisible a été troublée à la fois par la déchristianisation de la population française et par l’arrivée de l’islam.

Le recul de la foi chrétienne, en effet, a changé profondément la nature du débat : quand régnait une quasi-unanimité religieuse, des pratiques chrétiennes pouvaient s’identifier aux caractéristiques culturelles de la société française toute entière[1]. Aujourd’hui, les chrétiens pratiquants ne représentent plus qu’une faible minorité de la population. Si bien qu’il se trouve  aujourd’hui une fraction significative de Français pour se déclarer gênés par les sonneries des cloches, pour s’étonner de voir dans la rue un prêtre en habit ecclésiastique, pour s’offusquer de voir passer une procession dans l’espace public. Les mêmes refusent l’installation de crèches dans les lieux publics et notamment les mairies. Ils s’étonnent de la présence de calvaires à certains carrefours.

Dans cet environnement moins accueillant, les religions (chrétienne et juive) ont décidé de faire profil bas : les prêtres ne circulent que peu souvent en habit ecclésiastique (les rabbins jamais) ; quelques rares processions  se déroulent dans certaines régions à des dates très particulières ; les communiants ne défilent plus,

Un certain calme était revenu. L’application de la loi de 1905 semblait donner toute satisfaction.

Mais l’islam est arrivé.

La France accueillait des habitants de confession musulmane depuis longtemps : Napoléon était accompagné de son fidèle mamelouk ! Les tirailleurs algériens ou marocains étaient à Reichshoffen en 1870, au Chemin des Dames en 1916. Les « troupes indigènes » ont participé à la libération de Paris en août 1944. Leur intégration à la société française se passait sans bruit. Même les affrontements intervenus pendant la guerre d’Algérie avaient cessé après l’indépendance.

Plusieurs facteurs ont fait naître un problème. Le nombre d’abord : aujourd’hui, on estime à 6 millions le nombre de personnes de confession musulmane habitant en France (dont 50% environ sont citoyens français). En conséquence, leur présence est devenue plus visible. Notamment, faute de lieux suffisants, les prières se déroulent parfois dans les rues des grandes villes. Parfois également, faute d’abattoirs, les moutons de l’Aïd sont égorgés dans des espaces publics. Plus nombreux, les musulmans, fortement occidentalisés à la première génération, sont revenus à une conception plus rigoriste de leur religion. Les femmes sont aujourd’hui majoritairement voilées.

A partir de ces faits nouveaux, la situation s’est emballée : un « concours de laïcité » s’est installé.

Les premiers à tirer ont été ceux qui ont dénoncé des pratiques musulmanes contraires aux habitudes françaises : le voile des femmes, les prières de rue, l’abattage irrégulier… Parfois, ces critiques venaient à l’appui d’une démarche beaucoup plus radicale mettant en cause la volonté des populations musulmanes à s’intégrer à la société française : les signes extérieurs d’appartenance religieuse ne seraient que la démonstration de cette incapacité fondamentale à s’assimiler et donc d’un séparatisme pouvant devenir meurtrier. Les plus extrêmes affirmaient que l’islam, qui est à la fois une religion et une civilisation, était incompatible avec la société occidentale et demandaient non seulement que soient interdits tous ces signes religieux extérieurs, mais aussi qu’il soit mis fin à une immigration qui serait un facteur aggravant. Les atteintes à la laïcité ne seraient que le symptôme d’un risque beaucoup plus grand : la disparition de la civilisation française.

La violence de ces attaques a réveillé les laïcs « historiques » de l’autre bord. Émue par le sort fait aux musulmans, qualifié d’islamophobie, une fraction significative de l’opinion française s’est non seulement opposée aux revendications dites « anti-musulmanes » mais, débordant le débat en cours, s’est crue en droit de mettre en cause les coutumes des autres religions (au premier plan, la religion catholique). Ces défenseurs de la cause musulmane, non seulement défendent le droit pour les fidèles de porter le voile, mais s’opposent farouchement aux crèches dans le domaine public (ou même simplement visibles depuis le domaine public), et aux calvaires subsistants dans certaines provinces. Les plus « engagés » condamnent le voile blanc des mariées, la communion (ou la bar mitsvah) imposée à des mineurs de 13 ans…

Cet affrontement est dévastateur pour la société française. Il est aujourd’hui urgent de retrouver un consensus sur cette question de laïcité : le principe n’est pas contesté mais les conditions d’application sont en débat.

Cette refondation pourrait s’appuyer sur deux affirmations :

¤ le principe de laïcité doit permettre la libre expression d’une religion ;

¤ le principe de laïcité interdit à une religion de défier les lois de la République.

I -Le principe de laïcité : permettre la libre expression d’une religion

L’État ne reconnait aucune religion. Il garantit la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, en n’en subventionnant aucun (sauf le cas particulier de l’Alsace-Moselle qui a conservé la loi allemande). L’Etat est laïque. Mais la société ne l’est pas : chaque citoyen doit être libre de pratiquer sa religion, si tel est son souhait. L’article 1° de la loi de 1905 affirme : «  La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées… dans l’intérêt de l’ordre public. »

À vrai dire, l’application de cette disposition poserait peu de problèmes en France, si n’intervenait un facteur propre à la culture française depuis près d’un siècle : il est demandé aux croyants de pratiquer leur religion en respectant une certaine discrétion et d’éviter des manifestations publiques qui viendraient choquer soit les agnostiques, soit les croyants d’une autre religion. La pratique d’une religion est d’ordre privé et elle ne peut s’afficher comme un geste public de prosélytisme ou même de défi ou de négation de l’Autre.

Les religions chrétienne et juive se sont pliées à cette obligation implicite sans difficulté : les offices se déroulent dans des enceintes fermées. Si les fidèles sont parfois nombreux à l’entrée ou la sortie des lieux de culte, ils se dispersent rapidement. Les manifestations extérieures (par exemple des processions), quand elles existent, sont rares et localisées sur des territoires limités. Les signes extérieurs d’appartenance sont modestes : une croix, un maguen david,… Si les églises sont par nature des monuments très visibles mais inscrits dans le paysage depuis très longtemps, les temples, les synagogues ne sont que des bâtiments ordinaires.

Or, cette tradition de discrétion est propre à la France et s’oppose à des règles ou des pratiques contraires.

Les États-Unis se placent à l’exact opposé : la religion est partout présente. Le président jure sur la Bible. Le Sénat ouvre sa session par une prière. Les discours politiques se terminent par un « God bless America ». Le dollar affirme : « In God we trust. ». Des « biblical barbecues » rassemblent des fidèles. Les prêtres et les nonnes se déplacent en vêtements ecclésiastiques…

Mais surtout, cette pratique de discrétion est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, dont la France est fondatrice et signataire et qui affirme, dans son article 9, le droit de toute personne «à manifester sa religion, individuellement ou collectivement,… en public ou en privé … par le culte, les pratiques et l’accomplissement des rites»[2].

Bien plus, cette même définition de la liberté religieuse est reprise dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, adoptée en décembre 2000, qui a même valeur juridique qu’un traité international.

Face à des demandes d’autorités religieuses, les pouvoirs publics sont dans la nécessité de tenter de concilier la tradition française qui exclut l’expression religieuse dans l’espace public (tradition à laquelle veillent scrupuleusement certains tenants d’une laïcité sans concession) et les règles juridiques de l’Europe qui l’autorisent.

Dans cette recherche d’un consensus, les différentes religions ne rencontrent pas les mêmes difficultés.

  1. Les religions chrétienne et juive n’ont que peu de demandes à faire valoir.

Les autorités chrétiennes souhaitent que soient préservées des traditions anciennes notamment : 

Crèches

Bien entendu, la construction d’une crèche dans un local privé est totalement libre.

La question se pose pour les crèches construites dans un local public (mairies…) ou dans l’espace public.

Le Conseil d’Etat  juge que l’article 28 de la loi de 1905[3], qui met en œuvre le principe de neutralité, interdit l’installation, par des personnes publiques, de signes ou emblèmes qui manifestent la reconnaissance d’un culte ou marquent une préférence religieuse.

Cependant, en raison de la pluralité de significations des crèches de Noël,  le Conseil d’État, en ce qui concerne ces crèches, a adopté une position plus nuancée :

-dans les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, l’installation d’une crèche de Noël est, par principe, interdite, sauf « circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif »

-dans les autres lieux publics, l’installation est autorisée à moins qu’elle « ne constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse »

Processions

Depuis l’arrêt du Conseil d’État « Abbé Olivier » de 1909, il est permis de se déplacer dans l’espace public sans avoir à dissimuler ses convictions religieuses, même collectivement sous forme de processions religieuses.

Le maire a le pouvoir (en vertu des dispositions de l’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales et de l’article 27 de la loi  de 1905 [4]) de réglementer les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte. Les mesures qu’il prend doivent être nécessaires et proportionnées à la prévention d’un risque sérieux de trouble à l’ordre public.

Périodiquement, un habitant s’indigne de voir passer, dans son village ou dans sa ville, une procession. Si le maire prend un arrêté d’interdiction, le Conseil d’État veille à s’assurer qu’il existait un risque sérieux de troubles à l’ordre public. Ce qui n’est pratiquement jamais le cas.

Sonneries de cloches

Il appartient au maire, en vertu de l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905 [5], de régler par arrêté municipal l’usage des cloches dans l’intérêt de l’ordre public, et de concilier ce pouvoir avec le respect de la liberté des cultes (Conseil d’État, 8 juillet 1910).

En cas de désaccord entre le maire et le président de l’association cultuelle ou, à défaut, le curé ou le pasteur affectataire, le préfet prend l’arrêté.

Le maire ne peut édicter de mesures d’interdiction à des jours et heures qui auraient pour effet de supprimer les sonneries d’offices religieux, alors même qu’aucun motif tiré de la nécessité de maintenir l’ordre et la tranquillité publique ne peut être invoqué (Conseil d’État, 11 novembre 1910).

(La règlementation des cloches à usage civil est un peu différente)

Statues

L’article 28 de la loi de 1905 interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.

Dans une affaire très médiatisée d’installation à Ploërmel d’une statue du pape Jean-Paul II, le Conseil d’État a jugé que la statue elle-même ne pouvait être considérée comme un emblème religieux, mais que la croix qui accompagnait cette statue ne pouvait être autorisée !

La religion  juive

Les autorités juives ont longtemps argumenté pour que soient évitées les épreuves de sélection (scolaires, universitaires) placées un samedi.

L’évolution de la société par laquelle, très généralement, le samedi est devenu un jour non ouvrable, a fait largement disparaître cette demande.

Le respect de la cacheroute n’a pas entrainé des demandes de menus spécifiques pour les élèves juifs : les familles s’organisent elles-mêmes.

  1. b) C’est envers la religion musulmane que ce principe de discrétion soulève des difficultés d’application.

Il est souvent reproché aux musulmans d’afficher dans le domaine public leurs convictions religieuses. Il est évident que la contrainte de discrétion est plus facile à respecter pour quelques rares prêtres circulant en soutanes ou quelques fidèles en papillotes et chapeau noir aux abords d’une synagogue que par deux millions de femmes voilées !

Le voile

Le voile musulman déclenche des passions

Déjà en 1905, le port en public du costume ecclésiastique avait été contesté. Aristide Briand avait écarté l’hypothèse d’une interdiction par des arguments qui gardent leur actualité[6].

Aujourd’hui, le voile islamique ou tchador est interdit dans les écoles, collèges et lycées publics (loi du 15 mars 2004[7]), et dans tous les services publics (Conseil d’État mai 2000) y compris dans ceux qui sont assurés par des organismes de droit privé (Cour de cassation, mars 2013).

Formellement, sous forme de tchador (qui couvre les cheveux et laisse apparente la totalité du visage), le voile islamique ne se distingue pas du voile que portaient les femmes françaises il y a peu, que portent encore les femmes des communautés juives orthodoxes.

Des demandes d’extension de l’interdiction (universités, sorties scolaires…) sont régulièrement avancées. Le principe de liberté de conscience et de libre exercice du culte doit conduire à écarter ces demandes et à maintenir la règlementation en vigueur. (ci-dessous : le cas des enfants)

Sous l’influence de communautés musulmanes orthodoxes et sans doute aussi à la demande de mouvements islamistes désireux d’afficher leur séparatisme, sont apparues en France des burka (nijab ou tchadri), vêtements de couleur noire couvrant tout le corps de la femme, ne laissant qu’une mince fente ouverte devant les yeux.

Ce type de vêtement, qui choque bien évidemment dans la France d’aujourd’hui, est interdit par la loi du 11 octobre 2010[8].  De plus, tout individu obligeant une femme à porter le voile intégral est passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende, peines qui sont doublées si la victime est mineure.

Là encore, la situation semble stabilisée. Néanmoins, il existe en France de nombreux quartiers où la loi n’est pas respectée et où des femmes circulent totalement voilées. La police, craignant des réactions de la population locale, se garde d’intervenir.

Le burquini, le bikini et le monokini

Ce qui est interdit, pour des raisons sanitaires, c’est de se baigner tout habillé dans un bassin fermé. On comprend aisément que le contact avec des vêtements souillés puisse mettre en danger les autres baigneurs. Mais, dès lors qu’il s’agit d’un maillot exclusivement destiné à la baignade, il n’y a aucun raison de fixer des limites à la forme de ce maillot : le baigneur est libre d’en réduire la surface (comme le font bon nombres de jeunes femmes blanches, adeptes du bikini ou même du monokini) ou au contraire de l’augmenter jusqu’à couvrir l’intégralité du corps[9]. Le critère exclusif est celui d’un vêtement spécialement destiné à la baignade.

Depuis 2016, tous les arrêtés municipaux interdisant le burquini ont été annulés par le Conseil d’État.

Seuls des motifs liés aux troubles à l’ordre public ou à l’application de règles d’hygiène ou de décence peuvent justifier une interdiction ; certainement pas la forme du costume de bain.

Les enfants

Les uns ont contesté le droit pour des parents de voiler leur fille (notamment les plus petites). Les autres ont répondu en contestant les communions ou les bar-mitsvah des adolescents ou même la circoncision des enfants. [10] Ou encore en s’inquiétant du développement de l’enseignement tenu à la maison. Chaque fois, des opposants soulignent l’absence de consentement des enfants et le risque d’un endoctrinement par les parents ou les ministres du culte.

On ne peut aborder cette question sans la replacer dans un débat beaucoup plus large, plus important et également plus difficile : quelles places respectives faut-il accorder aux parents et à l’État dans la formation des enfants ?

Certains régimes autoritaires ont voulu faire apparaître un « homme nouveau » et ont décidé d’arracher les enfants à l’hérédité culturelle de leur famille pour les former conformément aux choix politiques du parti dominant : l’Allemagne hitlérienne [11], l’Italie fasciste, la Russie stalinienne, la Chine de Mao, les premiers kibboutz juifs ont tous prévu de former leurs enfants dans des lieux plus ou moins séparés des familles.

Comme d’ailleurs les autres démocraties occidentales, la France a refusé ce choix. Certes, très majoritairement, la formation scolaire et universitaire est confiée des institutions publiques. Mais un enseignement privé subsiste (dans certaines limites fixées par la loi Debré de 1959 et sous contrôle public) et l’enseignement à la maison est très officiellement autorisé : l’instruction obligatoire pour tous les enfants (français et étrangers, à partir de 3 ans et jusqu’à l’âge de 16 ans révolus) peut être réalisée par les parents eux-mêmes ou par une personne de leur choix, sous  réserve dorénavant d’une autorisation (et non plus d’une simple déclaration) qui permet aux autorités chargées de la protection de l’enfance d’écarter les situations les plus dangereuses.

En ce qui concerne les pratiques religieuses, l’Etat respecte les choix des parents, sauf quand la santé physique ou morale de l’enfant est en danger (d’où l’interdiction de l’excision). Les parents ont donc la liberté de circoncire leurs garçons, de voiler leur fille, de célébrer leur communion…

On voit bien le risque pour des enfants d’être enfermés dans des choix extrêmes imposés par leurs parents, notamment des choix religieux. Il reste que l’option inverse (retirer l’enfant du contrôle des parents et le confier à…( à qui ?) -risque d’être plus dangereux encore.

Les lois actuelles qui interdisent les sectes, la maltraitance, l’abandon semblent donc suffisantes.

Mosquées

Pouvoir librement pratiquer sa religion suppose, pour la plupart des religions, l’existence de lieux de culte.

Aujourd’hui, le culte musulman ne dispose pas de mosquées en nombre suffisant pour accueillir tous ses fidèles. D’où ces prières dans l’espace public (ou dans des parties communes de bâtiments privés).

La loi de 1905 qui interdit à l’État de financer un culte ne permet pas aux autorités publiques d’intervenir. La seule solution est à terme de trouver un mode de financement des fidèles (certains ont proposé, sans susciter un écho, de prévoir une taxe sur la viande hallal, à l’image de la taxe perçue par le Beth Din sur la casheroute).

Aujourd’hui, le financement vient majoritairement de fonds fournis par des États étrangers musulmans (Maroc, Turquie, Algérie, Qatar…).

Bien évidemment, cette solution, peut-être indispensable à court terme, n’est pas satisfaisante.

En revanche, il est important que ne soient pas refusés des permis de construire une mosquée, quand les fonds sont disponibles et que la présence d’une importante communauté musulmane le justifie.

II -Le principe de laïcité interdit à une religion de défier les lois et les valeurs de la République

Pour un croyant vivant dans le monde, la foi doit trouver un accord avec les lois de la société. Certains exigent plus : au-delà des lois, les religions doivent respecter les valeurs de la République.

Il faut noter que cette question n’est pas adressée qu’aux religions. Nombreux sont les mouvements politiques, écologiques ou sociétaux qui demandent que soient modifiées les lois de la République ou que soient prises en considération d’autres valeurs.

La différence fondamentale, c’est qu’au nom de la liberté d’expression, ces mouvements sont autorisés à s’exprimer et qu’une majorité d’électeurs peut leur donner satisfaction, alors que le principe de laïcité interdit de faire prévaloir les demandes (éventuelles) formulées au nom d’une religion.

Néanmoins, les croyants (et les ministres du culte) sont des citoyens : en tant que citoyens, ils peuvent librement défendre leur point de vue et leurs valeurs. Mais, en aucun cas, ils ne peuvent refuser l’application d’une loi civile ou a fortiori d’une disposition constitutionnelle au nom des principes de leur religion.

La laïcité suppose donc que les croyants acceptent et respectent la loi civile.

Le christianisme a été la première religion à affirmer cette séparation : « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César ». Les autres religions ont accepté peu à peu ce principe. Après la destruction du Temple, les juifs ont affirmé que « la loi du Royaume est la loi » (dinah malkhouta dinah). Napoléon en 1806 a imposé un concordat qui affirme le respect des lois civiles.

En définitive, la question de laïcité, entendue comme la prédominance des lois civiles sur les lois religieuses, ne se pose qu’à l’égard des fidèles musulmans.

L’opinion a été frappée par un sondage affirmant que 70% des jeunes musulmans affirmaient la primauté de la charia par rapport à la loi française.

Ce  fait est choquant, mais il faut en mesurer la portée.

La quasi-totalité des dispositions de la charia portant sur le droit civil ou le droit pénal sont en fait inappliquées en France. Les litiges relèvent des tribunaux français qui appliquent la loi française : les dispositions de la charia concernant le droit de la preuve, les successions, le mariage, le divorce et la répudiation, les châtiments corporels…sont bien évidemment non applicables.

Il est peu probable que ce soit ces dispositions inappliquées qui troublent les jeunes musulmans qui affirment la prééminence de la Charia.

Les sujets de contestations portent essentiellement sur les points suivants.

Obligations alimentaires

Des musulmans reprochent à la République de ne pas permettre le respect des obligations alimentaires dans les établissements relevant de l’État : cantines scolaires, prisons, administrations… Ils voudraient contraindre toutes ces institutions à respecter les règles de la nourriture hallal. Ils s’étonnent que les compagnies aériennes soient en mesure de faire face aux demandes variées de leurs voyageurs (halal, casher, végétarien…) et pas l’État[12].

À vrai dire, la plupart des entreprises ont su résoudre cette question sans drame : le problème est essentiellement posé dans les cantines scolaires. Sauf dans les cas où des élus ont voulu volontairement défier la population musulmane, des solutions locales ont été trouvées pour permettre aux enfants qui le souhaitent d’éviter de manger du porc. Quand un conflit apparaît, c’est que l’une des parties a cherché à provoquer la réaction adverse !

 

Le refus de la mixité

Des musulmans tirent des indications de la charia, au nom d’une exigence de pudeur, la nécessité de maintenir une nette séparation entre les hommes et les femmes. Ainsi, ils réclament des heures de piscine réservées aux femmes, des cafés interdits aux femmes, des médecins femmes pour soigner les femmes…

Plusieurs de ces demandes correspondent à des coutumes françaises d’il y a un siècle mais, aujourd’hui, elles sont considérées comme d’insupportables entorses au principe constitutionnel d’égalité des sexes !

Le cas des piscines municipales réservées pendant certains créneaux horaires à des femmes n’a rien cependant de choquant. Il est des associations réservées aux femmes, et même des taxis réservés aux femmes. Il y a peu encore, les piscines n’étaient pas mixtes. Refuser par principe la demande de réserver quelques heures par semaine les piscines aux femmes (musulmanes ou non) est une erreur.

En revanche, exiger de faire soigner une femme par un médecin femme peut rendre difficile le fonctionnement d’un hôpital ou même mettre en danger la vie d’une femme malade (encore que la féminisation croissante du métier médical puisse faire disparaître la question à terme !)

La liberté d’expression et le droit au blasphème

La démocratie française défend vigoureusement la liberté d’expression, qui ne peut être limitée que par l’interdiction de propos incitant à la haine ou à la violence.

La question s’est posée de façon dramatique du droit au blasphème. Des journalistes (Charlie), un professeur ont été assassinés pour avoir exposé des caricatures de Mahomet. Les juifs depuis des siècles, les chrétiens plus récemment se sont habitués à voir blasphémer leur Dieu et leur religion. Sans pour autant ne pas en souffrir.

La défense de la liberté d’expression est un principe si important qu’il faut, quoi qu’il en coûte, la défendre face aux croyants musulmans ou non musulmans.

Mais cette liberté accordée aux citoyens (et fermement défendue) ne doit pas se traduire par des gestes publics qui manifesteraient un soutien officiel à ces blasphèmes. Ainsi, il est anormal qu’une présidence de région ait fait afficher ces mêmes caricatures sur les murs de l’hôtel de région. On peut même se demander s’il est souhaitable que de telles caricatures soient présentées dans l’enceinte d’une école : il n’est pas indispensable de formuler un blasphème pour enseigner la liberté d’expression. Il est probable que la mort atroce de Samuel Paty conduira, de part et d’autre, à adopter des  positions raisonnables. C’est ainsi que son sacrifice aura été utile à la nation.

 

La liberté sexuelle

Enfin, les appels répétés à la pudeur du Coran et des hadith s’opposent au climat de libération sexuelle des démocraties occidentales.

Les fidèles musulmans n’adhèrent pas aux réformes sociétales qui ont libéré l’homosexualité, facilité la pratique de l’avortement, autorisé la PMA…

Il s’agit là de choix personnels qui ne compromettent pas la paix intérieure de la démocratie, tant qu’ils ne se traduisent pas par des actes d’hostilité ou de haine à l’égard de ceux qui font des choix sexuels différents.

Imposer le respect de la liberté de choix de chacun, condamner les incitations à la haine, punir les actions brutales est une priorité démocratique.

En revanche, il n’est pas absolument nécessaire que les dirigeants politiques fassent de ces libertés sociétales un symbole bruyant de la démocratie moderne.

De l’islam à l’islamisme politique

L’hostilité aux valeurs de la République est à la fois encouragée et nourrie par les sermons de certains imams islamistes qui, à partir  de réactions négatives devant des choix de vie qui leur déplaisent, suscitent des manifestations de haine ou d’hostilité à l’égard de toute la société française et notamment de ceux qui la caractérisent le plus évidemment : la police, les pompiers, les détenteurs de toute parcelle d’autorité et leurs symboles…

En fait, même si ces contestataires font référence à l’islam, même s’ils sont encouragés par des imams salafistes, les réactions négatives à l’égard de la société française sont plus d’ordre culturel que religieux : ce sont les mœurs et les habitudes de la société libérale (et capitaliste) occidentale qui les choquent et qu’ils voudraient voir disparaître.

Ces croyants franchissent alors une étape supplémentaire : non plus demander à pouvoir exercer leur religion librement, mais prétendre interdire ces pratiques ou ces mœurs qu’ils n’approuvent pas, c’est-à-dire imposer à toute la population leur propre mode de vie.

D’abord dans des quartiers, que l’on appelle  dorénavant les « quartiers perdus de la République ». Puis, à en croire certains, en espérant y conduire la société toute entière.

Sous couvert de religion, il s’agit alors d’une revendication proprement politique. Ce que la loi de 1905 interdit dans son article  35 [13].

Ce ne sont plus des atteintes à la laïcité mais bien un refus de la société française, qui peut conduire à un véritable séparatisme : l’organisation d’une contre-société dans des territoires clos. Ce qui est en cause, ce ne sont pas, contrairement au vocabulaire utilisé par ces extrémistes, des pratiques ou des coutumes religieuses [14] : c’est le refus des signes d’appartenance à une communauté politique et culturelle.

En ce sens, l’islamisme politique est un danger pour la communauté nationale. S’il est encouragé dans certaines mosquées, celles-ci doivent être fermées, le ministre du culte poursuivi.

Une action diplomatique plus ferme à l’égard des pays qui nourrissent, directement ou indirectement, cet islam politique en France (tels que la Turquie, le Qatar ou l’Algérie) serait utile et permettrait notamment d’expulser plu rapidement des extrémistes dont la dangerosité serait établie.

**

La laïcité est un principe essentiel. Il doit être défendu avec la plus ferme résolution. Il faut cependant éviter les combats douteux où certains veulent entrainer la France. Il est possible de résoudre sereinement nombre de questions soulevées par l’application de cette loi de 1905. Il est possible d’interdire l’islam politique, de lutter contre le séparatisme et les atteintes aux valeurs de la République, comme le dit une loi récente, sans empêcher les familles musulmanes de pratiquer librement leur religion.

C’était le vœu du législateur en 1905. C’est encore la priorité de la France de 2021.

[1] : « Un peuple de race blanche et de religion chrétienne », disait le général De Gaulle, sans être démenti.

[2]/ « Art. 9 : Liberté de pensée, de conscience et de religion
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.»

[3]/ Art. 28 : Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.

[4]/ Art. 27 : Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte, sont réglées en conformité de l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales.

5/ Les sonneries des cloches seront réglées par arrêté municipal, et, en cas de désaccord entre le maire et le président ou directeur de l’association cultuelle, par arrêté préfectoral.

[6]/ Aristide Briand, en 1905,: « Le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique… n’est pas le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même d’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Il ajoutait : « toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte interprétation, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur. […]. Le principe de la liberté de conscience et du libre exercice du culte domine toute la loi. »

[7]/ La loi 2004-228 du 15 mars 2004 devenu l’article L.141-5-1 du code de l’éducation dispose que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit »

[8]/ L’article 1 précise : “Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage». Une exception existe pour des raisons sanitaires (comme l’a montré l’épidémie de Covid), mais pas pour des manifestations de black bocks !

[9]/ Le burquini s’identifie à la tenue des baigneuses qu’a connues Marcel Proust sur les plages normandes !

[10]/ Avec plus de précaution pour les défenseurs de l’islam, car la circoncision est également pratiquée par les musulmans.

[11]/ La Loi du 6 juillet 1938  interdit l’école à la maison

[12]/ Ils notent que les maires adeptes de « la religion écologique » n’hésitent pas impunément à imposer des menus végétariens ou à interdire la viande !

[13]/ Art.35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

[14]/ D’ailleurs contestées par de nombreux musulmans !

Jacques Oudin, in memoriam

Par Patrice Cahart et François Leblond
promotion Montesquieu
27 mars 2020

Cet hommage à Jacques Oudin, acteur hors du commun de la politique nationale et locale, est destiné, comme il se doit, à être publié dans la revue « L’ENA hors les murs ». Compte tenu cependant des incertitudes de publication en cette période troublée, nous présentons dès maintenant notre témoignage, en tête de notre rubrique « Société ».
Le site Montesquieu  

Notre camarade Jacques Oudin a été l’une des victimes de ce premier tour, si controversé, des élections municipales, le 15 mars dernier. Ayant animé pendant vingt-quatre ans l’île de Noimoutier, en qualité de président du syndicat de communes devenu district, il y était revenu pour y voter, et avait participé à une réunion à l’issue du vote. C’est sans doute là qu’il a été contaminé par le coronavirus. Des antécédents cardiaques le rendaient hélas vulnérable.

Sa discrétion cachait une destinée hors-série. Il avait le dessein d’en faire une relation écrite. Les événements ne lui en ont pas laissé le temps. Les lecteurs de la revue en trouveront ici un modeste résumé.

La mère de Jacques, Sophie Jablonska, était la fille d’un pope uniate (catholique de rite grec) des environs de Lviv (ou Lvov). Comprise dans l’empire des Habsbourgs, puis passée, entre les deux guerres, sous domination polonaise, la région forme aujourd’hui l’Ukraine occidentale. Sophie, de langue maternelle ukrainienne, se sentait mal à l’aise sous le régime polonais. Elle a émigré en France, est devenue journaliste et photographe, a enquêté toute seule au Maroc et en Asie…Une femme étonnante, dont les photos ont été pour partie publiées.

En Indochine, elle épouse Jean-Marie Oudin, dirigeant de société qui s’occupe notamment de mines et d’une fonderie d’étain.  Jacques naît en octobre 1939, à bord d’un navire. Jean-Marie siège au conseil fédéral de l’Indochine, sorte de Parlement chargé d’épauler le gouverneur général face à la menace japonaise. Est-ce l’origine de la vocation parlementaire de son fils ? Le petit Jacques parle couramment le vietnamien. Plus tard, malgré tous les changements survenus, il tiendra à présider le groupe sénatorial d’amitié franco-vietnamienne.

En 1950, retour difficile de la famille en France. Alors que Jacques a seize ans, son père se noie dans une piscine. Sa mère doit financer seule les études de ses trois fils. Cette femme énergique s’installe à Noirmoutier, par choix, et y contribue à la création d’un nouveau village.

Bel exemple de mérite républicain, Jacques remporte en 1957 un prix au concours général. Dans la foulée, il fait HEC, puis l’ENA (promotion Montesquieu, 1966), dont il sort à la Cour des Comptes.

Mais son frère Alain, médecin, meurt dans un accident d’hélicoptère alors qu’il portait secours à des malades. Sophie elle-même est tuée en 1971 dans un accident de voiture. Quelle série d’épreuves ! Jacques s’arc-boute contre l’adversité. La naissance de trois enfants (dont un polytechnicien et une HEC), puis de douze petits-enfants finiront par compenser tous ces deuils.

Gaulliste dans l’âme, Jacques est entré au cabinet d’Olivier Guichard, ministre de l’Éducation nationale puis de l’Équipement. Il fait ensuite carrière au ministère de l’Industrie. De 1976 à 1979, le voilà délégué à la Petite et Moyenne Industrie. Parallèlement, et prenant en quelque sorte la suite de sa mère, il se dévoue à l’avenir de Noirmoutier.

Élu sénateur de la Vendée en 1986, il conserve ce mandat pendant dix-huit ans. Il se distingue comme vice-président de la commission des Finances, et surtout comme infatigable défenseur de notre patrimoine maritime et fluvial. Sous son impulsion, la Vendée est déclarée département pilote pour l’application de la loi sur le littoral. La loi Oudin-Santini permet aux collectivités locales de coopérer avec le tiers monde dans le domaine de l’eau. Notre politique des transports terrestres bénéficie également des conseils de Jacques.

Pour rendre service, il a accepté d’être trésorier du RPR pendant deux ans, de 1993 à 1995. Il n’avait aucun avantage à en attendre, étant déjà sénateur. Cette fonction lui vaut néanmoins des démêlés judiciaires. Il est innocenté.

La retraite venue, Jacques continue de suivre ses dossiers. Il combat en vain un projet de grandes éoliennes qui va défigurer inutilement l’horizon de Noirmoutier. Il s’emploie aussi, avec davantage de succès, à resserrer les liens au sein de la promotion Montesquieu, organisant de très sympathiques déjeuners, téléphonant aux camarades pour les convaincre de s’y rendre. Durant les jours précédant une mort qu’il est loin de prévoir, il aide à la préparation d’un  pèlerinage à La Brède (Gironde), résidence du philosophe que notre promotion a choisi comme patron. Ces retrouvailles auront lieu sans la participation physique de Jacques, mais il y sera présent par nos pensées.

Travail, dévouement, fidélité : une vie.

Réflexions sur un assaillant

Frédéric Tangy, Jean-Nicolas Tournier : L’Homme façonné par les virus.
Livre lu par Nicolas Saudray [1]

31 janvier 2021

Frédéric Tangy, virologue, professeur de vaccinologie, dirige à l’Institut Pasteur un laboratoire qui a mis au point un vaccin contre l’actuelle pandémie. Soit dit en passant, elle ne doit plus être appelée Covid 19, mais SARS CoV-2, pour marquer la parenté avec le premier SARS, cette maladie respiratoire émergée en 2003. Le chercheur s’est associé à un médecin militaire, Jean-Nicolas Tournier, chef de l’Institut de recherche biomédicale des armées, pour célébrer la découverte et la situer dans la longue histoire des virus. L’ouvrage est paru en janvier 2021. Déveine ! Quelques jours plus tard, l’Institut Pasteur faisait savoir qu’il renonçait à ce vaccin. Cela n’interdit pas de réfléchir, en compagnie des deux auteurs.

Après l’annonce initiale, ils présentent de manière vivante une brève histoire des épidémies. Considérée d’après le nombre de morts, l’actuelle fait modeste figure. Son taux de mortalité n’atteint que 2,5%, alors que d’autres, en dernier lieu le Sida, ont atteint ou dépassé les 50 %, et que la grippe « espagnole » a tué cinquante millions de personnes. La terreur que répand notre ennemie d’aujourd’hui tient à la rapidité de sa diffusion, notamment par les transports aériens, et donc à son extension mondiale.

Un virus, c’est un morceau d’acide nucléique enveloppé dans une protéine. Il a besoin d’un hôte (généralement une cellule) pour se répliquer. Les virus sont presque aussi vieux que la vie sur Terre ; dès les débuts des bactéries, ils sont venus s’y infiltrer. Leur présence physique est impressionnante. Les océans contiennent en moyenne trois millions de particules virales par millilitre. Et si on mettait ces particules bout à bout, elles s’étireraient sur dix millions d’années-lumière.

En latin, virus signifie poison. Deux cent mille « espèces » (on dit plutôt « populations ») ont été recensées, et la propension de chacune à muter accroît encore la diversité. Mais 129 seulement de ces formes sont reconnues dangereuses pour l’homme. Les hommes de science ont mis longtemps à identifier les virus, car ils échappent aux microscopes optiques, et ne consentent à paraître que devant un microscope électronique. Pasteur, qui a combattu divers virus avec le succès que l’on sait, ne les avait jamais vus.

Nous devons le premier vaccin, utilisé contre la variole, au médecin anglais Jenner, à la fin du XVIIIe siècle. Le nom de son invention rappelle les vaches dont les pustules ont été utilisées. Napoléon se fait vacciner en 1811, avec son jeune fils le roi de Rome, et prescrit cette précaution pour l’ensemble de ses troupes. S’agissant des nouveau-nés, la vaccination est rendue obligatoire en Grande-Bretagne dès 1840, mais la France attend 1902. On voit la différence des mentalités !  

Aujourd’hui, grâce aux efforts de vaccination de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la variole a disparu. S’agissant d’une maladie propre à l’homme, il n’y a apparemment aucun risque qu’elle se soit réfugiée chez des animaux sauvages, avant de reparaître. Voilà notre espèce délivrée d’un fléau qu’elle subissait depuis au moins cinq mille ans.

L’éradication de la poliomyélite, là encore par la voie du vaccin, figurait également au programme de l’OMS. Elle est en bonne voie. Des résistances à la vaccination persistent néanmoins au Pakistan et en Afghanistan.

La grippe espagnole a sévi pendant deux ans (1918-1920), puis a disparu, avant qu’on ait eu le temps d’inventer un vaccin. En l’absence de réservoir animal connu, on peut tenir l’événement pour définitif. Un laboratoire a eu toutefois l’audace de de reconstituer le virus, d’où critiques, car il s’est mis à la merci d’une libération  accidentelle.

Après avoir ravagé, plus d’une fois, le continent américain, la fièvre jaune s’est retirée sans son Afrique natale, et en Amazonie. Un vaccin a été inventé en 1927. Mais, contrairement à la variole et à la grippe espagnole, elle ne pourra être éliminée en totalité, compte tenu de sa présence chez des singes (comme le Sida).

La rougeole a longtemps été, dans les pays avancés, la première cause de mortalité juvénile. La mise au point des vaccins, à laquelle l’institut Pasteur a contribué, y a mis bon ordre. Dans notre pays, compte tenu de réticences irraisonnées, la vaccination n’a été rendue obligatoire pour les enfants que le 1er janvier 2018. Mais pratiquement plus personne ne meurt en France de la rougeole. C’est surtout en Afrique que le mal persiste. Bien que dérivé de la peste bovine, il  ne bénéficie d’aucun réservoir animal. Il pourra donc, un jour, être éliminé.

À la suite de ces succès, on pouvait penser que le temps des maladies infectieuses était révolu : ou bien elles provenaient de virus, et les vaccins allaient leur barrer la route ; ou bien elles résultaient de bactéries (cas de la peste ou de la tuberculose), et les antibiotiques (impuissants contre les virus) les tenaient en échec. La recherche médicale pouvait donc se concentrer sur les pathologies les plus importantes des pays avancés : les maladies cardio-vasculaires et les cancers. L’apparition du Sida, la remontée de la tuberculose, enfin l’arrivée du SARS CoV-2 ont brouillé ces belles perspectives.

Le pangolin ayant été innocenté, cette dernière maladie paraît provenir d’une espèce de chauves-souris présente en Chine, chez qui elle ne provoquerait  que des maux légers. C’est le passage à l’homme qui la rendrait dangereuse ! Le SARS        CoV-2 fait partie de la famille des coronavirus, dont les premiers identifiés, à la fin des années 1960, ne causaient que des rhumes bénins. On estime qu’au moins cinq cents types de coronavirus sommeillent chez les chiroptères.

Comme on a pu le constater, les humains sont très inégalement réceptifs au SRAS CoV-2. Une raison surprenante en a été donnée. Chercheur renommé, spécialiste de l’homme de Neandertal, l’Estonien Svante Pääbo a calculé qu’un gène ou groupe de gènes légué par cet ancêtre, et particulièrement réceptif à notre nouveau SRAS, est présent chez 8 % des Européens (sans mentionner les Asiatiques). Ainsi Neandertal, que l’on croyait disparu voici quelque quarante mille ans, continue d’influer sur la vie de ses descendants.  Cette révélation suscite trois commentaires de ma part :

¤ si le groupe de gènes néandertaliens en cause a été conservé par l’évolution, alors que d’autres étaient éliminés, c’est sans doute, comme l’observent Tangy et Tournier, parce qu’ils servaient à quelque chose ; mais nous ne savons pas à quoi ; n’accablons donc pas ce pauvre Neandertal ; la mortalité due au SRAS CoV-2 va vraisemblablement limiter la transmission de son héritage, et donc affaiblir certaines protections ;

¤ les gènes néandertaliens se sont répandus en Europe et en Asie, très peu en Afrique ; ce pourrait être l’explication de la bonne tenue de ce continent face au SRAS CoV-2 ; durant l’année 2020, les médias nous inondaient de prédictions apocalyptiques au sujet de l’Afrique subsahariennes ; elles ne se sont pas réalisées ;

¤ dans la lutte contre ce mal, une démarche a priori concevable consisterait à identifier, par analyse génétique, les porteurs des gènes concernés, et à les vacciner en priorité ; mais cela coûterait cher ; mieux vaut encore, d’un point de vue financier, vacciner tout le monde à l’aveuglette comme on a entrepris de le faire.

Les vaccins actuellement homologués – Pfizer, Moderna, Astra Zeneca – sont dits « à ARN messager ». Le laboratoire de Frédéric Tingy, à l’Institut Pasteur, a mis au point une autre formule, inspirée des vaccins contre la rougeole dont on a vu le triomphe. La production a été confiée par avance à la firme autrichienne Themis, qui avait déjà conduit d’autres créations pastoriennes au stade commercial. Themis a été acheté par Merck, le géant américain, concurrent notamment de Pfizer. L’institut Pasteur s’est réjoui de cet achat, qui allait mettre au service de son vaccin une importante capacité industrielle.

Patatras !  Considérant  que le taux de succès du vaccin Pasteur sur les humains est nettement inférieur à celui de ses concurrents, Merck l’a abandonné. L’Institut a dû en faire l’annonce le 25 janvier. Un crève-cœur, après un an de travail acharné !  Succédant aux déboires de Sanofi, cet événement jette une ombre sur la recherche française. Frédéric Tingy et son équipe ne baissent pas les bras pour autant. Ils tracent deux pistes pour un nouveau vaccin : ARN messager, comme leurs concurrents, ou la stimulation des défenseurs que sont les globules blancs.

Vers quel avenir allons-nous ? Le SARS Cov-2 sera sans doute jugulé dans le courant de 2021, malgré les retards des producteurs de vaccins homologués. Le virus restera néanmoins tapi dans des cellules de chauves-souris, prêt à réattaquer dans quelques années, lorsque les immunités acquises se seront affaiblies.

Mais c’est surtout des « nouvelles » épidémies que nous devons nous soucier. Selon nos deux auteurs, 335 maladies infectieuses sont apparues depuis 1940, soit plus de quatre par an ! 60 % d’entre elles sont des zoonoses, c’est à dire des affections à réservoir animal. Elles peuvent être renvoyées temporairement aux forêts et aux toundras, elles ne peuvent être éradiquées. Certes, la plupart n’ont eu, Dieu merci, qu’une faible incidence. Il faut néanmoins citer, en sens inverse, la Sida (dont le réservoir se trouve chez des singes), le premier SRAS (dont le réservoir se trouve chez la civette), et le deuxième SRAS, qui nous occupe tant.

Nous devons donc nous attendre, au cours des prochaines années, à l’irruption de maladies inconnues et parfois périlleuses. Les avancées d’une agriculture incontrôlée facilitent la sortie des réservoirs sauvages. Le livre cite l’exemple de la Malaisie : les forêts équatoriales étant abattues (au profit, notamment, de la dévorante huile de palme), les chauves-souris qui y logeaient se sont perchées dans les arbres proches des habitations ; leurs déjections contaminent les porcs qui contaminent les hommes. Et, par l’effet des transports aériens, la propagation du  virus ainsi sorti de son repaire peut être foudroyante,

Bien écrit, presque toujours compréhensible, le livre de Frédéric Tingy et de Jean-Nicolas Tournier pose les bonnes questions.

     [1] Éd. Odile Jacob, janvier 2021, 298 pages – 21,90 euros.

Mode et modernité

Par Jacques Darmon
Décembre 2020

 

Le monde change ; les hommes aussi. Nul ne l’ignore depuis la plus haute antiquité. Tout coule, disaient les anciens (panta reï). Ce qui a disparu ne renaîtra pas, les fleuves ne remontent pas à leur source.

Cependant, la notion de modernité est plus récente. L’homme affirme sa capacité à trouver en lui-même le fondement de ses normes et de ses valeurs. La modernité est ainsi une idéologie, tournée vers l’avenir, liée aux concepts de progrès, d’innovation ou même d’émancipation. En ce sens, la modernité ne se confond pas avec le contemporain, le nouveau, le présent…

Face à la modernité, le réactionnaire qui souhaite un retour en arrière  au nom du « c’était mieux avant » et le conservateur qui voudrait arrêter le temps et figer la société  ont tous deux nécessairement tort. Tenter de s’opposer à la modernité, c’est s’exposer à être sans cesse débordé par le flot montant de la vie. C’est une lutte perdue d’avance.

D’ailleurs, les modernes eux-mêmes seront emportés par ce flot incessant : « Nous qui sommes si modernes, disait déjà La Bruyère, serons anciens dans quelques siècles » (s’il écrivait de nos jours, il dirait : « dans quelques années » !).

La modernité n’est pas la mode.

La mode consiste en un mouvement permanent dont la vague prochaine efface la vague précédente. Ce bruit dissimule la réalité du changement : on confond une ondulation de surface avec un grand courant marin. Il n’est rien qui ne se démode plus vite que la mode.

La mode répond à un besoin de l’homme moderne (riche et pressé). Comme toujours, dans une société marchande, quand un besoin apparaît, apparaissent simultanément ceux qui savent y répondre à leur profit. La mode a ses thuriféraires qui en vivent (fort bien le plus souvent) : marchands, artistes, journalistes …

Il faut tenir compte de la modernité ; il est dangereux de devenir esclave de la mode. C’est une course sans fin, qui ne cesse de s’accélérer jusqu’au moment où il devient à la mode de ne plus être à la mode.

D’ailleurs, un retour en arrière est le signe même qu’il s’agit de mode et non de modernité. Chaque fois que des publicitaires, des journalistes, des essayistes font mine de discerner des tendances futures dans un retour dans le temps, on constate très vite qu’il s’agit d’un phénomène souvent artificiel, toujours éphémère : ainsi en est-il du retour à la nature, de l’élevage des moutons, du vintage, de l’écologie rurale… Puis, après une pause, l’agitation reprend.

Dans notre société où le ridicule ne tue plus, le « qu’en dira-t-on ? » reste sans effet si on se  garde de lui donner de l’importance. Ne sont donc esclaves de la mode que ceux qui le veulent bien. Ce que La Boétie appelait : « la servitude volontaire ».

Néanmoins, du jaillissement de la mode naît parfois la modernité. A la recherche du nouveau, de l’inédit, du « jamais vu », l’homme d’aujourd’hui, qu’il s’agisse du savant, de l’industriel, de l’artiste ou du consommateur, découvre de nouvelles façons de vivre, de nouveaux produits, de nouvelles technologies…

La notion de modernité s’applique mal aux activités économiques ou aux progrès scientifiques : dans ces domaines, si l’on observe parfois une accélération des évolutions, les transformations semblent se poursuivre de façon continue. Bien difficile de situer la frontière entre le moderne  et l’ancien !

Il en est différemment en ce qui concerne les choix de société et les pratiques culturelles : la modernité s’y traduit par de véritables ruptures.

La modernité d’aujourd’hui, qui porte souvent le nom étrange de « post-modernité »[1], a des caractéristiques nouvelles : destruction et provocation.

La modernité est par définition tournée vers l’avenir, mais ce n’est que récemment qu’elle est conçue comme une destruction (ou, disent les philosophes : une déconstruction). Les modernes d’autrefois ne se moquaient pas des anciens, ils affirmaient poursuivre leurs œuvres. Des nains sur les épaules géants, disait Isaac Newton, citant Bernard de Chartres. Ils se référaient au passé : « beau comme l’antique », disait-on. Le « déjà vu » était une référence. L’existence de l’homme était jugée trop courte pour tout réinventer. La modernité était conçue comme un progrès s’inscrivant dans l’histoire, grâce à la transmission d’une génération à l’autre.

C’est ce schéma que la modernité moderne entend faire exploser : le monde moderne ne peut naître que de la destruction bruyante et affirmée des formes anciennes, sociales ou culturelles, à l’image des zélotes qui mettaient en morceaux la statue de Jupiter et faisaient étalage en grande pompe de ses membres déchiquetés (Paul Claudel).

Aujourd’hui, la modernité se veut une « destruction créatrice » : tissons le linceul du vieux monde pour que le nouveau jaillisse.

Ainsi la transformation des relations familiales se décrit comme la mise en accusation du patriarcat. Famille, je vous hais, écrivait André Gide. Il ne croyait pas si bien dire. Aujourd’hui, les écrivains déchirent leur famille : les fils accusent leur père ; les filles maudissent leurs mères. L’inceste, les violences font les succès de librairie.

Le blasphème est à l’honneur. Le sacrilège est ordinaire. On brûle des drapeaux. On pend des effigies d’hommes politiques.

L’histoire elle-même est déconstruite ; le centralisme blanc ou occidental mis en accusation ; les statues de « grands hommes » déboulonnées. Le patriotisme est considéré comme  un aveuglement meurtrier. La notion d’identité s’efface devant la défense universelle des droits de l’homme.

L’art ancien est déconsidéré : Le Corbusier disait que Rome est un musée des horreurs. Pierre Boulez a longtemps refusé de diriger la musique française du XIX° siècle ! Un professeur d’histoire de l’art de Harvard renonce à enseigner l’art occidental !

La “déconstruction” se définit par ce qu’elle détruit ou ce qu’elle conteste et non par ce qu’elle prétend bâtir : elle se veut  antilibéralisme, antihumanisme, antiracisme, antisexisme… La modernité réside dorénavant dans la destruction des anciennes structures, l’explosion des modes de pensée, le refus systématique de toute contrainte. D’où un sentiment de dés-ordre et de violence.

 La modernité conçue comme une provocation est également une dimension récente.

Les siècles anciens ont connu le scandale de l’hérésie religieuse ou du crime (Néron, Gilles de Rais…). A partir de la Renaissance, la libération des esprits a conduit certains esprits à « faire scandale ». Mais ces cas étaient peu nombreux. Le scandale tenait pour une part à ce caractère « anormal », rare  et surprenant : Galilée (qui mettait le soleil au centre du monde), Giordano Bruno (qui affirmait qu’il y avait d’autres mondes que le nôtre), le marquis de Sade (qui défiait les règles morales les plus largement acceptées), Voltaire (qui voulait « écraser l’infâme » c’est-à-dire la religion)…

Dans le domaine de l’art, certains peintres avaient vu leurs commandes officielles refusées : Caravage, Le Greco… Au  XIX° siècle, Manet (qui peignait des femmes nues qui n’étaient pas des créatures imaginaires), Rodin (qui ne put vendre ni son Balzac, ni ses Bourgeois de Calais.),  Flaubert (qui faisait d’une femme adultère une héroïne). Les artistes surprenaient mais, de fait, ils cherchaient à répondre à la sensibilité nouvelle du public : Plaire est la seule règle», disait Racine.

C’est vraiment le XXe siècle qui fait du scandale la pierre de touche de la modernité : ne sont considérés comme « artistes contemporains » que ceux qui « choquent le bourgeois » : Marcel Duchamp expose son urinoir (« Fountain »), Andy Warhol, ses boîtes de conserves, Pollock ses « drippings »…

Le Étonne-moi de Jean Cocteau est devenu la devise de tous.

Au XXIe siècle, cette transformation atteint son acmé : seuls les artistes dérangeants reçoivent le nom d’artistes. Le scandale est un élément de valorisation de leurs œuvres. : Jeff Koons, Mc Cathy ne vivent que du scandale. Ceux qui ne scandalisent pas sont des peintres académiques, pompiers… ou même de simples « décorateurs ».

Autrefois, les artistes étaient ceux qui produisaient une œuvre d’art. Aujourd’hui, une œuvre d’art est la production de ceux qui se disent artistes. Ne peuvent se dire artistes que ceux qui démontrent leur originalité, souvent leur colère, parfois leur agressivité.

Il en est de même dans les relations sociales.

 Les féministes du XXe siècle défilaient avec des pancartes, les « femmen » d’aujourd’hui se promènent nues et profanent les hosties dans les églises.

Les homosexuels réclamaient l’égalité civile ; aujourd’hui les « drag queens » défilent dans des « gay pride »

Une industrie du scandale est apparue : avec ses produits, ses marchés, ses investisseurs, ses publicitaires…mais aussi son vocabulaire.

Une théorie du genre est venue bousculer la distinction immémoriale du masculin et du féminin. Des pratiques nouvelles donnent un sens nouveau aux dénominations de mère et de père, à la signification du mariage, aux règles de la filiation, aux liens de la famille.

L’individualisme exacerbé de la civilisation moderne entraîne beaucoup de désordre mais il a un grand avantage : il permet à chaque individu de choisir librement son mode de vie.

Il est possible, dans l’offre de civilisation, de choisir à la carte : de prendre dans la modernité ce qui nous convient et de garder des mœurs anciennes ce que nous aimons.

Nous pourrons continuer à fréquenter les auteurs anciens, écouter de la musique classique, porter de vieux vêtements, aimer de vieilles pierres… Nous pourrons lire Virgile et Homère en édition bilingue, admirer Vermeer et Andreï Roublev…

Nous pourrons éviter l’écriture inclusive (ils s’en lasseront), nous désintéresser de la féminisation des noms de profession (continuer à dire le ministre ou l’auteur pour une femme, comme d’ailleurs la sentinelle ou la vigie pour un homme, et laisser aux modernes leurs autrices et leurs cheffes.

Il suffira d’accorder peu d’importance aux réseaux sociaux, d’éviter l’actualité la plus volatile, de renoncer à briller dans les dîners mondains….   Toute chose assez aisée en fait.

Chacun choisira librement.

A la condition, comme dit le proverbe, pour vivre heureux, de vivre caché : comme les anciens chrétiens, nous serons autorisés à vivre selon notre goût, mais dans des catacombes modernes.

C’est en ce sens qu’il faut prendre la remarque de Roland Barthes à laquelle je souscris : Tout à coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne (1977).

[1] On peut se demande quel substantif s’appliquera au siècle prochain à ceux qui succèderont aux « post-modernes » !

Propositions concernant le logement pour les lendemains du coronavirus

Décembre 2020

I – Le contexte par François Leblond, président de la Cofhuat

  • 1-1.-Les origines du logement social

Dans une grande partie de la France, si beaucoup d’habitants se logent aujourd’hui sans interventions de la collectivité, ce n’est pas le cas de tous.

Historiquement, c’est la croissance industrielle concentrant de nombreux emplois dans d’immenses usines qui a amené à la fois les chefs d’entreprises et les collectivités territoriales à se préoccuper du logement ouvrier. Ceux-ci venaient souvent de loin et à pied au travail. Ainsi sont nées des cités ouvrières dans l’Est avec la sidérurgie, dans le Nord avec le charbon, le textile, en région parisienne, en région lyonnaise avec la construction automobile.

Cette mutation de la campagne vers la ville a eu aussi pour effet l’essor de taudis dans la ville elle-même devenue surpeuplée. La question du logement intéressait désormais et en même temps les chefs d’entreprises et les collectivités publiques et une réflexion s’est faite avant la guerre de 14, prolongée dans les années 20 sur le thème du logement des catégories modestes de la population.
Si les préoccupations des collectivités territoriales étaient d’ordre hygiénistes, celles des entreprises étaient plutôt dictées par un souci de productivité de leurs salariés qui, célibataires parce que éloignés de leurs familles et enclins la nuit et le week-end à bambocher, étaient peu productifs lors de leur reprise du travail.

Sont nées de cette double initiative les HBM puis les HLM que quelques grands élus comme le maire du Havre, Jules Siegfried ont souhaité soutenir par la loi. Aujourd’hui le parc HLM est constitué pour moitié par 2,6 millions de logements appartenant aux offices publics d’HLM, issus des initiatives des collectivités territoriales, et pour moitié par 2,6 millions de logements appartenant aux « Entreprises sociales pour l’Habitat (ESH), issus des initiatives des entreprises

Cette politique a aujourd’hui une dimension nationale et ne tient pas suffisamment compte de la diversité qui s’est développée au cours des dernières décennies.

  • 1-1.- L’évolution des besoins et leur diversité

Les populations qui ont besoin de l’action publique sont de plus en plus diverses. Citons-en quelques exemples.

Les personnes âgées ou handicapées étaient autrefois gardées jusqu’à leur décès dans la famille. Ce n’est plus le cas et il a fallu construire pour elles des logements spécifiques disposant des services nécessités par la dépendance. Les collectivités départementales sont très engagées à cet égard.

La France a trouvé dans le tourisme le moyen de valoriser des richesses jusque-là peu exploitées : le bord de mer, la montagne. Ce tourisme est un très grand créateur d’emplois, mais on a construit pour les touristes, et rarement pour le logement de ceux qui fournissent des services de tous ordres à ceux qui viennent profiter de sites exceptionnels. La spéculation immobilière s’est emparée de ces zones, et les résidents dits principaux ne trouvent pas à se loger à des tarifs correspondant à leurs ressources. Ce sont les élus qui cherchent des solutions et ils ne sont guère aidés par les règles établies au niveau national

Le nombre d’étudiants a explosé. Les universités, les écoles sont le plus souvent éloignées des domiciles de leurs parents. Les régions doivent mettre en place des programmes pour les loger.

Le tissu industriel de la fin du XIX° siècle a très largement disparu, les logements dont il avait entraîné la construction sont aujourd’hui souvent géographiquement mal placés. Les emplois se sont déplacés, ont souvent changé de nature, mais les rémunérations ont peu changé ce qui empêche beaucoup de se loger à proximité du lieu de travail.

La France aura du mal à se remettre de la pandémie actuelle. Beaucoup d’emplois risquent de disparaître, d’autres naîtront mais obligeront des populations importantes à se déplacer et à chercher à se loger en des endroits où la réponse en matière de logement sera insuffisante. Ce sera aussi aux élus de terrain de chercher des solutions

On pourrait poursuivre cette liste elle montre que notre législation doit faire de la place à l’initiative locale et à mettre en valeur le couple déconcentration, décentralisation. Les changements à proposer en cette matière constituent un sujet difficile. Les propositions de Pierre Carli et de Didier Poussou sont très importantes à cet égard. Je leur laisse la parole.

II – Les droits de construire, par Pierre Carli ancien Président du Logement Français

Alors que les disparités de tous ordres se sont développées au cours des dernières décennies entre les différentes parties du territoire français, force est de constater que le pays est resté très centralisé en matière de décisions, notamment pour ce qui concerne le logement, alors que des solutions territorialement mieux adaptées, au plus près du terrain, mériteraient d’être encouragées.

Ce type d’évolution dans la manière de décider paraît d’autant plus nécessaire que la France, confrontée à la question de la pandémie de coronavirus, va devoir gérer un accroissement de la précarité d’un nombre croissant de familles qui connaîtront des difficultés pour se loger.

–           2-1.- L’état des lieux de la gestion des droits de construire dans les territoires

Alors que l’État continue de projeter sur le logement une vision uniforme et très centralisée au niveau national, sans toutefois considérer ce secteur comme une priorité, force est de constater dans le même temps un recul des orientations politiques sur les territoires en matière de réglementation des droits de construire et de délivrance des autorisations de construire.

L’octroi de la compétence aux collectivités territoriales, et en particulier aux maires, pour l’élaboration des documents d’urbanisme chargés de fixer les droits de construire s’est souvent traduit, essentiellement en zones de marché tendu, par un recul très sensible de ces droits, ceux-ci étant souvent fixés comme devant être inférieurs à l’occupation actuelle des sols par les constructions existantes, ce qui fige toute évolution de l’occupation des sols et neutralise dans les faits le développement de l’offre bâtie.

Même une fois ces droits théoriquement fixés par les plans locaux d’urbanisme, il est devenu de pratique constante qu’au moment de l’élaboration par les promoteurs de projets de permis de construire, les représentants des élus locaux demandent fermement, pour ne pas dire qu’ils exigent, de réduire l’importance des projets bien en deçà des droits fixés par le règlement d’urbanisme.

Cette attitude très malthusienne, qui se rencontre essentiellement en première couronne parisienne et autour des métropoles, paraît avoir pour origine la trop grande proximité qui s’est instaurée entre les élus élaborant les plans d’urbanisme et délivrant les permis de construire et leurs électeurs, lesquels identifient dans ces élus les responsables d’une densification qu’ils rejettent souvent au nom d’une prétendue protection de leur environnement.

Ne dit-on pas chez certains élus : « Maire bâtisseur, maire battu ? »

Cette situation est d’autant plus préoccupante que les attentes qui se développent dans la population, en matière de développement durable et de protection de l’environnement, penchent de plus en plus en direction d’une moindre consommation des espaces périphériques et encore peu urbanisés des villes, et d’une meilleure utilisation des nombreux équipements publics existants, considérés souvent comme sous-utilisés. Cette sous-occupation pose la question du coût de leur investissement de premier établissement mais surtout de leur coût de fonctionnement (personnel de gestion, maintenance, etc.), qui sont actuellement amortis sur une population trop faible et engendrent de ce fait des charges financières fiscales trop élevées sur chaque ménage.

Pourtant ce souci d’une moindre consommation des espaces périphériques et d’une meilleure utilisation des équipements existant par une population plus importante plaide pour un accroissement de l’offre en logements dans les villes et leurs périphéries immédiates déjà urbanisées mais qui le sont insuffisamment.

Les considérations développées ici concernent prioritairement les zones tendues et sont moins fréquemment rencontrées dans le reste des territoires, où l’on observe une meilleure gestion du droit de construire par les élus.

S’agissant des zones tendues, il serait bon de donner à cette notion un caractère évolutif.
En effet, si après l’actuelle crise sanitaire due au covid 19 et ses conséquences économiques, l’occasion devait se présenter d’une construction d’usine ou de services en un lieu qui n’était pas jusqu’ici situé en zone tendue mais qui est de nature à appeler une nouvelle main d’œuvre, il faudrait que, parallèlement, la possibilité de bâtir s’adapte à la situation nouvelle et que les règles relatives aux zones tendues s’appliquent automatiquement dans une telle situation.

  • 2-2.- Les orientations proposées

Afin d’apporter un correctif à la situation existante et de relancer le développement d’une offre de logement dans les zones les plus tendues, il est proposé à la fois de faciliter la refonte des plans locaux d’urbanisme actuels (PLU) afin de majorer les droits de construire octroyés, et de veiller à la possibilité pour les promoteurs d’utiliser véritablement les droits autorisés par la règlementation.

Concrètement, il faudrait :

  • Établir une plus grande distance entre les habitants des agglomérations d’une part et les lieux d’élaboration des plans locaux d’urbanisme ou de délivrance des autorisations de construire d’autre part, afin d’éviter aux élus concernés d’être partagés entre le souci de ne pas mécontenter leurs administrés, afin de ne pas prendre de risque pour leur réélection, et la nécessité d’assurer une bonne gestion de leur territoire, dans l’intérêt général et non celui de leur situation personnelle.

Bien entendu, il ne s’agirait pas de revenir à une recentralisation de ces décisions, qui doivent rester à une échelle locale, mais d’en confier la gestion à des niveaux à la fois proches du terrain et distanciés par rapport aux maires. Quel serait le plus pertinent ? Métropoles ? Communautés de communes ?  EPCI ? Et pourquoi pas les départements ?

  • Réviser les plans locaux d’urbanisme, en vue d’augmenter les droits de construire en zones déjà agglomérées, de limiter le développement en zones peu denses, de mieux utiliser, par conséquent, les équipements publics existants et d’éviter l’étalement urbain ainsi que le « mitage » des zones rurales.

Pour objectiver les orientations à prendre dans l’accomplissement de ce travail, il serait nécessaire de réaliser un état des lieux de l’occupation actuelle des sols et d’évaluer les « indices d’occupation des sols ou « IOS »,  comme cela se pratiquait dans les années 1970 lors de l’élaboration des premiers plans d’occupation des sols (POS).

Il est en effet indispensable, avant de fixer un niveau de développement souhaité d’une zone, d’en connaître l’occupation précédente, afin que les nouveaux droits octroyés puissent rendre compte du projet de l’évolution de son occupation. À cet égard il conviendra de rétablir l’obligation de fixer dans chaque zone une notion de coefficient d’occupation des sols (COS), qui a disparu de beaucoup de plans locaux d’urbanisme, et qui est la seule à permettre de bien quantifier l’importance de l’urbanisation envisagée par le règlement.

Élaborés par les collectivités territoriales, ces plans d’urbanismes révisés ne pourront être soumis à l’enquête publique en vue de leur approbation qu’après validation par le préfet du département, qui devra veiller à la prise en compte du souci de mieux urbaniser les zones déjà agglomérées et d’éviter l’étalement urbain en zones rurales ou peu denses.

  • Lors de l’élaboration de tout permis de construire, rendre obligatoire l’atteinte du coefficient d’occupation des sols prévu par le règlement dans chaque zone, afin d’éviter les pressions actuellement exercées par les instructeurs de l’administration communale sur les constructeurs, qui vont presque toujours dans le sens d’une dissuasion de consommer les droits de construire prévus par le règlement. Tout permis de construire ne respectant pas cette règle serait considéré comme illégal de plein droit et pourrait être annulé par arrêté du préfet.

III – Le logement social par Didier Poussou, directeur général d’ « Entreprises Sociales pour l’Habitat »

3-Le logement social  – propositions de simplifications des procédures applicables

  • 3-1.- L’état des lieux

Le logement et le logement social ont fait l’objet tous les deux ans environ de textes de loi (ALUR en 2014, Égalité Citoyenneté en 2017, Élan en 2018) qui n’ont que rarement eu les effets escomptés tout en sur-complexifiant à outrance les dispositifs existants, ce qui provoque des effets d’externalités négatives et de diminution de la productivité de toute la filière.

Les propositions qui suivent sont de différentes natures. Elles ont pour objectif de supprimer ou de réduire des difficultés actuelles, qui pour certaines d’entre elles peuvent paraître mineures, mais qui n’en constituent pas moins un frein à l’efficacité des dispositifs.

  • 3-2.- Les propositions

3-2-1 Développer le logement intermédiaire en complétant la règlementation.

Plus de 200 000 ménages seraient en attente d’une proposition de logement intermédiaire, selon les études menées en zone tendue et tout particulièrement en Ile de France.

Les organismes d’HLM ne peuvent prendre en gérance que les logements appartenant à des personnes énumérées par les textes. Curieusement ces textes omettent d’inclure dans cette énumération les filiales de logement intermédiaire créées par les organismes d’HLM et imposent à ces filiales d’assurer la gestion de leur patrimoine par leurs propres moyens, sans possibilité d’utiliser les services de l’organisme d’HLM.

Pourtant, lorsqu’elles sont en phase de développement, ces filiales ne sont propriétaires que d’un faible nombre de logement, ce qui ne leur permet pas d’amortir les coûts de gestion qui leur sont imposés. Le fait de ne pas pouvoir utiliser les moyens de gestion de l’organisme d’HLM constitue un frein au développement d’une offre de logement intermédiaire par les bailleurs sociaux. Il convient donc de compléter cette liste afin de permettre aux d’organismes d’HLM de prendre également en gestion des logements intermédiaires appartenant à leurs filiales dédiées au logement intermédiaire ainsi qu’aux sociétés ayant le même objet contrôlé conjointement par plusieurs organismes HLM.

3-2-2 L’attribution des logements sociaux

Les attributions de logements sociaux voient leur nombre annuel diminuer sur la période 2009-2019 de 20 000 unités environ alors même que la taille du parc social total progresse…

L’attribution obéit désormais à la règle dite « du quartile ». Il est proposé de simplifier les obligations issues de la loi dite « égalité et citoyenneté » de janvier 2017, qui visent à l’attribution de 25% des logements situés hors des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) à des ménages dont le niveau de ressources est inférieur à un montant fixé nationalement, sans prendre en compte la nécessité d’une application progressive dans les territoires.

En effet, ces mesures, développées en considération des situations rencontrées en zones tendues, s’appliquent uniformément sur tout le territoire alors qu’en zone détendue on constate de la vacance. Le niveau du quartile, tel qu’il a été calculé, ne reflète pas forcement la problématique des conditions de ressources des ménages, compte tenu d’une difficulté sur le renseignement des informations figurant dans le Système National d’Enregistrement (SNE), opérationnel depuis mars 2011. Or ce système contient des données de type déclaratif qui ne sont pas contrôlées par les services de l’Etat.

Les dispositions sont extrêmement complexes à mettre en œuvre tant pour les bailleurs que pour les collectivités locales. Il serait nécessaire en zones de marché non tendu d’alléger ce dispositif « du quartile » et d’autoriser les élus locaux à gérer les attributions des contingents prioritaires, qui sont jusqu’à présent gérés par les services préfectoraux.

3-2-3 Adapter le système d’attribution des logements locatifs sociaux afin de le rendre plus équitable en définissant la mobilité comme un critère de priorité

À l’occasion de la libération d’un logement, permettre à un ménage une mobilité dans le parc social afin de répondre à un besoin familial ou de mobilité professionnelle, tout en n’obérant pas la capacité d’attribution d’un logement à ceux qui ne sont pas encore logés. L’objectif est de permettre à des ménages qui le souhaitent, lorsqu’ils atteignent l’âge de la retraite, de quitter les zones tendues au profit de ménages plus jeunes débutant leurs propres parcours résidentiels.

3-2-4 Permettre la résiliation de plein droit du bail en cas de condamnation pénale pour dégradations de matériel ou agressions de personnels

La sécurité publique est une compétence régalienne et l’État se doit de maintenir partout l’ordre républicain. Pour autant, les bailleurs ont un rôle à jouer en accompagnement de l’action de la puissance publique, pour contribuer à assurer la qualité du cadre de vie et la tranquillité des habitants dans leur logement.

Pour ce qui relève de leur responsabilité, les bailleurs sociaux sont fortement impliqués dans le champ de la tranquillité résidentielle. Sur le plan de la sécurité, la profession s’est même dotée de dispositifs de prévention ayant fait leurs preuves : observatoire des incivilités, ateliers territoriaux, mise en place de référents sécurité, participation aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), prise en compte de la tranquillité dans les dispositifs d’évaluation de la qualité de service, etc.

Cependant, les bailleurs sont particulièrement démunis lorsqu’il s’agit de faire cesser des troubles de jouissance.

Il est donc proposé d’élargir la clause résolutoire du bail locatif aux cas de condamnation pénale du locataire, ou de l’une des personnes de son foyer fiscal au titre duquel le logement est attribué, à raison d’infractions incompatibles avec l’obligation d’occupation paisible du logement : atteintes aux biens du bailleur, atteintes à ses préposés.

3-2-5 Maitriser la hausse des coûts induits par la multiplication des diagnostics techniques

Un grand nombre de ces diagnostics techniques (constat des risques d’exposition au plomb, état amiante, état de l’installation de gaz, état de l’installation d’électricité, DPE, état relatif à la présence de termites) doivent être réalisés par un professionnel, un diagnostiqueur immobilier, qui engage sa responsabilité et relève d’un statut propre et réglementé (cf. art L.271-6 du CCH). Il doit présenter des garanties de compétence et disposer d’une organisation et de moyens appropriés

La réalisation de ces diagnostics entraine un surcoût annuel très important pour les organismes HLM qui sont des bailleurs professionnels, à la différence des propriétaires individuels de logements du privé.

Il est proposé de permettre aux organismes HLM qui disposent en interne des compétences nécessaires pour la réalisation des diagnostics de les faire réaliser par les collaborateurs concernés. Ceux-ci resteraient soumis aux obligations prévues : qualification, organisation, moyens appropriés, obligation de souscrire une assurance spécifique.

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À l’issue de cette présentation, François Leblond a proposé d’accroître le rôle de la collectivité départementale dans le domaine du logement, dans les termes suivants.

/ Pierre Carli a rappelé que si la décentralisation doit connaître une nouvelle étape dans le domaine du logement, il importe que celle-ci intervienne à un niveau supérieur à celui de la commune pour éviter des pressions excessives sur les élus. Il a évoqué le niveau intercommunal et, pourquoi pas, celui du département. Je penche pour cette option

/ Plus de la moitié des dépenses des départements sont des dépenses sociales. Le département est aujourd’hui compétent dans tous les domaines concernés à l’exception du logement. Cette lacune était déjà regrettable avant le drame que connaît aujourd’hui notre pays avec le coronavirus. Elle le sera encore davantage au cours des mois prochains : le chômage qui va croître et les mouvements géographiques de populations à la recherche d’un emploi rendront encore plus fondamentale la question du logement dans la liste des sujets des difficultés de la personne. Le savoir-faire exceptionnel des agents départementaux améliorera les résultats.

/ Le rôle actuel du département est mal connu. Certains souhaitent sa suppression sans la moindre connaissance de ses fonctions diverses, et notamment d’un rôle social que sa dimension permet. Il suffit de rencontrer les agents concernés pour mesurer les innombrables initiatives qui sont prises à ce niveau d’administration pour faire face aux problèmes humains les plus complexes. Ils viennent de le prouver depuis le printemps en cherchant les solutions les plus adaptées aux différents publics touchés par la pandémie, ne comptant pas leur temps et apportant aux préfets des réponses aussi adaptées que possible aux besoins. Les relations qu’ils établissent avec ceux qui exercent, dans un domaine donné, des fonctions essentielles  (hébergement humain des personnes âgées, des personnes dans la rue, actions auprès de la jeunesse, soutien aux initiatives des communes, font que toutes les catégories de personnes en difficulté s’adressent à un moment donné à ces services.

Il importe donc de sélectionner les changements qui apporteront au département le support juridique dont il a besoin pour être efficace dans une matière qui complètera utilement ses compétences. Les lendemains de la pandémie actuelle exigeront de trouver des solutions à des difficultés nouvelles. Un excès de rigidité serait un ennemi du résultat. Il est temps de libérer de nouvelles initiatives.

Valéry Giscard d’Estaing, souvenirs de François Leblond

François Leblond, ancien préfet de la Région Auvergne
Décembre 2020

J’ai été nommé en septembre 1996 préfet de la région dont Valéry Giscard d’Estaing assumait la présidence depuis dix ans. François Mitterrand était décédé depuis peu. Giscard était donc le seul ancien président de la République vivant. Je savais qu’on lui avait demandé son accord pour ma nomination, et je mesurais l’honneur qui m’était fait.

La nouvelle de sa mort m’a remis en mémoire les trois années que j’ai passées dans la région en relations constantes avec lui. Il refusait le terme « région Auvergne » mais voulait qu’elle s’appelle « Région d’Auvergne ».

Je venais le voir à son petit bureau une fois par mois pour évoquer avec lui les sujets que nous avions en commun. Il m’offrait le thé avec son parler inimitable: « Monsieur le préfet, vous prendrez bien une tasse de thé. Pendant deux heures, dans cette enceinte modeste correspondant à sa volonté d’épargner les deniers publics, il m’entretenait des affaires de la région mais abordait aussi les sujets les plus variés. On sait quelle connaissance exceptionnelle il avait des hommes d’État du monde entier. Il en recevait régulièrement à dîner en son château de Varvasse et ne manquait pas de nous inviter, mon épouse et moi. C’est ainsi que nous avons rencontré le chancelier Schmidt, et Kissinger. Le plus souvent, la conversation était entièrement en anglais, hélas pour moi qui avais passé l’allemand et non l’anglais comme langue étrangère à l’ENA.

Si j’écris aujourd’hui ces lignes, c’est d’abord pour saluer l’influence majeure qu’il a eue dans les destinées de l’Auvergne. Il avait voulu, après son échec aux présidentielles, consacrer une grande partie de son temps à cette région. Il  me dit à mon arrivée : « L’Auvergne est malade, il faut tout faire pour son soutien. L’État et le Conseil Régional doivent œuvrer ensemble à cette fin. »

Il se fixait des objectifs et souhaitait me les faire partager. C’est ainsi qu’ont été conçus de grands équipements dont le plus symbolique a été le parc Vulcania. Les services placés sous mes ordres, ainsi que les administrations centrales, étaient souvent peu enclins à apporter leur concours à des initiatives qui n’émanaient pas d’eux. J’étais souvent bien seul à le suivre et ce fut encore plus vrai après les élections qui ont suivi la dissolution de 1997.

Mais il a gagné parce que toutes les forces économiques de l’Auvergne étaient derrière lui. Vulcania a été un combat dont j’ai pris ma part. J’ai signé le permis de construire, et sans l’appui de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, cet acte m’aurait été fatal. Sa réélection à la présidence du Conseil Régional en 1998 (il était pratiquement le seul réélu) lui a permis de mener à bien toutes opérations qu’il avait conduites pour soutenir l’Auvergne. Il a été sans conteste un grand président de région.

Je ne veux pas achever cet hommage sans une pointe d’humour. Une de nos tâches conjointes était d’acheter des œuvres d’art contemporaines financées conjointement par l’État et la Région. Nous présidions ensemble une réunion composée, en dehors de nous, des experts reconnus en la matière. Les œuvres qu’ils nous conseillaient étaient souvent étranges. Nous nous regardions en souriant avant d’accepter, non sans hésitations. Je ne suis pas sûr que ce que nous avons acquis traversera le temps.

De la tragédie des bisounours : l’Ange et la Bête

 Par Jacques Darmon
Novembre 2020

Il est, dans ce monde, une population aux mœurs étranges. Ils font profession d’aimer tout le monde ; ils pensent que l’amour universel est l’avenir de l’homme, que les gentils l’emportent sur les méchants et que les bons seront récompensés.

Marchant au milieu des bombes et des explosions, ils avancent en souriant, les bras tendus, les mains ouvertes. La paix, la fraternité. Faisons l’amour, pas la guerre est leur devise (pas tous : certains font vœu de chasteté !).

Dans le monde de ceux qui se disent bisounours, il est beaucoup de Tartuffes qui font mine d’aimer les autres, car les bons sentiments donnent bonne conscience. Mais la plupart sont sincères : ils pensent que la bonne volonté et l’amour de l’Autre (avec une majuscule) peuvent interrompre le cours tragique de l’Histoire. Le pape est le membre le plus connu de cette tribu si particulière.

On naît bisounours : les enfants (qui peuvent être parfois cruels) sont à la fois insouciants et confiants. Ils n’aperçoivent pas les dangers qui les entourent. Ils voient le monde comme un conte de fées.  L’école les confirme dans cette conviction ; elle leur parle des gentils animaux, de jolies plantes, de bonnes fées… Les méchants dragons sont éliminés (par des gestes symboliques et sans effusion de sang!) et le beau prince retrouve toujours sa belle princesse.

En général, à l’adolescence, le choc avec le réel provoque une prise de conscience et le jeune quitte ses jeux de l’enfance.

Mais, aujourd’hui, on observe des cas inverses : des adolescents veulent continuer à vivre dans leur monde enfantin et prétendent même y appeler les adultes.

On identifie donc des bisounours dans toutes les classes d’âge et dans toutes les catégories sociales. On ne peut manquer cependant de noter une surreprésentation dans les milieux les plus favorisés par la vie, par la fortune, par l’éducation… Il arrive que le caractère soit héréditaire : on est parfois  bisounours de père en fils ou de mère en fille !

A vrai dire, ce rêve est merveilleux. On comprend qu’il illumine la vie de ces bienheureux. Au surplus, les bisounours sont toujours sympathiques, parfois drôles. Leurs yeux brillent de joie. Ce sont des êtres délicieux, pleins de bonté et de gentillesse. Beaucoup d’entre eux sont d’une grande culture.

C’est pourquoi les bisounours sont souvent appelés à témoigner de leur conviction devant les journalistes ou les télévisions. L’intervention de ces hommes et de ces femmes de bonne volonté réchauffe le cœur dans ce monde où les motifs de désespérance sont si nombreux. Ils sont accueillis avec bienveillance, avec des gestes amicaux, des sourires émerveillés… Leurs auditeurs ravis se souviennent des histoires merveilleuses que leurs mères leur racontaient avant de s’endormir ! Lorsque le bisounours est un jeune adolescent, l’admiration est à son comble : les adultes, les représentants de la Nation écoutent avec délices la vérité sortir de la bouche des innocents.

 Cependant, dès que le bisounours a quitté le plateau de télévision ou la salle des débats, l’actualité reprend ses droits. Le journaliste revient sur la dernière catastrophe, le dernier attentat … Le député retourne débattre de la réforme des retraites.

La plupart des  bisounours aiment la Planète. Ils souhaitent que la Terre-mère devienne un grand jardin, où l’homme cohabite en paix avec les animaux et les plantes. Ils craignent les technologues et les savants, nouveaux Docteurs Folamour, susceptibles, par leurs monstrueuses découvertes, d’introduire dans ce monde merveilleux le désordre et la violence.

Le gaz carbonique leur fait horreur et le réchauffement climatique trouble leurs nuits. Ils préfèrent le vélo à la bagnole, symbole de pollution. Cependant, certains n’envisagent pas de renoncer aux vacances lointaines, ni de se séparer de leur téléphone mobile.

Beaucoup de bisounours se rassemblent au sein d’Organisations Non Gouvernementales (ONG). Ces associations, dont le but est de faire le bien, se disent non gouvernementales. En effet, elles agissent indépendamment des États et même consacrent une part importante de leur activité à critiquer les gouvernements qui n’en font pas assez à leur goût. Ce faisant, elles mordent la main qui les nourrit, car la quasi-totalité de ces ONG, ayant peu d’adhérents, vivent des subventions (ou des exonérations fiscales) que leur accordent ces mêmes gouvernements ! Ainsi certains  bisounours satisfont-ils  leurs aspirations généreuses avec l’argent de ceux qui ne sont pas des bisounours.

Le bisounours voit le monde à son image. L’homme est bon. Le mal n’est qu’une erreur transitoire. Le bisounours  pense, comme Jean Valjean, que l’état de nécessité justifie le vol. Il veut croire que l’assassin et le terroriste sont des malheureux opprimés qui tentent d’échapper à leur destin odieux. La prison, solution barbare, ne fait que les enfermer dans leur malheur ; un peu de miséricorde (celle des hommes ou celle de Dieu)  suffira à les remettre dans le droit chemin. Dans cette voie de la rédemption, le bisounours se rêve dans le rôle d’une nouvelle Antigone : en refusant (ou en contournant) les lois civiles, il obéit aux lois supérieures. Les désastres auxquels conduirait la généralisation de sa conduite ne le concernent pas : il ne connait que ses relations avec l’Autre. L’État, la Nation lui semblent des entités à la fois lointaines et meurtrières.

En conséquence, le bisounours donne la priorité aux lois qui protègent l’individu : c’est un soutien enthousiaste de « l’Etat de droit », au sens moderne du terme : un État où un individu est libre de préparer un attentat et ne peut être arrêté qu’après l’avoir commis. Un État qui doit accueillir tous ceux qui sont entrés sur son territoire, même illégalement, ou même qui doit aller chercher ceux qui voudraient entrer et qui n’y arrivent pas.

Partout où des hommes ou des femmes sont exploités, opprimés ou menacés, les bisounours se portent à leur soutien : ils signent des pétitions, défilent dans des manifestations pacifiques, interpellent des gouvernements trop passifs. Parfois emportés par leur générosité, aveuglés par leur bienveillance, ils se retrouvent aux côtés de dirigeants corrompus, d’extrémistes dissimulés. Mais les échecs inévitables ne les découragent pas.

Les bisounours en général n’aiment pas les dépenses d’armement. Ils invitent les gouvernements à y renoncer et à transférer ces ressources vers l’aide aux défavorisés. Quant à l’arme nucléaire, elle symbolise pour eux l’horreur du monde ; ils en devinent les effrayantes capacités destructrices, les catastrophes qui en résultent non seulement pour l’homme mais pour la planète toute entière. Les bisounours, lorsqu’ils parlent de nucléaire, deviennent des collapsologues !

Pourtant, les bisounours sont des optimistes congénitaux : ils voient le bonheur partout, le danger nulle part.

Il est vrai que, curieusement, les peuples de bisounours vivent, en général, dans des zones tranquilles et plutôt riches. On les trouve dans les beaux quartiers de la région parisienne, près des plages californiennes, dans les riches capitales scandinaves, au centre de la magnifique basilique Saint-Pierre de Rome…

Cette corrélation laisse non résolue la question de causalité : la tranquillité tient-elle à la présence de bisounours ou les bisounours sont-ils là parce qu’ils aiment le calme ?

On voit quelques rares spécimens de bisounours dans des zones plus agitées, mais ils vivent le plus souvent dans des communautés : ashrams indiens, temples bouddhistes ou shintoïstes, couvents chrétiens…

Les quelques bisounours qui vivent isolés dans les espaces dangereux sont condamnés soit au désespoir devant les malheurs qui les entourent, soit au sacrifice inutile. Les moines de Thibirine ont tenté de vivre cette vie de bonheur pacifique au milieu d’une guerre civile. Ils sont morts égorgés puis décapités. Quel sens a leur mort ?

Il est vrai cependant que certains bisounours, les plus convaincus, les plus courageux, ont donné leur vie non pour témoigner, mais pour sauver des vies humaines. Ils ne sont pas très nombreux mais leur sacrifice  illumine le monde d’aujourd’hui.

Ce monde est plein de bruit et de fureur. Un enfant n’y peut survivre que protégé par ses parents (ou par la société). Les bisounours ne peuvent survivre que si d’autres prennent le soin de les défendre et de les protéger. Les O.N.G. humanitaires ne peuvent exercer leurs bienfaits que sous la protection d’une armée, le plus souvent  française ou internationale.

Quand cette défense manque ou quand ils la refusent, ils sont impitoyablement éliminés.

Lorsque le rêve d’un bisounours est inoffensif, a fortiori quand il est au service d’autrui, on ne peut que se réjouir de cette vocation bienveillante dont ils assument les risques pour eux-mêmes[1]. Mais lorsque la naïveté désarme les bons et permet aux méchants d’exercer librement leurs méfaits, cette attitude devient dévastatrice.

Fouché (qui était tout le contraire d’un bisounours) affichait sur les murs de Paris, au lendemain de Brumaire : « Que les bons se rassurent et que les méchants s’inquiètent ! ». Les bisounours font mine d’ignorer les méchants et leur laissent libre champ pour exercer leurs dommages. Face à Hitler, à Pol Pot, aux innombrables tyrans ou assassins qui peuplent le monde d’aujourd’hui, l’expression « tous frères » (Fratelli tutti, dit le pape dans sa langue) laisse un goût amer. Au moins aux victimes !

 Au moment même où les conflits dans le monde atteignent une intensité maximale, où des tensions sociales et raciales surgissent dans tous les pays, la bonté est une qualité, la naïveté est un défaut, parfois mortel.

Inviter un peuple à désarmer, c’est tendre sa gorge aux couteaux des assassins.

Trop souvent, certains bisounours donnent le sentiment d’être prêts à sauver leur âme au prix de la vie de ceux qu’ils ont invités à rester sans défense.

Qui veut faire l’ange, fait la bête, disait Blaise Pascal.

[1] -Sauf quand, pour permettre au bisounours d’exercer son dévouement, il faut engager la vie de jeunes militaires pour le protéger ou le délivrer.

Quels sont les profiteurs de la crise sanitaire ?

Patrice Cahart
ancien directeur de la Législation fiscale
rue de Rivoli
10 octobre 2020

 

J’avais adressé au Monde une petite mise au point.
Invoquant son encombrement, il n’a pas estimé possible de la publier.
J’en fais donc bénéficier les lecteurs du site Montesquieu.

 

Le journal Le Monde a publié le 13 octobre un grand article intitulé L’épargne de la crise profite aux plus riches, dans lequel il reproche à ces « riches » de « thésauriser », et laisse planer l’éventualité d’une taxation de leur épargne présentée comme nuisible. Ces propos appellent quelques remarques de ma part.

Tout d’abord, l’épargne non investie – visée par l’article  – n’est pratiquement plus rémunérée. Comme il se doit, un compte à vue ne rapporte rien. Les taux d’intérêt des comptes sur livret ne dépassent guère 1 % avant impôt – soit, pour une personne aisée, 0,70 %. Ils sont inférieurs à l’érosion monétaire. On peut donc difficilement dire que cette épargne profite à ceux qui l’ont réalisée (sans doute d’ailleurs à titre temporaire).

Ensuite, il ne s’agit pas d’une thésaurisation. Thésauriser, c’est cacher des billets dans une lessiveuse ou sous un matelas. Ce comportement a été fréquent dans le passé. Il devient rare, surtout chez les personnes aisées. Aujourd’hui, les sommes en cause ne sont pas stérilisées mais déposées dans les banques, ce qui permet à celles-ci de les prêter à d’autres. Ce sont ces prêts qui, avec ou sans garantie de l’État, assurent la trésorerie des entreprises, si malmenée dans beaucoup de secteurs par la crise sanitaire. Ainsi, les sommes déposées en banque, bien que non investies, sont loin d’être inutiles.

Enfin – et l’article du Monde le dit lui-même – il s’agit d’une épargne forcée. Pendant des mois, il a été difficile de consommer. Encore aujourd’hui, des obstacles subsistent, et ils ont même tendance à se renforcer. Les voyages à l’étranger restent difficiles. Les opéras sont fermés dans le monde entier.

Comment en vouloir aux personnes aisées de ne pas avoir placé leur épargne nouvelle à mesure qu’elle se constituait ? On ne saurait demander aux gens d’employer leur argent à l’aveuglette. Nos gouvernants ont pour difficile mission de rétablir la visibilité – en clair, de rendre la confiance aux Français. Ils y étaient en partie parvenus à la fin du printemps. La deuxième vague du virus, et les menaces de reconfinement que l’on brandit à présent, nous ont ramenés en arrière.

La crise sanitaire a, malgré l’aide publique, appauvri ceux qui, de ce fait, ne pouvaient plus travailler, dont un grand nombre de salariés modestes. Mais elle a aussi écorné  le patrimoine des « riches », et notamment ceux qui avaient eu l’idée sympathique d’acquérir des actions françaises. En février 2020, juste avant la crise, l’indice CAC 40 atteignait 6100. Aujourd’hui, il n’est plus qu’à 4980. Perte : 18 %. Ce n’est pas rien. 18 % équivalent à une quinzaine d’années de cet ISF que certains rêvent de rétablir.

Élargissons le débat dans le temps. Le 4 septembre 2000, le CAC 40 a atteint un sommet de 6945. Aujourd’hui, nous nous trouvons à 4980. Baisse : 28 %. Vingt ans d’érosion monétaire s’y ajoutent, soit environ 27 %. La combinaison de ces deux pourcentages aboutit à une perte réelle de 44 %. Ce chiffre n’est jamais présenté. Pourtant, il en dit long.

Qui va payer pour les dix points de PIB manquants de cette année ? se demande un économiste cité par l’article du Monde. La question se pose aussi pour les quelques points qui manqueront encore l’an prochain. Pour l’heure, la réponse est : la dette publique et privée, c’est-à-dire personne. Je doute que l’endettement public de notre pays puisse redescendre de manière significative au cours des prochaines années, car cela provoquerait trop de tensions. L’important, c’est d’éviter qu’il ne continue de croître après 2021, car les acteurs des marchés internationaux de l’argent finiraient par se méfier de la France et la sanctionneraient en termes de taux.

Dans l’immédiat, je ne vois donc pas la justification d’un tour de vis fiscal. Ce serait au demeurant un mauvais signal adressé aux investisseurs étrangers, même si cette opération ne les atteint pas de façon directe.

Je signale en revanche une autre mesure fiscale qui pourrait être utile : la modulation de l’impôt sur les sociétés suivant que le bénéfice est distribué ou non. Une telle différence, qui existait naguère, inciterait les sociétés à distribuer moins et à investir plus – à condition que les perspectives d’un investissement en France apparaissent favorables. Bien entendu, les deux nouveaux taux devraient être calculés de façon que la charge globale des sociétés reste à peu près la même, car un alourdissement serait contre-productif.

Mais alors un nouveau problème surgirait. Aux États-Unis, les sociétés rachètent couramment leurs propres actions en Bourse. Cette manœuvre permet d’attribuer un dividende plus élevé à chacun des actionnaires subsistants. Elle soutient par conséquent le cours de Bourse, dont dépend dans une certaine mesure la crédibilité de l’entreprise. Cela dit, ce rachat constitue pour la société une perte de substance et, d’un point de vue économique, il est donc nocif. En Europe, par bonheur,  de tels comportements sont encore rares. Nous pourrions craindre que les sociétés françaises, ayant par hypothèse davantage de disponibilités, ne se mettent à imiter leurs consœurs américaines – surtout si les perspectives d’investissements en France sont médiocres. Alors, interdire le rachat d’actions, en complément d’une réforme des taux de l’impôt sur les sociétés ? La question vaut d’être posée.

En fin de compte, quels sont les profiteurs de la crise sanitaire ? Presque tout le monde est atteint, peu ou prou. Ne font guère exception que les livreurs de repas à domicile, qui exercent un métier pénible, et les fabricants de masques, qui ont eu le mérite de réaliser très vite une production importante. Je n’irai donc pas jusqu’à proposer une taxation particulière de leurs bénéfices, laquelle serait d’ailleurs sans doute contraire à la Constitution.

Tunnel sous la Manche, une étape dans l’élaboration du projet, 1966-1970

Par Patrice Vignial
Octobre 2020

En 1966, nous étions dans des années  d’investissements, de défis technologiques et de grands projets d’État (nucléaire civil, Concorde, plan Calcul, etc ). Le paquebot France naviguait entre Le Havre et New-York, et la France rayonnait dans le monde.

Un ancien projet de tunnel sous la Manche est alors revenu à l’ordre du jour. On en parlait depuis le début du XIXe siècle (projet d’Albert Mathieu Favier en 1801). Un accord avait été conclu à ce sujet entre Napoléon III et la reine Victoria en 1867, et une première galerie expérimentale avait été creusée en 1883. Le projet fut ensuite abandonné, face à l’opposition des militaires britanniques…

Cependant, en 1957, il est créé un Groupement d’Études pour le Tunnel sous la Manche (GETM).  Puis une étude commune franco-britannique est décidée en 1965, menée du côté français par le Ministère de l’Équipement, à la tête duquel se trouve Edgar Pisani. Ce grand commis de L’État, plus jeune préfet de France en 1944, s’était fait connaître au Ministère de l’Agriculture dans les années 1960 pour la manière dont il avait défendu les intérêts de notre pays au sein de l’Europe des Six.

A la sortie de l’École, en 1966, j’étais attiré par cette personnalité et j’avais appris qu’une petite structure était en cours de formation au Ministère de l’Équipement pour l’étude du projet de Tunnel sous la Manche. J’ai donc demandé mon affectation à ce ministère.

Je fus nommé responsable d’un service d’études économiques rattaché à la Direction des Transports Terrestre du Ministère. Ce service s’est vu confier la coordination de l’étude du Tunnel, en relation avec  le Ministère des Transports britannique.

Le travail fut effectué sous le contrôle d’une mission Interministérielle dirigée par le Ministère de l’Équipement et composée de la manière suivante :

  • Ministère de l’Équipement (Edgar Pisani)
  • Direction des Transports Terrestres (Philippe Lacarrière)
  • Ministère des finances (M. Dargenton, Inspecteur des Finances)
  • Inspection Générale des Ponts et Chaussées

Dans l’équipe que je dirigeais figuraient quelques jeunes ingénieurs des Ponts-et-Chaussées.

Du côté britannique, nos interlocuteurs appartenaient au Ministère des Transports, sous l’autorité de Mme Barbara Castle, ministre.

La question posée au départ ne portait pas uniquement sur le tunnel. On parlait à cette époque d’un « lien fixe » entre la France et la Grande Bretagne, situé à l’endroit le plus favorable (Calais – Douvres)

Trois projets se trouvaient en compétition :

-un  pont sur la Manche, défendu par quelques grandes entreprises de travaux publics

-un tunnel routier, du type Tunnel du Mont Blanc

– enfin un projet de tunnel ferroviaire.

Les deux premiers projets bénéficiaient à l’époque d’un certain avantage psychologique dans l’opinion publique et dans les milieux politiques : la route correspondait au XXe siècle et à l’automobile triomphante. Le chemin de fer était un retour au siècle précédent, selon les partisans du pont et du tunnel routier.

Le projet de pont a tout d’abord été écarté pour des raisons techniques :

                -risque de perturbation de la circulation automobile du fait de conditions atmosphériques très changeantes sur la Manche (pluie, brouillard, tempêtes)

                – risque important d’accidents avec les navires circulant sur une des zones les plus fréquentées du monde.

Il restait un choix à faire entre tunnel routier et tunnel ferroviaire. A la suite d’études que nous avons réalisées avec l’aide d’ingénieurs et experts en circulation routière et en trafic ferroviaire, nous sommes parvenus aux conclusions suivantes, portant sur un ouvrage similaire dans les deux cas, par ses dimensions et le coût de l’infrastructure :

                -dans le cas du tunnel routier, la capacité d’écoulement du trafic devait tenir compte de lourdes contraintes de sécurité de circulation et de pollution par les gaz d’échappement (vitesse limitée, distance minimale entre véhicules)

                -le tunnel ferroviaire permettait de transporter les véhicules sur des rames spécialement conçues à cet effet, circulant à une vitesse très supérieure à celle du trafic  routier ( entre 120 et 160 km) et rapidement chargeables grâce à des terminaux équipés de nombreux quais d’accès des véhicules.

La comparaison de la capacité des deux projets fut très éclairante : la capacité maximale du tunnel routier se situait autour de 800 véhicules /heure dans chaque sens .Celle du tunnel ferroviaire s’élevait à plus de 2500 véhicules/heure.

Il s’agit ici de chiffres correspondant à des automobiles. Les chiffres sont naturellement différents pour  les poids lourds, mais la différence de capacité reste la même.

Dernier avantage du tunnel ferroviaire : faire passer des trains tant de passagers que de marchandises, reliant ainsi l’Europe continentale et ses capitales avec la Grande- Bretagne. Seul le tunnel ferroviaire pouvait donc assurer un véritable lien entre la Grande Bretagne et le continent.

Ce choix effectué il restait à définir :

                le projet du tunnel proprement dit

                l’organisation de l’exploitation future

                les modalités de son financement

Concernant le tunnel lui-même , nos ingénieurs ont travaillé, en liaison avec des entreprises de travaux publics, pour aboutir au projet tel qu’il a été réalisé, c’est-à-dire deux tubes parallèles entourant un tunnel de service central, pour l’entretien et les secours éventuels. Le tunnel d’une longueur de 38 km sous la Manche, creusé dans la craie bleue du Cénomanien, relierait Coquelles (près de Calais) et Folkestone (près de Douvres), à une profondeur d’environ 40 m au- dessous du fond de la mer. Un premier appel d’offres fut lancé en 1967.

L’exploitation serait assurée par une société ad hoc, en association à parts égales entre la SNCF et British Railways.

Le financement, quant à lui, faisait l’objet d’un débat entre la partie française qui estimait que le tunnel proprement dit devait être financé par les États, alors que les Britanniques optaient pour un financement privé de l’ensemble de l’ouvrage.

Le travail préparatoire s’est déroulé sur environ deux années, entre 1966 et 1968.Des réunions avaient lieu régulièrement soit à Paris soit à Londres entre les deux équipes.

J’ai le souvenir de mon premier voyage, en wagon-lit, avec  embarquement du train en pleine nuit sur un ferry. Je percevais de ma couchette le balancement du train flottant sur l’eau… L’Angleterre était vraiment une île ! Les voyages suivants se firent en avion.

Le travail avec nos homologues anglais fut très coopératif et, je dirais, très amical. Les réunions à Christopher House, siège du ministère britannique des Transports, sur la rive droite de la Tamise, étaient extrêmement détendues, voire plus. S’il y avait un match de cricket ce jour-là, nos amis travaillaient fort peu et tout se terminait en soirées arrosées.

L’ambiance était très différente du côté français où les réunions Bd St Germain étaient toutes empreintes du sérieux de notre fonction publique. Cela dit, les représentants anglais étaient toujours prêts à temps et leurs dossiers bien préparés.

J’ai gardé aussi le souvenir d’une réunion au sommet à Paris entre Edgar  Pisani, imposant par sa stature et son autorité naturelle, et Mme Barbara Castle, rousse incendiaire et pétulante. Ce fut le choc amical mais musclé entre deux fortes personnalités, comme on n’en voyait pas souvent dans les relations internationales.

Du côté britannique, l’opinion publique restait réservée sur le projet. Nos amis insulaires y voyaient parfois une menace pour leur indépendance. Certains parlaient même d’un risque d’invasion de rats venant du continent..

Arrivant un jour à Heathrow et répondant à la question habituelle des douaniers sur l’objet de mon séjour, à savoir « A meeting concerning the Channel Tunnel Project », mon interlocuteur répondit  qu’on en parlait depuis l’époque de Napoléon et qu’il faudrait encore attendre…

Cependant, en 1971, le Groupe du Tunnel sous la Manche, formé par la Société Française du Tunnel sous la Manche et la British Channel Tunnel C°, fut désigné comme maître d’œuvre. Je quittai le Ministère cette année-là.

Mais bien sûr l’histoire n’était pas terminée :

    • en 1975, les Anglais abandonnent à nouveau le projet
    • en septembre 1981, le nouveau gouvernement français relance les pourparlers ; le projet Eurotunnel est entériné le 20 janvier 1986 par les deux gouvernements, à la suite d’une rencontre entre François Mitterrand et la reine d’Angleterre ; les travaux sont lancés en 1987 et se terminent en 1994.

Suite au financement privé voulu par les Britanniques, la société Eurotunnel se retrouve avec une dette écrasante qui menace de la mettre en faillite dans les années 2000. Le cours en Bourse s’effondre et la dette est renégociée en 2006 avec les actionnaires. La société Eurotunnel  devient bénéficiaire en 2011.

Considérations sur la Grandeur et la Décadence des Romains

Résumé d’un déjeuner-débat tenu le 25 septembre 2020 aux Caudalies  du château Smith-Haut Lafitte, près du château de La Brède
Septembre 2020

Quelle leçon en tirer aujourd’hui ?

 

Exposé introductif par Patrice Cahart

Les Considérations sont un petit ouvrage (115 pages dans mon édition), publié avec succès par Montesquieu en 1734, donc quatorze ans avant L’Esprit des Lois.

Il avait été précédé d’un autre, bien moins connu, les Réflexions sur la Monarchie Universelle en Europe. De quelle monarchie s’agissait-il ? À la fois de l’empire romain, du Saint-Empire, de celui de Charles-Quint, de la tentative de Louis XIV. L’auteur ne croyait pas au projet de paix perpétuelle de son contemporain l’abbé de Saint-Pierre, voué selon lui à aboutir à un État despotique, comme ceux qu’il décrivait. Jugeant sans doute son livre inabouti, et craignant surtout d’être accusé d’irrespect envers la mémoire du Roi-Soleil, Montesquieu a détruit tous les exemplaires de ces Réflexions, sauf un, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Les Réflexions en sont d’une certaine manière la reprise, d’une manière plus fouillée, et sur une période beaucoup plus limitée.

I/ L’explication de la décadence par Montesquieu

Notre philosophe explique surtout la décadence romaine par deux phénomènes liés, l’extension territoriale et la perte de la vertu.

La Rome primitive avait, comme Athènes et Sparte, une armée de citoyens. Quand un ennemi surgissait, les hommes laissaient leurs occupations et se mobilisaient. L’agrandissement du territoire a rendu cela impossible. Il a fallu une armée de métier, présente aux frontières, et devenue peu à peu une armée de mercenaires. Montesquieu insiste sur les promesses d’argent que les généraux, dès l’époque de Marius et de Sylla, faisaient à leurs troupes afin de s’assurer de leur fidélité. L’armée devenait l’outil du despotisme.

Quant à la vertu, sous la plume du philosophe, ce n’est pas celle des chrétiens, mais celle de Machiavel : énergie et civisme. La vertu, précise Montesquieu dans l’Esprit des lois, c’est l’amour de la patrie, c’est à dire l’amour de l’égalité. Les derniers mots, surprenants, visent bien sûr une égalité des droits et non une égalité des fortunes. Cette vertu a décliné à mesure que les frontières s’élargissaient. Comment se sentir citoyen d’un ensemble toujours plus vaste, d’une mosaïque de peuples et de villes sous la poigne d’un César ?

II/ D’autres explications de la décadence

Parmi les autres explications, assez nombreuses, des décadences impériales, je citerai d’abord  celle de Spengler, pour qui le déclin résulte de l’épuisement d’une âme. Ce n’est pas si loin de l’épuisement de la vertu dénoncé par Montesquieu – sauf que le philosophe allemand s’intéresse surtout à l’art et à la littérature, tandis  que notre auteur, malgré ses écrits de fiction, se borne, dans ses Considérations, à une réflexion politique.

Toynbee attribue le déclin des empires à une série de défis auxquels ils doivent répondre, jusqu’au jour où ils n’y parviennent plus. Là encore, nous ne sommes pas très éloignés de Montesquieu, car la plupart des défis résultent de l’extension de l’empire, et donc de la difficulté d’animer ses extrémités à partir du centre.

Oserai-je, après ces noms illustres, mentionner mon propre ouvrage [1] ? Certains empires, celui des Aztèques, celui des Incas, sont morts assassinés. Mais la plupart, à mon sens, ont été victimes de leur sclérose. Cette maladie n’est pas sans parenté avec la perte de la vertu., au sens que lui donnent Machiavel et Montesquieu.

Je citerai en dernier lieu le professeur américain Kyle Harper, pour qui le déclin de Rome s’expliquerait essentiellement par les épidémies – notamment la « peste » antonine, sous le règne de Marc-Aurèle. En ce temps de coronavirus, nous pourrions être tentés de le croire. J’ai critiqué sa thèse dans la même rubrique « Idées » du site Montesquieu. Les épidémies n’ont pu jouer, à Rome et ailleurs, qu’un rôle secondaire. L’histoire a suivi son cours.

III/ L’Europe d’aujourd’hui

À présent, l’idée de déclin fait recette. Aux États-Unis notamment, d’où le slogan de Donald Trump, Make America great again. Dans notre pays aussi : selon un sondage Ipsos, l’opinion La France est en déclin a été approuvée par 86 % des personnes interrogées en 2016. Au cours des deux années suivantes, le chiffre s’est abaissé à 69 % ou 70% (sans doute un effet Macron). Le coronavirus l’a fait remonter à 78 % en septembre 2020. Si la deuxième vague de la pandémie continuait de déferler, il retrouverait peut-être son niveau de 2016.

Cela dit, l’empire romain peut difficilement être comparé la France, en raison de son étendue et de sa diversité. Il fait plutôt songer à l’Europe actuelle, dont l’aire coïncide pour partie avec la sienne.

L’Europe des Six s’étendait du Schleswig-Holstein à la Sicile. C’était déjà le maximum de diversité que l’on pouvait se permettre. À présent, nous sommes vingt-sept. Et ce n’est pas fini. Nous ne pourrons laisser longtemps dehors la Serbie, la Bosnie, la Macédoine, le Kossovo, l’Albanie, peut-être la Moldavie. Les Six ont commis la lourde erreur de se présenter comme étant l’Europe, ce qui les a rendus incapables de résister à tous ceux qui frappaient à leur porte. Ils auraient mieux fait de dire qu’ils constituaient un simple club. Nous avons échappé de justesse à la Turquie, et qui nous assure qu’elle ne cherchera pas une place chez nous après la retraite d’Erdogan ? Qui nous dit même que la Russie n’en fera pas autant après la retraite de Poutine ?

Il n’y a pas de patriotisme européen, sauf peut-être dans certains quartiers de Bruxelles et de Luxembourg. Ni de civisme européen. Les anciens pays de l’Est ne sont venus à nous que pour décrocher des subventions, et aussi pour obtenir une sorte de garantie contre les ambitions russes. Mais de ce point de vue, l’armée américaine reste la plus crédible, et l’influence de Washington prévaudra  longtemps sur la nôtre à Varsovie ou à Budapest.

Ainsi, les phénomènes analysés par Montesquieu se sont répétés, malgré la différence des époques : trop grande étendue territoriale, et donc perte ou avortement de la vertu.

Le fédéralisme européen offre-t-il une solution ? Je crois que, dans l’ambiance actuelle, ce serait le contraire. Les habitants de divers pays se cabreraient encore plus contre la technocratie bruxelloise et ses complications.

Peut-être une génération européenne finira-t-elle par naître. Nous ne la voyons pas encore poindre. Les jeunesses de nos pays s’intéressent plutôt à ce qu’elles estiment être le modèle américain. Nous risquons d’être unifiés par l’extérieur.

Questions ou remarques des participants, et réponses de Patrice Cahart

Michel Prada : le caractère saillant de la construction européenne depuis les années cinquante est l’expression de la volonté des membres qui contraste avec le processus de conquête imposé par Rome et ses imitateurs. Je suis donc moins pessimiste quant aux effets de taille et de divergence des évolutions, même s’il faut être attentif aux limites de l’élargisssement et à l’équilibre entre la dynamique fédérale et l préservation des spécificités nationales.

La structure démocratique et vaguement confédérale de notre Europe actuelle est évidemment très différente de celle de l’empire romain. Mais les élargissements récents résultent-ils vraiment de la volonté des membres et de leurs habitants ? N’est-ce pas plutôt un effet de technostructure ? D’un point de vue culturel, en tout cas, l’Europe ne saurait être considérée comme une jeune personne. Il y a eu la Respublica christiana du Moyen Âge, dont les ressortissants étaient sans doute plus proches les uns des autres que ne le sont les Européens d’aujourd’hui. Puis le concert européen du XVIIIe siècle, dont le grand voyageur Montesquieu est l’une des plus brillantes illustrations. Et la monarchie des Habsbourgs, préfiguration de l’Union, sottement trucidée en 1919.

On retrouve dans l’histoire des deux dernières décennies européennes des phénomènes qui figuraient déjà chez Montesquieu : divergences (aboutissant  notamment au Brexit), manque de patriotisme, manque de civisme.

François Leblond : le rôle des chrétiens, dans les derniers temps de l’empire romain, a-t-il été positif ou négatif ?

Pour Gibbon, le fameux historien anglais, postérieur à Montesquieu, la décadence et la chute de Rome sont imputables aux chrétiens, qui auraient remplacé la fidélité à l’empereur par la fidélité à Dieu. À l’encontre de cette thèse, je puis citer les règnes de Constantin et de Théodose Ier, dont la grandeur est due à des chrétiens. Mais force m’est de rappeler que dans la partie occidentale de l’empire, l’Église, désespérant de la survie de Rome, est passée aux Barbares.

Michel Prada : je suis particulièrement perplexe au sujet de la jurisprudence de la Cour   Européenne des Droits de l’Homme, qui persiste à qualifier de double peine voire de triple peine des mesures qui constituent en réalité des compléments logiques. C’est ainsi qu’elle empêche l’expulsion des délinquants étrangers, au terme de leur peine de prison.

En effet. Cette Cour a notamment enjoint au Royaume-Uni de donner le droit de vote aux pensionnaires des prisons. Sa décision a provoqué l’indignation du public britannique, lequel n’a pas fait la distinction entre ce tribunal et l’union européenne. C’est une des causes du Brexit.

Jean-Paul Frouin : la décadence romaine me paraît largement due à une inaptitude aux réformes.

Je partage cette opinion. C’est une des manifestations de la sclérose. À noter toutefois qu’à la fin du IIIe siècle, Rome a su se réorganiser en deux empires, celui de l’Orient et celui de l’Occident. Mais pour l’Occident, il était déjà trop tard.

Catherine Volpilhac-Auger, professeur émérite des Universités, spécialiste de Montesquieu : je voudrais signaler trois points, sans lien entre eux. D’abord, la déclaration de Montesquieu selon laquelle la vertu est l’amour de l’égalité vaut à ses yeux pour les républiques, non pour les monarchies. Ensuite, Auguste a su réformer l’empire (à son profit, bien sûr). Enfin, pour Montesquieu, l’empire romain s’est prolongé jusqu’en 1453.   

Dont acte, pour les deux premiers points. Sur le troisième, je considère qu’à partir de Justinien, il n’y a plus d’empire romain, mais un empire byzantin, très éloigné des idéaux antiques, pétri de christianisme, et relevant d’une civilisation différente.   

[1] Nicolas Saudray, Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire, Éd. Michel de Maule, 2015

L’équilibre des pouvoirs selon Montesquieu : quelle leçon en tirer aujourd’hui ?

Résumé d’un déjeuner-débat tenu le 26 septembre 2020 place de la Bourse à Bordeaux, avec la participation d’Alain Juppé
30 septembre 2020

Exposé introductif de Patrice Cahart

Nous avons la chance de débattre avec le concours d’Alain Juppé, auteur du livre Montesquieu le Moderne, publié en poche dans la collection Tempus. Alerte, vivante, complète et néanmoins facile à lire, cette biographie suivie d’une réflexion sur l’œuvre constitue l’ouvrage de référence sur le philosophe.

I/ Que dit Montesquieu ?

Il traite des pouvoirs dans un chapitre de L’Esprit des Lois intitulé De la Constitution d’Angleterre. Quelques pages lui suffisent, alors que son livre en compte, selon mon édition, 512, et aborde mille autres sujets.

La distinction de législatif et de l’exécutif avait déjà été esquissée par Locke, une soixantaine d’années avant lui. En revanche, la mise en lumière du judiciaire est vraiment une initiative de Montesquieu. On ne saurait s’en étonner, de la part d’un homme qui avait  exercé durant une douzaine d’années les fonctions de président à mortier au parlement de Bordeaux, qui était le quatrième de sa lignée à remplir cet office, et dont le fils a été conseiller au même parlement.

À ce sujet, on me permettra de relever une petite contradiction. Montesquieu préconise l’élection des juges, pour un temps limité. Mais à un autre endroit, il approuve la vénalité des charges, gage à ses yeux de stabilité, car elle permet à ces fonctions de rester longtemps dans une même famille (dont la sienne). Cet illogisme peut s’expliquer par la démarche intellectuelle de Montesquieu, qui ne consiste pas en un discours organisé, mais saute d’un aphorisme à un autre.

Distinction des pouvoirs, séparation des pouvoirs, équilibre des pouvoirs : aucun de ces trois termes ne figure dans L’Esprit des Lois. Le troisième est celui qui correspond le mieux à sa pensée, résumée par un principe fondamental : Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir.

De manière paradoxale, cet équilibre recommandé par référence à la Grande-Bretagne ne correspondait pas à la situation que Montesquieu avait pu y observer au cours de son séjour de seize mois. Le roi, un Hanovrien ne parlant pas anglais,   ne comptait pas. Le premier ministre, chef de la majorité aux Communes, concentrait dans ses mains les deux premiers pouvoirs. Quand les Lords n’étaient pas d’accord, on en nommait une fournée, qui les rendait dociles.  Curieusement, ce système a bien fonctionné, car le vrai maître n’était pas un homme – Walpole ou un autre – mais une petite « élite » de propriétaires fonciers et de gros négociants, très conscients de l’intérêt de l’Angleterre qui se confondait plus ou moins avec le leur. C’est ainsi que l’empire britannique a été construit au détriment de la France. Par les temps de Brexit et de coronavirus que nous connaissons aujourd’hui, ce système de confusion des pouvoirs fonctionne moins bien.

II/ Quelles ont été les applications concrètes de la pensée de Montesquieu ?    

Elles ont été nombreuses. Deux d’entre elles se signalent particulièrement, mais elles relèvent d’une lecture critiquable de sa doctrine, consistant à la tirer du côté de la séparation des pouvoirs.

La Constitution américaine remonte à 1787. Les amendements des XIXe et XXe siècles n’ont pas modifié les situations respectives de pouvoirs. Les ministres sont responsables devant le seul président. Celui-ci ne peut dissoudre les Chambres. Il n’a pas l’initiative des lois. Il dispose en revanche, sur les lois votées, d’un droit de veto que les Chambres ne peuvent briser qu’à la majorité des deux tiers. De façon symétrique, les Chambres peuvent le destituer, mais seulement pour crime ou délit majeur, et il faut pour cela une majorité des deux tiers au Sénat. Cette procédure d’empêchement (impeachment) n’a abouti qu’une fois, au cours de l’histoire américaine.

De tout cela résultent des situations de blocage. Depuis une vingtaine de mois, Donald Trump ne peut plus faire grand-chose en régime intérieur, car il a perdu le contrôle de la Chambre des Représentants. D’autres présidents, dans le passé, ont connu la même difficulté. La Constitution leur garantit en revanche d’importants pouvoirs en politique extérieure.

Pour mémoire, la Constitution française de 1791 avait elle aussi organisé la séparation des pouvoirs. Les ministres n’étaient responsables que devant le roi. Louis XVI pouvait frapper les lois de son veto, mais hésitait à le faire, car à chaque fois de vives protestations s’élevaient. Il ne pouvait dissoudre l’Assemblée législative. Pour sortir de cette situation, celle-ci s’est mise à décréter d’accusation les ministres qui ne lui plaisaient pas. Comme on le sait, l’aventure s’est mal terminée.

III/ Quel équilibre des pouvoirs dans la France actuelle ?

Sur le papier, la Constitution organise un équilibre des pouvoirs. En réalité, hormis les affaires judiciaires, un seul homme décide de tout.

Ce déséquilibre est dû à la révérence du corps électoral envers les présidents de la République nouvellement élus : il s’empresse de leur donner une nette majorité à l’Assemblée. Le quinquennat n’est pas en cause. François Mitterrand, élu de justesse pour sept ans en 1981, à une faible majorité, a dissout l’Assemblée, et les électeurs lui en ont aussitôt assuré un large contrôle.

Voici mon sentiment personnel, que je ne suis pas le seul à exprimer :

¤ l’hyperprésidence est malsaine ; cette critique s’adresse, non pas aux titulaires successifs de l’emploi, mais au système qui leur offre un excès de pouvoir ;

¤ il en résulte le déluge de lois plus ou moins bâclées que nous subissons depuis quelques années ; en effet, le même homme a dans les faits l’initiative de la plupart des lois, et la faculté de les faire adopter ; à cela s’ajoute la croyance, assez répandue en France, qu’on peut régler tous les problèmes à coup de textes législatifs ;

¤ le système est même dangereux ; un tribun populiste peut bénéficier d’un engouement et être élu président ; dans la foulée, les électeurs lui accorderont le contrôle de l’Assemblée, et il sera le maître du pays pour cinq ans.

Comment parer à cela ? En instituant un délai incompressible entre l’élection du président et celle des députés ? Il faudrait à cette fin limiter le droit de dissolution, qui constitue l’un des éléments de l’équilibre des pouvoirs. Une solution plus opportune serait de rendre des pouvoirs au Sénat, réduit aujourd’hui à un rôle effacé dans la procédure législative. Mieux encore : rétablir, comme il en est question, une dose de proportionnelle pour l’élection des députés.

La France se rapprocherait ainsi de l’Allemagne, pays de proportionnelle. Ce pays est géré par des gouvernements de coalition. En conséquence, les réformes sont mûrement réfléchies et négociées, parfois durant des années. On est loin de notre précipitation et de notre fouillis. L’Allemagne a certes commis quelques erreurs, durant ces dernières années. Elles n’étaient pas dues aux institutions, mais à des courants d’opinion difficiles à maîtriser.

Veuillez excuser le caractère sommaire de ces réflexions. Il fallait laisser du temps pour la suite du débat.

Intervention d’Alain Juppé

Je commencerai par rappeler quelques traits de Montesquieu. Il était plutôt petit mais séduisant, brillant causeur, très à l’aise dans les salons, nullement austère. Tout m’intéresse, tout m’étonne, s’écrie dans les Lettres persanes son porte-parole Usbek. Keynes le considérait comme l’un des plus grands économistes, à l’égal d’Adam Smith. C’était aussi, dans une certaine mesure, un penseur social, professant que les personnes publiques ont des devoirs envers leurs administrés, notamment de les protéger de la délinquance et de défendre leur santé.

Montesquieu était foncièrement un modéré. Mais non un tiède, bien au contraire. Pour reprendre les termes de Raymond Aron (1965), il était modéré avec excès. Et conscient de sa singularité : Par un malheur attaché à la condition humaine,    a-t-il écrit, les grands hommes modérés sont rares.  

L’une des dominantes de sa pensée aura donc été son horreur du despotisme, et sa réflexion sur les pouvoirs en procède. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté. 

Le judiciaire se situe à part. Des trois puissances dont nous avons parlé, écrit Montesquieu, celle du juge est en quelque façon nulle. Elle se borne à appliquer les lois à la lettre. Conception inattendue de la part d’un parlementaire chevronné, et qui méconnaît l’importance de la jurisprudence, largement reconnue depuis lors en France comme dans les pays anglo-saxons. Il demeure que le juge fait obstacle à l’éventuel arbitraire du pouvoir exécutif, et c’est pourquoi Montesquieu l’a placé parmi les puissances.

Je considère que l’indépendance de la justice, en France, de nos jours, ne pose plus de réels problèmes. Dans la pratique, les procureurs généraux sont nommés sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature. Un éventuel article de loi sur ce sujet ne ferait que consacrer la coutume.

Revenons aux deux autres pouvoirs. J’étais partisan de la réduction du mandat présidentiel à cinq ans, et je le demeure.  Sept ans, c’est trop long.

Il faut bien mesurer les conséquences d’une réduction du nombre des parlementaires. Récemment, j’ai rencontré un citoyen qui se plaignait que son député ne lui ait accordé audience qu’avec un délai de quinze jours. Si l’on réduisait l’effectif de l’Assemblée, les délais ne pourraient que s’allonger.

Doit-on introduire une dose de proportionnelle dans l’élection des députés ? Il conviendrait d’étudier de près la suggestion de Jean-Louis Bourlanges, inspirée du mode de scrutin en vigueur pour les communes de 1000 habitants et plus. La liste arrivée en tête gagne la moitié des sièges. C’est sa « prime ». En plus, elle reçoit sa part des autres sièges, au prorata des suffrages exprimés (après élimination des listes qui ont recueilli moins de 5 %). Mais la transposition de cette formule aux élections de députés nécessiterait sans doute un retour au cadre  départemental, lequel présente l’inconvénient d’éloigner l’élu de l’électeur.

Ces réflexions intéressantes ne sauraient cacher une réalité : nous vivons une crise de la démocratie. Les dernières élections législatives partielles ont été marquées par 80 % d’abstentions ! Les mouvements d’opinion ont tendance à se manifester en dehors du cadre institutionnel.

Questions des participants, réponses d’Alain Juppé

Que pensez-vous des Gilets jaunes ?

Le mouvement s’étiole, le problème demeure. Il faut s’en occuper. Nous avons notamment deux jeunesses, l’une voyageuse et à l’aise dans la mondialisation, l’autre laissée au bord de la route. Nous devons faire en sorte que cette deuxième jeunesse, ainsi que les autres éléments de la population tentés par le mouvement des Gilets Jaunes, se sentent vraiment représentés par le système.

En région parisienne, tout spécialement, le « mille-feuilles » fait obstacle à la prise de conscience citoyenne. Ailleurs, il avait été question de remplacer les départements par les régions. Mais les régions issues de la récente réforme, notamment la Nouvelle Aquitaine, sont trop étendues pour jouer ce rôle.

Tout ce qui rapprochera l’électeur de l’élu ira dans le bon sens.

Que pensez-vous du Sénat ?         

Il n’est pas inutile. Son rôle consiste notamment à nettoyer ou à clarifier des textes votés trop vite par l’Assemblée. Cela dit, il lui est difficile de faire passer ses idées. À noter que lors du tout récent renouvellement, 66 % des sièges ont été attribués à la proportionnelle.

Je dois également mentionner le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE). Une loi organique en cours d’adoption élargit sa composition, prévoit sa saisine par des pétitions de citoyens et lui permet d’organiser des consultations publiques auprès de citoyens tirés au sort. Affaire à suivre.

Que pensez-vous de la décision, prise par le gouvernement et non par une autorité locale, de fermer les restaurants et les bars de Marseille, pour cause de coronavirus ?

Une décision impopulaire est plus facile à prendre par le gouvernement que par le couple maire-préfet.

Que pensez-vous de l’inflation législative ?

Montesquieu a donné la réponse. Quand il n’est pas nécessaire de faire une loi, il est nécessaire de ne pas en faire.    

Voyage de la Promotion Montesquieu de l’ENA à La Brède et Bordeaux

Par Jean-Paul Frouin
Les 25 et 26 septembre 2020

En 1966, le choix de Montesquieu comme parrain de notre promotion s’était fait de manière très consensuelle. L’impertinence et l’humour des Lettres persanes, la sagesse des Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, le talent du juriste et du sociologue de L’esprit des lois, le bon sens et l’à-propos des Pensées, tout dans l’œuvre du grand philosophe nous avait paru plaider pour un patronage que nos parcours divers dans l’administration ou en dehors d’elle, ne nous ont jamais fait regretter. C’est si vrai que devait germer en 2019 l’idée d’un pèlerinage à La Brède et à Bordeaux, là même où naquit, vécut, médita, travailla et écrivit notre illustre parrain. C’est ce voyage de deux journées les 25 et 26 septembre 2020 qui est ici relaté et qui a permis de réunir une douzaine d’entre nous, accompagnés pour certains de leurs conjointes, effectif assez honnête alors qu’il s’agissait de faire se déplacer à partir de différents points de l’hexagone et dans un contexte sanitaire particulièrement contraignant, des retraités sortis de l’école … il y a 54 ans !

LE CHÂTEAU DE LA BREDE

Notre voyage allait commencer par une halte gastronomique et œnologique à Martillac, en plein cœur de la région de Pessac Léognan, au domaine de Smith Haut-Lafitte où nous fumes rejoints par Madame Catherine Volpilhac-Auger, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, présidente de la Société Montesquieu et spécialiste universellement reconnue de la vie et de l’œuvre de l’écrivain. Elle était accompagnée de M. Alain Rieu, ancien conservateur régional des monuments historiques d’Aquitaine, sans aucun doute le meilleur connaisseur du patrimoine bâti de la Brède et des travaux qui y sont menés. Ils se révélèrent bien évidemment, l’un et l’autre, des guides avertis et passionnants. Le déjeuner fut aussi l’occasion d’un débat sur les Considérations….introduit par un exposé de Patrice Cahart et suivi d’une discussion dont on retrouvera le contenu sur notre site Montesquieu.

La Brède est une imposante bâtisse d’allure médiévale, construite sur l’emplacement d’une motte féodale et  qui, comme beaucoup d’autres en Guyenne et en Gascogne, a connu bien des transformations au fil des péripéties d’une région où l’histoire n’a pas été avare de rebondissements.

Mais sa célébrité est bien entendu intimement liée à la personne de Charles-Louis de Secondat qui y naquit le 18 janvier 1689 et devint baron de Montesquieu lorsqu’en 1716 son oncle lui céda par testament son nom, son titre et sa charge de président à mortier. Dans l’intervalle, le futur philosophe vécut sa prime jeunesse à La Brède dans la propriété familiale avant de partir à l’âge de 11 ans faire ses humanités chez les oratoriens au célèbre collège de Juilly près de Paris, où il se révéla très brillant sujet.

De retour à Bordeaux pour ses études de droit, il restera toujours très attaché à sa contrée d’origine et notamment à la propriété de son enfance dont il hérita à la mort de son père en 1713, avant de se marier deux ans plus tard avec une protestante, nonobstant les dispositions résultant de la révocation de l’édit de Nantes quelque 28 ans plus tôt. Mais selon une fiction bien établie, nous assura Madame Volpilhac, cela ne pouvait pas faire problème puisqu’il était convenu qu’il n’y avait plus de prétendus réformés dans le royaume.

S’il résida beaucoup à Paris entre 1716 et 1725 (Les Lettres persanes sont publiées anonymement en 1721) et s’il y fut très lancé dans tous les salons à la mode, il revint à Bordeaux en 1725 pour se défaire de sa charge de président à 36 ans. Il va alors beaucoup voyager à travers l’Europe, en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, tous pays où il rencontrera un grand nombre d’intellectuels et de responsables politiques, autant d’expériences qui nourriront sa grande œuvre à venir, mais aussi autant de contacts qui démontrent abondamment son goût prononcé pour les affaires étrangères et  incontestablement ses regrets de n’être pas entré dans la Carrière.

Jusqu’à sa mort à Paris, le 10 février 1755, Montesquieu fera de très fréquents, très longs et très actifs séjours dans son château, notamment pour y retrouver l’important fonds documentaire qui s’y trouvait réuni et pour y travailler. C’est bien évidemment ce sur quoi notre curiosité était le plus éveillée.

 Et qu’avons-nous retenu de cette visite ?

1.- Montesquieu, un seigneur en son domaine et un véritable entrepreneur.

Aussi longs et fréquents qu’aient été ses séjours, et aussi archaïque qu’ait été son logis,  le philosophe a peu modifié l’architecture de cette austère bâtisse. L’ensemble assez composite donnait (et donne encore) l’image d’une maison forte, entourée de douves, précédée d’un pont-levis devenu pont dormant, aux murailles épaisses dont l’élévation n’enlève rien à son caractère massif, plus puissant et plus grandiose et austère que beau et aimable. En bref, plus près du sévère Combourg de Chateaubriand que de la confortable maison de Voltaire à Ferney. Ajoutons que la propriété de Montesquieu se trouvait dans une zone de marais (une brède), entourée de forêts heureusement agrémentée de vastes vignobles, et nous aurons compris que s’il aimait profondément sa terre, ce n’était pas un lieu de villégiature comme nous l’entendons aujourd’hui.

Mais avant tout, avons-nous appris, Montesquieu s’attacha à y faire prévaloir constamment ses droits, comme à accomplir ses devoirs seigneuriaux. Ses démêlés avec le puissant intendant Claude Boucher ne pouvaient laisser indifférents notre groupe d’anciens fonctionnaires. C’est ainsi qu’il imposa à l’administration royale sa décision d’exercer lui-même la maîtrise d’ouvrage des travaux de voirie dans le ressort de ses domaines, même si au final, les intervenants sur le terrain étaient les mêmes paysans au nom de la « corvée royale ». Mais il était maître chez lui.

De même, et cela est beaucoup plus intéressant, il se trouva en conflit ouvert avec l’intendant à qui il réclamait la possibilité d’augmenter ses surfaces complantées en vigne, au motif que le sol s’y prêtait mieux que la culture des céréales préconisée par l’administration afin d’assurer l’autonomie nourricière de la région. Dans une approche voisine de celle de Turgot quelques années plus tard, Montesquieu défendait l’idée qu’il valait mieux valoriser les meilleures aptitudes locales et faire ensuite librement circuler les produits. Ce point de vue était assez original pour être souligné. Il montre aussi l’intérêt constant que le philosophe portait à l’économie comme on le verra lorsqu’il affirmera, avec le déclin d’une Espagne thésaurisatrice à l’appui de sa démonstration, que la vraie richesse se trouve dans la production et les échanges.

Toujours dans le même esprit, Montesquieu fit édifier des bâtiments agricoles résolument modernes et « hygiénistes » dont l’architecture affirme clairement l’objectif poursuivi et qui ont été préservés jusqu’à nous, au point de faire l’objet de prochains travaux de restauration et de mise en valeur par la Fondation propriétaire du domaine. Si la culture du ver à soie ne semble pas avoir été couronnée de succès, en revanche l’implication de Montesquieu dans les activités viti-vinicoles illustre bien ses racines bordelaises (comme c’était d’ailleurs le cas pour nombre de parlementaires aquitains). Son enfance heureuse avait été fortement marquée par un père qui lui avait appris tous les secrets de la viticulture. Il manifestera toujours un sens concret de l’économie, de l’entreprise et du commerce. Il est piquant de relever, comme l’ont fait nos savants  interlocuteurs, que tout en se livrant aux profondes spéculations que nous connaissons, Charles de Secondat suivait avec un soin extrême l’activité de ses terres viticoles, à savoir les 12 hectares de vignes de La Brède, et celles, plus importantes, venues de sa femme à Rochemorin, près de Martillac. Il prêtait également la plus grande attention à la vente de ses barriques, notamment à Londres, sans hésiter à user de ses importantes relations oute-Manche et en Hollande pour en favoriser l’écoulement.

Nos hôtes nous ont également appris que si à Paris les salons de la marquise de Tencin ou de Madame du Deffand lui permettaient aux côtés de Jean d’Alembert de briller et de mener avec l’accent gascon qu’il n’avait jamais perdu, une conversation à l’intelligence, au charme et à l’humour inégalés, dès son retour à La Brède il avait avec son homme d’affaires, le bordelais Latapie qui fut son ami intime, des échanges où la bonne humeur le disputait à la technicité des sujets abordés.

2.- La Brède, un lieu de méditation et de travail.

Dès notre visite dans le parc du château, outre la beauté du site champêtre et forestier, nous avons admiré les aménagements réalisés par Montesquieu notamment à son retour d’Angleterre. Dans un domaine qui, du moins dans sa dimension d’agrément, n’était pas très grand, le philosophe fit aménager des perspectives «  à l’anglaise », des parterres et des bosquets. Mais surtout il fit compartimenter le terrain en charmilles qui permettaient d’effectuer sur une faible superficie des promenades  faisant oublier l’austère bâtisse. Bien qu’il n’ y ait rien de rousseauiste dans son comportement, il nous a été indiqué que le propriétaire avait aménagé ces lieux à dessein pour favoriser la méditation du promeneur solitaire. Ils ont été magnifiquement restaurés par la Fondation selon des plans retrouvés de la main de Montesquieu.

Cette impression de gravité et de travail est encore plus prégnante à l’intérieur du château. Sans le moindre fétichisme, nous avons néanmoins parcouru avec émotion de sobres salons et surtout la sévère chambre du philosophe récemment restaurée avec grand soin et une discrétion respectueuse, et nous avons noté que tout dans la vie de La Brède était conçu autour de l’organisation du travail de l’écrivain, travail de lecture, d’écriture, de dictée à sa fille Denise et à ses nombreux secrétaires.

En réalité, nous avons comme senti la présence de trois personnages distincts et complémentaires: le puissant parlementaire et académicien se rendant à Bordeaux, le seigneur entiché de productivité agricole dans son domaine de La Brède et le penseur reclus dans sa chambre et dans sa bibliothèque, comme Montaigne dans sa tour,  et attaché à une tâche immense de réflexion et d’écriture.

Cette dernière impression est encore présente dans la grande bibliothèque, bien qu’elle soit vidée de son contenu. Cette belle et vaste salle ornée de fresques médiévales et chevaleresques, était jusque dans les années 1990 tapissée d’armoires contenant une bibliothèque extrêmement variée. Nos hôtes nous ont ainsi montré, documents à l’appui, que Montesquieu, loin de s’enfermer dans les thèmes où la postérité l’a cantonné, était un esprit d’une grande curiosité, digne de l’équipe pluridisciplinaire de la grande encyclopédie à laquelle il apporta d’ailleurs son concours. En fait, tout l’intéressait, de la géométrie à la botanique, des phénomènes physiques et climatiques à la biologie et la médecine. En font d’ailleurs foi les très nombreuses communications qu’il présenta à l’Académie bordelaise.

Il est tout aussi vrai que ce château a perdu un peu de son âme avec le départ de sa bibliothèque. Mais les décisions prises par ses propriétaires successifs nous ont été expliquées. Elles se sont révélées courageuses, bienvenues pour l’inventaire et la conservation des ouvrages, et fructueuses pour la recherche historique et littéraire.

En effet, le château était resté sans discontinuer dans la famille qui y fit faire d’importants travaux de modernisation intérieure par le grand architecte Abadie au XIX ème siècle, jusqu’à sa dévolution à Madame Jacqueline de Chabannes. Celle-ci n’ayant pas de descendance, pas plus que son frère, décida de créer dans les années 1995, une Fondation reconnue d’utilité publique qui serait désormais le dépositaire de ces lieux de mémoire. S’agissant du fonds documentaire, dès 1889, année du bicentenaire de la naissance de Montesquieu, son arrière petit-fils, prénommé Charles également, s’était, dans un geste courageux et riche de promesse, séparé de plusieurs centaines de documents totalement inédits et auxquels les chercheurs et admirateurs du philosophe n’avaient nullement accès. Ce fut une première révolution dans l’approche du travail de l’écrivain. Un siècle plus tard, parallèlement à la création de sa Fondation, Madame de Chabannes fit don à l’Etat de l’immense fonds d’ouvrages que contenait le château, avec l’obligation de les voir abriter dans les meilleures conditions de sécurité et de conservation à la Bibliothèque de Bordeaux.

C’était ainsi que se dessinait la deuxième étape de notre pèlerinage.

LE FONDS MONTESQUIEU A BORDEAUX

La matinée du 26 septembre était consacrée à la Bibliothèque de Bordeaux où nous accueillit avec érudition et courtoisie son Directeur général, M. Nicolas Galaud. Notre camarade Alain Juppé, ancien Premier ministre et maire de Bordeaux, s’était joint à nous pour passer cette matinée studieuse et passionnante, pour partager notre déjeuner dans les beaux locaux de la Place de la Bourse construits par Gabriel et pour participer au débat introduit par Patrice Cahart sur le thème de l’équilibre des pouvoirs. L’exposé de Patrice fut suivi d’une longue intervention  d’Alain Juppé, auteur d’un très intéressant Montesquieu le moderne. Ces deux interventions sont reproduites par ailleurs sur notre site Montesquieu.

La grande bibliothèque de Bordeaux inaugurée en 1991 dans le cadre de la rénovation du quartier de Mériadeck constitue un exemple remarquable d’architecture contemporaine en verre et aurait mérité une visite extérieure détaillée …si le mauvais temps ne s’y était pas montré peu favorable. Si elle ne conserve pas le manuscrit de l’Esprit des Lois qui se trouve à la BN à Paris, en revanche la bibliothèque de Bordeaux dispose d’un fonds considérable d’ouvrages et de manuscrits, provenant essentiellement des initiatives prises par les descendants en 1889 et en 1995, évoquées à l’occasion de la visite de La Brède. Nous avons ainsi bénéficié pendant près de trois heures de la présentation d’une sélection très judicieusement choisie et commentée par deux jeunes chartistes, chargés du fonds ancien, Madame Clotilde Angleys et M. Matthieu Gerbault, notamment autour des deux thèmes que nous avions suggéré, à savoir les Considérations sur les Romains…et la méthode de travail de l’écrivain. 

Qu’en avons-nous retenu? Un auteur extraordinairement prolifique, une métode de travail très élaborée, un monde de l’édition très particulier à la veille de la Révolution.

1.- Un auteur prolifique et à l’appétit intellectuel sans limite.

La bibliothèque de Montesquieu a toujours été considérée comme un joyau de bibliophilie, ne serait-ce que parce qu’elle est une des seules bibliothèques d’écrivain du XVIIIème siècle qui nous soit parvenue, contenant à la fois ce qu’il écrivait et ce qu’il lisait. En effet, notre auteur a beaucoup acheté de livres pour la rédaction de ses oeuvres et pour la préparation de ses nombreux voyages à l’étranger. De plus, comme nous l’avons déjà noté à La Brède, son immense curiosité et sa propension à beaucoup communiquer à l’Académie de Bordeaux, l’a conduit à travailler sur de nombreux thèmes de sciences naturelles, de médecine, de physique, de biologie, de géophysique…

Si l’on connait évidemment les grands titres qui ont fait la gloire du philosophe (Les lettres persanes, L’esprit des lois, Les considérations sur les Romains) on est parfois moins conscient du caractère foisonnant de sa production, ne serait-ce que les 250 pages de Mes pensées dont le bon sens, l’humour et la sagesse rendent la lecture délicieuse ou ses innombrables communications à l’Académie de Bordeaux. D’autres ouvrages sont encore moins connus, comme les Réflexions sur la monarchie universelle en Europe dont nous avons pu feuilleter avec émotion un exemplaire de l’édition princeps conservée par l’auteur, mais qui ne fut jamais diffusée de son vivant, tant l’inquiétaient les réactions que pourrait susciter un ouvrage qui ne fut publié que cent ans après sa mort. Tout au long de cette matinée, nous eumes donc le loisir de toucher physiquement, de compulser ce qui constitue le coeur même de l’oeuvre magistrale.

Son immensité est telle qu’il suffit d’indiquer que la nouvelle édition complète, dirigée par  notre hôte de La Brède, Madame Catherine Volpilhac-Auger, compte …pas moins de 22 volumes. Nos camarades pourront également se reporter au Dictionnaire Montesquieu dirigé par cette même professeur à l’Ecole normale supérieure et qui permet une approche de l’oeuvre et des idées de notre illustre parrain.

2.- Une méthode de travail très élaborée.

Nous avions été frappés à La Brède par l’atmosphère austère et laborieuse des lieux et par l’organisation des locaux qui entre la chambre de l’auteur, celle de sa fille Denise, fidèle collaboratrice, les pièces de travail de ses secrétaires, et l’immense bibliothèque, était à l’évidence consacrée à la réflexion, à la dictée et à l’écriture.

Le Fonds de la bibliothèque de Bordeaux conforte le visiteur dans cette impression d’un travail parfaitement ordonné, et l’on en a mille preuves: le catalogue de la bibliothèque révèle l’énorme stock documentaire dont disposait l’écrivain à portée de la main et l’on a trace de ce que la tâche était répartie avec un jeu de lettres majuscules entre les différents collaborateurs. Notre émotion ne fut pas mince d’avoir également sous les yeux ces volumes reliès dans lesquels Montesquieu regroupait des textes qui l’intéressaient, y compris des coupures de presse, et qui pourraient servir à de futurs travaux, comme le ferait aujourd’hui un étudiant un peu organisé (…mais qui a la chance de disposer d’un ordinateur et de méthodes de classement!) ou un journaliste de quelque talent.

Dans sa remarquable préface à l’édition des Oeuvres de Montesquieu dont nous fîmes réaliser un tirage à part aux éditions du Seuil, lors du choix de notre nom de promotion, le doyen Georges Vedel s’interrogeait avec malice sur la propension de l’auteur à amasser des matériaux et à les réunir parfois de façon mal ordonnée au risque de ne pas construire « un édifice » et d’encourir une note moyenne devant un jury de thèse en faculté de droit où ses professeurs lui reprocheraient une « érudition compilatoire » de « boeuf de labour ». Mais le célèbre doyen se reprend aussitôt pour écrire que « ces défauts de composition, cette prestidigitation intellectuelle, se trouvent abolies, que dis-je? transfigurées, transcendées par le génie. Par le génie de l’écriture, et par le génie de la découverte ».

3.- Montesquieu et l’édition de ses œuvres.

L’approche des œuvres de Montesquieu conservées à Bordeaux nous a fait toucher du doigt les problèmes rencontrés à son époque par les auteurs, du fait notamment de la censure. Les Lettres persanes furent publiées anonymement en 1721 à Amsterdam, même si le nom de l’auteur semble avoir été un secret de Polichinelle. Les Considérations…parurent anonymement à Amsterdam chez Jean Desbordes, en 1734. Nous avons eu entre les mains la première édition de L’esprit des lois paru à Genève chez Barillot à la fin de 1748. Au contraire, à la même époque, Montesquieu achetait à Londres des ouvrages édités localement sans recours à des imprimeries-refuges, comme en fait foi l’exemplaire des œuvres de Swift édité à Londres que nos chartistes nous ont malicieusement présenté.

Outre la frustration intellectuelle que pouvait constituer cette situation, nos bibliothécaires bordelais nous ont montré que les problèmes étaient de ce fait vite compliqués. Une première édition devait tourner autour d’un millier d’exemplaires, mais la correction des nouvelles éditions n’était pas chose facile. Par ailleurs, si l’auteur n’était pas intéressé au tirage, puisqu’il se défaisait en quelque sorte de son œuvre en en vendant le manuscrit, les contre-façons étaient fréquentes lorsque l’ouvrage avait quelque succès. Nos chartistes ont ainsi exhumé pour nous quelques tirages frauduleux, diffusés au détriment des éditeurs …et des écrivains puisque la législation sur les droits d’auteur n’était pas encore en vigueur.

Cette matinée de découverte bibliographique était une heureuse introduction au déjeuner partagé avec nos hôtes et avec Alain Juppé. Il en est rendu compte par ailleurs.

***

Notre visite à La Brède et à Bordeaux a été studieuse et passionnante, grâce à l’hospitalité de la Fondation Jacqueline de Chabannes, grâce à l’érudition de Madame Volpilhac et de M. Rieu, grâce enfin au savoir de M. Galaud et de ses jeunes collaborateurs.

Mais surtout, nos deux déjeuners tout comme les visites organisées au cours de ces journées ont  montré que dans l’esprit lumineux et modéré de Montesquieu, les liens sont restés forts entre des camarades de promotion sans considération de temps ou de carrière. Sans doute notre parrain nous avait-il heureusement inspirés.

Vagabondage de Bordeaux à Saint-Émilion

Par Nicolas Saudray
18 octobre 2020

          En marge du pèlerinage de promotion à Bordeaux et La Brède, raconté sous cette même rubrique par Jean-Paul Frouin, je me suis permis quelques divagations.

         Bordeaux au petit bonheur

         D’autres que moi ont parlé de la métropole girondine bien mieux que je ne saurais le faire. Il y faut d’ailleurs tout un livre [1]. Qu’on me pardonne ces impressions de badaud.

         Je n’avais pas remis les pieds à Bordeaux, honte à moi, depuis une quarantaine d’années, et j’en avais gardé le souvenir d’une ville assez noire. Quel changement !  Vue du pont de Pierre, la façade opulente voulue par l’intendant Tourny allonge au bord du fleuve son harmonie de pierre blonde. Les pointes et les clochers sont toujours là, enfin mis en valeur : Saint-Michel, la porte de Cailhau, le tour Pey-Berland, les flèches de la cathédrale Saint-André… Malheureusement, ici comme ailleurs, quelques hauts immeubles ont réussi à se glisser à l’arrière-plan. Ils ont été acceptés sous prétexte de modernité. Et aujourd’hui, leur consommation d’énergie leur est reprochée.

          Saint-Michel et Saint-André ont en commun d’avoir un clocher principal séparé de la nef. Pourquoi cette pratique ? Je ne trouve pas l’explication. Mais les exemples sont multiples, y compris la tour penchée de Pise. Celle de Saint-Michel, avec ses 114 mètres, est le plus haut clocher de France après celui de Strasbourg. J’entends dire que le quartier est devenu mal famé, qu’on y vend de la drogue. Pour l’heure, aucune trace. Puis j’essaie de monter à la tour Pey-Berland (du nom d’un archevêque) qui flanque la cathédrale. Interdite pour cause de coronavirus ! Je me console en contemplant les flèches qui surmontent l’extrémité nord du transept. Force est de constater qu’elles donnent à l’édifice une vigueur que n’ont pas tout à fait, malgré leur taille bien supérieure, les grands vaisseaux gothiques jamais achevés de la France septentrionale – Amiens, Reims… Cela plaide pour que l’on rebâtisse, comme il en est question, la deuxième flèche de la basilique de Saint-Denis. Et à Notre-Dame de Paris, pourquoi ne pas profiter du très regrettable incendie pour mettre en place les deux flèches que les bâtisseurs médiévaux avaient prévues ? Je m’arrête avant que les protestations ne fusent.

         Passons à un monument plus récent. Durant mes précédents passages, je n’avais accordé qu’une attention distraite à la colonne érigée en mémoire des Girondins, devant l’esplanade des Quinconces. Merveille ! Tout a été restauré et remis en place. Deux quadriges de bronze s’ébrouent dans un nuage de gouttelettes d’eau, de part et d’autre de la colonne ; donc huit chevaux, piaffants, un peu étranges avec leurs sabots en forme de griffes. Des personnages idylliques, la République, la Concorde, la Fraternité, conduisent ces attelages. Seraient-ce les âmes des Girondins martyrs ? Autour d’elles se tordent, on ne sait trop pourquoi, des serpents. D’autres créatures de métal, le Mensonge, l’Ignorance, le Vice, ont été culbutées dans le bassin. Seraient-ce les Montagnards ?  Les noms des maîtres de la fin du XIXe siècle qui ont créé cette féerie nautique sont presque inconnus : Achille Dumilâtre, Félix Charpentier.

         Ce grand théâtre de bronze fait partie d’une série involontaire de trois chefs d’œuvre. À Paris, la fontaine des Quatre Parties du Monde achève en beauté l’avenue de l’Observatoire : quatre statues féminines de Carpeaux, surmontant  quatre chevaux de Frémiet. À Lyon, le quadrige de Bartholdi, qui occupait le centre de la place des Terreaux, a été malencontreusement poussé de côté, mais conserve de la majesté. Ironie de l’histoire, il avait d’abord été proposé à la Ville de Bordeaux, qui l’avait trouvé trop cher et s’était rabattue sur l’actuel  monument girondin. Celui-ci n’est sans doute pas le plus harmonieux du trio, mais certainement le plus puissant, puisqu’il porte deux quadriges.

          Après cette orgie de bronze aquatique, j’erre le soir dans le vieux Bordeaux, rue du Cerf Volant, rue des Bahutiers, cours du Chapeau-Rouge, rue du Palais de l’Ombrière. Et bien sûr, rue Esprit-des-Lois. …La maison de l’épouse de Montesquieu, Jeanne de Lartigue, se cache quelque part, signalée dans les Guides, difficile à identifier. Une comparaison me vient à l’esprit. À Paris, le Marais renferme des monuments sublimes, mais les fausses notes n’y manquent pas. Le vieux Bordeaux est bien plus homogène, en sa robe d’un chaude couleur ocrée.

          Reste à évoquer quelques réalisations contemporaines. Par honnêteté, je ne puis éviter de dire un mot du bâtiment du tribunal judiciaire (ex-tribunal de grande instance). Précisons tout de suite que ce n’est pas très grave, car cet édifice futuriste ne se situe pas en plein centre, et se voit peu de loin.

         Il se dresse en bordure du quartier de Mériadek, ainsi appelé en souvenir de l’archevêque Mériadec de Rohan, et autrefois hanté, d’après les romans de Mauriac, par des femmes de mauvaise vie. Les maison louches ont été rasées, remplacées par des constructions modernes plus ou moins réussies. Seul vestige d’un passé tumultueux : les deux grosses tours rondes du fort du Hâ, autrement dit du Requin, bâti après la guerre de Cent Ans pour tenir en respect cette cité frondeuse, et pour dissuader les Anglais de la reprendre. Plus tard, le fort du Hâ devient une prison, avec, parmi ses dernières pensionnaires, Marie Besnard, l’empoisonneuse de Loudun. Puis il est intégré à l’École nationale de la Magistrature, bâtie par Guillaume Gillet. Jusque-là, tout va bien.

        Or voici que la construction d’un nouveau bâtiment judiciaire est confiée à Richard Rogers (futur baron Rogers of Riverside). Il compte à son actif quelques réalisations intéressantes en Grande-Bretagne, et c’est l’architecte du centre Beaubourg, avec Renzo Piano. Je tiens Beaubourg pour acceptable, à condition de le transporter loin du centre de Paris, où il jure avec Notre-Dame et le Louvre, et de fermer les yeux sur sa consommation d’énergie. Je serai moins indulgent  envers le nouvel édifice bordelais, inauguré en 1998. Il est littéralement collé à l’une des tours du fort du Hâ, ainsi défigurée. Ses grands vitrages sont censés évoquer la transparence de la justice. Mais que voit-on à l’intérieur ? D’énormes structures en forme de bétonneuses.

         Mieux maîtrisée, l’architecture moderniste de la Cité du Vin ne risque pas de nuire au Vieux Bordeaux, car elle se dresse au nord de la ville, dans le quartier de Bacalan (la Morue). Mais j’ai eu tort de la visiter un samedi, jour d’affluence. Je n’ai donc pu bénéficier de l’abondante information interactive. Et l’étroitesse des passages est gênante.

          Plus loin dans Bacalan, en une zone déshéritée, se trouve l’ancienne base sous-marine allemande, puissante forteresse de béton, à peine écornée par les bombardements de 1944. On a eu l’heureuse idée, récemment, de la convertir en en lieu de spectacles, appelés à changer suivant les saisons. Cette fois, l’affluence ne saurait nuire, vu les dimensions du théâtre. Un sous-marin en 3 D s’avance vers les spectateurs, disparaît par enchantement. Puis les scénaristes du groupe Culturespaces projettent sur les murs et les sols des vastes halles des agrandissements de toiles de Paul Klee, d’Egon Schiele et surtout de Gustav Klimt. Il y en a partout, qui se poursuivent, se croisent, cabriolent, reviennent. Assis sur des gradins, des spectateurs ébahis voient déferler sur eux cette tempête multicolore. Des enfants se roulent sur les fleurs des peintres. Klimt aurait sauté de joie, en voyant ses rêves réalisés avec des moyens qu’il n’imaginait pas. Une grande réussite.

          Rêveuse Libourne

         De Bordeaux, la route traverse l’Entre-deux-Mers. Deux mers ? Eh oui, ce sont la Garonne et la Dordogne, presque aussi larges l’une que l’autre, et toutes deux bien jaunes en cette fin de septembre. Sans approcher la qualité des grands crus qui m’attendent, ce terroir produit d’estimables vins blancs secs.

         Étirée sur sa rive dordognote, Libourne, aimable sous-préfecture, rêve qu’elle est un petit Bordeaux. Ses bâtiments étagés et ses clochers donnent quelques minutes d’illusion.

         Libourne attend le mascaret, cette vague impérieuse provoquée par une grande marée. Les champions locaux la chevaucheront. Mais ce matin, le mascaret se fait désirer.

           Saint-Émilion l’extraordinaire

         Passé Libourne, la route s’infiltre dans les fameuses vignes de Pomerol puis grimpe à la butte de Saint-Émilion. Une colline qui, en ce pays plat,  prend une grande importance, et offre des vues de tous côtés. C’était au Moyen-Âge une des principales places-fortes de la Guyenne.

          Je ne suis pas venu pour une dégustation, car mon palais de Normand, enfant du cidre, n’est pas assez éduqué. Je suis venu pour le site et l’architecture.

         Un grand pan de mur gothique m’accueille, dressé dans le vide. C’est le reste de l’église des Dominicains, qui était presque achevée à la veille de la guerre de Cent Ans. Les religieux ont dû se réfugier derrière les remparts. Toutes les constructions qui s’étaient aventurées hors les murs ont été détruites, définitivement. Des vignes les remplacent.

          L’entrée principale du bourg fortifié réserve une autre surprise : le rempart est percé de jolies baies à colonnettes. Le palais Cardinal, me dit-on. Je cherche vainement le nom de cette Éminence. D’après les spécialistes, on se hâtait, à chaque approche d’une guerre, d’occulter les ouvertures au moyen de vantaux de bois.

         Ruinés, les remparts en imposent encore. Ils renferment force vieilles maisons, couvents et chapelles, plus un donjon et quelques pieds de vignes (insignifiants au regard de ceux qui couvrent une vaste étendue de campagne). Tiens, un figuier ! Tiens, des bananiers en pleine terre ! La ville haute, en forme de pince, enserre la ville basse.

       Le plus curieux, dans cette petite cité inscrite au patrimoine mondial, c’est l’église dite monolithe qui en forme le cœur, et qu’on pourrait aussi bien appeler troglodyte. À l’origine, il y avait là, au creux du vallon, des grottes creusées dans le calcaire jaune local, habitées par des hommes du paléolithique supérieur. Émilion, ermite breton, a pris le relais. Puis l’on a foré la nef actuelle. Le tout a été coiffé d’un haut clocher du XVe siècle, en maçonnerie classique, mais prolongeant la falaise vers le haut. Jailli de la roche, visible de tout le pays, c’est le phare d’une culture infiniment raffinée.

 [1] Voir dans cette rubrique mon compte-rendu du Dictionnaire amoureux de Bordeaux, d’Alain Juppé.

Communautarisme, un précédent historique : Napoléon et la communauté juive

Par Jacques DARMON
Septembre 2020

L’actualité a remis au premier plan la question du communautarisme. Un sondage récent a montré que plus de 70% des jeunes musulmans considéraient que les prescriptions de la Charia l’emportaient sur les lois françaises. Le gouvernement a annoncé le vote d’une loi sur le séparatisme. En fait, derrière ces précautions sémantiques, le problème posé est celui de compatibilité de l’islamisme politique et de la République laïque.

Au moment où s’engage un débat difficile et délicat, il n’est pas inutile de se reporter à l’histoire et de se rappeler comment Napoléon a souhaité traiter cette question face à la communauté juive.

Les juifs avaient été « émancipés », le 27 septembre 1791, par un décret de l’Assemblée Nationale constituante (in extremis : le dernier jour !). Ils étaient, depuis cette date, citoyens français détenant tous les droits civils et politiques.  Les armées françaises avaient étendu cette émancipation à tous les territoires conquis. Bonaparte lui-même, pendant la campagne d’Italie, avait libéré les ghettos de Venise, Ancône et Rome, aboli les lois de l’Inquisition, dispensé les juifs du bonnet et de l’étoile jaunes.

 Mais en Alsace, les habitants reprochaient aux juifs non seulement de pratiquer l’usure (reproche traditionnel) mais aussi de se porter acquéreurs de biens et de commerce et donc de leur porter tort commercialement. Napoléon, de son coté, n’était pas exempt de préjugés antisémites[1] mais ce qui le motivait relevait de deux arguments politiques : la croissance démographique de la communauté juive semblait –aux dires des Alsaciens-  menacer l’équilibre des départements alsaciens (ce qui était absurde, la population juive alsacienne n’ayant jamais dépassé 25000 !) mais surtout la « spécificité juive » laissait craindre un manque de solidarité avec les intérêts français (qui couvraient, en 1806, la France, la Belgique, la Hollande et le Piémont).

Napoléon, qui venait d’imposer son autorité à la papauté, décida de lever les doutes : il convoqua, le 30 mai 1806, une assemblée de représentants de cette communauté, en provenance de tous les départements français (de 1806), assemblée dans laquelle les rabbins étaient minoritaires, et leur posa dix questions qu’il formula lui-même (questions qui implicitement étaient des ordres !) : 

  1. Est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ?
  2.  Le divorce est-il permis par la religion juive ?
  3.  Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un juif ?
  4.  Aux yeux des juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers ?
  5. Dans l’un et dans l’autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion ?
  6. Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? ont-ils l’obligation de la défendre ? sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre les dispositions du Code Civil ?
  7. Qui nomme les rabbins ?
  8. Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les juifs ? Quelle police judiciaire ?
  9. Ces formes d’élection, cette juridiction de police judiciaire sont-elles voulues par leurs lois ou simplement consacrées par l’usage ?
  10. Est-il des professions que la loi leur défende ?
  11. La loi des juifs leur défend-elle de faire l’usure à leurs frères ?
  12. Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers ?

Sans surprise sur ces questions, les réponses confirmaient l’adhésion des juifs français aux règles de la communauté française. Depuis plusieurs siècles déjà, les rabbins appliquaient la règle  Dina de malkhuta dina : la loi du Royaume est la loi.

La question la plus épineuse était la troisième qui avait trait aux mariages mixtes. Elle donna lieu à des discussions animées entre les rabbins et certains laïcs et la résolution adoptée fut assez ambiguë : Nul ne peut s’opposer à de tels mariages civils, ils n’entraineront aucun anathème (Herem), mais le mariage religieux ne peut être célébré.

Napoléon prit aussitôt conscience que rien ne lui garantissait l’application de réponses formulées par des députés qui ne représentaient pas l’opinion juive, puisqu’ils avaient été nommés par les préfets, et qui ne jouissaient d’aucune autorité, aux yeux de la loi juive.

Il voulut aller plus loin et mettre en place une véritable organisation du culte juif.

Il décida de constituer une autorité religieuse incontestée qui aurait le droit de prononcer sur de semblables matières. Il donna à cette assemblée, de 71 membres, dont au moins deux tiers en possession du diplôme rabbinique, le nom de « Grand Sanhédrin », reprenant un terme qui avait disparu depuis près de 2000 ans !

Il exigea que cette assemblée, convoquée en janvier 1807, arrête des réponses suffisamment claires et précises sur les questions qu’il avait posées. Le message fut parfaitement compris et le président du Sanhédrin déclara :

« Nous nous sommes constitués en Grand Sanhédrin, afin de trouver en nous le moyen et la force de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de nos saintes lois… Les ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sur lesquelles nous vivons, et ne nous séparent pas de la société des hommes.
En conséquence, nous déclarons : que la loi divine contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques ; que les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances et des temps ; qu’il n’en est pas de même des dispositions politiques (lesquelles) ne sauraient être applicables depuis qu’il (le peuple juif) ne forme plus un corps de nation ».

Les décisions du Sanhédrin du 8 mars 1807, publiées  le 11 avril 1807 au Moniteur Universel (journal officiel), répondaient parfaitement aux désirs de l’empereur et marquaient définitivement l’acceptation par la communauté juive de toutes les lois et les coutumes de la communauté française. Pour marquer l’importance de ce texte, il fut annexé au décret impérial du 17 mars 1808. (cf. voir en annexe le texte complet): 

Article 1er. – Polygamie.

Il est défendu à tous les israélites de tous les Etats où la polygamie est prohibée par les lois civiles, et en particulier à ceux de l’Empire de France et du Royaume d’Italie, d’épouser une seconde femme du vivant de la première, à moins qu’un divorce avec celle-ci, prononcé conformément, aux dispositions du Code Civil et suivi du divorce religieux, ne les ait affranchis des liens du mariage.

Art. 2. – Répudiation.

Nulle répudiation ou divorce ne pourra être fait selon les formes établies par la loi de Moïse, qu’après que le mariage aura été déclaré dissous par les tribunaux compétents (civils). En conséquence, il est défendu à tout rabbin… de prêter son ministère dans aucun acte de répudiation ou de divorce, sans que le jugement civil qui le prononce lui ait été exhibé en bonne forme…

Art. 3. – Mariage.

Il est défendu à tout rabbin ou autre personne de prêter leur ministère à l’acte religieux du mariage, sans qu’il leur ait apparu auparavant de l’acte des conjoints devant l’office civil.
Le Grand Sanhédrin déclare, en outre, que les mariages entre israélites et chrétiens, contractés conformément aux lois du Code Civil, sont obligatoires et valables et que bien qu’ils ne soient pas susceptibles d’être revêtus de formes religieuses, ils n’entraîneront aucun anathème.

Art. 4. – Fraternité.

En vertu de la Loi donnée par Moïse aux enfants d’Israël…, qui nous ordonne d’aimer notre semblable comme nous-mêmes… et de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu’il nous fût fait, il serait contraire à ces maximes sacrées de ne pas regarder nos concitoyens, Français et Italiens, comme nos frères.

Art.5. – Rapports moraux.

Le Grand Sanhédrin prescrit à tous les israélites, comme devoirs essentiellement religieux et inhérents à leur croyance, la pratique habituelle et constante, envers tous les hommes reconnaissant Dieu créateur du ciel et de la terre, quelque religion qu’ils professent, des actes de justice et de charité dont les Saints Livres leur prescrivent l’accomplissement.

Art. 6. – Rapports civils et politiques.

Un israélite né et élevé en France et dans le royaume d’Italie et traité par les lois des deux Etats comme citoyen, est obligé, religieusement, de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois, et de se conformer, dans toutes ses transactions aux dispositions du Code Civil.

En outre… tout israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée du service, de toutes les obligations religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui.

Art 7. – Professions utiles.

Le Grand Sanhédrin ordonne à tous les israélites, et en particulier à ceux de France et du royaume d’Italie, qui jouissent maintenant des droits civils et politiques, de rechercher et d’adopter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l’amour du travail, et à la diriger vers l’exercice des arts et métiers ainsi que des professions libérales… Invite, en outre, les Israélites… à acquérir des propriétés foncières, comme un moyen de s’attacher davantage à leur patrie; à renoncer à des occupations qui rendent les hommes odieux ou méprisables aux yeux de leurs concitoyens, et à faire tout ce qui dépendra de nous pour acquérir leur estime et leur bienveillance.

  1. – Prêt entre Israélites.

Le Grand Sanhédrin ordonne à tous les israélites… de n’exiger aucun intérêt de leurs coreligionnaires, toutes les fois qu’il s’agira d’aider le père de famille dans le besoin, par un prêt officieux; statue, en outre, que le profit légitime du prêt entre coreligionnaires n’est religieusement permis que dans le cas de spéculations commerciales, qui font courir un risque au prêteur… selon le taux fixé par la loi de l’Etat.

Art. 9. – Prêt entre israélites et non-israélites.

En conséquence, le grand Sanhédrin ordonne de ne faire aucune distinction, à l’avenir, en matière de prêt, entre concitoyens et coreligionnaires;
Déclare que toute usure est indistinctement défendue, non seulement d’Hébreu à Hébreu et d’Hébreu à concitoyen d’une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations, regardant cette pratique comme une iniquité abominable aux yeux du Seigneur.

Mais l’empereur voulait aller plus loin : il souhaitait organiser le culte juif. Un “Règlement Organique du Culte mosaïque“, longuement débattu au Conseil d’Etat, parut le 17 mars 1808 :

Article 1er. – Il sera établi une synagogue et un Consistoire israélite dans chaque département renfermant 2.000 individus professant la religion de Moïse…

Article 2 -Chaque synagogue particulière sera administrée par deux notables et un rabbin, lesquels seront désignés par l’autorité compétente.

Il y aura un grand rabbin par synagogue consistoriale.

Article 3 -Les consistoires seront composés d’un grand rabbin, d’un autre rabbin, autant que faire se pourra, et de trois autres israélites….

Le Consistoire sera présidé par le plus âgé de ses membres, qui prendra le nom d’Ancien du Consistoire.

Il sera désigné par l’autorité compétente, dans chaque circonscription, des notables, au nombre de 25, choisis parmi les plus imposés et les plus recommandables des israélites.

Les notables procéderont à l’élection des membres du Consistoire, qui devront être agréés par l’autorité compétente.

Au moment où se pose en France le débat sur l’organisation du culte musulman, on notera les articles 11 et 20 de ce règlement :

Article 11 – Les fonctions du Consistoire sont :

De veiller à ce que les rabbins ne puissent donner, soit en public, soit en particulier, aucune instruction ou explication de la loi qui ne soit conforme aux réformes de l’Assemblée, converties aux décisions doctrinales par le Grand Sanhédrin….

Article 20 – Aucun rabbin ne pourra être élu : 1. s’il n’est natif ou naturalisé français ou Italien du royaume d’Italie; 2. s’il n’apporte une attestation de capacité… et, à dater de 1820, s’il ne sait la langue française en France, et l’italienne dans le royaume d’Italie.

Le même jour où il signait le règlement organique, le 17 mars 2008 Napoléon prenait un décret très important,  appelé par les juifs « le décret infâme » : Ce texte  prévoit toute une série de cas arbitraires pouvant entraîner l’annulation des créances des juifs (mais pas des dettes !) et ordonne aux commerçants juifs de se faire délivrer par les préfets une patente annuelle et révocable. De plus, les juifs doivent satisfaire en personne à la conscription et n’ont plus la possibilité de payer un remplaçant comme les autres citoyens. Ce décret, valable 10 ans, a été aboli en 1818.

Enfin par un décret du 20 juillet 1808, Napoléon oblige les citoyens juifs de France à avoir un nom de famille (excluant les noms de l’ancien Testament et limitant les prénoms à ceux de la loi du 11 germinal an XI c’est-à-dire à ceux du calendrier chrétien) et à le déclarer à la mairie.

Il reste que l’organisation de la communauté juive par Napoléon favorisa incontestablement l’accession des juifs à toutes les carrières et fit oublier les mesures brutales de l’empereur : en hébreu, en français et même en allemand, de nombreux textes juifs vantent 1″aigle incomparable”. Grâce à lui, le mouvement d’émancipation se propagea à travers d’autres pays : la Hollande, une partie de l’Italie, la Suisse, la Confédération Rhénane (avec Mayence et Francfort), la ville libre de Hambourg. A la chute de Napoléon, presque tous ces pays, (à l’exception de la Hollande), retirèrent aux juifs les avantages que leur avait concédés l’Empereur des Français.

Reprenant les dispositions fondamentales du Règlement organique de Napoléon, le roi Louis-Philippe publia, le 25 mai 1844, une ordonnance qui resta, à quelques modifications près, la Charte du judaïsme français jusqu’au vote de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905.

Aujourd’hui, le contrôle de l’Etat sur les nominations et les  autorisations préfectorales ont disparu mais le fonctionnement des synagogues et des consistoires restent marqués par les dispositions napoléoniennes.

Quels enseignements tirer de cet épisode historique ? Chacun fera son analyse. Simplement quatre remarques :

-d’abord noter que les engagements de la communauté juive n’ont pas fait taire les critiques : les mouvements antisémites, de l’affaire Dreyfus  au régime de Vichy, ont continué à affirmer, comme Napoléon en 1806, que les juifs constituaient « une nation à l’intérieur de la Nation »  et que « beaucoup d’entre eux se livrent au mal au détriment des (citoyens)»

-en 1806, les juifs étaient moins de 50000 au sein d’une population de plus de 20 millions d’habitants. Les musulmans sont aujourd’hui plus de 5 millions au sein d’une population de 67 millions.

-la loi du 9 décembre 1905 est dite «  loi de séparation  des Eglises et de l’Etat », ce qui limite la capacité de l’Etat à intervenir dans l’organisation des cultes. A noter cependant un article 26 qui interdit les réunions politiques et un article 35 qui punit d’emprisonnement un ministre du culte qui provoquerait « à résister à l’exécution des lois » ou à « soulever une partie des citoyens contre les autres ». Par ailleurs, la loi n’interdit pas de poser des questions, comme le fit Napoléon !

-dernière remarque- la plus importante : il n’y a plus de Napoléon !

Texte de la DECISION du GRAND SANHEDRIN
Convoqué à PARIS en vertu des ORDRES de SA MAJESTE l’EMPEREUR et ROI.
le 8 Mars 1807
(Moniteur Universel du 11 Avril 1807, pages 398 à 400)

PRÉAMBULE.

Réunis aujourd’hui sous sa puissante protection dans sa bonne ville de Paris, au nombre de 71 docteurs de la loi et notables d’Israël, nous nous constituons en Grand Sanhédrin, afin de trouver en nous le moyen et la force de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de nos saintes lois, qui servent de règle et d’exemple à tous les Israélites. Ces ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sous lesquelles nous vivons, et ne nous séparent pas de la société des hommes.

En conséquence, déclarons que la loi divine, ce pieux héritage de nos ancêtres, contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques.
Que les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances et des temps.
Qu’il n’en n’est pas de même des dispositions politiques, c’est à dire de celles qui constituent le gouvernement, et qui étaient destinées à régir le peuple d’Israël dans la Palestine, lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et ses magistrats.
Que ces dispositions politiques ne sauraient être applicables depuis qu’il ne forme plus un corps de nation.

Que, en consacrant cette discrimination déjà établie par la tradition, le Grand Sanhédrin déclare un fait incontestable, qu’une assemblée des docteurs de la Loi réunis en grand sanhédrin pouvait seule déterminer les conséquences qui en dérivent.

Que, si les anciens sanhédrins ne l’ont pas fait, c’est que les circonstances politiques ne l’exigeaient point, et que, depuis l’entière dispersion d’Israël, aucun sanhédrin n’avait été réuni avant celui-ci.

Engagés aujourd’hui dans ce pieux dessein, nous invoquons la lumière divine, de laquelle émanent tous les biens, et nous nous reconnaissons obligés de concourir à l’achèvement de la régénération morale d’Israël.

Ainsi, en vertu du droit que nous confèrent nos usages et nos lois sacrées et qui déterminent que dans l’assemblée des docteurs du siècle réside essentiellement la faculté de statuer selon l’urgence des cas, et que requiert l’observance desdites lois, soit écrites, soit traditionnelles, nous procéderons dans l’objet de prescrire religieusement l’obéissance aux lois de l’État en matière civile et politique.

Pénétrés de cette sainte maxime, que la crainte de Dieu est le principe de toute sagesse, nous élevons nos regards vers le ciel, nous étendons nos mains vers son sanctuaire et nous l’implorons pour qu’il daigne nous éclairer de sa lumière, nous diriger dans le sentier de la vertu et de la vérité afin que nous puissions y conduire nos frères pour leur félicité, et celle de leurs descendants.

Partant, nous enjoignons, au nom du Seigneur notre Dieu, à tous nos corrélationnelles de tous sexes, d’observer fidèlement nos décisions, statuts et ordonnances, regardant d’avance tous ceux de France et du royaume d’Italie qui les violeraient ou en négligeraient l’observation, comme pêcheurs, notoirement contre la volonté du Seigneur Dieu d’Israël.

Article Premier
POLYGAMIE.

Le Grand Sanhédrin, légalement assemblé ce jour 9 Février 1807, et en vertu des pouvoirs qui lui sont inhérents, examinant s’il est licite aux Hébreux d’épouser plus d’une femme, et pénétré du principe généralement consacré dans Israël, que la soumission aux lois de l’État, en matière civile et politique, est un devoir religieux.

Reconnaît et déclare que la polygamie permise par la loi de Moïse, n’est qu’une simple faculté, que nos docteurs l’ont subordonnée à la condition d’avoir une fortune suffisante pour subvenir aux besoins de plusieurs épouses;

Que dès les premiers temps de notre dispersion, les Israélites répandus dans l’occident, pénétrés de la nécessité de mettre leurs usages en harmonie avec les lois civiles des États dans lesquels ils s’étaient établis, avaient généralement renoncé à la polygamie, comme à une pratique non conforme aux mœurs des nations;

Que ce fut aussi pour rendre hommage à ce principe de conformité en matière civile, que le synode convoqué à Worms, en l’an 4790 de notre ère, et présidé par le rabbin Guerson, avait prononcé anathème contre tout Israélite de leur pays qui épouserait plus d’une femme;

Que cet usage s’est entièrement perdu en France, en Italie, et dans presque tous les États du continent européen où il est extrêmement rare de trouver un Israélite qui ose enfreindre à cet égard les lois des nations contre la polygamie

En conséquence, le Grand Sanhédrin pesant dans sa sagesse combien il importe l’usage adopté par les Israélites répandus dans l’Europe, et pour confirmer, et tant que besoin, ladite décision du synode de Worms, statue et ordonne comme principe religieux:

Qu’il est défendu à tous les Israélites de tous les États où la polygamie est défendue par les lois civiles, et en particulier à ceux de l’Empire de France et du Royaume d’Italie, d’épouser une seconde femme du vivant de la première, à moins qu’un divorce avec celle-ci, prononcé conformément aux dispositions du Code Civil, et suivi du divorce religieux, ne l’ait affranchi des liens du mariage.

Article Deux
REPUDIATION

Le Grand Sanhédrin, ayant considéré combien il importe aujourd’hui d’établir des rapports d’harmonie entre les usages des Hébreux, relativement au mariage, et le Code Civil de France, et du royaume d’Italie, sur le même sujet, et considérant qu’il est de principe religieux de se soumettre aux lois civiles des États, reconnaît et déclare:

Que la répudiation permise par la loi de Moïse n’est valable que pour autant qu’elle opère la dissolution absolue de tous les liens entre les conjoints, même sous le rapport civil.

Que, d’après les dispositions du Code Civil,, qui régit les Israélites comme Français et Italiens, le divorce n’étant consommé qu’après que les tribunaux l’ont ainsi décidé par un jugement définitif, il suit que la répudiation mosaïque n’aurait pas le plein et entier effet qu’elle doit avoir, puisque l’un des conjoints pourrait se prévaloir contre l’autre du défaut de l’intervention de l’autorité civile dans la dissolution du lien conjugal:

C’est pourquoi, en vertu du pouvoir dont il est revêtu, le Grand Sanhédrin statue et ordonne comme point religieux:

Que dorénavant nulle répudiation ou divorce ne pourra être faite selon les formes établies par la loi de Moïse, qu’après que le mariage ait été déclaré dissous par les tribunaux compétents et selon les formes voulues par le Code civil.

En conséquence, il est expressément défendu à tout rabbin, dans les deux États de France et royaume d’Italie, de prêter son ministère, dans aucun acte de répudiation ou de divorce, sans que le jugement civil qui le prononce lui ait été exhibé en bonne forme, déclarant que tout Rabbin qui se permettrait d’enfreindre le présent statut religieux serait regardé comme indigne d’en exercer à l’avenir les fonctions.

Article Trois
MARIAGE.

Le Grand Sanhédrin, considérant que, dans l’Empire français et le royaume d’Italie, aucun mariage n’est valable qu’autant qu’il est précédé d’un contrat civil devant l’officier public.

En vertu du pouvoir qui lui est dévolu, statue et ordonne:

Qu’il est d’obligation religieuse pour tout Israélite français et du royaume d’Italie, de regarder désormais, dans les deux États, les mariages civilement contractés comme emportant obligation civile.

Défend en conséquence à tout Rabbin, ou autre personne dans les deux États, de prêter son ministère à l’acte religieux du mariage, sans qu’il leur ait apparu auparavant l’acte des conjoints devant l’officier civil, conformément à la loi.

Le Grand Sanhédrin déclare en outre que les mariages entre Israélites et Chrétiens, contractés conformément aux lois du Code Civil, sont obligatoires et valables civilement et, bien qu’ils ne soient pas susceptibles d’être revêtus des formes religieuses, ils n’entraîneront aucun anathème.

Article Quatre
FRATERNITE.

Le Grand Sanhédrin, ayant constaté que l’opinion des nations parmi lesquelles les Israélites ont fixé leur résidence depuis plusieurs générations, les laissent dans le doute sur les sentiments de fraternité et de sociabilité qui les animent à leur égard, de telle sorte que ni en France, ni dans le royaume d’Italie, l’on ne paraisse point fixé sur la question de savoir, si les Israélites de ces deux états regardaient leurs concitoyens chrétiens comme frères, ou seulement comme étrangers.

Afin de dissiper tous les doutes à ce sujet, le Grand Sanhédrin déclare:

Qu’en vertu de la loi donnée par Moïse aux enfants d’Israël, ceux-ci sont obligés de regarder comme leurs frères, les individus des nations qui reconnaissent Dieu créateur du ciel et de la terre, et parmi lesquels ils jouissent des avantages de la société civile, ou seulement d’une bienveillante hospitalité.

Que la sainte écriture nous ordonne d’aimer notre semblable comme nous-mêmes, et que, reconnaissant comme conforme à la volonté de Dieu, qui est la justice même, de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu’il nous fût fait, il serait contraire à ces maximes sacrées, de ne point regarder nos concitoyens, français chrétiens, comme nos frères.

Que, d’après cette doctrine universellement reçue, et par les docteurs qui ont le plus d’autorité dans Israël, et par tout Israélite qui n’ignore point sa religion, il est du devoir de tous d’aider, de protéger, d’aimer leurs concitoyens, et de les traiter, sous tous les rapports civils et moraux, à l’égal de leurs co-religionnaires.

Que, puisque la religion mosaïque ordonne aux Israélites d’accueillir avec tant de charité et d’ égards les étrangers qui allaient résider dans leurs villes, à plus forte raison leur commande-t-elle les mêmes sentiments envers les individus des nations qui les ont accueillis dans leur sein, qui les protègent par leurs lois, les défendent par leurs armes, leur permettent d’adorer l’Eternel selon leur culte, et les admettent, comme en France et dans le royaume d’Italie, à la participation de tous les droits civils et politiques.

D ‘après ces diverses considérations, le Grand Sanhédrin ordonne à tout Israélite de l’Empire français, du royaume d’Italie, et de tous autres lieux, de vivre avec les sujets de chacun des Etats dans lesquels ils habitent, comme avec leurs concitoyens et leurs frères, puisqu’ils reconnaissent Dieu créateur du ciel et de la terre, parce qu ‘ainsi le veut la lettre et l’esprit de notre sainte loi.

Article V
RAPPORTS MORAUX

Le Grand Sanhédrin, voulant déterminer quels sont les rapports que la loi de Moïse prescrit aux Hébreux envers les individus des nations parmi lesquelles ils habitent, et qui, professant une autre religion, reconnaissent Dieu, créateur du ciel et de la terre:

Déclare que tout individu professant la religion de Moïse, qui ne pratique pas la justice et la charité envers tous les hommes adorant l’Eternel indépendamment de leur croyance particulière, pêche notoirement contre sa loi.

Qu’à l’égard de la justice, tout ce que prohibe l’Ecriture Sainte comme lui étant contraire, est absolu, et sans acception de personne.

Que le Décalogue et les livres sacrés qui renferment les commandements de Dieu à cet égard, n’établissent aucune relation particulière, et n’indiquent ni qualité, ni condition, ni religion, auxquels ils s’appliquent exclusivement; en sorte qu’ils sont communs aux rapports des Hébreux avec tous les hommes en général, et que tout israélite qui les enfreint envers qui que ce soit est également criminel et répréhensible aux yeux du Seigneur.

Que cette doctrine est aussi enseignée par les docteurs de la loi, qui ne cessent de prêcher l’amour du Créateur et de sa créature (Traité d’Abot, chap 6, f.6), et qui déclarent formellement que les récompenses de la vie éternelle sont réservées aux hommes vertueux de toutes les nations: qu’on trouve dans les prophètes des preuves multipliées qui établissent qu’Israël n’est pas l’ennemi de ceux qui professent une autre religion que la sienne; qu’à l’égard de la charité, Moïse, comme il a déjà été rapporté, la prescrit au nom de Dieu comme une obligation. ” Aime ton prochain comme toi-même ” car Je suis le Seigneur”.” L’étranger qui habite dans votre sein, comme celui qui est né parmi vous. Vous l’aimerez comme vous-même, car vous avez été étrangers en Égypte ; Je suis l’Eternel votre Dieu (Lévit., chap. 19, v.34). David dit: la miséricorde de Dieu s’étend sur toutes ses œuvres. (Ps 145, v. 9): Qu’exige de vous le Seigneur, dit Michée ? Rien de plus que d’être juste. Exercez la charité (chap. 6, v. 8) Nos docteurs déclarent que l’homme compatissant aux maux de son semblable, est à nos yeux comme s’il du sang d’Abraham ” (Hirubin, chap.7)

Que tout Israélite est obligé envers ceux qui observent les Noachidesquelle que soit d’ailleurs leur religion, de les aimer, comme ses frères, de visiter leurs malades, d’enterrer leurs morts, d’assister leurs pauvres, comme ceux d’Israël, et qu’il n’y a point d’acte de charité dont ils puissent se dispenser envers eux.

D’après ces motifs, puisés dans la lettre et l’esprit de l’Ecriture Sainte;

Le Grand Sanhédrin prescrit à tous les Israélites, comme devoir essentiellement religieux et inhérent à leur croyance, la pratique habituelle et constante, envers tous les hommes reconnaissant Dieu créateur du ciel et de la terre, quelque religion qu’ils professent, des actes de justice et de charité, dont les livres saints leur prescrivent l’accomplissement.

Article VI
RAPPORTS CIVILS ET POLITIQUES

Le Grand Sanhédrin, pénétré de l’utilité qui doit résulter pour les Israélites d’une déclaration authentique qui fixe et détermine leurs obligations comme membres de l’Etat auquel ils appartiennent, et voulant que nul n’ignore quels sont à cet égard les principes que les docteurs de la loi et les notables d’Israël professent et prescrivent à leurs co-religionnaires, dans les pays où ils ne sont point exclus de tous les avantages de la société civile, spécialement en France et dans le royaume d’Italie.

Déclare qu’il est de devoir religieux, pour tout Israélite né et élevé dans un Etat, ou qui en deviennent citoyens par résidence ou autrement, conformément aux lois qui en déterminent les conditions, de regarder ledit état comme sa patrie

Que ces devoirs qui dérivent de la nature des choses, qui sont conformes à la destination des hommes en société, s’accordent par cela même avec la parole de Dieu.

Daniel dit à Darius qu’il n’a été sauvé de la fureur des lions que pour avoir été également fidèle à son Dieu et à son roi. (chap. 6, v. 3)

Jérémie recommande à tous les Hébreux de regarder Babylone comme leur patrie; concourez de tout votre pouvoir, leur dit-il, à son bonheur (Jer, chap. 3). On lit, dans le même livre, le serment que fit prêter Guédalya aux Israélites. ” Ne craignez point, leur dit-il, de servir les Chaldéens.; demeurez dans le pays; soyez fidèles au roi de Babylone, et vous vivrez heureusement ” (ibid. chap. 24, v. 9)

Crains Dieu et ton souverain, a dit Salomon (Prov. chap.24, v.2 1)

Qu’ainsi tous ont prescrit à l’Israélite d’avoir pour son prince et ses lois le respect, l’attachement et la fidélité dont tous ses sujets lui doivent le tribut.;

Que tout l’oblige à ne point isoler son intérêt de l’intérêt public, ni sa destinée, non plus que celle de sa famille, de la destinée de la grande famille de l’état; qu’il doit s’affliger de ses revers, s’applaudir de ses triomphes, et concourir, par toutes ses facultés, au bonheur de ses concitoyens.

En conséquence, le Grand Sanhédrin statue que tout Israélite, né et élevé en France et dans le royaume d’Italie, et traité par les lois des deux Etats comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois, et de se conformer, dans toutes ses transactions, aux dispositions du Code Civil.

Déclare en outre, le Grand Sanhédrin, que tout Israélite, appelé au service militaire, est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances qui ne peuvent se concilier avec lui.

Article VII
PROFESSIONS UTILES

Le Grand Sanhédrin, voulant éclairer les Israélites, et en particulier ceux de France et du royaume d’Italie, sur la nécessité où ils sont et les avantages qui résulteront pour eux, de s’adonner à l’agriculture, de posséder des propriétés foncières, d’exercer les arts et métiers, de cultiver les sciences qui permettent d’embrasser des professions libérales, et considérant que, si, depuis longtemps, les Israélites des deux Etats se sont vus dans la nécessité de renoncer aux travaux mécaniques, et principalement à la culture des terres, qui avait été, dans l’ancien temps, leur occupation favorite, il ne faut attribuer ce funeste abandon qu’aux vicissitudes de leur état, à l’incertitude où ils avaient été, soit à l’égard de leur sûreté personnelle, soit à l’égard de leurs propriétés, ainsi qu’aux obstacles de tous genres que les règlements et les lois des nations opposent au libre développement de leurs industries et de leur activité.

Que cet abandon n’est aucunement le résultat des principes de leur religion, ni des interprétations qu’en ont pu donner leurs docteurs tant anciens que modernes, mais bien un effet malheureux des habitudes que la privation du libre exercice de leurs facultés industrielles leur avait fait contracter !

Qu’il résulte, au contraire, de la lettre et de l’esprit de (la) législation mosaïque, que les travaux corporels étaient en honneur parmi les enfants d’Israël, et qu’il n’est aucun art mécanique qui leur soit nominativement interdit, puisque la Sainte Ecriture les invite et leur recommande de s’y livrer.

Que cette vérité est démontrée par l’ensemble des lois de Moïse, et de plusieurs textes particuliers; tels entre autres que ceux-ci:

Psaume 127 ” Lorsque tu jouiras du labeur de tes mains, tu seras bien heureux, et tu auras l’abondance “
Prov. Ch 28 et 29: ” celui qui laboure ses terres aura l’abondance, mais celui qui vit dans l’oisiveté est dans la disette “.
Ibidem, ch.26 rt 27 ” Laboure diligemment ton champ, et tu pourras après édifier ton manoir “.
Misna, Traité d’Abot, ch.1 ” Aime le travail et fuis la paresse “

Qu’il suit évidemment de ces textes non seulement qu’il n’est point de métier honnête interdit aux Israélites, mais que la religion attache du mérite à leur exercice et qu’il est agréable aux yeux du Très Haut que chacun s’y livre, et en fasse, autant qu’il dépend de lui; l’objet de ses occupations.:

Que cette doctrine est confirmée par le Talmud qui; regardant l’oisiveté comme la source des vices, déclare positivement que le père qui n’enseigne pas une profession à son enfant, l’élève pour la vie des brigands (T, Kidaschim, chap.1er).

En conséquence, le Grand Sanhédrin, en vertu des pouvoirs dont il est revêtu,

Ordonne à tous les Israélites, et en particulier à ceux de France et du royaume d’Italie, qui jouissent maintenant des droits civils et politiques, de rechercher et d’adopter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l’amour du travail, et à la diriger vers l’exercice des arts et métiers, ainsi que des professions libérales, attendu que ce louable exercice est conforme à notre sainte religion, favorable aux bonnes mœurs, essentiellement utile à la patrie, qui ne saurait voir dans des hommes désœuvrés et sans état, que de dangereux citoyens.

Invite en outre le Grand Sanhédrin, les Israélites des deux Etats de France et d’Italie, d’acquérir des propriétés foncières, comme un moyen de s’attacher davantage à leur patrie, de renoncer à des occupations qui rendent les hommes odieux ou méprisables aux yeux de leurs concitoyens, et de faire tout ce qui dépendra de nous pour acquérir leur estime et leur bienveillance.

ARTICLE VIII
PRÊT ENTRE ISRAELITES

Le Grand Sanhédrin, pénétré des inconvénients attachés aux interprétations erronées qui ont été données au verset 19, chapitre 23 du Deutéronome, et autres de l’Ecriture Sainte sur le même sujet, et voulant dissiper les doutes que ces interprétations ont fait naître, et n’ont que trop accréditées sur la pureté de notre morale religieuse relativement au prêt,

Déclare que le mot hébreu nechech, que l’on a traduit par celui d’usure, a été mal interprété;
qu’il n’exprime dans la langue hébraïque qu’un intérêt quelconque, et non un intérêt usuraire:
que nous ne pouvons entendre par l’expression française d’usure qu’un intérêt au-dessus de l’intérêt légal, là où la loi a fixé un taux à ce dernier; de cela seul que la Loi de Moïse n’a pas fixé ce taux, l’on ne peut pas dire que le mot hébreu nechech signifie un intérêt illégitime.;
qu’ainsi, pour que là qu’il y eût lieu de croire que ce mot eût la même acceptation que celui d’usure, il faudrait qu’il en existât un autre qui signifiât intérêt légal: que ce mot n’existant pas, il suit nécessairement que l’expression hébraïque nechech ne peut point signifier usure .

Que le but de la loi divine, en défendant à un Hébreu le prêt à intérêt envers un autre Hébreu était de resserrer entre eux les liens de la fraternité, de leur prescrire une bienveillance réciproque, et de les engager à s’aider les uns les autres avec désintéressement,

Qu’ainsi il ne faut considérer la défense du législateur divin que comme un précepte de bienfaisance et de charité fraternelle,

Que la loi divine et ses interprètes ont permis ou défendu l’intérêt selon les divers usages que l’on fait de l’argent. Est-ce pour soutenir une famille ? L’intérêt est défendu. Est-ce pour entreprendre une spéculation de commerce qui fait courir un risque aux capitaux du prêteur, l’intérêt est permis quand il est légal, ou qu’on peut le regarder comme un juste dédommagement. Prêter au pauvre, dit Moïse; Ici le tribut de la reconnaissance, l’idée d’être agréable aux yeux de l’Eternel, est le seul intérêt; le salaire du service rendu est dans la satisfaction que donne la conscience d’une bonne action. Il n’en n’est plus de même de celui qui emploie des capitaux dans l’exploitation de son commerce: là il est permis au prêteur de s’associer au profit de l’emprunteur.

En conséquence, le Grand Sanhédrin déclare, statue et ordonne, comme devoir religieux, à tous les Israélites, et particulièrement à ceux de France et du royaume d’Italie, de n’exiger aucun intérêt de leurs co-religionnaires, toutes les fois qu’il s’agira d’aider le père de famille dans le besoin par un prêt officieux;

Statue en outre que le profit légitime du prêt entre co-religionnaires n’est religieusement permis, que dans le cas de spéculations commerciales qui font courir un risque au prêteur, ou en cas de lucre cessant, selon le taux fixé par la loi de l’Etat.

ARTICLE IX
PRÊTS ENTRE ISRAELITES ET NON-ISRAELITES.

Le Grand Sanhédrin voulant dissiper l’erreur qui attribue aux Israélites la faculté de faire l’usure avec ceux qui ne sont pas de leur religion, comme leur étant laissé par cette religion même, et confirmée par leurs docteurs talmudistes,

Considérant que cette imputation a été, dans différents temps et dans différents pays, l’une des causes des préventions qui se sont élevées contre eux, et voulant faire cesser dorénavant tout faux jugement à cet égard, en fixant le sens du texte sacré sur cette matière;

Déclare que le texte qui autorise le prêt à intérêt avec l’étranger ne peut et ne doit s’entendre que des nations étrangères, avec lesquelles on faisait du commerce, et qui prêtaient elles-mêmes aux Israélites; cette faculté était basée sur un droit naturel de réciprocité.

Que le mot nochri ne s’applique qu ‘aux individus des nations étrangères, et non à des concitoyens que nous regardons comme nos frères:

Que même à l’égard des nations étrangères, l’Ecriture Sainte, en permettant de prendre d’elles un intérêt, n’entend point parler d’un profit excessif et ruineux pour celui qui le paie, puisqu’elle nous déclare ailleurs que toute iniquité est abominable aux yeux du Seigneur.

En conséquence de ces principes, le Grand Sanhédrin, en vertu des pouvoirs dont il est revêtu, et afin qu’aucun Hébreu ne puisse à l’avenir alléguer l’ignorance de ses devoirs religieux en matière de prêts à intérêt envers ses compatriotes, sans distinction de religion.

Déclare à tout Israélite et particulièrement à ceux de France et du royaume d’Italie, que les dispositions prescrites par la décision précédente sur le prêt officieux ou à intérêt d’Hébreu à Hébreu, ainsi que les principes et les préceptes rappelés par les textes de l’Ecriture Sainte en cette matière, s’étendent tant à nos compatriotes, sans distinction de religion, qu’à nos co-religionnaires.

Ordonne à tous, comme précepte religieux, et en particulier à ceux de France et du royaume d’Italie, de ne faire aucune distinction à l’avenir en matière de prêt, entre concitoyens et co-religionnaires, le tout conformément au statut précédent.

Déclare en outre, que quiconque transgressera la présente ordonnance viole un devoir religieux et pêche notoirement contre la loi de Dieu.

Déclare enfin que toute usure est indistinctement défendue, non seulement d’Hébreu à Hébreu et d’Hébreu à concitoyen d’une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations, regardant cette pratique comme une iniquité abominable aux yeux du Seigneur.

Ordonne également le Grand Sanhédrin, à tous les rabbins, dans leurs prédications, et leurs instructions, de ne rien négliger auprès de leurs co-religionnaires pour accréditer dans leur esprit les maximes contenues dans la présente décision
Nous soussignés certifions véritable la présente, et conforme au registre des procès-verbaux du Grand Sanhédrin.

Paris, le 8 Mars 1807

Le chef du Grand Sanhédrin D. SINTZHEIM
SEGRE, Rabbin, premier assesseur
COLOGNA, Rabbin, second assesseur
Michel BEER, scribe-rédacteur.

[1] “Le gouvernement français ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements d’Alsace; il faut considérer les juifs comme nation et non comme secte. C’est une nation dans la nation » devant le Conseil d’Etat en 1806.

« Notre but est de concilier la croyance des Juifs avec les devoirs des Français, et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets » Lettre du 22 juillet 1806 fixant les 12 questions.

En butinant chez Saint-Simon

Par Nicolas Saudray
Septembre 2020

        Les retraites d’été à la campagne permettent des retours aux sources. J’ai relu ou feuilleté avec profit les derniers des huit volumes des Mémoires du duc de de Saint-Simon, dans l’édition de la Pléiade, que j’avais délaissés depuis des années.

          Une prose souvent enchevêtrée, difficile à suivre. La lecture n’est que moyennement aidée par l’abondant appareil de notes dû à l’érudit Boislisle, de la fin du XIXe siècle. En effet, ces notes renvoient les unes aux autres, donnant parfois au lecteur le sentiment qu’il travaille sur un texte de loi ou de décret. Par bonheur, de brefs résumés, en marge, lui permettent de sauter les passages qui ne l’attirent pas. Et je lui recommande de consulter la chronologie générale placée en tête de la série de volumes, avant de se lancer dans chacun d’eux. Elle le guidera de manière efficace.

          De son effort, le lecteur est amplement récompensé par des fulgurances, comme celle-ci : Le duc du Maine crevait de joie. Ou encore celle-là, relative au cardinal Dubois auquel Saint-Simon propose une alliance contre un ennemi commun : Le cardinal, les oreilles dressées et les yeux en-dessous tournés vers moi, suçait toutes mes paroles, et changeait de couleur à mesure.

          Saint-Simon est connu pour ses archaïsmes savoureux. Au lieu de se réjouissait, il écrit s’éjouissait. Il a raison. Galvauder, dans ses écrits, signifie encore tourmenter. L’adjectif accort (à la fois avisé et gentil, selon Littré), que nous réservons à l’expression une accorte servante  (et encore, elle va disparaître), se retrouve aussi bien, sous sa plume, au sujet d’hommes, grands seigneurs compris. Ne devrions-nous pas le remettre en honneur ? Pour lui, les fées (dont Mme de Maintenon) sont toujours méchantes. Pourpenser équivaut à préméditer. Une lourdise est une bévue. Et que signifie le verbe se marmuser ? Marmonner ?

          Pour l’essentiel, les Mémoires se déroulent à la Cour. Un lieu codé, presque autant que le palais de l’empereur de Chine. Monseigneur, c’est le Grand Dauphin, fils du roi. Monsieur, c’est le frère du roi, disparu en 1701 (mais son épouse, la Palatine, s’appelle Madame jusqu’à la fin de ses jours). Monsieur le Prince, c’est l’aîné des Condé. Monsieur le Duc, c’est le duc de Bourbon, autre Condé (et faisant office de régent après Philippe d’Orléans). Monsieur le Grand, c’est le grand écuyer, un fastueux Lorraine-Armagnac. Monsieur le Premier, c’est le premier écuyer, titulaire d’une charge séparée de la précédente  (et bien sûr, Monsieur le Premier, un nommé Beringhen, fait la guerre à Monsieur le Grand)…

          Saint-Simon aura été aussi fidèle en amitié qu’en haine. Parmi les amitiés, la plus significative par ses conséquences, et aussi la plus paradoxale, est celle qui l’unit à Philippe d’Orléans, nommé régent en 1715. À première vue, rien ne rapprochait le mémorialiste, prud’homme et plutôt dévôt, d’un débauché incroyant. Mais ce sont des amis d’enfance. Avant comme pendant sa régence, Saint-Simon est l’un de ses principaux conseillers. Sans cesse, au long des Mémoires, il tente de justifier son action politique, tout en déplorant ses faiblesses de caractère. Et il ne manque pas de souligner l’affection que lui portait son neveu le jeune Louis XV.

          Avouons-le, l’influence du petit duc sur Philippe d’Orléans n’a pas toujours été bonne. Notre mémorialiste a vivement condamné la révocation de l’édit de Nantes  (après coup, car en 1685, il n’avait que dix ans). Mais quand le régent envisage de rappeler les protestants réfugiés en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, Saint-Simon le lui déconseille, craignant de réintroduire un facteur de troubles dans le royaume. À tort, car l’effectif de ces exilés, dont certains d’ailleurs, après trente ans, ne seraient pas revenus, ne suffisait pas pour constituer une menace.

          Autre ami, plus âgé : Fénelon, mais avec des réserves qui étonnent, car Saint-Simon et lui ont œuvré de concert pour essayer de limiter l’absolutisme (tout en caressant une chimère, la remontée de l’aristocratie). Le mémorialiste est frappé par les yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent. Il reconnaît le pouvoir de séduction du prélat, sa charité, ses bonnes mœurs. Il critique son ambition à peine cachée. Ambition légitime, en vérité, et qui aurait porté de bons fruits, si le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, avait accédé au trône.

          Ce prince bossu et boiteux a été élevé par Fénelon dans l’horreur de la guerre. Et le maître est devenu pour l’élève un père – bien mieux que le vrai père, le médiocre Grand Dauphin, et que le grand-père, l’effrayant Roi-Soleil. Après la disgrâce de Fénelon, Bourgogne et lui correspondent, pendant dix ans.  Passant par Cambrai pour raisons militaires, le prince revoit son ancien précepteur, et ce sont des embrassades. Sous son règne, la France aurait sans doute connu plus de bonheur qu’au temps de Louis XV.

         En ce temps de coronavirus, on me permettra une parenthèse. Le Grand Dauphin est mort de la variole en 1711. Le duc de Bourgogne, sa sémillante épouse et leur fils aîné périssent du même mal en 1712. La rumeur publique, contre laquelle le mémorialiste s’élève, accuse le duc d’Orléans de les avoir fait empoisonner, afin de s’emparer de la couronne. Mauvaise fable, car le futur régent aurait dû éliminer aussi un frère de Bourgogne, le duc de Berry (mort un peu plus tard d’un accident de cheval), ainsi que le futur Louis XV, alors âgé de deux ans. Mais malgré ces morts en série, la vie au château de Versailles a continué comme devant. De nos jours, on viderait le château, chaudière de l’épidémie, et on renverrait tous les courtisans dans leurs foyers.

          Parmi les ennemis de Saint-Simon figurent de nombreux parlementaires. Sans le dire ouvertement, il reproche à la noblesse de robe d’être une concurrente déloyale, et souvent plus riche, de la noblesse d’épée. Il écrit pour l’année 1723 : Un fou succéda à un scélérat dans la place de premier président du parlement de Paris. À ce sujet, il faut savoir que cette place n’était pas une charge vénale ; le roi ou, s’il était mineur, son représentant choisissait librement le premier président parmi les présidents à mortier (présidents de chambre, dirions-nous), eux-mêmes titulaires d’une charge achetée ou héritée.

          L’inimitié du mémorialiste admet néanmoins des exceptions, notamment en faveur du président de Maisons (président à mortier), à qui nous devons le château de Maisons-Laffitte. Encore un paradoxe, car c’était un sceptique en matière de religion.

          Et malgré les frictions, notre duc n’a pas, dans l’ensemble, à se plaindre du parlement de Paris. Louis XIV meurt le 1er septembre 1715. Dès le lendemain, le parlement ouvre son testament et casse les dispositions qui instituaient un conseil de régence peuplé d’amis du duc du Maine son bâtard. Philippe d’Orléans devient ainsi régent de plein exercice, conformément à la tradition.

        Du deuxième maréchal-duc de Villeroy, Saint-Simon trace un portrait pertinent. C’était un incapable qui faisait bonne figure, jusqu’à la fatuité. Le premier maréchal-duc de Villeroy, son père, avait été le « gouverneur » du jeune Louis XIV, chargé de superviser son éducation. D’où un bagage fort léger : le monarque-enfant n’avait même pas appris le latin ! Plus tard,  ayant quand même gardé un bon souvenir de ce gouverneur, le Roi-Soleil nomme par symétrie son fils gouverneur du jeune Louis XV. Or Villeroy II a été militaire, s’est montré courageux, mais n’a fait que perdre des batailles. Dans son nouveau poste, il acquiert la confiance de son royal élève et devient encombrant. Saint-Simon et le cardinal Dubois, qui pourtant ne s’aiment guère, unissent leurs efforts pour qu’il soit renvoyé. Louis XV pleure (il a douze ans). Rien n’y fait.

          Autre exemple d’ennemis de saint-Simon (il y a un large choix) : les Brissac, illustre famille. La demi-sœur du mémorialiste, plus âgée que lui, a épousé le duc de Brissac et s’en est bientôt séparée. Après avoir essayé, en vain de récupérer sa dot, elle meurt à trente-huit ans, sans enfants. Saint-Simon reprend l’action en restitution contre un Brissac obscur, ruiné, d’une vie étrange, et finit par la gagner, après vingt-et-un ans de procès.

          En marge de ce combat, notre auteur reproche aux Brissac de rechercher les mariages d’argent. Les écus s’envolent, la crasse demeure, ironise-t-il. Qu’en est-il de Saint-Simon lui-même ? Il a épousé une excellente personne, fille du maréchal de Lorges. Mais le grand-père de l’épousée n’est autre qu’un financier roturier, Frémont. D’où une dot substantielle dont les Saint-Simon avaient bien besoin pour arranger leurs affaires.

          Et Law, le financier écossais ? Ami ou ennemi ? Il voit  régulièrement Saint-Simon, conseiller du régent, et l’entretient de ses projets. Bien inspiré, le petit duc refuse de souscrire de ses actions, et même d’en accepter en cadeau. Le plus clairvoyant dans cette affaire aura toutefois été le parlement de Paris qui, notre mémorialiste le reconnaît, s’est constamment opposé à Law, sans succès. Le duc formule ici une remarque d’autant mieux venue qu’il s’entend peu aux choses de la finance et qu’il s’est toute sa vie débattu dans ses dettes, héritées en grande partie de son père : en elle-même, la banque de Law, dite Banque Royale, avait des chances de réussir (et d’autres banques d’émission, à l’époque, ont prospéré en Europe du Nord) ; l’erreur consistait à la coupler à la Compagnie du Mississipi (et donc à placer à long terme un argent que les déposants de la banque pouvaient exiger à tout moment).

          Ajoutons qu’il ne fallait pas nommer Law contrôleur général des finances, donc ministre. Étant en même temps l’animateur de la Banque Royale, comment se serait-il surveillé lui-même ?

          Cela dit, Saint-Simon l’absout de l’accusation de friponnerie. À ses yeux, ce n’était qu’un homme à système. En d’autres temps, le financier aurait été pendu. Bonne pâte, le régent l’a laissé filer hors de France. Et le mémorialiste, au fond, approuve.

          Le plus noir de ses portraits est celui du cardinal Dubois. Il lui refuse toute qualité, et ne lui voit que des défauts : cupidité, débauche, perfidie. Sorti de rien, Dubois doit sa fortune politique au fait d’avoir été le précepteur de Philippe d’Orléans, qui lui a conservé son estime (de même que Fénelon avait conservé celle du duc de Bourgogne, et Villeroy Ier, celle de Louis XIV). Ministre des Affaires Étrangères, Dubois se fait en plus bombarder archevêque de Cambrai (et donc arrière-successeur de Fénelon), alors qu’il n’est encore qu’une simple tonsuré. Vite, une messe basse lui permet, d’un seul coup,  de devenir sous-diacre, diacre, et d’être ordonné prêtre. Puis son sacre d’archevêque, au Val-de-Grâce, donne lieu à une fête à tout rompre, boudée par Saint-Simon. Bientôt, le voilà l’aventurier cardinal et premier ministre.

          Il a persuadé le régent de mener une politique pro-anglaise. Vaine tentative, car à terme les ambitions des deux pays, aux Indes, en Amérique du Nord, ne peuvent que se heurter. Cette nouvelle orientation conduit même un moment la France à guerroyer contre l’Espagne, dont le souverain est un Français, petit-fils de Louis XIV. Tout cela au grand dam de Saint-Simon, farouche partisan de l’amitié ibérique, et qui a été promu grand d’Espagne.

          Dans sa colère, le mémorialiste va jusqu’à accuser Dubois d’avoir reçu une grosse pension du roi d’Angleterre. Sans doute un ragot qui courait à l’époque. Les historiens n’ont trouvé aucune preuve. Cette affaire appelle une prudence générale envers ce que raconte Saint-Simon, sauf quand il a été témoin oculaire. En tout cas, le frère et héritier de Dubois qui, lui, était un homme intègre, a distribué cette fortune douteuse aux pauvres de crainte qu’elle ne lui porte malheur.

          Si je donner une conclusion à ce simple butinage, il me confirme que Louis XIV n’était pas tout à fait un monarque absolu, en raison des lois fondamentales du royaume, non écrites, qui l’encadraient. Le Soleil n’a pu, notamment, se faire obéir du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui, n’étant pas janséniste, mais ayant des amis de cette tendance, refusait de persécuter l’ensemble de leur groupe religieux. Saint-Simon, admirateur du cardinal, avait adopté la même position : non janséniste, mais entouré d’amis jansénisants, méfiant envers le pape et hostile aux jésuites.

          Mieux encore : Louis n’a pu empêcher le duc d’Orléans, qu’il n’aimait pas, d’exercer la régence, en sa qualité de plus proche héritier du trône après l’enfant de cinq ans. Et, comme on l’a vu, les barrières dont il avait voulu enserrer ce régent ont dès le début volé en éclats.

          Seconde « conclusion » : depuis la mort de Colbert, le royaume était mal géré (sans même prendre les guerres en compte). Dans ce nid d’intrigues qu’était devenue la Cour monstrueusement grossie, Louis XIV passait son temps à arbitrer des querelles de préséance, à accorder ou à refuser des faveurs. Cette mauvaise gestion s’est poursuivie du temps de la Régence, sous une autre forme, avec surtout l’affaire Law. N’invoquons pas l’exemple de l’Angleterre, qui a connu un destin à part. Mais le mal français de l’époque peut être comparé à la meilleure organisation de deux puissances montantes continentales, l’Autriche et la Prusse. Une disparité grosse de conséquences.

          De tout cela, Saint-Simon et Fénelon, malgré leurs préjugés, étaient dans une large mesure conscients.

Les livres :
Outre la série des Mémoires, on pourra consulter, parmi d’autres, deux volumes de Georges Poisson :
Monsieur de Saint-Simon, Nouveau Monde Éditions, 2019.
Fénelon l’Insurgé, Éditions de l’Harmattan, 2020.          

Le « Cantique des Cantiques », de Daniel-Lesur

Écouté par Nicolas Saudray
3 juillet 2020

                                    

         Le « Cantique des cantiques » (1953) passe pour l’œuvre maîtresse de Daniel-Lesur (1908-2002). C’est aussi, sans doute, le sommet du répertoire a cappella (c’est-à-dire sans accompagnement instrumental) du XXe siècle français.

        J’ai eu le privilège de rencontrer l’auteur deux fois. Un homme de petite taille, discret, voire secret. Mais quand il parlait à la radio (il a été le principal messager de la musique à l’ORTF), c’était toujours clair et pertinent. Il nous a transmis un héritage abondant et divers, notamment trois opéras. Aujourd’hui, en France,  sa notoriété n’est pas tout à fait ce qu’elle devrait être, car Daniel-Lesur a refusé la dictature sérielle – cette catastrophe – et une puissante coterie le lui reproche encore aujourd’hui. Il a recherché l’harmonie : crime épouvantable !  En revanche, au-delà de nos frontières, on le joue, on l’enregistre, on voit en lui un représentant typique du génie de notre pays.

         Le Cantique des cantiques occupe dans la Bible une place bien à part. Malgré la référence à Salomon, il ne remonte sans doute qu’au IVe siècle avant notre ère. Il est rédigé, non pas en hébreu, mais en araméen. Aucun autre livre saint ne l’annonce – pas même les Psaumes, pleins d’angoisse et de menaces auxquelles le Cantique échappe presque entièrement. Les seules sources possibles identifiées sont des poèmes amoureux égyptiens, profanes, nettement plus anciens. Deux détails confirment cette origine : Je suis noire, mais je suis belle (I, 5), verset qui pourrait dépeindre une femme de Nubie [1] ; et la cavale parmi les chars de Pharaon (I, 9). Une réécriture a bien sûr eu lieu en Palestine, avec des images plus septentrionales : les montagnes, les cèdres du Liban…

          Conclusion : un écrit profane ? Certains rabbins le soutenaient. Surmontant leur opposition, et séduit par la beauté du texte, Yohanan ben Zakkaï, le maître à penser du Ier siècle de notre ère, témoin de la prise de Jérusalem par les Romains, a décidé de l’inclure dans la Bible. Selon lui, le Cantique symbolisait les relations de Yahveh avec son peuple d’Israël. Plus tard, dans la même voie, des auteurs chrétiens y ont vu l’union de Dieu et de l’Église. Mais nombreux ont été les sceptiques, et pas seulement Renan. Le chanoine Osty, talentueux traducteur auquel je fais confiance, n’a pas hésité à affirmer que la Cantique célèbre seulement l’amour humain. Cette position ne lui a valu, autant que je sache, aucune réprimande des autorités ecclésiastiques.

         Pour moi, aucun doute : il s’agit d’un poème profane, le plus fameux de la littérature mondiale. Je ne vois pas comment concilier son supposé caractère sacré avec ce refrain repris par le compositeur : Filles de Jérusalem / N’éveillez pas la bien-aimée / Avant l’heure de son bon plaisir.

         Daniel-Lesur s’est gardé de trancher entre les deux thèses. Il a même ajouté au poème des Alleluia, des Shéma [2], des paroles latines telles que Dona nobis pacem, qui renforcent le supposé côté religieux.

         Son texte a été mis au point avec minutie. Le compositeur a consulté plusieurs traductions, retenant tantôt l’une, tantôt une autre, en fonction de l’effet vocal. Il a laissé de côté des passages trop éloignés de notre sensibilité, par exemple : Ranimez-moi avec des pommes / Car je suis malade d’amour. Mais il a conservé Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues, ou encore Je monterai au palmier, j’en saisirai les régimes. En fin de compte, nous avons sept chants assez brefs, homogènes, qui concentrent l’essentiel du livre biblique. L’œuvre musicale dure une vingtaine de minutes.

         Comme on le sait, la musique a cappella a atteint des sommets à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Puis elle est passée au second plan, sans jamais disparaître, grâce à notamment à la tradition chorale anglaise. Schubert, Mendelssohn, Brahms l’ont ranimée. En France, son retour se manifeste surtout à partir de Debussy (Trois chansons de Charles d’Orléans, ou bien Des pas sur la neige). Daniel-Lesur se situe dans ce sillage, et il fait, je crois pouvoir le dire, encore mieux.

          Au fil du temps, et comme on pouvait s’y attendre, le Cantique a tenté maints compositeurs, de Roland de Lassus à Britten en passant par Chabrier et l’Italien Wolf-Ferrari. Rien de vraiment marquant, avant cette œuvre que je commente aujourd’hui.  

          Elle n’est pas tonale. Des modes grecs et médiévaux s’y mêlent sans effort.  Daniel-Lesur ne révolutionne pas mais il innove.   

          Le lecteur du poème biblique y distingue les paroles de la Bien-Aimée, celles du Bien-Aimé, celles du chœur. Une solution, pour le compositeur, consistait donc à mettre en scène deux solistes face à un ensemble, comme dans les cantates ou les Passions de Jean-Sébastien Bach et de ses contemporains. Mais Daniel-Lesur n’a voulu ni théâtre ni parcours individuel. Aucun soliste. Lors de sa création par Marcel Couraud en 1953, l’œuvre était une polyphonie à quatre groupes de trois voix, soit trois sopranos, trois altos (femmes), trois ténors, trois basses. Pour les concerts ultérieurs, l’auteur, très libéral en matière d’interprétation, a accepté par avance que l’effectif de chaque groupe soit augmenté de manière symétrique, et même qu’un chœur important vienne en renfort. Imprudence ? La suite de mon propos le dira.

          Les voix se répartissent le texte d’une manière fluide et imprévisible. Quand le Bien-Aimé s’exprime, des femmes chantent avec lui ! La Cantique est donc fusionnel. Il baigne dans une ambiance de douceur et de tendresse, avec quelques tutti exprimant non pas la violence mais l’amour à son paroxysme. Une œuvre de bonheur, pour une époque qui rejette le bonheur.

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         Il existe du Cantique une quinzaine d’enregistrements. Je regrette de n’avoir pu me procurer celui de Marcus Creed avec le RIAS Kammerchor de Berlin, dont on m’avait dit du bien. Voici mon avis sur quatre autres disques disponibles en principe sur la Toile, et dont chacun dure environ une heure, par suite d’une association à d’autres œuvres.

         Sequenza 9.3 dirigée par Catherine Simonpietri, Messiaen-Jolivet-Daniel Lesur, 2006

         Comme son nom l’indique, cet ensemble est domicilié en Seine-Saint Denis. Il s’exprime avec clarté et sensibilité. Les chanteurs étant français, on comprend une partie des paroles. À l’oreille, malgré l’équilibre théorique du masculin et du féminin, ce dernier l’emporte, sans doute par l’effet de la partition. Cette prévalence est commune aux quatre disques commentés.

          Une leçon d’élégance française, à laquelle ne manque, par moments, qu’un peu de flamme.

        Daniel-Lesur retrouve, sur ce disque, deux des confrères avec qui il avait fondé en 1936 le groupe Jeune France : Olivier Messiaen et André Jolivet. Du premier, Rechants est une œuvre fantaisiste, provocante, prenante. L’Épithalame de Jolivet restaure un climat proche de celui du Cantique.

 

        BBC Symphony Chorus,  dirigé par Stephen Jackson, Daniel-Lesur, 1994.

        Sauf cinq minutes d’orgue de Messiaen, ce disque se consacre tout entier à Daniel-Lesur.  

        L’exécution du Cantique est à mon avis trop contrastée. Après un début lumineux, la masse du chœur de la BBC surgit, et l’œuvre explose.

        La Messe de Jubilé, pour orgue et chœur, m’a semblé un peu banale au début. Au Kyrie, la musique prend son élan. La douceur du Sanctus et de l’Agnus Dei  vous subjugue.

         Kammerchor Stuttgart, dirigé par Frieder Bernius, Hohes Lied, 2009        

           Le célèbre chœur de chambre de Stuttgart a donné le Cantique dans un temple protestant de Reutlingen, ville wurtembergeoise où j’avais quelque temps plus tôt accompli mon service militaire !

          La musicalité est parfaite. J’aurais aimé, au début, un peu plus de ferveur. Puis le chœur trouve sa juste mesure, et l’auditeur est conquis.

         Le disque me paraît toutefois un peu trop éclectique. Daniel-Lesur se trouve associé, non seulement à Debussy et Ravel, qui figurent dans son arbre généalogique, mais aussi à un compositeur méritant du XVIIIe, Christian Fasch, et à Schumann, dont les œuvres chorales ressemblent peu aux siennes.

          Ensemble Laudibus (Grande-Bretagne), dirigé par Mike Brewer, Song of songs, 2007

          La pochette du disque affiche la couleur : un couple nu, enlacé. Le profane a triomphé du sacré.

            Le concert débute par diverses polyphonies, les unes des XVe et XVIe siècles, d’autres de l’Angleterre du XXe siècle, toutes inspirées de près ou de loin par le poème biblique de l’amour. Et toutes de bonne venue, bien qu’un peu criardes, parfois.

          Pour le Cantique, l’effectif des chanteurs a été accru de façon dissymétrique. Alors  que les trois versions précédentes avaient conservé les douze voix, on a ici 10 sopranos, 7 altos, 8 ténors, 6 basses, ce qui accentue la domination féminine voulue, je pense, par le compositeur. Total 31.

          J’avais donc quelques craintes. Elles n’étaient pas fondées. L’œuvre a fort bien supporté cette torsion, et l’ampleur lui a profité. Après un début un peu mystérieux, la musique se déploie, magnifique, sans abus. J’y ai pris un plaisir parfait, sauf peut-être lors de la jubilation finale, quand le son tremble légèrement (par la faute, sans doute, de la prise de son). Force m’est donc de reconnaître que cette version est la meilleure des quatre.

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          Voilà en tout cas de la très belle et très grande musique.

[1] En latin, Nigra sum, sed formosa. Devise de toutes les Vierges noires d’Europe. Version d’aujourd’hui : Black is beautiful.
[2] Écoute (Israël).

En lisant Stefan Zweig

Par Jacques Darmon
Juin 2020

Des amis m’ont fait découvrir des textes peu connus de Stefan Zweig[1], écrits pendant la première guerre mondiale. Il s’agit d’œuvres mineures : articles parus dans les journaux suisses (Zweig était correspondant de guerre à Berne), des lettres à des personnes privées, des textes signés de l’auteur mais non publiés…

Ces documents reflètent l’opinion du « caporal Zweig ». À mon sens, et c’est leur intérêt majeur, ils donnent une explication plus plausible de ce geste tragique par lequel Zweig et sa femme ont mis fin à leurs jours, en février 1942.

On a souvent affirmé que Stefan Zweig était déprimé, désespéré à la fois par la victoire hitlérienne et l’effondrement de la société viennoise. Je crois, après avoir lu ces textes, que ces explications ne suffisent pas.

Stefan Zweig connaissait suffisamment l’histoire de l’Europe pour savoir que jamais aucun pays n’avait résisté longtemps à la coalition de tous les autres États. Après l’entrée en guerre des États-Unis et l’échec (allemand) de la « bataille d’Angleterre », la défaite hitlérienne était inéluctable. Zweig ne pouvait pas l’ignorer.

Quant à l’agonie de la société viennoise (la première d’Europe pour Zweig), il avait décrit, dès 1938,  la disparition du « monde d’hier ».

En 1918, déjà, Stefan Zweig avait observé un effondrement de l’environnement politique, militaire et social de l’Autriche. Paul Valéry, au même moment, nous disait que  les civilisations sont mortelles.

Mais justement, ces textes inédits datant de la première guerre mondiale montent clairement que Stefan Zweig restait optimiste : il avait confiance dans la force et la permanence de la culture allemande. Militairement vaincue, socialement en lambeaux, l’Allemagne (pour Zweig, le peuple de langue allemande, donc y compris l’Autriche) continuait de rayonner par le dynamisme de ses universités, de ses philosophes, de ses poètes. La culture allemande était vivante, l’essentiel était préservé. En 1918, cette constatation effaçait les horreurs de la guerre et donnait foi en l’avenir.

C’est exactement ce qui manquait à Zweig en 1942 : le régime hitlérien fêtait la victoire militaire (peut-être provisoire)  du fascisme ; mais  c’était surtout une défaite de la pensée, la constatation terrible que la culture allemande n’avait pas résisté au cauchemar nazi. Le « peuple de Goethe, Schiller, Kleist, Hölderlin et Kant », celui de Mozart et de Beethoven, s’était jeté dans les bras de ces bourreaux, avait participé activement aux massacres de populations entières[2].

« Mortes, les voix de la famille et des amis, morte, la voix des poètes et des écrivains, plus aucun signe de personne, le silence… Ce silence, cet effroyable, impénétrable, interminable silence est plus insupportable que n’importe quel bruit. Il contient plus d’horreur que le tonnerre, que le hurlement des sirènes, que le fracas des explosions… »

Ce silence d’un peuple devenu muet avait ruiné toutes ses convictions sur la force de la culture et l’avait conduit, le 22 février 1942 à Petrópolis, constatant l’échec de tout ce en quoi il croyait depuis ses premiers travaux, à vouloir quitter ce monde désespérant.

Arrivé à ce point de la lecture, j’ai posé mon livre et j’ai pensé à la France.

La France aujourd’hui, comme l’Autriche en 1918, a perdu son rang : dominée économiquement par l’Allemagne, ignorée diplomatiquement par la plupart des pays du monde  (même les plus petits[3] !), noyée politiquement dans l’Europe, la France n’est même plus « une puissance moyenne », comme l’affirmait Giscard d’Estaing !

Mais, dans ce désastre géo-politique, nous imaginions que survivait « une certaine idée de la France ». À défaut de la puissance économique ou politique, nous disposions d’une magistrature intellectuelle. Notre culture, notre histoire, nos valeurs, nos créateurs, nous assuraient une place particulière dans le monde : parce que la France se voulait universelle, elle était présente dans le cœur de tous les hommes. La culture française suffisait à sauver la France.

Il nous faut, comme Stefan Zweig en 1942, constater qu’il n’en est rien.

La France a elle-même renoncé à son histoire et sa culture n’est plus un objet d’admiration.

Les foules qui se pressaient derrière le catafalque de Victor Hugo pleurent aujourd’hui le décès de Johnny Halliday ; le Paris de Mme Hidalgo efface la Ville-lumière du baron Haussmann ; le Dr Raoult a remplacé Louis Pasteur dans le cœur des Français ; les personnages les plus aimés de nos concitoyens sont des acteurs de cinéma, des sportifs ou des présentateurs de télévision ; l’écriture inclusive défie Arthur Rimbaud.

Nous perdons notre propre estime. La crise du coronavirus a mis à terre le « meilleur système de santé du monde ». Les classements PISA mettent en évidence la faiblesse de notre système d’éducation. Notre démocratie fonctionne mal et la société française n’est qu’un « archipel »  de groupes humains indifférents (ou même hostiles) les uns aux autres.

Ce que nos amis américains appellent la « French Theory » n’est plus l’œuvre des Lumières ou l’universalisme de la Révolution, mais les élucubrations de nos philosophes « déconstructeurs » (Foucault, Derrida, Deleuze).

Nous assistons aujourd’hui même à une accélération étonnante de cette déconstruction de la France. Longtemps confiné dans les débats de quelques intellectuels, ce processus est maintenant dans la rue.

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », disait notre Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen en 1789. La France révolutionnaire se voulait universaliste : tous les hommes ont les mêmes droits, sans distinction, de race, de religion ou de sexe.

La lutte contre le racisme est donc au cœur de la culture française, mais aujourd’hui cet antiracisme devient à son tour raciste. Une militante, bien intentionnée, demande de « compter les Noirs » [4]. Des réunions sont interdites aux Blancs.

Le regard que les citoyens portent sur leur histoire est nécessairement divers. La Révolution, les luttes ouvrières, l’occupation et la Résistance, … font l’objet d’analyses divergentes depuis longtemps Mais plus récemment, une nouvelle étape a été franchie : certains exigent de réécrire l’histoire et d’imposer une nouvelle lecture devenue seule valable : décapiter Colbert qui a édicté le Code noir, condamner Napoléon[5] qui a restauré l’esclavage aux Antilles, réécrire la période coloniale[6]

A l’image de la période stalinienne pendant laquelle le pouvoir effaçait des images officielles les personnages historiques qui avaient cessé de plaire, une relecture de l’histoire de France est recommandée, voire exigée.

Particulièrement significative est l’attitude des nouveaux migrants à l’égard de cette France déconstruite.

La France a été formée en grande partie par des peuples venus de l’extérieur : des Grecs, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Ostrogoths, des Alains … Peu à peu, depuis Bouvines, s’est constituée une nation française, avec une langue, une culture, des modes de vie assez homogènes sur tout le territoire.

Cette France unifiée est restée une terre d’immigration : des Polonais, des Espagnols, des Italiens… Ces premiers immigrés venaient en France pour trouver du travail, bien entendu, mais s’ils avaient choisi la France parmi bien d’autres destinations possibles, c’était parce que ce nom leur disait quelque chose de plus [7]. D’ailleurs, à peine arrivés, sans renoncer à leur propre histoire, ils acceptaient de se fondre dans la société française[8].

Les nouveaux immigrés, dans leur majorité, agissent différemment. Ils viennent en France non pas par admiration de Molière ou de Victor Hugo, mais par attrait du RSA, du RMI, de l’AME de l’AMD … Tous ces acronymes qui symbolisent le système français d’aides sociales, le plus généreux du monde : de fait, nous achetons ces immigrés ! À juste titre,  ils nous le reprochent.

En conséquence, présents en France non par choix mais par nécessité, ils refusent de se fondre dans une communauté nationale qu’ils ne reconnaissent pas et qui a perdu tout pouvoir d’attraction. Ainsi se développe ce qu’on appelle communautarisme et qui est en fait un rejet de la France d’aujourd’hui, soit parce que ces immigrés ou descendants d’immigrés n’acceptent pas des mœurs contraires à leur propre tradition, soit parce que, se sentant rejetés par une majorité hostile, ils estiment que leur communauté les protège mieux que les institutions publiques.

Le fait que de nouveaux immigrés recherchent l’appui de leurs semblables est ordinaire. Mais ce communautarisme débouche aujourd’hui sur un véritable séparatisme : vivre autrement, loin des autres.

Que reste-t-il de la France républicaine, une et indivisible ?

Jacques DARMON

Juin 2020

[1] Pas de défaite pour un esprit libre- Albin Michel

[2] En novembre 1941, était déporté à Minsk le premier convoi de juifs viennois.

[3] Turquie, Syrie, Israël, Brésil…

[4] A noter que personne ne demande de compter « les jaunes » ou « les cuivrés ». Il fut un temps où l’Etat demandait de compter les juifs. La France de 2040  ressemblera-t-elle à celle de 1940 ?

[5] En 2005, la France a renoncé à fêter le 200° anniversaire d’Austerlitz. À la  reconstitution de la bataille, les grognards de Napoléon étaient joués par des soldats tchèques !

[6] Pour l’instant, les juifs ne demandent pas de condamner Saint Louis, ni les protestants de détruire la statue de Louis XIV !

[7] Il existe au Vietnam un temple où les trois déités sont Moïse, Jésus et Victor Hugo (en habit d’académicien !)

[8] A Alger, en 1947, mon petit livre d’histoire me disait que « (mes) ancêtres, les gaulois, étaient grands et blonds ». Ni moi, ni mes parents n’y trouvaient rien à redire !

A Médéa, petit village au sud d’Alger, les ruelles du quartier juif s’appelaient rue Molière et rue Racine !

En route avec Giono

Par Nicolas Saudray
Juin 2020

          Après une première manière consacrée aux forces telluriques et à la domination de la nature sur l’homme (Le Grand Troupeau,  Batailles dans la Montagne…), Jean Giono aborde une seconde manière, sobre, fringante, inspirée de Stendhal. Deux romans surtout l’illustrent, centrés sur le personnage d’Angélo. Attention, Angélo avec un accent aigu, car l’auteur maîtrise la langue française jusque dans le détail [1].

          Le père de cet écrivain, d’origine piémontaise comme Angélo, mais né en France, est un cordonnier anarchiste établi à Manosque. Sa mère est de souche provençale et picarde. Cette ascendance septentrionale ne doit pas être oubliée, bien que Giono n’en parle jamais : elle lui assure un certain recul sur ce Midi qu’il aime. Pendant quinze ans, il exerce, toujours à Manosque, le métier pour lequel il était sans doute le moins fait, celui d’employé de banque. Il en tire au moins une bonne connaissance des hommes.

          Le Hussard sur le toit paraît en 1951. C’est une révélation. On se trouve si loin de la médiocrité de la IVe République ! Notre pandémie de 2020 jettera  une nouvelle lumière sur ce chef d’œuvre.

          Giono prend soin  de nous dire qu’Angélo est grand, mince et a les yeux noirs – alors que lui-même est massif et a les yeux bleus. C’est une ruse pour masquer l’incarnation. De même, le petit et grassouillet Stendhal s’incarnait dans le beau Fabrice.

         Peu d’analyse psychologique, et c’est la principale différence avec la Chartreuse. Après sa décevante escapade à Waterloo, Fabrice évite les embrigadements et vit son destin individuel. Angélo s’insère au contraire dans un flux historique où il joue un rôle, sans chercher à s’en extraire.

          Le choléra est décrit d’une manière saisissante. Une force immense, contre laquelle il n’existe aucun remède sérieux. Sans doute Giono l’imaginatif a-t-il grossi les faits – notamment les contrôles exercés par l’armée. Le lecteur ne s’en aperçoit pas. Il plonge dans une histoire plus vraie que la réalité.

         Elle ne porte pas de date. Dans sa correspondance, l’auteur dit : 1838. Mais la grande offensive du choléra, celle qui a surpris tout le monde et emporté, entre autres, le premier ministre Casimir Périer, remonte à 1832. La nouvelle flambée  subie six ans plus tard ne pouvait être que la deuxième ou la troisième, combattue par des gens mieux organisés. Retenons donc, pour le Hussard, 1832.

          Angélo chevauche dans les collines. Il découvre un pays accablé par l’épidémie. Les maisons, au bord de la route, n’hébergent plus que des morts, qui ont attiré des nuages de mouches et d’abeilles sauvages.

          Nous apprendrons peu à peu que ce héros est piémontais (comme le grand-père paternel de Giono), qu’il pense néanmoins en français, qu’il a fui son pays pour raisons politiques (c’est un carbonaro), et qu’après deux ans d’exil à Aix-en-Provence, il espère pouvoir rentrer chez lui en passant par des cols alpins peu fréquentés. Il a vingt-cinq ans, mais l’auteur précise : Il était de ces hommes qui ont vingt-cinq ans pendant cinquante ans. C’est le fils naturel d’une duchesse ;  Giono a voulu pousser ainsi le parallèle avec Fabrice. Cette bonne mère lui a acheté un régiment de hussards, que l’exil lui a évidemment ôté.

          Angélo entre à Manosque. On le prend pour un de ces empoisonneurs de fontaine censés provoquer le choléra. Échappant de justesse au lynchage, il se réfugie sur les toits (d’où le titre du roman) et dans des greniers. Une fois le péril  passé, il se met au service d’une religieuse qui lave les morts. Pour ragaillardir  cette brave femme, il lui offre des cigares appelé crapulos [2], et elle les fume sans façons. Le voilà magnifiquement heureux, nous dit Giono.

          On peut se demander pourquoi ce courageux jeune homme n’a pas attrapé le mal, lui aussi, après avoir tripoté tant de cadavres. Mais toute épidémie a ses réfractaires. [3]

         À l’époque, Manosque compte cinq mille habitants. Elle se maintient à ce niveau jusqu’au second conflit mondial. Puis c’est l’ascension, favorisée par le centre d’études nucléaires de Cadarache, et dont Giono n’a connu que le début – jusqu’aux 22 000 habitants actuels.

          Selon l’une de ses filles, la description des habitants de Manosque aux prises avec l’épidémie serait une vengeance littéraire de son père. Il faut rappeler, à ce sujet, son itinéraire politique. Cruellement marqué par la guerre de 14, où il avait perdu nombre de ses amis, l’écrivain avait commis des écrits pacifistes. Puis, durant l’occupation allemande, il avait laissé des journaux collaborateurs publier des éléments de sa prose. Il s’était même écrié : J’aime mieux être un Allemand vivant qu’un Français mort. D’où, à la Libération, quatre mois de détention, et une interdiction de publier. Il faut savoir gré aux éditions Gallimard de l’avoir soutenu financièrement, avec sa famille, durant cette période. Mais les  Manosquins, eux, l’avaient laissé tomber. À en croire Mlle Giono, son père aurait pris sa revanche en décrivant la ville terrifiée par le choléra. Peut-être.

         Angélo poursuit sa route dans les collines et les forêts, où une partie de la population de Manosque s’est réfugiée ; mais l’épidémie poursuit sa progression. Il a fait la connaissance de la charmante Mme de Théus, très jeune épouse d’un vieux mari qu’elle aime, et qu’elle cherche à rejoindre en son château près de Gap. Notre hussard s’improvise son chevalier servant.

        L’armée leur barre la route, les envoie en quarantaine dans une forteresse. Comme les lieux de quarantaine sont les pires foyers de contagion, ils s’évadent.  Mme de Théus est néanmoins rattrapée par le mal : en traversant un bois, des vomissements la prennent, et ses jambes deviennent bleues. Contre toute attente, Angélo la sauve en la frictionnant avec énergie et en lui faisant boire un fort alcool. L’ayant ramenée saine et sauve  au château de son mari, il  repart vers le Piémont.

       Et voici la dernière phrase du roman, si émouvante : Il était au comble du bonheur. Joie de rentrer dans son pays, où pourtant son avenir politique n’a rien d’évident. Joie d’avoir échappé au fléau, et surtout d’avoir sauvé la belle Pauline. Il n’a pas couché avec elle, car il la respecte trop. L’amour est né entre eux mais ne s’est pas s’exprimé. Rien n’indique qu’ils auront la moindre chance de se revoir. Qu’importe ! Il est heureux d’avoir vécu ces jours extraordinaires.

          Le Hussard a été précédé d’un brouillon inachevé, Angélo, commencé dès 1934, publié seulement en 1958. On y rencontre déjà le trop jeune colonel et la belle Mme de Théus – mais sans le choléra, ce qui change tout. Au lieu de l’épidémie, l’auteur nous offre une bande de brigands qui pille les diligences après avoir tué les postillons, et dont le chef n’est autre que le marquis de Théus, mari de la belle : un aristocrate  légitimiste qui cherche à remplir les caisses de l’opposition clandestine, afin de renverser Louis-Philippe. À vrai dire, le Hussard, rédigé une quinzaine d’années plus tard, renferme un écho de ces brigandages, mais si assourdi que le lecteur n’y prend pas garde.

          Contrairement au Hussard, cette esquisse qu’est Angélo baigne dans une aimable invraisemblance. Tout le charme du Giono de la seconde manière s’y trouve néanmoins. Le cheval, accroupi comme un chat, se détendit et s’envola sans élan par-dessus la barrière. Ou encore ceci, dans le même registre : Le cheval était nourri dans les écuries de l’évêché. Angélo le jugea vite : trop d’avoine, mais un cœur droit. À moins que vous ne préfériez ces paysages : D’immenses journées de cuivre blond s’arrondissaient dans les collines.   

                                                        xxx

          Paru en 1957, Le Bonheur fou est-il vraiment la suite du Hussard ? À part la personne d’Angélo, aucun lien explicite ne relie les deux romans. On peut dire que leur thème commun est celui de la chasse au bonheur (encore Stendhal !). Mais ce prétendu tome II se déroule quasiment sans femmes. Le bonheur s’obtient par les voyages et par la guerre !

          Les deux ouvrages ont quand même en commun de se dérouler durant la première moitié du XIXe siècle.  Ils rejoignent ainsi le rude Roi sans Divertissement, et les Récits de la demi-brigade. Giono a peint un monde paysan en voie de disparition, ou fait revivre des époques révolues. Notre société hyper-urbaine ne l’a pas séduit. Il est resté un enfant de l’ancienne Manosque, ou un habitant des hauteurs. J’ai une ferme que je dois entretenir et quelques cochons qu’il faut que je nourrisse avant qu’ils ne me nourrissent moi-même [4]. Au soir de sa vie, il envisage toutefois une troisième manière, moderne. Elle n’aboutit pas. Faut-il s’en étonner ?  Faut-il s’en plaindre ?

          Ce Bonheur fou qu’il aimait tant n’a ni queue ni tête. Grâce à l’inimitable patte de Giono, on le lit néanmoins avec plaisir et, souvent, avec admiration.

          L’histoire commence avec un conspirateur piémontais réfugié en France, et qui ne jouera plus, dans la suite du récit, qu’un rôle mineur. Le lecteur est un peu perdu. Il faut savoir qu’en 1821, des républicains ont voulu renverser le roi de « Sardaigne », capitale Turin. De leur exil, ils continuent d’intriguer. L’un d’eux arbore de fortes moustaches noires sur un beau visage maigre couleur de marron d’Inde.

          Le roi défend son trône contre ces carbonari, en usant de la manière forte. Après les exécutions, les jeunes veuves se tordaient les mains sur les places publiques, puis rentraient chez elles tourner la polenta d’un bâton vigoureux. Le ton est donné. Du malheur jaillit l’allégresse.  

          Angélo entre en scène à la page 71. D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait depuis après la fin du Hussard, seize ans plus tôt ? En tout cas, la police piémontaise le recherche. Comment peut-il deviner, en ce début de 1848, que Paris va se révolter contre Louis-Philippe, qu’à son exemple Vienne va se rebeller contre Metternich, et que les Lombards auront alors beau jeu de secouer le joug autrichien ?

         Milan commence à remuer. Angelo s’y précipite. Aucun état d’âme, aucune analyse de la situation, aucune haine de l’Autriche. Il ne se sent jamais si bien qu’en selle dans la campagne. Ainsi, la seconde manière de l’auteur diffère moins de la première qu’on aurait pu le croire.

          Angélo passa au large et changea les idées à son cheval en lui faisant sauter quelques ruisseaux et enfin une haie, derrière laquelle il faillit tomber au beau milieu de la musique du régiment qui suçait ses clarinettes.

          Milan connaît ses « cinq jours » d’insurrection. : une guerre de rues, parfois cruelle, mais pleine de péripéties et de surprises. Rien à voir avec la boucherie de 14-18, dont Giono exècre le souvenir, bien qu’il l’ait courageusement supportée. Angélo, âgé de trente-cinq ans [5], se conduit comme un gamin. Il est blessé, sans gravité ; la blessure restera néanmoins ouverte jusqu’à la fin du roman. Les Autrichiens se retirent vers Mantoue et Vérone.

          Profitant de la situation, le monarque turinois fait avancer ses troupes et prend possession de la majeure partie de la Lombardie. Pendant quelques mois, il fait figure de roi d’Italie. Angélo et ses amis ont donc travaillé pour un adversaire. Cela ne les gêne guère.

          Autant les paysages et les portraits sont réussis – par petites touches malicieuses ou cinglantes – autant les dialogues rendent un son bizarre. Lors des publications précédentes, on avait déjà reproché à Giono de faire parler ses paysans avec préciosité. Avec les Turinois et les Milanais, cela continue. Qu’importe. Ces longues répliques irréelles traversent le roman à la manière de nuages. Il faut les prendre, non comme de vrais échanges, mais comme des fragments de monologues intérieurs.

          Les semaines suivantes se passent à vagabonder, à cheval, sans mission définie. Angélo frôle la frontière suisse et le Tyrol méridional. Dans les hauteurs, les villages s’enroulaient en coquille de limaçon autour de vieux clochers couronnés de lilas d’Espagne. Et l’auteur résume : Il était amoureux de tout ce qu’il voyait.

         Alors le maréchal von Radetzky contre-attaque. Nous souvenons de lui  grâce à une marche de Johann Strauss père. Mais ce n’est pas un militaire d’opérette, et il dispose de troupes aguerries – des Hongrois, des Croates. Dans la chaleur de juillet, les forces piémontaises refluent en désordre. Angélo se débrouille comme il peut. Descente vers un lac : Charrué de petites vagues roses, il était piqueté de nombreuses voiles balancées et de barques plates, noires, remuant lentement les pattes comme des cafards sur le dos.

         Une fin logique consisterait à faire périr notre jeune premier dans cette débâcle. Au lieu de cela, il regagne Turin, que les Autrichiens ne tentent pas de conquérir. Inopinément, il y provoque son frère de lait Giuseppe, avec qui il s’entendait bien, et le tue en duel. Pourquoi cette barbarie ? Giono dédaigne de l’expliquer. Le lecteur se dit que peut-être, le hussard reprochait à sa victime d’être restée tranquille chez elle, au lieu de venir combattre en Lombardie. Mais Giuseppe, autant qu’on sache, n’avait pas d’obligations militaires. Et c’était un simple cordonnier (comme le père de Giono). Tuer un homme dans ces conditions, cela fait beaucoup !

          L’héroïque Angélo, amoureux des paysages, séducteur des femmes et complice des chevaux, aurait-il caché, au fond de lui-même, un goût du meurtre ? Si je me permets cette hypothèse, c’est que j’en vois plus haut trois indices. Au cours du roman, le héros se réjouit d’avoir tué en duel un officier (peu sympathique, il est vrai, contrairement à Giuseppe). Dans l’esquisse précédente, il s’était écrié, après avoir trucidé, encore une fois en duel, un agent autrichien : Le meilleur moment de ma vie, je l’ai passé à tuer le baron. Et dans son étrange roman de 1947 titré Un Roi sans divertissement, Giono avait mis en scène un ancien capitaine de gendarmerie, homme valeureux qui, ayant découvert en lui un désir de tuer, se donne la mort à titre préventif.

         Les lectrices qu’Angélo tient sous son charme préféreront attribuer ce duel absurde avec Giuseppe à un dérapage du romancier.

         Conclusion ouverte de ce Bonheur fou  au titre paradoxal : Angélo remarque, dans les rues de Turin, des ombres qui le suivent. Le lecteur se doute que ce sont des recors de police chargés de l’arrêter. Triste fin pour un brillant sujet.

        Elle se prolonge par une suite lointaine et mince, publiée dès 1949 : Mort d’un personnage. Le petit-fils d’Angélo Pardi et de Pauline de Théus, doté du même prénom et du même nom que son grand-père, vit à Marseille, ville où Giono avait lui-même passé  quelques mois. L’écolier respire les mille odeurs de la ville phocéenne. Puis, devenu officier de marine marchande, il assiste sa grand-mère aveugle et contemple sa déchéance physique. La belle Pauline avait-elle épousé le premier Angélo Pardi, après la mort de son vieux mari ? Apparemment non, puisqu’on continue de l’appeler Mme de Théus. Le lecteur est laissé dans la perplexité. Si vous avez aimé le Hussard et le Bonheur, ne lisez pas ce triste épilogue, bâclé pour honorer un vieux contrat qui liait l’auteur à Grasset.

        Giono avait imaginé un cycle du hussard en dix volumes. C’est dire l’intérêt qu’il portait à ce personnage, image sublimée de lui-même. En fin de compte, il n’y a eu que quatre romans comportant sa présence. Ce sont, en succession logique : 1) Angélo  2) Le Hussard  3) Le Bonheur  4) Mort d’un personnage. Mais ils ont été rédigés dans un ordre différent : 1,4, 2, 3. Et publiés encore dans un autre ordre : 4,2,3,1.

         Le véritable héritier de ce cycle est un roman de Louis Aragon, La Semaine sainte (1958). Presque tout opposait les deux écrivains – le  montagnard et le Parisien, l’apôtre du  retour à la terre et le stalinien. Mais ils partageaient une prédilection pour une certaine aristocratie naturelle, avec accompagnement de chevaux : d’un côté notre Angélo, de l’autre le jeune peintre Géricault. Aragon a certainement lu le Hussard, et sans doute aussi  le Bonheur fou, paru un an avant son propre ouvrage. Entraînés dans de vastes équipées, de fougueux jeunes gens s’efforcent d’y faire bonne figure tout en conservant un certain détachement. La vie est une cavalcade.

Les livres : Le Hussard sur le toit et Le Bonheur fou sont tous deux disponibles en Folio. De même Un Roi sans divertissement, les Récits de la demi-brigade et Angélo.  

[1] Certains éditeurs récents ce sont permis d’ôter l’accent. C’est une petite trahison.
[2] La cigarette n’est pas encore en usage.
[3] Exemple de Mgr de Belsunce, durant la peste de Marseille, en 1720. Il visitait les mourants. Il s’en est tiré sans dommages, et est mort trente-cinq ans plus tard, admiré de tous.
[4] Lettre à Gaston Gallimard, 3 décembre 1941.
[5] Du moins si l’on situe le Hussard en 1838. Si on le place au contraire e, 1832, l’Angélo du Bonheur fou a quarante-et-un ans. 

Une femme un peu trop remarquable

Mme de Staël vue à travers ses romans, par Nicolas Saudray
Juin 2020

La plus parisienne des Genevoises, Germaine de Staël (1766-1817), est la fille bien-aimée de Necker. Durant l’été de 1783, alors qu’elle a dix-sept ans, et que son père a dû quitter son poste de ministre des Finances à Versailles, elle rejette un projet de mariage avec… William Pitt le Second, déjà connu, pas encore fameux. L’union paraissait pourtant tout à fait possible : le prétendant était protestant comme elle, il n’avait que sept ans de plus, et la France venait de faire la paix avec la Grande-Bretagne. Dès son entrée dans la vie, la jeune personne manifeste ainsi son caractère volontaire. Six mois plus tard, voilà notre Pitt premier ministre à Londres. Germaine éprouve-t-elle des regrets ? On ne sait.
En fin de compte, elle épouse le baron de Staël-Holstein, simple ambassadeur de Suède auprès de Louis XVI. Cette fois, l’écart d’âge n’est plus de sept ans, mais de dix-sept. Sans doute la pétulante personne se dit-elle que cela lui donnera toute liberté de choisir ses amants, ce qu’elle aurait difficilement pu faire en qualité d’épouse du premier ministre britannique.
Germaine tient l’un des salons les plus brillants de Paris, foyer d’intrigues politiques. Elle écrit des nouvelles et quelques brochures, dont l’une sur Jean-Jacques Rousseau, son maître à penser. Comme beaucoup d’autres, elle applaudit les débuts de la Révolution, avant de s’en détourner. Elle doit émigrer.
Lorsqu’elle achève son premier roman, la tourmente est passée. On se trouve sous le Consulat. Mme de Staël a rouvert son salon parisien, repris ses intrigues. Depuis six ans, elle vit avec son compatriote Benjamin Constant, qu’elle a fait nommer membre d’une des assemblées législatives, le Tribunat. Mais en janvier 1802, le penseur est exclu pour mauvais esprit. En mai, comme pour compenser cette déception, la mort débarrasse Germaine de son vieux mari. En décembre, publication de Delphine.
Delphine, c’est elle, et ce n’est pas elle. Cette femme jeune et riche a elle aussi perdu un vieil époux. Mais la romancière lui prête une douceur, une délicatesse assez éloignées de son propre caractère.
Il s’agit d’un roman par lettres, d’une forme assez classique, dans la tradition de la Nouvelle Héloïse et aussi des Liaisons dangereuses. La généreuse Delphine dote une cousine pauvre, Matilde de Vernon, pour lui permettre d’épouser un intéressant jeune homme, Léonce. Puis elle fait la connaissance dudit jeune homme et regrette de ne pas se l’être réservé pour elle-même. L’inclination est d’ailleurs réciproque. Pour y faire échec, Mme de Vernon, mère de Matilde, qui tient au mariage de sa fille avec Léonce pour des raisons d’ordre financier, calomnie Delphine auprès du garçon. Dégoûté, celui-ci épouse Matilde, au grand désespoir de la calomniée.
On a soutenu que Mme de Vernon était un avatar de Talleyrand, alors ministre, et bien connu de la romancière, qui l’a protégé quelque temps. Peut-être les deux personnages ont-ils une ressemblance superficielle. Au fond, Mme de Vernon évoque plutôt la Merteuil de Laclos. Elle feint d’être l’amie de Delphine, gagne sa confiance et la dessert. Un peu plus tard, gravement malade, elle confesse ses fautes et meurt. C’est à mon avis la figure la plus réussie du roman.
Léonce comprend qu’il a été induit en erreur. Il s’arrange, bien que marié, pour vivre une partie de sa vie avec Delphine. Il nourrit un projet de divorce, mais c’est trop tôt. On se trouve au début de la Révolution, et l’Assemblée ne s’est pas encore résolue à voter une loi autorisant les époux à rompre leurs liens.
Matilde, qu’on pouvait prendre pour une jolie jeune femme insignifiante, révèle alors une personnalité inattendue. Enceinte de Léonce, elle va trouver Delphine et lui demande de se retirer. Bonne et scrupuleuse, mais désespérée, l’héroïne se soumet. Au grand chagrin de Léonce, elle part pour la Suisse.
Sans doute Mme de Staël aurait-elle bien fait d’en rester là. Nous bénéficierions d’un roman de bonne facture, cousin de la Princesse de Clèves.
Les invraisemblances s’accumulent, et le récit classique vire au romantisme échevelé. En Suisse, Delphine entre dans un couvent, se laisse convaincre d’y prononcer des vœux. Ce qui s’accorde mal avec ses convictions, car elle n’a rien d’une catholique dévote : elle dit toujours l’Être Suprême, jamais Dieu. Pendant ce temps, Matilde est morte, pour avoir voulu nourrir son enfant au sein au lieu de prendre une nourrice. En mourant, elle a conseillé à Léonce de se remarier avec l’excellente Delphine. L’enfant meurt aussi. Totalement libre, Léonce se précipite en Suisse, y retrouve sa dulcinée.
Horreur, elle porte le voile ! Qu’à cela ne tienne. La Constituante a aboli les vœux monastiques. Il suffit de revenir en France. Le couple sera régi par la loi française, et un mariage pourra être célébré. Mais il est trop tard. La Révolution, jusque-là très discrète à l’arrière-plan du roman, y fait irruption. Louis XVI a été renversé et emprisonné. Les massacreurs se déchaînent au début de septembre 1792. Mme de Staël, qui avait conseillé au roi de fuir, met dans ces pages beaucoup de ce qu’elle a vécu.
Léonce ne veut plus, ne peut plus rentrer en France. Il rejoint l’armée des Princes et est fait prisonnier, en Lorraine, par les républicains. Delphine arrive sur ses traces, supplie qu’on le libère, n’y parvient pas et s’empoisonne. Léonce est fusillé.
À la parution, la presse parisienne, qui se trouve dans une large mesure aux ordres du premier consul, attaque le roman. C’est surtout l’éloge du suicide qui lui est reproché. Mais cet acte participe d’une solide tradition littéraire : Shakespeare à maintes reprises, Racine avec la mort d’Hermione… En réalité, ce n’est pas l’ouvrage qu’on veut atteindre, mais la romancière, trop libre, trop remuante, trop « femme supérieure ». De plus, maîtresse du factieux Benjamin Constant, et fille du vieux Necker, qui s’est permis de publier des réflexions financières peu amènes pour Bonaparte.
Mieux valait s’en prendre au vrai défaut du livre, sa longueur. Mon édition de poche compte un millier de pages, dont la moitié aurait aisément pu être sacrifiée. Je reconnais néanmoins, en maints endroits, des bonheurs d’expression. Les nouveaux devoirs que j’ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir, écrit Léonce, jeune marié. Cependant, ne me refusez pas de le connaître. À quoi celle qu’il aimait répond : Je vous forcerai, je l’espère, à me rendre toute l’estime que vous me devez.
Deux ans et demi plus tard, en juin 1805, Benjamin Constant demande Germaine de Staël en mariage. Elle refuse cette chaîne. Les rôles se trouvent donc inversés par rapport au roman : l’homme est évincé, alors que précédemment l’héroïne s’était effacée. Si l’on en croit le roman Adolphe, écrit par Constant durant cette même année et publié en 1816, Germaine lui reprochait sa sécheresse de cœur. Il avait, semble-t-il, hésité huit ou neuf ans avant de présenter sa demande. Aucune parenté avec le bouillant Léonce.

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Alors que Delphine était un ouvrage classique glissant vers le romantisme, Corinne ou l’Italie (1807) est un OVNI. Mme de Staël a voulu faire de ce second roman un reportage sur la péninsule italienne, annonçant son grand reportage sur l’Allemagne, non romancé, de 1810. C’est même un guide touristique, d’un intérêt inégal. De Rome, elle ne dit rien qui retienne l’attention. Mais elle nous montre l’éruption permanente du Vésuve (depuis, ce volcan s’est rendormi, ce qui ne présage rien de bon). Et surtout, en peu de pages, elle nous peint de la république de Venise (en 1795, peu avant l’intrusion de Bonaparte), l’un des tableaux les plus judicieux que je connaisse.
D’une manière générale, les Italiens apparaissent sympathiques, malgré les défauts que l’auteure leur reproche – leur paresse et leur catholicisme ostentatoire.
Le reste du livre est un roman d’amour, envahi par la personnalité de Corinne. Il s’agit d’une femme de lettres, célibataire, un peu actrice, qui vit de ses rentes à Rome. Son prénom, choisi par elle, évoque une poétesse grecque du VI e siècle avant notre ère. Corinne est belle (beaucoup plus que Mme de Staël). Corinne récite ses vers et est applaudie. Corinne cite à tour de bras du latin, de l’italien, de l’anglais, si bien que le lecteur finit par s’écrier : Ça suffit ! Manque l’allemand, de façon surprenante, car c’était le côté vers lequel l’auteure penchait le plus.
Le héros, Oswald, jeune lord, ou plutôt laird car écossais, est venu en Italie pour son grand tour. C’est un garçon très sérieux, serviable et même secourable. Son arrivée est l’occasion, pour Mme de Staël, de dire du bien de la Grande-Bretagne, qu’elle connaît un peu, car elle s’y est réfugiée quelques mois après la chute de Louis XVI. Et ces compliments équivalent à une critique de la France.
Naturellement, Oswald tombe sous le charme de Corinne, qui le lui rend bien. Les deux tourtereaux se promènent dans la belle Italie. Pourquoi ne la demande-t-il pas en mariage ? Parce que son père, en mourant, lui a recommandé d’épouser une certaine Lucile. Cet empêchement fait sourire le lecteur du XXIe siècle. Même pour celui de 1802, la ficelle paraît grosse. En vérité, le jeune homme est falot, comme plusieurs amants de Mme de Staël.
L’affaire se gâte encore plus quand Corinne raconte sa vie à Oswald. On tombe en plein mélodrame. Italienne de mère, elle est britannique de père, et c’est la demi-sœur de la fameuse Lucile, « promise » d’Oswald.
Mais voici que ce garçon est rappelé outre-Manche, car son régiment va partir pour les Antilles. Corinne le voit s’éloigner en pleurant. Elle commet l’erreur de ne pas lui écrire. Oswald, en Écosse, revoit la fameuse Lucile, qu’il avait connue toute jeune, et qui a embelli. N’ayant pas reçu de courrier de Corinne, il se croit oublié d’elle et décide d’épouser sa promise d’origine.
L’intrépide Corinne se doute de quelque chose. Elle est encore, affirme la romancière, la plus brillante personne d’Italie. Elle traverse l’Europe, pousse jusqu’en Écosse et assiste, cachée, aux préparatifs du mariage. Héroïque, elle fait rendre une bague à Oswald, avec un message : Vous êtes libre. Puis repart sans s’être découverte. Malgré ces outrances, Mme de Staël parvient à toucher le lecteur.
Après son mariage, Oswald part pour les îles avec sa troupe. Il en revient quelques années plus tard. Lucile lui a donné une charmante petite fille. Mais sa santé à lui s’est détériorée, et il continue de penser à Corinne. Le soleil, assure-t-il, lui ferait du bien. Pourquoi pas un voyage en Italie ? C’est tenter le diable. Lucile consent néanmoins. À Florence, naturellement, le ménage tombe sur Corinne. Émaciée, minée par le chagrin ! Elle trouve encore la force de réciter ses vers à l’académie de la ville, devant un amphithéâtre bondé, et meurt après cette mise en scène.
Moins bavard que le précédent, ce roman ne compte, dans mon édition de poche, que six cents pages. Mais la part de l’arbitraire y est beaucoup plus forte.
Dès sa parution, Corinne connaît un vif succès. C’est l’une des premières victoires du romantisme en France, et le public attendait une telle œuvre. Napoléon, qui avait tenté de couler Delphine au temps où il était encore premier consul, cette fois ne se donne pas la peine d’intervenir. Il devrait pourtant prendre ombrage de ce roman dont le héros est un sujet britannique. Broutilles ! Il se trouve au sommet de sa gloire, et peu lui importe l’écrivassière.

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Mme de Staël, une victime des mâles, qui lui demandaient des services sans reconnaître son génie ? La vérité apparaît plus nuancée. Delphine n’est pas victime des hommes, mais des machinations de Mme de Vernon, et de sa propre délicatesse. Corinne, en revanche, est bel et bien victime de la faiblesse de caractère d’Oswald. Elle a néanmoins commis quelques erreurs.
Dans la vie réelle, Germaine est victime de la froideur de Benjamin Constant. Cela dit, cet esprit supérieur pouvait difficilement accepter une tutelle. Germaine est également victime de Napoléon Bonaparte, qui l’a exilée à plusieurs reprises. À vrai dire, il lui a rendu service, en la forçant à bien connaître l’Italie et l’Allemagne. Grâce à lui, elle est l’un des écrivains francophones les plus ouverts sur l’extérieur.
Sa fille, Albertine de Staël, dont le vrai père est Benjamin Constant, épouse le duc Victor de Broglie, premier ministre libéral sous Louis-Philippe. L’alliance du vieux sang piémontais avec celui des Necker fait merveille. Il produit d’abord le duc Albert de Broglie, premier ministre conservateur sous la Troisième République. Albert est lui-même le grand-père du duc Maurice de Broglie, spécialiste des rayons X, membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences (à distinguer de son cadet Louis, encore plus célèbre). Âgé de huit ans, Maurice regarde les portraits exposés dans le château familial et s’exclame : Je n’aime pas ce vilain gros Turc. C’est sa trisaïeule, enturbannée comme le voulait la mode du début du siècle.
Je ne laisserai pas le lecteur sur cette note ironique. Mme de Staël a écrit une phrase souvent citée, dont je ne retrouve pas la référence, mais qui porte bien sa marque : La gloire est le deuil éclatant du bonheur. Aurait-elle délibérément sacrifié celui-ci à ses œuvres ? Non, le bonheur n’était pas pour elle, et elle le savait. Pas très jolie, bientôt corpulente, et surtout trop impétueuse, asservissant ses amants, les terrorisant par des chantages au suicide. Elle a cherché la gloire parce qu’elle ne pouvait rien avoir d’autre.
Laissons le dernier mot à l’auteur de René, avec qui elle s’entendait assez bien. Les corps des époux Necker baignent dans une cuve de marbre noir remplie d’esprit-de-vin, afin d’éviter leur décomposition. Ce tombeau se trouve toujours dans leur parc de Coppet, au bord du Léman. En 1817, Germaine rejoint ses parents. On l’enterre au pied de la cuve. Puis le mausolée est scellé à jamais. Quinze ans plus tard, Chateaubriand y vient en pèlerinage, accompagné de Mme Récamier, grande amie de la défunte. Elle est seule admise auprès du mausolée, et son compagnon l’attend.
Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre, elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est d’être véritablement aimé.
Lui, Chateaubriand, a été chéri de plusieurs femmes. Elle, Germaine, a ébloui des hommes, mais sans amour. Sauf tout à la fin, comme un rayon du soleil du soir, un officier italien du nom de Rocca, bien plus jeune qu’elle, blessé dans l’armée de Napoléon. Elle finit par épouser cette recrue sincère. Mais en secret, car Mme de Staël ne saurait devenir Mme Rocca.
En 1964, le mausolée de la famille Necker est endommagé par un attentat à l’explosif. À qui en veut-on ? Au banquier trop habile, malgré tout fidèle à Louis XVI ? Ou à sa fille, cette femme un peu trop supérieure ?

Les livres : Delphine et Corinne sont toutes deux disponibles en Folio.

Coup de soleil russe

Par Jacqueline Dauxois
Juin 2020

Alors que les cinémas sont fermés pour cause de pandémie mondiale, le 29 mai 2020, à sept heures du soir, le Centre de Russie pour la Science et la Culture rediffuse Coup de Soleil,  de Nikita Mikhalkov, qui raconte l’un des épisodes les plus tragiques de la Révolution russe, dont c’était le centenaire : la reddition au pouvoir soviétique de la flotte impériale de la mer Noire.

D’après une nouvelle de dix pages d’Ivan Bounine,  le film raconte la chute d’un monde et montre le sort effroyable réservé par les Soviets (les Alliés ne se sont pas mieux conduits envers eux) aux officiers vaincus du général Wrangel.

Tourné en 2014 par l’auteur d’Urga et de Soleil trompeur, c’est un film classique dans lequel la forme et le fond ne font qu’un, au service d’une histoire qui démontre une fois encore combien le cinéma russe a de choses à dire.

Paradoxalement, l’essentiel est exprimé par des silences. Silence dans le camp de prisonniers, où un colonel de cosaques prend dans ses mains des jouets d’enfants. Silence de l’exécution d’un traître par un autre prisonnier. Silence des amants lorsque la musique parle pour eux et fait entendre l’un des duos les plus célèbres de la littérature lyrique, “Mon cœur s’ouvre à ta voix”, de Saint-Saëns (où Dalila prend Samson au piège).

L’histoire débute et s’achève avec les prisonniers. Enfermés dans un camp, les vaincus de l’armée Blanche attendent d’être évacués et libérés, comme le gouvernement révolutionnaire le leur a promis lorsqu’ils se sont rendus. Aucun d’eux ne comprend comment on en est arrivé là, mais ils sont loin d’imaginer le sort que les vainqueurs leur réservent. L’un de ces officiers se souvient du passé. Dès lors, les deux récits s’imbriquent. Dans l’histoire des soldats prisonniers, décrite jusqu’à leur assassinat avec des couleurs glacées, vertes et bleues, s’encastrent les souvenirs radieux du jeune lieutenant dans la Russie d’avant, belle, heureuse et dorée.

Les épisodes de la vie dans le camp culminent avec le rappel de la poussette qui, dans le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1926), dévale les escaliers d’Odessa et qui cahote, ici, le long des gradins du camp pour se retourner en bout de course et finir dans le feu.
La poussette est moins une référence culturelle qu’une répartie. Celle du Cuirassé Potemkine, avec son bébé, accablait l’armée du Tsar, celle de Coup de soleil accuse l’armée Rouge.  Mais il ne s’agit plus dénoncer seulement des crimes de sang ; il s’agit du monde, il s’agit de l’Homme, de la créature, femme et homme.

Dans un monde devenu méconnaissable, le plus cruel pour un officier russe est la subversion de l’image de la femme. Jadis, symbole d’amour et de bonheur, devenue la plus cynique pourvoyeuse de la mort, la femme, commissaire du camp, est dénaturée et le monde est perdu. Un Russe comment peut-il vivre, si on lui rompt dans le cœur l’image idéale de l’éternel féminin ?

Dans la poussette d’Eisenstein se trouvait un bébé. Celle de Mikhalkov est vide parce qu’elle ne peut pas contenir ce monde perdu qui a vu la destruction de l’homme russe, comme le dit un de ses personnages. La poussette d’Odessa dévale les escaliers au milieu des cadavres, celle du camp cahote au milieu de morts vivants, ces prisonniers qui ont été contraints d’arracher eux-mêmes leurs épaulettes, car la destruction de “l’homme”, c’est celle de l’âme humaine.

En contraste avec l’univers sombre et confiné du camp, les épisodes de la vie d’avant resplendissent, s’ouvrent sur la beauté du monde et racontent une histoire d’amour, qui commence par la poursuite irréelle d’une écharpe bleue qui s‘est envolée du cou de la belle pour parcourir tout le bateau et continue par l’amour fou. Le beau lieutenant croit que l’inconnue a quitté le bord où on mène une vie de rêve entre cabines d’acajou, salle à manger fastueuse et séances de prestidigitation. Il se jette du bateau encore en marche pour la rejoindre, il s’est trompé, c’en est une autre, trop tard, le bateau est parti.
Rien n’est trop tard dans le monde d’avant. Elle, restée sur le pont, persuade le capitaine de faire demi-tour pour aller le récupérer. Il monte à bord en dansant.

Plus tard, il manque tomber dans les machines en suppliant l’inconnue de descendre à terre avec lui parce que c’est « une question de vie ou de mort », dit-il, il devrait dire « d’amour ou de mort ». Dans la chambre de l’amour, tout est dit sans un mot, rien n’est montré de la gymnastique du sexe, régal privé, ennui au cinéma, mais on la voit, elle, de dos, entièrement déshabillée, s’approcher de lui, dans son uniforme dont le sabre tombe, et il dit : « C‘est mon sabre », elle répond : «  Je sais », en continuant d’approcher. C’est tout. C’est le seul dialogue de cette unique nuit d’amour. Le désir brûle et flamboie dans le silence, il ne sait pas son nom. À l’aube, elle s’en va sans le réveiller, laissant deux lignes gribouillées : « Ce qui s’est produit ne s’est pas produit et ne se produira plus jamais pour moi ». Près du griffonnage, elle pose un bonbon et emporte son eau de Cologne. De quoi le désespérer jusqu’à la fin de ses jours dans le ventre du bateau coulé par le fond.

Autour de cet amour que l’inachèvement rend pathétique, surgit le décor de la Russie d’avant dans toute sa beauté, les bateaux qui naviguent sur la Volga, les paysages avec leurs églises à bulbes, un petit paysan russe qui guide le beau lieutenant au cœur brisé. Cet enfant est paniqué à l’idée de Darwin que l’homme descend du singe, donc ses parents aussi, le lieutenant aussi, et le tsar. Il incarne la sainte Russie. Le lieutenant a perdu sa croix dans le lit d’amour, le petit fait bénir la neuve par un pope escroc qui demande dix roubles. L’enfant a oublié de rendre sa montre au lieutenant et court inlassablement après lui.

Cet enfant, devenu un homme, on le retrouve aux dernières images du film, lorsque la péniche où ont été enfermés les prisonniers va être envoyée par le fond. Un homme est debout sur le môle avec les commissaires du camp, c’est l’enfant devenu grand qui a perdu son âme. Le lieutenant reconnait le petit paysan du temps d’avant : c’est lui qui a reçu les prisonniers et leur a demandé, à l’un après l’autre, d’arracher leurs épaulettes. Il l’appelle à travers le hublot. La péniche s’enfonce dans la mer.

Les Dents de la Maire, Souffrances d’un piéton de Paris

De Benoît Duteurtre, lues par Nicolas Saudray
Mai 2020

L’efficace pamphlet de Benoît Duteurtre a eu la malchance de paraître juste avant l’épidémie. Il serait dommage que ces circonstances lui retirent une audience méritée.
L’auteur, romancier, essayiste et musicologue d’origine havraise, est un arrière-petit fils de René Coty, ce qui ne l’a pas empêché de devoir officier comme vendeur au BHV pour payer ses études. Les auditeurs de France-Musique connaissent bien son émission du samedi matin, Étonnez-moi Benoît, menée avec brio depuis vingt ans, et consacrée à l’opérette ainsi plus généralement qu’à la musique légère.
Or l’auteur de cette euphorie se révèle un homme torturé. Anne Hidalgo, mairesse de Paris, lui apparaît en songe et le soumet à des supplices en riant de toutes ses dents.
Mairesse, ai-je écrit, au risque de provoquer un mouvement d’indignation. Ce terme est supposé péjoratif, comme tigresse et traîtresse. Mais alors, pourquoi princesse, duchesse, comtesse et Suissesse ? Benoît Duteurtre, qui figure parmi les défenseurs de la langue française, ne pourra que m’approuver.
Ce Parisien d’adoption n’a pas de voiture. Moi non plus. Cette situation nous permet, me semble-t-il, de formuler un jugement objectif sur le combat mené à Paris contre les automobilistes, au nom de l’écologie.
Évidents sont les inconvénients des moteurs thermiques, dans notre capitale. Mais est-il raisonnable d’entraver la circulation automobile, alors que le réseau de transports publics est en grande partie saturé, et ne pourra s’améliorer dans l’immédiat ? Est-il équitable de concentrer le tir sur les quatre-roues, alors que les deux-roues, pour le bruit, viennent largement en tête ?
Benoît Duteurtre rappelle l’affaire de la voie expresse Georges Pompidou. Un président lettré avait hélas livré les berges à la voiture. Un maire antérieur à l’actuelle, Jean Tibéri, a pris une décision équilibrée, en restituant cette chaussée aux piétons tous les dimanches – jours durant lesquels une circulation réduite pouvait supporter cette contrainte. Puis est venu l’excès, la prohibition totale des moteurs. D’où, inévitablement, un report du trafic sur les quais de la rive droite, déjà en difficulté. Il n’y a pas si longtemps, ces quais étaient encore des chemins pour amoureux, garnis de boîtes de bouquinistes. Ils ont perdu leur attrait, sont devenus des corridors de bruit. Pour quel bénéfice ? En contrebas, la large voie goudronnée, peuplée de coureurs et de cyclistes, garnie de palmiers minables, n’a rien d’une réussite esthétique.
Et maintenant, c’est le tour de la rue de Rivoli. On a pu voir, durant ces jours de demi-déconfinement, des brigades d’agents de la Ville se démener pour la réserver aux piétons et aux cyclistes. Résultat : un axe presque vide. Espérait-on sérieusement que les habitants de la grande banlieue, handicapés par le fonctionnement partiel des trains et du métro, allaient venir jusque-là à vélo ?
Mieux vaudrait attendre, sans se livrer à toutes ces croisades, que la voiture électrique, encouragée par les pouvoirs publics, se substitue progressivement et sans trop de douleur aux voitures à essence ou au diesel.
Le piéton Duteurtre habite l’île de la Cité. Un privilège, pourrait-on croire. Eh bien non. Les manifestations multiples, les précautions de sécurité prises en conséquence rendent la vie difficile aux habitants (sans même mentionner les conséquences de l’incendie de Notre-Dame).
Le lieu de résidence de notre auteur le rend particulièrement sensible à deux projets horrifiques. L’un, mené à la fois par la Ville et l’Assistance Publique, concerne l’Hôtel-Dieu, édifice d’une bonne architecture néoclassique, qui pourrait être beau si on le ravalait, et renferme une spectaculaire cour-jardin. Ce lieu est idéalement placé pour les urgences hospitalières. Et pourtant, on vient d’en céder le tiers à un promoteur immobilier, qui va le transformer en centre commercial (comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de commerces dans le centre de Paris) et en résidence étudiante.
Le second projet inepte, moins menaçant dans l’immédiat (mais nous ne perdons rien pour attendre), s’attaque à l’un des lieux les plus sympathiques de notre capitale : le marché aux fleurs de la Cité. Suivant une tactique éprouvée, la Ville laisse les pavillons de fer se détériorer, pour pouvoir décréter ensuite qu’il faut tout renouveler. L’idée consiste à recouvrir l’ensemble d’une immense cloche de verre. Au secours !
Le centre de Paris n’est pas, loin de là, la seule victime de ces folies. La majorité du Conseil municipal, prétendument verte, fait détruire une partie des serres d’Auteuil.
Je pourrais, à la lecture de l’ouvrage de Benoît Duteurtre, protester encore durant des pages et des pages contre la mairesse et ses collaborateurs. Je me bornerai, pour conclure, à une dernière offense, qui excède les limites de la Ville : l’autorisation, donnée aux promoteurs, de recouvrir de vastes affiches agressives leurs chantiers de rénovation historique. Ces oripeaux restent en place durant des mois voire des années. Exemple : la place de la Concorde. L’alibi est que ces publicités produisent des fonds pour la restauration. Mais à quel coût psychologique ! Des touristes viennent à Paris une seule fois dans leur vie, et c’est l’image qu’ils en rapportent. La moindre des choses consisterait à prescrire une harmonie entre les affiches et les monuments recouverts : interdiction de représenter des personnages modernes ou des objets modernes, limitation de la taille des caractères…
Nous vivons dans une ville sale, taguée et, au nom d’une idéologie non maîtrisée, éventrée par des chantiers. Parisiens, réveillez-vous !

Le Requiem de Brahms, ou la mort acceptée

Par Nicolas Saudray
Avril 2020

En ce temps d’épidémie meurtrière, il est bon d’écouter un Requiem avant de se remettre au travail. J’aurais pu choisir ceux de Berlioz et de Verdi. Superbes, mais fracassants. Même celui de Mozart a des accents de révolte. Alors, celui de Fauré ? Grande beauté un peu suave (surtout dans les mauvaises interprétations). Celui de Maurice Duruflé ? Attachant, parfait . Trop modeste, peut-être, pour pleurer sur un fléau mondial. En fin de compte, j’ai choisi le message de Brahms
On attribuera ce goût des Requiems à mes soixante-dix-sept ans. Mais, que diable, j’ai encore l’âge de lire Tintin ! Et ces déplorations de l’homme devant sa fin dernière se situent hors du temps. Celle de Brahms m’accompagne depuis un bon demi-siècle.
C’est d’ailleurs l’œuvre d’un homme encore jeune. Quand il s’y met, en mars 1866, il n’a que trente-trois ans. Selon ses confidences, il y pensait depuis la disparition de son bienfaiteur Schumann, dix ans plus tôt, alors qu’il avait lui-même vingt-trois ans. Et en 1859, il avait écrit un Chant funèbre (opus 13) sur des paroles allemandes du XVIe siècle : une œuvre peu connue aujourd’hui mais bien reçue en son temps. La mort de sa mère, en février 1865, semble donc avoir simplement cristallisé un projet latent. Et ne l’a pas empêché de composer, dans le même temps, des valses à quatre mains.
Saluons au passage la vieille maman Brahms, à Hambourg, épouse d’un violoniste qui a dix-sept ans de moins et finira par se séparer d’elle. Nous avons un portrait : maigre, anguleuse, pénétrée du sérieux de l’existence. C’est elle qui a donné à son fils sa solide éducation luthérienne. Brahms est comme foudroyé par ce deuil. Il s’écrie : « Je n’ai plus de mère, il faut que je me marie ». Il ne se mariera pas, et il écrira le Requiem.
Curieusement, les lieux de cette composition sont sans influence sur elle. Hors du temps, elle est aussi hors de l’espace. Allemand du Nord, Brahms s’était établi à Vienne, capitale de la musique (plus que Paris, qui alors est plutôt la capitale du spectacle). Il quitte temporairement son domicile et s’installe à Karlsruhe – chef-lieu d’un grand-duché de Bade encore indépendant de la Prusse – chez son ami le photographe d’art Allgayer. Puis le voilà à Zurich, où il prend pension, se promène, fait la connaissance de Wagner qu’il admire (alors que la postérité opposera les deux œuvres). Il a emprunté à la Bibliothèque municipale une énorme Concordance biblique pour repérer les passages dont il a besoin pour son Requiem. Un soir, chez un ami, s’étant aventuré trop loin de sa base, il renonce à y rentrer, se couche sous le piano à queue et y dort du sommeil du juste.
Il passe un heureux été de 1866 près de Baden-Baden, alors la plus lancée des villes d’eaux. Une société cosmopolite, en grande partie française, s’y réunit tous les ans. Elle ne se laisse nullement troubler par la nouvelle de la victoire prussienne de Sadowa, si lourde de conséquences. Le premier jet du Requiem est à peu près achevé. Brahms compose aussi quelques lieder.
Il n’est jamais malade. Il ne consulte jamais de médecin. En Suisse, il a laissé pousser une barbe épaisse, mais les cris d’horreur de ses connaissances, à Baden-Baden, le forcent à la raser.
En novembre, il fait une incursion à Mulhouse, encore français, et y donne un concert, comme pianiste, avec le violoniste Joseph Joachim, ami de toute une vie. Ce sera son seul contact avec la France, alors qu’au cours des années suivantes, il se rendra plusieurs fois en Italie.
Brahms rentre à Vienne, dans son petit logement de la Poststrasse – au quatrième étage, ce qui révèle que sa situation matérielle n’a rien de florissant. En décembre 1867, les trois premières parties du Requiem sont jouées au Redoutensaal de la capitale impériale. Échec, à cause du jeu excessif d’un timbalier. Peut-être aussi la Vienne de Johann Strauss fils (un ami de Brahms, au demeurant) est-elle un peu trop frivole.
Qu’à cela ne tienne. Le vendredi saint de 1868, l’œuvre est donnée presque complète à la cathédrale de Brême (luthérienne, en une ville plutôt calviniste). Sont inclus des intermèdes de Bach, de Haendel et de Tartini, ce qu’on n’oserait plus faire aujourd’hui. Brahms prend à son bras Clara Schumann, la veuve de son bienfaiteur, et remonte l’allée centrale. Un triomphe ! Il est sacré grand compositeur, à trente-cinq ans.
Il ajoute encore une partie avec un air de soprano, et le Requiem, définitif cette fois, remporte le même succès à Leipzig, en février 1869. Vienne devra attendre 1871. Et Paris, 1874 (car l’auteur est un compatriote des maudits vainqueurs de Sedan). Entre temps, Londres a bénéficié d’une version réduite avec deux pianos remplaçant l’orchestre, écrite par Brahms lui-même ; on continue de la donner aujourd’hui.
Un Requiem allemand. Pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que les paroles sont allemandes (celles de la traduction de Luther), et non latines. Mais Brahms n’aimait qu’à demi cet intitulé. Il avait voulu composer pour tous.
Le choix des textes mis en musique résulte manifestement d’une recherche attentive de sa part. Ils proviennent de onze livres différents de la Bible, dont seulement deux Évangiles. Ni effroi ni terreur. Après un rappel de la misère de l’homme vient la consolation. Aucune allusion à Jésus.
Rapprochons cela du Chant du Destin, belle œuvre pour chœur et orchestre commencée par Brahms en 1868, alors qu’il attendait le fameux concert de Brême, et exécutée en 1871. Elle a été surnommée le Petit Requiem, car le climat musical est le même. Poème d’Hölderlin, mort fou. Des immortels qu’on imagine peu nombreux vivent dans un lumineux paradis, sans Dieu. Le commun des hommes est laissé dans l’attente et l’incertitude. Rien d’explicitement chrétien.
On ne peut donc éviter de se poser la question de la foi de Brahms. Il a dit à son ami et biographe Rudolph von der Leyen qu’il lisait la Bible tous les jours. À l’inverse, il a confié à son disciple Anton Dvorák, vers la fin de sa vie, qu’il avait trop lu Schopenhauer pour être religieux (ce qui a choqué son pieux interlocuteur). Deux affirmations nullement incompatibles.
Tous les grands chefs se sont fait un devoir, ou plutôt une joie, malgré la tristesse du sujet, de donner le Requiem. Celui d’Otto Klemperer a été enregistré en 1961, avec Elisabeth Schwarzkopf, soprano, et Dietrich Fischer-Dieskau, baryton, ainsi que le chœur et l’orchestre Philharmonia (formations londoniennes). C’était la version de référence.
Celle de Karajan venait en deuxième position. Il y a une trentaine d’années, je me trouvais avec une amie égyptienne au bord de la piscine du club Méditerranée du Caire (un ancien palais entouré de palmiers). Le préposé s’occupait du fond sonore et changeait les disques. Soudain, il nous a régalés du Requiem de Brahms, dans la version de Karajan. Inconscience de sa part ? Provocation ? Ou croyance qu’une belle musique ne pouvait que faire du bien. En tout cas, cette évocation de la mort n’a nullement gêné les baigneurs.
En 2017, la Tribune des Critiques de Disques a détrôné Klemperer, jugé un peu trop chargé, au profit de Philippe Herreweghe, le chef flamand, assisté de bons chanteurs peu connus, de la Chapelle Royale (chœur français), du Collegium Vocale de Gand et de l’orchestre des Champs-Élysées (enregistrement de 1996). Son interprétation a été estimée plus égale, plus sereine. Karajan a été ravalé au sixième rang. Quant à moi, je tiens les disques de Klemperer et de Herreweghe pour deux versions d’excellence ; l’une ne dispense pas de l’autre.
Le Requiem débute par une lente montée des profondeurs. Les violons et les clarinettes se taisent, laissant la parole au chœur et aux contrebasses. Aucun soliste. Selig sind, die das Leid tragen… Heureux ceux qui portent leur douleur (Matthieu, V, 5).
La deuxième partie est une marche funèbre. J’ai commenté, pour le site Montesquieu, celle de Johann Ludwig Bach, presque allègre. Ici, un lent piétinement se déroule dans la pénombre. Ou plutôt un balancement mélancolique, sans fin. Le texte, proche de l’Ecclésiaste, provient de la première épître de Pierre (I, 24) : Car toute chair est comme de l’herbe, et toute la grandeur de l’homme est comme les fleurs de l’herbe. Puis l’air de marche s’enfle, prend une autorité un peu menaçante. Mais une citation d’Isaïe (XXXV,10) adoucit le futur : Ceux que le Seigneur a rachetés reviendront, ils entreront à Sion.
Dans la troisième partie, l’homme interpelle son créateur en ces termes : Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss… Seigneur, fais-moi connaître ma fin, et quelle est la mesure de mes jours (Psaume XXXIX, 5-8). Klemperer a confié cette interrogation existentielle à Fischer-Dieskau, suppliant, presque déchirant. Insurpassable ! Le chœur reprend ce thème en hochant longuement la tête.
Le soliste rentre dans l’ombre, et le chœur se permet un apaisement, sous l’invocation d’un autre psaume : Comme tes demeures sont aimables, Seigneur (quatrième partie).
La cinquième s’ouvre par un air de soprano, spécialement dédié à la mémoire de maman Brahms. En somme, c’est elle, redevenue jeune et belle, qui chante sous l’apparence d’Élisabeth Schwarzkopf. Je vous consolerai, comme une mère console (Isaïe, LXVI, 13). Cette aria a été comparée à celles de Haendel et de Gluck. Elle s’en distingue par une fragilité voulue.
Et voici la sixième partie, la dernière. Elle débute par une marche, elle aussi. Puis le chœur appelle les trompettes du jugement. Mais elles résonnent beaucoup moins que chez Berlioz et Verdi, le chœur conservant la prééminence. Un point d’orgue : l’auditeur croit que c’est fini. La mélodie repart en douceur et s’achève de manière affectueuse. Selig sind die Toten, die in im Herrn sterben … denn ihre Werke folgen ihnen nach. Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur, car leurs œuvres les suivent (Apocalypse, XI, 13).
Brahms prend ainsi parti, consciemment ou non, dans un différend qui remonte aux origines du christianisme. D’un côté, saint Paul, renforcé par Luther et Calvin : c’est la foi qui sauve ; ceux à qui le Seigneur a accordé cette grâce font d’eux-mêmes de bonnes œuvres, et n’ont pas à être récompensés pour cela. De l’autre, Jean de Patmos, ouvrant la voie aux catholiques : nos œuvres nous suivent. Normalement, Brahms, de par sa formation, devrait être du côté luthérien. Mais il n’a pas la foi. En revanche, son œuvre, chaque année plus importante, voire essentielle, il le sait, témoigne magnifiquement pour lui. Ce n’est donc pas un hasard s’il conclut son Requiem par le verset capital de la révélation johannique.
Au long de ce parcours, l’auditeur n’a pas quitté les cimes. Après cela, nul besoin d’inventorier les faiblesses du genre humain, ses erreurs, ses folies. Ayant produit une telle musique, l’humanité se trouve justifiée, en dépit de tout.
Brahms a pris l’habitude de boire un peu trop. Elle n’est pas étrangère au cancer du foie qui se déclare au début de 1897, vingt-huit ans après l’achèvement du Requiem. Le voilà sur son lit de mort. Il réclame un doigt de son vin du Rhin favori. On lui tend un verre. Il boit et déclare, non pas Das ist gut, « C’est bon » mais Das ist schön, « C’est beau ». Ce sont ses dernières paroles.

Comptabilité morbide : des chiffres et une question

Par Jacques Darmon
10 avril 2020

 

 Les médias prennent intérêt à rapprocher la présente épidémie de coronavirus avec deux pandémies antérieures : la peste noire du XIV° siècle et la grippe espagnole de  917-1920. Pourtant l’ampleur de ces pandémies est très différente. 

D’abord, des chiffres :

Au XIV° siècle, probablement venue d’Asie centrale, la peste noire (qui a frappé l’Europe en même temps que la guerre de Trente ans) a tué, entre 1347 et 1352, près de 30% de la population européenne, estimée à 65 millions d’habitants, soit environ 25 millions de décès. (La population française entre 1340 et 1440 a diminué de 17 à 10 millions d’habitants soit -40%). Au niveau mondial, les estimations (très imprécises) font état de 75 millions de décès (sur une population totale de 750 millions, soit 10%).

La  « grippe espagnole » (venue des Etats-Unis) a touché, entre 1917 et 1920, environ 20 millions de personnes (certaines études parlent de 50 millions de morts) dont 4 millions en Europe, soit 1% de la population européenne (400 M) et 1% de la population mondiale (2 milliards). Mais la répartition géographique est beaucoup plus inégale [1].

Il est trop tôt pour évaluer les conséquences de la présente pandémie de Covid-19. Mais il est probable que le nombre de décès (88 000 dans le monde au 10 avril 2020) ne dépassera pas 200 000 en Europe (au sens large) pour une population de 800 millions 0,03%).

Cette pandémie n’est donc pas de l’ordre de grandeur des évènements exceptionnels du XIV° ou du XX° siècle. Ce sont probablement les réactions efficaces des pouvoirs publics de chaque pays (confinement…) et les moyens thérapeutiques de la médecine moderne (réanimation, vaccins ?) qui permettront d’éviter les désastres du passé et de ramener cette pandémie au niveau des grippes saisonnières les plus graves (la question se pose très différemment dans les pays les plus pauvres démunis de ces équipements médicaux).

D’où la question : si l’épidémie de coronavirus, en Europe, n’est pas beaucoup plus grave que la grippe saisonnière, faudra-t-il, quand celle-ci arrivera, en octobre 2020, prendre les mêmes mesures de confinement, de distanciation sociale, d’arrêts d’activité ?

NomAnnéesPopulation (milliards)Reproduction (R0)Infections

Monde (est.)

Décès

Monde

Grippe russe de 1889-18901889-18901,532,1020–60 %

(300–900 millions)

1 million
Grippe espagnole1918-19201,801,8033 % (500 millions)20-100 millions
Grippe asiatique1957-19582,901,658–33 %

(0,25 – 1 milliard)

1–4 millions
Grippe de Hong Kong1968-19693,531,807–28 %

(0,25–1 milliard)

1–4 millions
Grippe saisonnière7,751,285–15 %

(340 millions – 1 milliard)

290 000–650 000/an
Grippe de 2019-20202019-20207,75Inconnu11 % (800 millions)0,45–1,2 million
Pandémie de Covid-192019-20207,752,2
2,68
(1500000)[2]88000+

[1] La grippe espagnole  a provoqué 549 000 décès aux États-Unis, premier pays touché. En France, une étude fait état de 240 000 morts dont 33 000 dans l’armée, au Royaume-Uni de 153 000, en Allemagne de 426 000 morts, au total 2 300 000 pour 14 pays d’Europe occidentale (donc vraisemblablement plus de 4 000 000 pour l’ensemble de l’Europe en comprenant l’Autriche-Hongrie, les autres pays d’Europe orientale et la Russie).
En Inde il y aurait eu au minimum 18,5 millions de morts, soit 6 % de la population. En Chine de 4 à 9,5 millions soit 0,8 à 2 % de la population. Au Japon, près de 250 000.
Dans l’ensemble du monde, la grippe a fait plus de morts que la guerre qui a coûté, dans son ensemble, la vie à 18 600 000 personnes, y compris les victimes civiles. Dans les pays belligérants, la pandémie a été moins meurtrière que la guerre. En revanche, la grippe espagnole a frappé plus massivement les pays n’ayant pas ou peu participé au conflit.
[2] Au 10 avril 2020 – Source : OMS

« Il ne faut pas ôter aux aînés leurs raisons de vivre, Madame von der Leyen ! »

Par Patrice Cahart
16 avril 2020

J’avais la meilleure opinion de vous. Élevée à Bruxelles, vous êtes parfaitement francophone et aussi, je crois, francophile. Étudiante, vous avez failli être enlevée par la Fraction Armée Rouge, en raison des fonctions politiques de votre père, et vous avez dû vous cacher. Mère de sept enfants, vous êtes de ceux que Péguy appelait les aventuriers du monde moderne, et vous vous en êtes fort bien tirée. Toute petite parmi ces grands Allemands, vous avez conduit pendant cinq ans et demi le ministère de la Défense de votre pays. Vous êtes la première femme à présider la Commission européenne.

Avec votre ouverture internationale et votre bonne volonté protestante, vous incarnez ce que l’Allemagne a de plus sympathique.

Quelle mouche vous a donc piquée ? Dans le quotidien Bild paru le dimanche de Pâques, vous avez préconisé le confinement des personnes âgées jusqu’à la fin de cette année, en attendant la mise au point et la commercialisation d’un vaccin contre le coronavirus. Donc huit mois et demi de réclusion, s’ajoutant au mois déjà subi.

On veut sauver les personnes âgées, tout en leur ôtant le goût de vivre.

Et sans doute beaucoup plus, car une invention, hélas, ne se décrète pas. Il faudra trouver le bon vaccin, l’expérimenter, le produire à une cadence industrielle. La fin de 2020 risque d’être largement dépassée. La relégation durerait donc plus d’un an.

Au motif de protéger les gens âgés, vous allez en faire des morts-vivants. Et infliger de lourdes sujétions à leurs proches.

Vous êtes docteur en médecine, vous avez été médecin dans une maternité, vous avez épousé un professeur de médecine. Mais comme vous le savez, la santé ne se réduit pas à la médecine. Elle inclut la qualité de la vie, et les rapports à autrui. Pendant neuf mois, voire un an, les personnes âgées ne pourraient plus voir leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs amis. Elles seraient réduites à communiquer avec eux par des moyens informatiques que, pour la plupart, elles maîtrisent mal. Tout ce qui fait le prix de l’existence leur serait retiré. On veut les sauver, tout en leur ôtant le goût de vivre.

D’ailleurs le confinement protège peu de la contagion, du moins dans les maisons de retraite (EHPAD), où le virus est introduit de manière involontaire par le personnel.

La précaution draconienne que vous recommandez serait pire que le mal.

Pour l’ensemble de ces raisons, la précaution draconienne que vous recommandez serait pire que le mal.

Pardonnez-moi de citer aussi mon propre exemple. J’ai 77 ans, et reste, Dieu merci, en bonne santé. Je gère, et j’entretiens en partie de mes propres mains un monument historique privé ouvert au public. Je n’ai plus le droit d’y aller. La prolongation de cette situation serait intenable.

Il se trouve également que j’écris des livres. Vous m’objecterez le télétravail. Mais vient un moment où on ne peut remplacer le contact direct avec l’éditeur, les journalistes, le public.

Mon cas n’a rien d’exceptionnel. En France, en Europe, de nombreux seniors mènent des actions bénévoles et utiles. La réclusion proposée les rendrait difficiles, voire impossibles.

Sans être un homme de l’art, je pense qu’un interminable confinement des personnes âgées pourrait être évité par le port obligatoire du masque pour tous ceux qui sortent de chez eux (étant précisé qu’il faudra admettre les masques artisanaux, car nous n’aurons pas assez de masques réglementaires, en France, avant l’été, voire l’automne) ; le dépistage de tous les pensionnaires et du personnel des maisons de retraite, sans attendre qu’un cas d’infection y soit signalé ; à l’exemple de l’Espagne, l’isolement des personnes ainsi détectées, durant une quinzaine de jours, dans des hôtels pris en location par les pouvoirs publics ; des tests dans le reste de la population, en fonction du matériel et du personnel disponibles ; un appel à la prudence, que les personnes âgées, en France comme ailleurs, sont parfaitement capables d’entendre.

Les gens âgés ne sont ni des enfants incapables de discerner leur intérêt, ni des citoyens de seconde zone.

Durant le répit que la baisse des courbes de mortalité laisse espérer, il y a de fortes chances qu’un des médicaments à l’étude, qui ont l’avantage d’exister, contrairement à l’éventuel vaccin, soit reconnu opérationnel, et fabriqué à grande échelle. Il pourrait alors faire échec à une deuxième vague possible du virus. De même, à plus forte raison, pour les injections d’anticorps, relevant d’une technique éprouvée, et qui pourraient être pratiquées, d’après certaines annonces, avant la fin du printemps.

Dans l’espoir qu’une lourde erreur pourra être évitée, je vous prie d’agréer, Madame la Présidente, l’expression de mes respects.

Débat sur la sortie du confinement

Le 13 avril 2020

Jusqu’à présent, le site Montesquieu a conservé une distance envers l’actualité. Mais elle devient si prégnante qu’on ne peut plus l’éviter. Nous publions donc un débat sur la sortie du confinement. Jacques Darmon et Patrice Cahart sont inspecteurs des finances (h). Danick Rousseau est ingénieur au corps des Ponts (h), ancien directeur général du Bureau Veritas. Ils expriment des points de vue non médicaux, inspirés notamment par des soucis d’ordre économique. Les opinions divergentes des médecins ont été largement diffusées par la presse et par la télévision.
Tout lecteur pourra ajouter ses remarques à la fin du document.

 

La France face au Coronavirus
Par Jacques Darmon, 10 avril 2020

Le traitement par les pouvoirs publics français de l’épidémie actuelle de Covid-19 ne peut manquer de soulever de graves interrogations.

Au départ, un fait dont on connait toutes les données : une épidémie se répand en Chine. On apprend très vite qu’il s’agit d’un virus faiblement mortel (1% de décès parmi les personnes infectées) mais très contagieux (R –facteur de reproduction –supérieur à 2,2 : chaque porteur peut contaminer plus de 2 personnes).

En supposant qu’une première personne (porteur zéro) ait été directement contaminée par une chauve-souris ou par un porteur du virus à l’étranger, après la vingtième contamination (probablement avant le 30ème jour en supposant un contact d’une personne infectée avec une personne saine tous les deux jours), le nombre de porteurs infectés est de : 1*2 puissance 20 soit 1 046 576. La diffusion de l’épidémie est foudroyante. Le temps est un facteur essentiel.

A l’annonce (tardive ?) de l’épidémie en Chine, en décembre 2019, les Français et leur gouvernement[1] ont d’abord considéré que la maladie était chinoise, due aux mœurs du pays (consommation d’animaux sauvages). Quand le gouvernement chinois a décidé de fermer des provinces entières, on a lu plus d’articles sur le caractère dictatorial du régime communiste chinois que sur la gravité de l’épidémie.

En février 2020, l’épidémie a atteint sévèrement l’Italie : là encore, les commentateurs s’apitoyaient sur le sort de nos voisins, sous-entendant souvent que l’anarchie et le désordre italiens expliquaient la sévérité de l’épidémie.

Les évangélistes de Mulhouse ont enfin réveillé la France.

En fait, à moitié réveillée. Les premières consignes gouvernementales ont été plutôt rassurantes. Pas d’affolement. Puis l’épidémie prend de l’ampleur. Les premières mesures sont annoncées, peu sévères : respecter des distances barrières, éviter les rassemblements de 1000 personnes. Le danger grandit : les interdictions portent sur les rassemblements de 100 personnes, Mais allez voter aux élections municipales du 15 mars 2020 ! L’erreur devient enfin évidente: le 16 mars 2020 est décidé un confinement général de toute la population.

Entre cette décision où nous sommes encore aujourd’hui et le début de l’épidémie en France, se sont écoulées huit semaines ! Alors que l’on savait tout sur le caractère très contagieux du virus.

Ce retard initial, impossible à rattraper, s’est trouvé aggravé par la stratégie médicale choisie.

Le gouvernement savait qu’il ne pouvait avoir recours aux deux méthodes traditionnelles de lutte contre une épidémie : le vaccin et « l’immunité collective » (utilisées notamment contre la grippe saisonnière).

A ce jour, il n’existe aucun médicament [2]. La mise au point d’un vaccin demanderait plusieurs mois, voire deux ans.

« L’immunité collective », recommandée par des spécialistes anglais et retenue par la Suède, consiste à laisser l’épidémie se répandre. Les spécialistes affirment que, lorsque 60 % à 70% de la population aura rencontré le virus, l’épidémie s’éteindra d’elle-même. 95 % de ceux qui seraient infectés s’en sortiraient sans dommage. 5% devraient être hospitalisés. Parmi ceux-ci, une petite minorité décèderait. Petite minorité : probablement de plusieurs centaines de milliers de personnes.

Le gouvernement ne pouvait choisir cette stratégie. Politiquement, humainement, il était impossible de se résigner à la mort certaine de plusieurs centaines de milliers de Français, désignés parmi les catégories les plus faibles ou les moins protégées.

De plus, les services hospitaliers se seraient trouvés dans l’impossibilité d’accueillir les 5 % qui auraient eu besoin d’être hospitalisés : le taux de mortalité aurait été accru et des scènes insoutenables se seraient produites à l’entrée de ces établissements.

Dès lors, il restait qu’une solution : tenter de limiter au maximum la diffusion de l’épidémie et, à cette fin,  réduire au minimum les contacts entre porteurs du virus et citoyens sains.

L’exemple de plusieurs pays (dont près de nous l’Allemagne) nous montre qu’il était possible d’atteindre ce résultat si nous avions disposé de masques et de tests diagnostiques en nombre suffisant en février. Les tests auraient permis d’isoler les personnes malades. Associés à quelques mesures de distanciation sociale (fermeture de lieux publics, restaurants, écoles..), ils auraient permis de limiter la diffusion de la maladie.

Après avoir (trop longtemps) hésité, ne disposant ni des masques (dont on disait qu’ils étaient inutiles, voire dangereux) ni des tests, le gouvernement a décidé le 16 mars 2020 le confinement de toute la population. Ce qui était devenu inévitable.

Ce qui n’était pas inévitable, c’est la manière dont ce confinement a été géré.

Les pouvoirs publics se sont donné comme objectif essentiel de protéger les services hospitaliers et de s’assurer que les unités de réanimation seraient en mesure de faire face à l’augmentation inévitable du nombre de patients à traiter.

De ce point de vue, le confinement a réussi : à la mi-avril, le nombre de patients en réanimation est stabilisé (environ 7000) et le nombre de lits paraît aujourd’hui suffisant.

Pour atteindre ce résultat, il a fallu le dévouement exceptionnel (qui a parfois été jusqu’au sacrifice de leur vie) de tous les personnels soignants et l’effort des administrations compétentes. Les applaudissements qui manifestent chaque soir la reconnaissance des citoyens sont parfaitement justifiés.

Ceci dit, on peut s’interroger sur l’extrême difficulté d’atteindre ce résultat.

Pourquoi l’hospitalisation de 62 000 malades (entre le 1er mars et le 10 avril 2020) a-t-elle été si difficile dans un système hospitalier qui comprend 400 000 lits et qui reçoit chaque année 12 millions de patients (pour un séjour d’une durée moyenne de 10 jours) ?

Pourquoi est-il si difficile de faire passer le nombre de lits de réanimation de 5000 à 14000 (objectif visé), alors que l’Allemagne (qui dépense la même somme que la France pour la santé : 11,3 % % du PIB) disposait de 28 000 lits de réanimation et a pu rapidement porter ce nombre à 40 000 ?

Ce sont des questions qui mériteront d’être élucidées après la tempête.

Si le confinement de toute la population a pu contenir l’épidémie et sauvegarder le système hospitalier, son coût est énorme :

– La ruine de l’économie française, avec des conséquences gigantesques pour les prochaines années : chômage massif, baisse du niveau de vie, destruction d’une part significative du potentiel industriel et commercial, augmentation importante de la dette publique… et probablement augmentation des impôts ;
– La situation insupportable de ceux qui n’ont pas la chance d’être « agréablement » confinés : au bout de quelques semaines (mois ?), une véritable révolte se lèvera dans certains quartiers ;
– Le sort dramatique de ceux qui sont confinés sans soin : EHPAD, prisons, émigrés, SDF…

Or la sortie du confinement, question majeure, peut-être même vitale [3] est aujourd’hui impossible : dans la situation actuelle, en l’absence de mesures nouvelles, elle se traduirait immédiatement par le redémarrage de l’épidémie. Le gouvernement ruse et prolonge le confinement de 15 jours en 15 jours. Mais chacun sent bien qu’à poursuivre la méthode actuelle, il ne s’agit plus de jours mais de mois !

La sortie du confinement n’est envisageable que si l’on stoppe la contamination, que s’il est possible d’identifier les porteurs de virus et de les séparer des individus non infectés!

Il faut donc tester la population. Les personnes infectées (porteurs de symptômes ou testés positivement) resteront confinés (pour 14 jours environ). Tous les autres citoyens (ceux qui auront été testés non-porteurs du virus et tous ceux qui n’auront pas été testés, et non pas, comme le proposent certains, seulement ceux qui auront été immunisés après contamination, car le nombre sera nécessairement très faible) pourront sortir du confinement avec le port d’un masque [4].

Mais des personnes, pendant la période d’incubation, qui ne font pas apparaître de symptômes, peuvent être porteuses du virus et contaminer des tiers : il faut donc être en mesure, quand la maladie apparaîtra, de prévenir les personnes qu’elles ont rencontrées et leur demander de s’isoler à leur tour. Il faut donc, par une application informatique, suivre ces personnes et identifier leurs contacts dans les 15 jours précédents, tout en assurant la protection de la vie privée –ce que la technique permet aisément.

Très probablement, il faudra maintenir pendant quelques mois le principe de distanciation sociale : gestes barrières, interdiction de rassemblements, fermetures de cafés, cinémas, fêtes …

Dans le contexte anxiogène entretenu par la communication gouvernementale, il ne suffira pas d’annoncer la fin du confinement : beaucoup de travailleurs aujourd’hui ne souhaitent pas prendre de  risques pour leur santé et, usant à la fois du chômage partiel, des congés maladie et du droit de retrait, bénéficiant de la couverture sociale, ils n’envisagent pas de reprendre le travail. Il faudra convaincre que le danger est écarté. Il faudra focaliser les aides publiques sur ceux qui sont privés d’emplois.

De toute urgence, il faut donc des tests et une possibilité de suivi des contacts (tracking).

Et pourtant, là encore, le gouvernement tergiverse, comme s’il n’y avait pas d’urgence : on fait semblant d’étudier une application informatique qui est disponible, on réfléchit à la façon de convaincre non pas la population mais le milieu politique,  on fait semblant d’ignorer que le déconfinement suppose des milliards de masques, des centaines de milliers de tests quotidiens et on se réjouit de disposer de 100 000 tests par semaine … en juin [5] !

A noter qu’AMAZON a décidé d’appliquer la méthode proposée (test et tracking) à ses employés, que Google et Apple propose un système de suivi de données sécurisé : encore une fois les GAFA précèderont-elles les Etats ?

Un mot sur des projets de déconfinement qui ne répondent pas aux exigences de l’épidémie.

Une première idée consisterait à prévoir un déconfinement par zones ou par régions : les moins contaminées seraient libérées les premières. Il faut voir que tout déconfinement sans tests et sans tracking, se traduira inévitablement par la reprise de l’épidémie. Ces zones les moins touchées deviendront à leur tour les plus infectées !

Une seconde idée consiste à isoler les « personnes à risques » qui seraient maintenues confinées : on songe aux personnes âgées, mais il  faut immédiatement y ajouter celles qui ont une fragilité quelconque qui accroit le risque : asthme, problèmes cardiaques, obésité… C’est une liste qui est impossible à établir clairement (par qui ?) et qui peut donner lieu à de multiples fraudes. Enfin le contrôle a posteriori de ces personnes à risque parmi 60 millions de Français déconfinés, est de fait impossible !

Mais cette mauvaise solution est peut être, pour un gouvernement aux abois, la seule solution disponible !

Car nous avons pris un retard inacceptable. Les masques vont finir par arriver. Mais le retard pour les tests est dramatique.

Là encore, ce sont des questions qui mériteront d’être élucidées après la tempête.

Dans cette guerre, il nous faudrait un Napoléon qui mène une guerre de mouvement ; nous n’avons que des Gamelin qui cherchent à s’abriter derrière une ligne Maginot !

 

Réponse de Danick Rousseau, 10 avril

A la vérité, je ne vois pas comment on va pouvoir sortir du confinement. Ni nous, ni les autres. Ni même complètement la Corée du Sud. Sauf à se retrancher du monde, ce qui est incompatible avec nos économies et marquerait un retour en arrière considérable. La Chine elle-même n’a pas trouvé de solution.

Quand on y réfléchit, le problème est insoluble sans médicament ou sans vaccin.

La dernière étude est allemande et relative au premier cluster apparu en Allemagne, ce qui a permis un examen « a posteriori », alors que jusqu’ici on n’avait que des études partielles ou « par analogie » avec d’autres coronavirus ou même avec le virus de la grippe.  Cette étude a conduit à un taux de létalité par rapport aux personnes infectées de 0,5%.

Pour qu’un pays comme la France vive tranquillement, et donc reprenne une économie normale, des mathématiciens ont conclu qu’il fallait que 60% au moins des Français aient été infectés. Soit pour la France 60% x 67 millions = au moins 40 millions. D’où 0,5% x 40 millions = 200 000 morts. Impossible à imaginer, tant moralement que politiquement.

Donc en l’absence de médicament ou de vaccin, il n’y a d’autre solution que l’éradication complète du virus le plus tôt possible. C’est peut-être obtenable avec des solutions de confinement complet couplées avec des solutions comme celle de la Corée du Sud. Coût économique ??? Mais après ?

Imaginons la France exempte de virus (mais le raisonnement s’applique à n’importe quel autre pays). Comment pourrait-elle commercer avec le reste du monde … qui nécessairement contiendrait des personnes infectées ? Nous refermer sur nous-mêmes ? Qui serait heureux en dehors de Marine Le Pen ? On ne pourrait même pas commercer entre pays européens puisqu’on ne serait pas sûr de la rigueur des pratiques des vingt-six autres pays. On imagine la chute de notre économie, absolument pas prête à cela. Même chose pour l’Allemagne, le Royaume-Uni, etc. Alors ?

Ouvrir les frontières parcimonieusement et les refermer à chaque infection ? C’est la stratégie du « stop and go » … jusqu’à ce que 40 millions de personnes aient été infectées en x années et… 200 000 morts obtenus étalés dans le temps. Insupportable sur tous les plans, éthique, politique, économique. D’autant plus qu’après tant d’années le virus aura sûrement muté et sera devenu inoffensif (on peut toujours rêver ; le SRAS légitime cela) ou terriblement mortel (tous aux abris) ou sera comme maintenant, mais avec la faculté de réinfecter les guéris.

Je ne vois vraiment de solution que par la mise au point :

    1. D’un vaccin ; les procédures exigent au moins un an. Sanofi travaille étroitement avec l’Institut Pasteur ; selon son président, deux ans sont un minimum.
    2. D’un médicament. Il peut y en avoir de deux sortes :
    • certains, pris dès le début, voire quotidiennement par prudence, comme on prend de la Nivaquine sans être contaminé dans les pays où sévit le paludisme, guériraient rapidement ou empêcheraient le Covid 19 de se manifester sérieusement,
    • d’autres, pris plus tard, quand les formes s’aggravent, feraient avorter la maladie à ce moment-là.

Il y a une différence importante entre les deux sortes de médicaments. Probablement les premiers ne créeraient aucune immunité alors que les seconds permettraient à l’organisme d’en bâtir une.

Clairement, vaccin et médicaments de la seconde sorte apporteraient une solution. Pourrons-nous avoir vite un médicament ? Sommes-nous sûrs d’avoir un jour un vaccin ? De toutes manières, quand on regarde les calendriers des deux hypothèses, l’économie n’est pas bien. Elle est même mal. Très mal. Et j’ai l’impression que tous les pays seront finalement logés à la même enseigne, quelle que soit l’intelligence de leur action en ce moment. Quelqu’un peut-il me rassurer ?

 

Réplique de Jacques Darmon, 11 avril 2020

Je lis tes remarques avec intérêt. Mais je n’arrive pas à me résoudre à ton analyse. Il est certain que le vaccin, qui n’arrivera que dans un an au plus tôt, n’est pas une solution pour cette épidémie.

Attendre le médicament, pour moi, c’est comme aller à Lourdes : attendre un miracle ; cette fois, un miracle scientifique et non religieux ! Trouver ce médicament est déjà extrêmement aléatoire : depuis combien de temps des centaines d’équipes médicales dans le monde recherchent-elles  un médicament contre le cancer ? Admettons qu’il  est plus aisé de trouver un médicament contre une maladie virale. Combien de temps pour le fabriquer et le mettre à disposition de tous ? On nous annonce que les premiers résultats des premières études (toutes n’ont pas commencé !) seront disponibles au plus tôt dans un mois ! Nous ne pouvons rien espérer de significatif avant début septembre. D’ici là, le monde se sera écroulé.

Les dégâts du confinement prolongé sur plusieurs mois sont gigantesques : non seulement économiquement  (même si certains comme MM. Ruffin et Mélenchon font semblant de s’en désintéresser) mais sur les relations sociales (dans un pays très appauvri, les tensions seront extrêmes) et psychologiques (les personnes fragiles seront les premières touchées).

Je persiste à penser que la solution que je propose (test et tracking) est la seule qui permette une sortie rapide du confinement (il est plus facile de fabriquer des tests que l’on connait qu’un médicament qu’on n’a pas encore découvert !). Si cette solution commence à marcher, on peut faire redémarrer la France. Et, si elle marche en France, elle sera immédiatement utilisée dans tous les pays ; le problème des échanges sera donc réglé.

La société Amazon semble préparer cette solution pour ses propres salariés. Google et Apple proposent un système de suivi de données. Encore une fois, les GAFA précèderont –ils les Etats ?

Seconde réponse de Danick Rousseau, 11 avril 2020

La solution que tu proposes est sans doute la meilleure pour un pays d’une taille « normale » où l’État est présent partout (par exemple les pays européens). En Chine, aux États-Unis et dans la plupart des pays du monde, il y aurait quelques problèmes de mise en œuvre. La Chine a l’air d’avoir de grosses difficultés alors que c’est un pays qui ne s’embarrasse pas de contraintes juridiques.

La difficulté, voire l’impossibilité est dans les échanges. Toutes les économies développées, mais aussi la société civile de ces pays par le biais du tourisme notamment, tirent leur vitalité d’un rythme et d’une quantité effrénés d’échanges. Le système que tu proposes ne me semble pas compatible dans la durée. Modifier cette façon de communiquer entre pays aurait un effet délétère important. C’est sûrement mieux qu’un confinement qui perdure, mais cela ne résout pas tout-à-fait le problème. En revanche, c’est peut-être une bonne solution pour attendre un vaccin ou un médicament. Il est toutefois vrai qu’on peut imaginer, si le système est efficace en offrant toutes les garanties de secret concernant la vie privé (mais, sur ce sujet, le jugement variera beaucoup selon les pays, même à l’intérieur de l’Europe), qu’il soit adopté par tous les pays occidentaux et ceux disposant d’un État efficace. Cela reviendrait à mettre en place un système de visas de santé …

Ta remarque sur le cancer n’a pas lieu d’être. Le cancer est dû à une modification du noyau (de l’ADN) de certaines cellules. Le coronavirus entre dans la cellule, dans son cytoplasme exactement, mais pas dans son noyau. Ce n’est pas un rétrovirus comme celui du sida. On a déjà trouvé des vaccins pour des virus. Celui de la rougeole, très efficace, en est un bon exemple.

Une autre différence par rapport aux temps anciens, voire même récents, est que toute la recherche du monde, médicale mais aussi numérique, travaille sur le sujet, et de façon très ouverte, semble-t-il. Il y a bien sûr des délais incompressibles ; celui des tests sur animaux, puis sur groupes d’humains ; mais l’analyse et la recherche seront considérablement accélérés ; c’est le côté positif de la mondialisation.

Pour le moment, Amazon n’envisage pas de dépistage de masse. Son communiqué réserve les tests à « un petit nombre de nos employés en relation directe avec le public ».

La solution proposée par Jacques (et qui est peu ou prou celle appliquée par la Corée du Sud dès le début de l’épidémie) et que je soutiens tout-à-fait, n’est envisageable que si on raréfie le nombre de personnes infectées dans la population … ce qui est l’objectif du confinement.

On pourrait dire que l’objectif du confinement est la raréfaction de la maladie et que la formule de Jacques terminerait le travail en effectuant une éradication analytique.

13 avril 2020, juste après l’allocution présidentielle

Observations de Patrice Cahart

 Emmanuel Macron a annoncé la sortie du confinement le 11 mai. C’est à peu près ce à quoi on s’attendait. Son allocution contient une décision courageuse : la réouverture des écoles, alors que beaucoup préconisaient de la renvoyer à septembre (mais les enseignants vont peut-être se mettre en travers). En revanche, son discours enrobe, rapidement et sans discussion, deux décisions lourdes de conséquences : la poursuite de la relégation des seniors au moins dans un premier temps, et le maintien, pour une durée indéfinie, de la fermeture des cafés, restaurants, théâtres et cinémas.

La date du 11 mai est subordonnée à une condition : il faut que d’ici là, l’épidémie continue à reculer. Nous pouvons être assez confiants. Il y a peu, nous avions six cents morts à l’hôpital en une seule journée [6]. Nous sommes maintenant un peu au-dessus de trois cents. Le désormais célèbre Pr. Raoult a déclaré que les épidémies virales cessent au printemps.

Ces préalables étant posés, j’examine les conditions d’un déconfinement. Un plan doit d’ailleurs être publié par le gouvernement sous quinzaine.

Les tests

Il en existe de deux sortes :

          + les uns permettent de savoir si le sujet est porteur du virus (qu’il présente des symptômes ou non) ; c’est ce dont nous avons besoin ;

           + les autres (sérologiques) permettent de savoir si le sujet est immunisé par la présence d’anticorps ; ils présentent moins d’intérêt dans la situation actuelle, car la proportion d’immunisés, 15 % peut-être, reste loin des quelque 60 % nécessaires, d’après les spécialistes, pour faire cesser l’épidémie ; il est donc hors de question de réserver la sortie du confinement aux immunisés ;  E. Macron a d’ailleurs implicitement écarté cette solution.

          Ne perdons donc pas de temps sur ces tests de la seconde sorte, et concentrons-nous sur les premiers. Le matériel nous manque. De plus, il faut une infirmière pour prélever chaque échantillon, un laboratoire pour l’analyser. Actuellement, on pratique en France 12 000 tests par jour. Le ministre promet de passer à 50 000 d’ici à la fin d’avril. Les supports ne sont pas encore là. Même si nous atteignons l’objectif, on n’aura jamais que 1,5 million de personnes testées en un mois : peu de chose, en regard d’une population de 67 millions d’habitants.

          Des tests salivaires, plus simples, et sans doute moins fiables, sont à l’étude. Nous n’en disposerons pas avant de précieuses semaines.

          D’ailleurs, à quoi nous mènerait une grande campagne de tests ? Elle détecterait un nombre élevé de patients sans symptômes ou faiblement atteints (car les autres sont déjà à l’hôpital, ou ne quittent plus leur logement). Que faire de tous ces détectés ? Les hospitaliser ? Nous n’en avons pas les moyens. Les confiner chez eux ? La plupart le sont déjà, au risque de contaminer leurs proches.

  1. Macron, qui sait tout cela, se contente de nous dire qu’à compter du 11 mai, le système sanitaire sera capable de tester tout porteur de symptômes. Cela ne me paraît pas suffisant en ce qui concerne les EHPAD : lorsque des symptômes apparaissent sur l’un des pensionnaires, on constate en général qu’une bonne partie de l’établissement est déjà infectée. Je recommande donc, dès maintenant si possible, un dépistage systématique des pensionnaires et du personnel de tous les EHPAD, qu’il y ait des symptômes ou non. Les détectés sans gravité seraient isolés durant quinze ou vingt jours dans des hôtels pris en location par les préfets. Le personnel de service de ces hôtels convertis serait embauché pour la circonstance et préalablement testé. Eu égard au caractère autoritaire de cette mesure, son coût se trouverait inévitablement à la charge de l’État. À noter qu’en Espagne, neuf mille chambres d’hôtel ont été réservées pour ces cas.

          Si nous parvenons à traiter ainsi la totalité des EHPAD, ce sera beau.

          Le traçage

          L’application « Stop Virus » (on aurait quand même pu parler français) est presque prête. E. Macron a confirmé qu’elle serait mise en œuvre sur la base du volontariat, après consultation du Parlement, et n’a guère insisté. Selon les autres sources officielles ou officieuses disponibles, elle servirait uniquement à avertir les participants qu’ils ont été en contact tel jour avec une personne infectée. Si j’ai bien compris, le fonctionnement serait le suivant :

          + vous êtes volontaire, vous téléchargez l’application sur votre smartphone (via Bluetooth) ;

          + vous sortez de chez vous ; vous avez pensé à prendre votre smartphone et vous le laissez allumé ;

           + vous rencontrez quelqu’un ou vous le croisez ; si cette personne est également participante, et munie d’un smartphone allumé, les deux smartphones se signalent mutuellement leurs identifiants ; cette personne n’est pas malade, sinon elle ne circulerait pas ; elle peut être porteuse du virus, mais elle l’ignore ;

            + les signaux échangés sont transmis à un serveur placé sous l’autorité des services de santé (et non de la police) ; le lieu de la rencontre n’est pas indiqué, sinon il pourrait servir à des investigations de police.

             + quelques jours plus tard, la personne que vous avez rencontrée est identifiée comme porteuse du virus ; son médecin, son infirmière ou elle-même l’indiquent au serveur ;

              + le serveur vous adresse alors un message suivant lequel tel jour, à telle heure, vous avez rencontré une personne infectée, dont il ne vous dit pas le nom ;

               +le serveur vous donnera-t-il des ordres, comme dans les pays d’Extrême-Orient ? j’imagine qu’il vous donnera au moins le conseil très pressant de vous faire tester (même si objectivement cela ne se justifie pas), et qu’il vous relancera dans les jours suivants ; ce n’est pas un inconvénient majeur, tant qu’il n’aboutit pas à des mesures coercitives.

          Réciproquement, si vous tombez malade ou si vous êtes reconnu porteur, tous les participants au système que vous avez fréquentés ou croisés durant les quinze jours précédents seront informés, sans indication de votre nom ni de vos coordonnées.

         Un problème évident de réglage se pose. Si vous avez simplement croisé la personne en cause, sur un trottoir, à un mètre ou même à 70 cm de distance, le risque de contamination est à peu près  nul. En notant néanmoins ce type de contacts, on encombrerait le serveur de données superflues, et on inquièterait inutilement les gens. Cela dit, la station assise durant dix minutes dans le métro, dans un autobus, dans un train à côté d’une autre personne comporte un risque incontestable. Il faut donc prévoir une durée minimale de contacts. Laquelle ?

        Autre question pratique : les enfants sont rarement victimes de l’épidémie, mais ils peuvent être porteurs de virus. Doit-on les munir de smartphones et y charger l’application ?

         Le traçage a donné de bons résultats en Corée du Sud, mais il est assorti d’une surveillance policière de toute la population, inconcevable en France. À Singapour, où il est resté facultatif, on n’a eu que 20 % de volontaires. Dans notre pays, de tradition plus individualiste, ce sera encore moins. Or le système ne protège vraiment ses adhérents que s’ils sont nombreux.

          Je ne vois pas d’objection à un traçage réellement facultatif et encouragé par le gouvernement. Cette facilité fera bel effet dans le tableau de mesures accompagnant le déconfinement. Il ne faut pas trop en attendre. Telle semble être aussi l’opinion d’E. Macron.

          Je mets en garde contre une solution à la Tartuffe : « Vous êtes totalement libre de refuser le traçage, mais vous ne pourrez plus sortir de chez vous ». Une grande partie de la population n’est pas équipée de smartphones. C’est mon cas ; en temps de paix, je n’en ai pas ressenti le besoin. Certains pourraient ajouter qu’ils n’ont pas les moyens de s’en offrir : un pour monsieur, un pour madame, un pour chaque grand enfant…

          Les masques

           La sortie du confinement doit être accompagnée d’une mesure générale et massive, de nature à éviter la rechute, et à rétablir la confiance de la population. Les tests et le traçage ne pouvant remplir ce rôle, il ne reste plus que la généralisation des masques. E. Macron a promis une large distribution, sans plus de précisions.

         À noter qu’en Espagne, où la corona-mortalité est plus élevée qu’en France, la réouverture, aujourd’hui, d’un grand nombre d’entreprises s’accompagne d’une distribution de masques à la sortie des stations de métro et des gares. Et qu’en Pologne, on trouve des masques dans des distributeurs automatiques.

         Des objections peuvent être formulées

       ¤  le Danemark a refusé la généralisation des masques, au motif qu’elle donnerait un faux sentiment de sécurité, et inciterait les porteurs à enfreindre les distances ; la mesure implique donc, de la part du gouvernement, un effort particulier de communication ;

      ¤  l’Italie a généralisé le port du masque depuis quelque temps, et pourtant elle se trouve dans une situation pire que la nôtre ; mais d’autres facteurs, notamment l’insuffisance de l’équipement hospitalier, peuvent expliquer la différence.

          L’objectif souvent proposé consiste à équiper les soignants et autres professionnels exposés de masques de haute qualité, et le reste de la population, de masques plus sommaires, appelés néanmoins « chirurgicaux ». Mais nous manquons de tous ces masques. Les commandes massives passées à la Chine ne seront honorées, ai-je lu, que courant juin. C’est trop tard. On ne peut différer le déconfinement si longtemps. De toute façon, ces livraisons ne suffiront pas, loin de là, pour l’ensemble de la population.

          Force est donc d’admettre les masques artisanaux, confectionnés par chacun.  Ils ne seront pas parfaits, c’est évident. Mais ils arrêteront l’essentiel des gouttelettes qu’on émet en parlant ou en toussant. Ils doivent être lavables, et donc réutilisés quelque temps. L’idée selon laquelle chaque Français doit consommer deux masques par jour est une idée folle. En ce domaine, le perfectionnisme, c’est la mort.

         Les médicaments

        Je laisse de côté l’éventuel vaccin, qui ne sera disponible avant un an moins. En revanche, cinq ou six médicaments sont candidats contre le nouveau fléau. Ils existent, on n’a pas besoin de les inventer. Ils ont déjà été essayés, avec plus ou moins de succès, sur d’autres maladies. On les essaie actuellement sur le coronavirus, pour voir s’ils sont efficaces et ne produisent pas trop d’effets secondaires.

         Le temps que ces essais se concluent, et qu’une production industrielle démarre, nous nous trouverons sans doute en septembre.  Le ou les médicaments n’aideront donc pas, dans l’immédiat, le déconfinement. Mais ils pourront être utiles, espérons-le, contre la vague d’automne. A fortiori les injections de plasma de patients guéris, porteurs d’anticorps : c’est une technique éprouvée, et des annonces laissent espérer sa mise en œuvre, dans le cas du coronavirus, avant la fin du printemps.

xxx

Au terme de cet inventaire, un déconfinement le 11 mai paraît réalisable, à condition de l’assortir des annonces suivantes :

+ généralisation du port du masque (artisanal, au besoin), au moins dans les transports en commun, puis, si l’épidémie persiste, dans la rue ;

+ tests aussi nombreux que possible, et couvrant notamment l’ensemble des EHPAD ;

+ traçage vraiment facultatif ;

+ mise en œuvre prochaine des injections d’anticorps ;

+ probabilité d’un médicament à l’automne, contre une deuxième vague éventuelle.

         Cet ensemble, rendu public dans un contexte de mortalité en forte baisse, devrait rassurer les Français et leur rendre l’envie d’aller à leur travail.

          Le maintien de la fermeture des cafés, des restaurants, des cinémas, des théâtres détruirait  un grand pan de notre économie. Une solution limitant la promiscuité consisterait, comme dans certains pays d’Asie, à interdire le service au comptoir et à limiter les présences dans la salle à une personne par table, sauf si elles vivent sous le même toit. C’est aussi ce que recommande, en Allemagne, l’académie Léopoldina. Les convives ne pourraient conserver leurs masques, mais le personnel le devrait, et il faudrait assurer des contrôles aléatoires, surtout dans les cuisines.

          Je m’élève bien sûr contre la suggestion d’Ursula von der Leyen tendant à confiner les seniors jusqu’à la fin de l’année ! Malheureusement, l’écho s’en trouve chez E. Macron, d’une manière assourdie. Ce serait faire de ces aînés des citoyens de seconde zone, et imposer une lourde sujétion à leurs proches. La mesure suggérée plus haut au sujet des EPHAD, le port obligatoire du masque et un appel à la prudence devraient ramener le risque à un niveau raisonnable.

         Que de soucis, pour une épidémie que nos ancêtres auraient considérée comme une vaguelette !

[1] 24 janvier 2020 : « le risque d’importation depuis Wuhan est pratiquement nul » (Agnès Buzyn, ministre de la santé- 24 février 2020 : « il n’y a pas de circulation du virus sur le territoire national » Olivier Véran, ministre de la santé

[2] On n’évoquera pas ici la chloroquine qui – semble-t-il – a pour effet d’accélérer la guérison de malades faiblement atteints mais qui ne réduit pas le taux de mortalité (même ce point est contesté).

[3] Le danger pour l’économie française sera accru si des pays voisins comme l’Allemagne ou même l’Italie sortent du confinement longtemps avant nous.

[4] Et sous réserve qu’elles acceptent le tracking

[5] L’objectif affiché aujourd’hui : passer  de 10 000 à 50 000 tests classiques par jour d’ici mai ; passer de 30 000 à 100 000 tests rapides en juin (alors que l’Allemagne aujourd’hui teste 500 000 personnes par jour !

[6] Je laisse de côté les résultats des EHPAD, qui arrivent de manière irrégulière. Mais ces établissements tendent à devenir le principal foyer de mortalité.

La Peste, vue deux fois par Albert Camus

Par Nicolas Saudray – 19 mars 2020

         En ce délire du coronavirus, il n’est pas mauvais de relire Camus, qui s’est intéressé deux fois, coup sur coup, à la peste : la première dans son roman du même nom, publié en 1947 mais commencé quelques années plus tôt, la seconde dans sa pièce L’État de Siège, représentée en 1948. Ce sont deux faces d’une même œuvre.

         Pourquoi, chez lui, cette obsession de l’épidémie, alors que l’époque n’en avait pas connu ? Parce qu’elle figure, dans l’esprit des lecteurs d’alors, la guerre, l’oppression, l’Occupation.

          Le roman n’y fait pourtant aucune allusion directe. C’est vraiment le récit d’une vague de peste, écrit d’une manière sobre et efficace. Ne nous attardons pas sur les principaux personnages, qui manquent de relief, y compris le docteur Rieux, porte-parole de l’auteur. Presque interchangeables, ils illustrent le mot fameux de Gide selon lequel on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.

         Heureusement, Camus excelle dans les détails : les rats, les chats, les chiens, la passivité, l’habitude vite prise, les cafés où l’on vous demande d’apporter votre sucre, les trams dont les passagers se tournent le dos pour limiter la contagion, les enterrements à la sauvette, les chômeurs devenus infirmiers ou fossoyeurs. On croirait qu’il a vécu ces épisodes. Il nous émeut du triste sort d’un gamin, à la suite de laquelle le médecin confie à un  prêtre : Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. Quelques invraisemblances seront pardonnées – les stades pleins, les cinémas pleins. Sans doute le romancier, tuberculeux guéri, pensait-il que l’appétit de vivre des pieds-noirs triompherait de toute prudence. En tout cas la ville est close, on ne peut en sortir.

         La peste avait supprimé les jugements de valeur, précise l’auteur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s’occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc.

         Parfois, quand même, une envolée : La grande cité silencieuse n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’anciens grand hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui avait été l’homme.     

          Pour prendre quelque distance, cet Algérois a situé l’action à Oran. Il en a fait une ville essentiellement française, alors que les Arabes formaient près de la moitié de la population !

          Autant le roman est dépouillé et précis, autant la pièce est flamboyante et symbolique. Elle a bénéficié, à sa création, des meilleurs acteurs. La Peste (Pierre Bertin) arrive avec sa secrétaire la Mort (Madeleine Renaud) et prend le contrôle de la cité. Un jeune héros (Jean-Louis Barrault) organise la résistance à l’épidémie, sans masques de tissu ni sérums, mais par la force de sa volonté et celle de ses amis. Il se considère comme toujours libre (le problème central de Camus), alors que les personnages du roman avaient discrètement reconnu la perte de leur liberté. Ayant cependant constaté que sa dulcinée allait mourir (Maria Casarès, avec qui Camus a une liaison), ce jeune homme obtient d’échanger son destin contre le sien.

         Comme on le voit, le licencié en philosophie joue avec les idées. Néanmoins, son État de Siège ne manque pas de grandeur. Et l’on peut dire qu’il préfigure Ionesco.

         Cette fois, la Peste se trouve clairement identifiée. C’est la dictature. Hitler ?  Staline ? Franco ? Vous avez le choix.

        Par comparaison avec la double peste camusienne, notre coronavirus paraît presque bénin. À ce jour, et donc après trois mois de virulence, il n’a causé que quelques milliers de morts dans son pays d’origine, la Chine ; ce qui, à l’échelle de cet empire, n’est rien.   

 

                                                                         

Mathieu Bauchard : « Emmanuel Macron et l’imposition de la richesse »

Livre lu par Patrice Cahart

L’auteur est un étudiant de 23 ans, ancien élève de l’École Normale Supérieure (Rennes), diplômé de l’IEP de Paris et titulaire d’un mastère de droit public.

 

« Macron, président des riches ». Cette étiquette lui colle à la peau et pourrit  son quinquennat.

Mathieu Bauchard a voulu voir cela de plus près et vient de publier un ouvrage très fouillé et bien structuré. C’est pour moi l’occasion de l’en féliciter, et aussi de faire connaître mon avis d’ancien fiscaliste. Disons d’emblée que je serai moins sévère que ce jeune auteur.

Une première question se pose à lui : à quelle préoccupation répondait l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), créé en 1981 sous une forme légèrement différente, l’Impôt sur les Grandes Fortunes (IGF) ? Il y voit une réaction à l’échec de la progressivité de l’impôt sur le revenu, miné par les niches fiscales. Ayant vécu ces événements rue de Rivoli, je pense qu’il s’agissait d’une démarche à la fois plus politique et plus rustique : constatant l’absence d’impôt sur la fortune, les socialistes arrivant au pouvoir ont trouvé normal d’en créer un.

Au demeurant, notre impôt sur le revenu est, malgré les niches, très progressif. Aujourd’hui, 57% des foyers ne le paient pas, et 10 % supportent 60 % du fardeau. En 1981, la charge était moins concentrée, mais pas au point de modifier le raisonnement.

La recherche universitaire, dans le domaine fiscal, est dominée par Thomas Piketty et ses co-équipiers enseignant aux États-Unis. Ce sont des chantres de la redistribution. Comme quoi l’économie n’est pas tout à fait une science ; elle repose pour partie sur des postulats politiques. Notre jeune auteur ne pouvait échapper totalement à cette influence.

Je suis au contraire  de ceux qui pensent que l’impôt ne doit pas absorber plus de la moitié des revenus d’un contribuable (à moins qu’ils n’aient été réduits de manière artificielle), et qu’un supplément de revenu ne doit pas se traduire par un supplément d’impôt supérieur à 50 % de cette somme. Au-delà de ce seuil psychologique, l’intéressé se sent spolié, rejeté par la société. Il est prêt à tous les subterfuges pour échapper à ce qu’il considère comme injuste. D’ailleurs, les études officielles nous indiquent que dans notre pays, les impôts et les cotisations sociales, ensemble, réduisent environ de moitié les inégalités de revenus. Faut-il à tout prix aller plus loin ?

Ma position rejoint semble-t-il celle du Conseil constitutionnel qui, par une décision du 29 décembre 2012, a jugé confiscatoire un taux d’environ 75%. Depuis lors, les gouvernements successifs ont pris soin de limiter à 49 % (plus la CSG, il est vrai) le taux le plus élevé de l’impôt sur le revenu.

Avant l’élection d’Emmanuel Macron, l’ISF, l’impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux pouvaient, ensemble, absorber jusqu’à 75 % des ressources d’un contribuable. Cette situation malsaine engendrait, outre l’émigration dont il sera question plus loin, des comportements pervers tels que le maintien de dirigeants de société jusqu’à un âge avancé, afin de profiter du régime de l’« outil de travail » (pratique dûment signalée par Mathieu Bauchard), ou encore les placements en œuvres d’art exonérées, pouvant atteindre des prix extravagants.

Dès 2016, encore ministre, Emmanuel Macron a critiqué l’ISF. Durant sa campagne électorale, il a clairement fait connaître son intention de le restreindre à l’immobilier. Ceux qui ont voté pour lui ne sont donc pas fondés à le lui reprocher.

La mesure était présentée dans un souci d’efficacité économique : moins imposés, les contribuables fortunés allaient investir davantage, et des bénéfices allaient en résulter pour l’ensemble de l’économie. C’est la théorie du ruissellement. Mathieu Bauchard remarque qu’Emmanuel Macron lui a donné une résonance supplémentaire, relevant de la méritocratie : il fallait récompenser, en les dégrevant, les bons agents de l’économie.

À cette théorie devenue éthique s’est ajoutée, expose l’auteur du livre, une autre théorie, compatible avec la première : celle de l’ « optimalité », enseignée surtout dans les universités américaines, que sept des dix conseillers économiques du président ont fréquentées. Les investissements consistent en biens intermédiaires. Leur production étant taxée, les biens intermédiaires ne doivent pas l’être aussi, car cela ferait double emploi. C’est ce raisonnement qui avait abouti à la création de la TVA, en France (1954). Ses partisans l’élargissent aux impôts sur le revenu et sur le capital : comme les intérêts, les dividendes, les loyers et les plus-values sont taxés, on ne doit pas imposer les comptes en banque, les valeurs mobilières et les immeubles qui ont produit ces revenus. Cela dit, la théorie de l’optimalité n’a pas contribué au débat public sur la réforme Macron ; elle est restée implicite.

En revanche, la théorie du ruissellement a été vivement contestée, et Mathieu Bauchard adhère à cette condamnation. Aujourd’hui encore, les spécialistes n’ont pu établir qu’après la suppression de l’ISF, les contribuables fortunés ont accru leurs investissements productifs de manière significative. Je présume néanmoins que la plupart l’ont fait, car ils jouissaient déjà d’un train de vie conforme à leurs aspirations. Ils étaient donc enclins à placer leur ressource résultant de la suppression de l’ISF, plutôt que de la consommer. Mais on ne pourra sans doute jamais le mesurer, car cette ressource n’a atteint globalement que 2,9 milliards par an ; soit l’épaisseur du trait, le total des investissements et placements des ménages étant de 282 milliards en 2018.

Pour la même raison, il sera sans doute impossible d’évaluer avec sérieux l’incidence de la mesure critiquée sur le PIB. Les services de Bercy avaient risqué, signale Mathieu Bauchard, une prévision de + 0,5%, soit 20 milliards. Si on retient ce chiffre, les 2,9 milliards auront produit un effet bénéfique égal à sept fois leur montant. Pas si mal !

Les détracteurs de l’ISF faisaient surtout valoir l’émigration des redevables : 622 en 2016, seulement 376 en 2017. Mathieu Bauchard remarque que ces chiffres sont modestes par rapport à l’ensemble des payeurs, et que l’émigration était davantage causée par les droits de succession (parfois très lourds). Il demeure que l’amélioration de 40 %, dont nous ne savons pas encore si elle sera durable, peut être mise entièrement au crédit d’Emmanuel Macron, les droits de succession n’ayant pas changé. L’incidence de l’émigration allait bien d’ailleurs au-delà de son effet direct sur les recettes fiscales et sur la consommation ; elle scandalisait le reste de la population et y provoquait une baisse de civisme.

De façon symétrique, le remplacement de l’ISF par l’IFI a accru l’attrait (évitons l’affreux terme d’attractivité) de la France sur les investisseurs étrangers. Ceux-ci n’ont plus lieu de craindre que leur cadres supérieurs immigrés ne soient assujettis à l’ISF. La progression de la cote de notre pays, obtenue malgré l’affaire des gilets jaunes et publiée par les médias, semble significative.

On peut résumer ces remarques en disant (et là, je suis d’accord avec notre jeune auteur) que la suppression de l’ISF a surtout été un signal envoyé par Emmanuel Macron aux investisseurs, intérieurs et extérieurs.

Mathieu Bauchard déplore néanmoins qu’il ait réduit la progressivité de notre système fiscal, considéré dans son ensemble. Mais la progressivité ne constitue pas une fin en soi ; elle n’est bonne que si elle produit de bons résultats. Depuis une douzaine d’année, nous voyons poindre de tous côtés une progressivité anarchique : exonérations de CSG, bourses scolaires accordées en fonction uniquement des revenus, allocations familiales réduites selon le même critère, droit d’inscription progressifs à l’IEP de Paris (en attendant d’autres établissements), et maintenant, dans le projet de réforme des retraites, une cotisation de solidarité, non productrice de droits, à la charge des salariés aisés. Comme  ces mesures reposent sur des bases différentes, suivant des modalités différentes, il est impossible d’en prendre la mesure de façon globale. Mais pour certains contribuables, elles s’additionnent, et risquent d’aboutir parfois aux niveaux confiscatoires que j’ai condamnés plus haut : c’est-à-dire qu’un petit supplément de revenus peut déclencher, pour son bénéficiaire, des pertes bien supérieures.

Reste, envers cette réforme, une critique qui ne provient pas de Mathieu Bauchard. Protestant contre leur soumission à l’IFI, les représentants de la propriété immobilière ont fait valoir que la France a besoin de logements neufs ou rénovés. On peut répondre, primo, qu’Emmanuel Macron ne pouvait se permettre, politiquement, de supprimer toute imposition sur la fortune, secundo, qu’il a voulu combattre la préférence invétérée des Français pour l’immobilier.

Bref, la suppression de l’ISF, partiellement remplacé par l’IFI, me semble être un succès économique, mais un échec politique.

D’un point de vue politique, Matthieu Bauchard regrette que le choix présidentiel ne se soit pas porté sur une formule intermédiaire entre l’ISF et l’IFI. Nous en sommes bien d’accord. Que pouvait-elle être ? Un ISF dont seules auraient été exonérées les actions et assimilées, instruments de la création des entreprises et de leur développement. Cette formule  aurait été plus aisée à défendre devant les médias et les corps constitués. Mais il ne faut pas se leurrer ; elle n’aurait pas séduit les gilets jaunes.

La seconde mesure importante du nouveau président, dans le domaine fiscal, a été l’institution du prélèvement forfaitaire unique (PFU), alias flat tax, de 30 % sur les revenus de capitaux mobiliers. Elle a suscité moins de critiques, et Mathieu Bauchard, apparemment, s’y résigne.

Pour bien comprendre sa portée, il faut rappeler les dispositions antérieures. Les revenus des placements à taux fixe donnaient lieu à un prélèvement libératoire de 25% censé compenser l’inflation. Le PFU coûte cinq points de plus. L’inflation, à vrai dire, s’est sérieusement ralentie, mais les taux d’intérêt sont tombés eux aussi, si bien qu’aujourd’hui la rémunération réelle des placements récents frise le zéro. Chaque année, un obligataire perçoit environ 1,5 % de la valeur nominale de son titre, et perd à peu près la même somme du fait de l’érosion monétaire. L’impôt, qu’il soit de 30 % ou, sur option, d’un moindre taux, frappe donc un revenu fictif.

De même, les plus-values sur titres imposées à 30 % ou, sur option, à un moindre taux, ont en grande partie un caractère monétaire, et donc fictif. C’est surtout le cas si le placement s’est effectué dans la durée. Soit un épargnant qui a acquis  des actions en 2000. Il les revend en 2020. C’est un bon soldat de l’économie – l’un de ceux qu’Emmanuel Macron entendait récompenser. Or, en vingt ans, l’indice des prix à la consommation a progressé de 30 %. La plus-value réalisée par ce contribuable est vraisemblablement inférieure à ces 30 %, car le CAC 40, malgré sa remontée  des dernières années, se trouve  aujourd’hui encore en-dessous du sommet atteint en 2000. Cette plus-value risque donc d’être entièrement fictive, et pourtant, elle va être taxée.

S’agissant en revanche des dividendes, la réforme procure un net allègement aux contribuables les plus aisés. S’ils relèvent de la tranche supérieure du barème, leur imposition effective, prélèvements sociaux compris, passe de 42,5 % à 30 %. Mais, comme je viens de le remarquer, ces contribuables ne sont nullement certains du maintien de la valeur de leurs titres. Ils peuvent perdre, par suite des fluctuations de la Bourse, des sommes bien supérieures à leurs dividendes.

Dans l’ensemble, le PFU peut donc difficilement être considéré comme un important cadeau fait aux riches.

Mathieu Bauchard concentre son tir sur le régime particulier que les assureurs ont obtenu pour l’assurance-vie. Critiquable, certes, d’un point de vue de principe, l’avantage consenti n’a rien de gigantesque : les retraits effectués après huit ans sont imposés, compte tenu des prélèvements sociaux, à 24,7 %, contre 30 % pour les autres produits de placements. Et là encore, la chute des taux d’intérêt trouble le jeu. De plus en plus, l’impôt va frapper des revenus fictifs, effacés par une inflation résiduelle mais réelle.

Que reprocher, en fin de compte, à Emmanuel Macron ? D’être complaisant envers les titulaires de revenus mobiliers, surtout les plus riches ? Ou au contraire de les traiter trop durement ?

Depuis que se joue la tragi-comédie des retraites, l’imposition de la richesse est passée à l’arrière-plan du théâtre. Mais peut-être reviendra-t-elle sur le devant de la scène.

Le livre : Mathieu Bauchard, Emmanuel Macron et l’imposition de la richesse, Éd. L’Harmattan, 226 pages, 25€ 

Mémoires du sergent Bourgogne

Lus par Nicolas Saudray – Février 2020

         La campagne de Russie a repoussé les limites de l’homme. On peut la considérer de manière panoramique. On peut aussi la suivre au ras du sol, avec le sergent Bourgogne.

         Ce sous-officier des grenadiers de la Garde impériale est né en 1785 à Condé-sur-Escaut (Nord). Fils d’un marchand de drap, il a fait des études et écrit bien. Depuis 1807, il combat, enchaînant les campagnes. Lorsque débute celle de Russie, en 1812, il a vingt-sept ans.

          Son témoignage surprend par sa précision, par l’abondance des détails. Or il ne pouvait tenir un journal de route, faute de papier, de crayons à mine de plomb et d’un minimum de confort, le soir, pour rédiger.  Bourgogne nous dit lui-même qu’il a été fait prisonnier l’année suivante en Allemagne, et que ses mémoires ont été écrits durant cette captivité – donc au moins six mois après les faits. Sans doute en a-t-il rajouté un peu. Mais l’ensemble sonne juste.

          L’incendie de Moscou a été imputé par les Russes aux Français. Tolstoï l’attribue au hasard.  Bourgogne ne laisse aucun doute : les incendiaires étaient des forçats libérés dans cette intention par le gouverneur Rostoptchine (père de la comtesse de Ségur). Il ajoute que, malgré les destructions, la ville restait  assez grande pour accueillir toute l’armée de Napoléon, et que ses caves étaient encore bien garnies. La manœuvre de Rostoptchine a donc échoué.

         Bourgogne nous décrit sans la moindre vergogne le pillage auquel se livrent  les soldats français, y compris lui-même. C’est normal, c’est la loi de la guerre.  Un souvenir d’Espagne lui revint  néanmoins : celui d’un Français fusillé pour vol d’une pendule de faible valeur. Mais cet accès de rigueur semble n’avoir été qu’une velléité. Sans doute les occupants très temporaires de Moscou ont-ils la prescience du rude hiver qui les attend ; les vêtements chauds qu’ils s’approprient vont sauver la vie de nombre d’entre eux.

         Suit un long récit qui ne pouvait être que répétitif : neige, glace, engelures plus ou moins profondes, coliques dues à la mauvaise nourriture, camarades tombés morts tout le long de la route, harcèlement pas les Cosaques. À chaque étape, vente de bibelots aux commerçants juifs, contre des vivres ou de l’eau-de-vie. Mais l’aliment de base est la viande de cheval. Bourgogne manque de périr à plusieurs reprises.

          Napoléon a quitté la Grande Armée pour rétablir l’ordre à Paris. Il a laissé le commandement à son beau-frère que le narrateur n’appelle jamais le roi de Naples, mais toujours le roi Murat, comme pour marquer une persistance  plébéienne. Ce sabreur dispose notamment d’un régiment de Noirs, recrutés sans doute aux Antilles, et dont on imagine la détresse en cette froidure. L’arrière-garde, la plus exposée, se trouve sous les ordres du maréchal Ney, qui accomplit des prodiges, et veille sur des fourgons chargés de pièces d’argent. Leurs attelages se rompent. Ney fait distribuer les pièces aux soldats, mais elles pèsent lourd et gênent leur marche déjà difficile. Ils tentent vainement de les échanger contre de petites pièces d’or.

         Cette épreuve extrême pourrait se placer sous le signe du « chacun pour soi ». On assiste à des scènes pénibles, allant jusqu’au cannibalisme. Mais le dévouement est fréquent aussi. Malade, Bourgogne marche des lieues et des lieues appuyé sur des camarades. Rester en arrière, ce serait la mort assurée. Le chien du régiment, nommé Mouton, a eu les pattes gelées ; un troupier le porte dans un sac, alors qu’il a lui-même du mal à avancer.

       Par contraste, la Prusse orientale, dont le souverain est encore pour peu de temps un allié de Napoléon, semble un paradis : nourriture correcte, bains chauds ! Si les hommes nous étaient hostiles, note l’auteur, nous avions partout les femmes pour nous. Depuis Moscou, Bourgogne et ses pareils avaient franchi avec leur équipement sur le dos plus de mille kilomètres à pied, en deux mois et onze jours, presque sans se laver ni se raser.

       Peu après, Bourgogne est promu lieutenant. Il n’en profite pas longtemps, du fait de sa capture. Libéré en mai 1814, il quitte l’armée, s’abstient de l’équipée des Cent Jours, et se lance, sans grand succès, dans le textile.

      La monarchie de Juillet ayant remis les souvenir de l’Empire à l’honneur. Bourgogne obtient d’être réintégré à l’armée, qui correspond à sa vraie vocation. Il y reste vingt-trois ans, et termine comme « adjudant » de la place de Valenciennes – ce qui équivaut, me semble-t-il, à un grade de capitaine.

         Loin de maudire le responsable de tant de souffrances, Napoléon, il retrouve de temps à autre de vieux camarades et boit du champagne en sa mémoire.

Le livre : Mémoires du Sergent Bourgogne, présentés par Gilles Lapouge, Éd. Arléa, 2009. 62 pages, 22 €.

Décentralisation : un mot magique

Par Jacques Darmon – Février 2020

Un projet de décentralisation suscite une approbation immédiate et largement partagée.

La décentralisation, en effet, répond à un objectif politique essentiel : le fonctionnement de l’État est mieux assuré quand il s’exerce au plus près des citoyens. Les responsables politiques locaux sont mieux informés des besoins de leurs administrés et plus aptes choisir les solutions à y apporter. Les citoyens, de leur côté, sont plus confiants dans le fonctionnement des institutions quand les décideurs sont plus proches d’eux. L’État doit donc confier aux collectivités locales les compétences que celles-ci peuvent exercées utilement et appliquer systématiquement le principe de subsidiarité : dans la hiérarchie de l’organisation territoriale, un niveau supérieur n’est légitime à intervenir dans un domaine d’activité que si les niveaux inférieurs sont dans l’incapacité de remplir utilement ces responsabilités.

Aborder de façon centralisée la réforme de l’État constitue un défi hors d’atteinte. Ce n’est que dans les périodes exceptionnelles (1790, 1945, 1959) qu’une transformation globale et profonde s’avère possible. Aujourd’hui, il faut être moins ambitieux et plus réaliste en appliquant la méthode proposée par René Descartes dès 1637 : quand un problème est difficile, on doit « le diviser en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour le résoudre ». La décentralisation permet de faciliter les expérimentations, de mettre en œuvre des politiques différenciés adaptées à chaque situation locale et de déterminer ainsi les modes de gestion les plus efficaces.

Mais si l’on veut dépasser le stade de l’incantation et ne pas se laisser abuser par le mot magique “décentralisation”, il faut prendre conscience qu’une politique ambitieuse suppose que soient levés deux préalables politiques.

Une véritable décentralisation suppose une transformation profonde de l’organisation territoriale.

La France est le seul pays à superposer quatre niveaux d’administration territoriale : la commune, le département, la région et l’État, auxquels il faut ajouter tous les organismes de coopération intercommunale, les communautés urbaines, les communautés d’agglomération, les communautés de communes, les “pays”, plus récemment les métropoles, et les intercommunalités. Sans oublier l’échelon européen dont le rôle est croissant. Mais la complexité est à son comble : il est des communes qui sont des départements (Paris, Lyon), des départements qui sont des régions (Martinique), des collectivités qui ne sont ni des départements ni des régions (Corse, Alsace,..), sans compter bien entendu l’outremer où la Guyane, la Polynésie, la Nouvelle Calédonie ont chacune leur statut propre.

Chaque niveau de compétence, lorsqu’il reçoit une attribution nouvelle, prétend s’équiper des moyens administratifs correspondants. Lorsque la responsabilité des routes départementales a été transférée aux départements, ceux-ci ont constitué des services de voirie, et pendant ce temps, les services de l’Etat qui, symétriquement, avaient abandonné ces compétences, n’ont pas modifié leurs effectifs.

Bien plus, ces différents niveaux d’administration prétendent intervenir dans les mêmes domaines. Si la clause de compétence générale a été retirée aux départements (après de nombreux allers-retours), en fait la liste de compétences particulières qui leur ont été simultanément reconnues est tellement large que la confusion de compétence subsiste.  Pour une même décision, deux, trois ou même quatre collectivités interviennent dans le choix du projet, son financement, sa gestion. Il en résulte une dilution des responsabilités, un alourdissement des procédures, un ralentissement des décisions et une augmentation des effectifs de fonctionnaires. Une décentralisation effectuée dans cette structure complexe ne permet aucune économie et n’entraîne pas toujours un meilleur fonctionnement. Elle ne répond en aucune façon à l’objectif politique de rapprocher les citoyens des décideurs politiques.

De manière plus fondamentale encore, une véritable décentralisation suppose en outre l’acceptation de situations locales différentes.

La décentralisation a pour effet inévitable de rompre la sacro-sainte égalité des citoyens devant le service public, car il n’y a pas de décentralisation sans une certaine diversité. Des services publics fonctionneront mieux dans certaines collectivités. Des régions connaîtront des taux de chômage différents. Les ressources financières et donc le niveau des impôts locaux ne seront pas égaux. Aux États-Unis où la décentralisation est généralisée dans un État fédéral, la différenciation va plus loin encore : la peine de mort est appliquée dans certains États et pas dans d’autres. En Allemagne, l’organisation de l’enseignement relève de chaque Land.

La diversité est source d’efficacité, d’innovation, de dynamisme. Elle permet de valoriser les atouts propres de chaque région. Mais le choix du pluralisme régional est un choix éminemment politique qu’il ne faut pas occulter. Les Français, au nom de leur attrait unanime pour le mot magique “décentralisation”, sont-ils prêts à renoncer à certaines formes traditionnelles d’égalité? Notons que le Ministre chargé de la réforme de l’État s’appelle également Ministre de l’égalité des territoires, qu’à chaque fois qu’une collectivité bien gérée dispose de ressources financières importantes, une pression politique s’exerce pour venir assurer une péréquation des dotations budgétaires au profit des collectivités moins bien dotées !

A supposer que ces deux préalables politiques soient levés, il reste nécessaire, pour mettre en œuvre une décentralisation ambitieuse, de répondre à deux craintes fondamentales.

La décentralisation présente un risque d’apparition de pouvoirs locaux inefficaces mais puissants. Pour éviter l’apparition de véritables « satrapies » locales, une véritable décentralisation doit s’accompagner de mesures objectives de performance. Déléguer des responsabilités n’a de sens que si les citoyens peuvent s’assurer que leurs élus remplissent leurs devoirs. Il faut pouvoir mesurer et comparer l’efficacité de chacune de ces politiques locales et ainsi clarifier le débat des élus régionaux avec leurs électeurs. Mais les élus locaux sont-ils prêts à remplacer les campagnes électorales classiques fondées sur des poignées de main et des baisers aux enfants par de véritables comptes-rendus de mandats documentés et chiffrés ?

La dispersion des décideurs qu’entraine ce processus de décentralisation peut se traduire par un accroissement des actes irréguliers. Qu’il s’agisse de la délivrance des permis de construire, de l’octroi de subventions aux associations, de la passation de marchés de travaux, des craintes apparaissent déjà aujourd’hui. Les procédures judiciaires mettant en évidence des cas de favoritisme ou de prise illégale d’intérêt ne sont pas rares. Au fur et à mesure de l’élargissement des pouvoirs locaux, les risques peuvent augmenter. La décentralisation suppose donc un renforcement des dispositifs visant à garantir la moralisation de la vie publique. Dans cette matière comme dans d’autres, l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.

Johann Ludwig Bach, marcheur de la foi 

Par Nicolas Saudray – Janvier 2020

          Jean-Sébastien fait involontairement de l’ombre à ses cousins, notamment au Bach de Meiningen, de huit ans son aîné, et fort estimé de lui. Leurs grands-pères étaient cousins germains, ce qui rendait les deux compositeurs, si l’on compte selon le Code civil français, parents au huitième degré.

         Le petit duché de Meiningen, issu d’un démembrement médiéval de la Saxe, a duré jusqu’en 1918. La ville du même nom se trouve aujourd’hui dans le Land de Thuringe (compris jusqu’en 1989  dans l’Allemagne de l’Est) et compte 21 000 habitants. C’est là que Johann-Ludwig Bach (1677-1731) a accompli l’essentiel de sa carrière musicale, au service surtout du duc Ernest-Louis Ier.

          Ce violoniste de formation est d’abord cantor, fonction assez lourde incluant l’éducation des garçons de la maîtrise. Puis il devient maître de chapelle, rôle sans doute plus conforme à ses goûts. En 1724, le fils aîné du duc, âgé de dix-huit ans, tombe malade en voyage et meurt. Accablé de chagrin, le duc lui-même le suit dans la tombe. Johann-Ludwig compose à cette occasion son chef d’œuvre, sa Musique funèbre.  

          Reflétant une profonde piété luthérienne, le texte se compose de psaumes en allemand. Les chœurs s’enchaînent avec les airs de soprano, d’alto, de ténor et de basse (seul manque le baryton). Le verset symbolique Ich bin dein Knecht, « je suis ton valet », résonne deux fois. Mais on entend aussi un Gloria patris et filio, ainsi que de nombreux Alleluias qui expriment une conviction commune aux différentes branches du christianisme : la mort est une délivrance, et le début de la vraie vie.

        L’Akademie für alte Musik de Berlin, dirigée par Hans-Christoph Redemann, et complétée par une pléiade de bons chanteurs, nous a donné en 2011 une remarquable version de cette œuvre peu jouée. Je viens grâce à eux de la découvrir. Elle se situe un an après la Passion selon Saint Jean de l’illustre cousin, cinq ans avant sa Passion selon Saint Matthieu – et à des années-lumière des opéras de Rameau qui sont pourtant contemporains. L’Allemagne s’est ressaisie après les désastres de la guerre de Trente Ans ;  elle reste sévère, et n’a pas encore admis le style galant.   

      Très rythmée mais avec des moments d’abandon, sans joliesses mais d’un intérêt constant, cette ample et belle musique n’est pas triste, car la foi la soutient de bout en bout. Ne pouvant commenter tous ses épisodes, je me limiterai à l’extraordinaire marche funèbre chantée par le chœur, qui clôt la première partie de l’œuvre, dix-sept minutes après son début, et que j’aurais bien vue en conclusion d’ensemble. Curieusement, elle annonce Haendel plutôt que Jean-Sébastien. Mais sans recherche de la magnificence. Je crois voir de fervents Saxons, de ferventes  Saxonnes qui, au pas cadencé, drapeaux en tête, sans dévier d’un pouce malgré  les intempéries, gravissent une longue pente vers le ciel, en martelant leur victoire sur les ténèbres.

Mes chaînes ont été brisées
Grâce à ton intervention, Seigneur,
Et je puis voir maintenant à mes pieds
Ceux à qui j’étais contraint d’obéir,
Satan, la Mort et le Péché.

          Nous avons là l’une des pages les plus fortes, les plus entraînantes, de toute la musique du XVIIIe siècle.

Le disque : Johann Ludwig Bach, Trauermusik, par l’Akademie für alte Musik Berlin, Harmonia Mundi, 2011.

À la voile autour du monde

Par Jean-Yves Raude – Février 2020

Breton originaire de l’île de Groix et de Paimpol, Jean-Yves Raude a débuté dans la vie comme technicien des télécommunications. Il a ensuite été le directeur commercial de la Monnaie de Paris puis, intégré au corps des administrateurs civils, a œuvré à la direction du Budget, à Bercy. Après un passage dans un cabinet ministériel, il est devenu directeur du Service des Retraites de l’État, à Nantes. Il a terminé sa carrière comme délégué aux  finances  publiques pour la région d’Ile-de-France. Entre deux navigations avec sa compagne, il vit à Saint-Brieuc.
Le site Montesquieu 

 

« Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, le Temps ! » Pour Baudelaire, cela ne s’est pas toujours bien terminé… Je devais réaliser un vieux rêve : partir sur les océans, loin, à la découverte de l’ailleurs, mais aussi, plus intimement, de moi-même…

Ce projet, nous l’avons réalisé à deux, sur un voilier de 11,50 mètres, vieux de trente ans, que nous avions choisi dans cette intention : bien construit par un chantier de Plymouth, en polyester renforcé fibre de verre, pas très rapide mais solide et sûr. Nous l’avons équipé pour le grand large avec :

  • une éolienne et des panneaux solaires pour assurer l’autonomie en énergie ; certes, le moteur auxiliaire peut recharger les batteries, mais cela consomme du gazole et le réservoir ne contient que 200 litres – qu’il faut garder pour propulser le bateau en cas de besoin ;
  • un dessalinisateur pour produire la ressource rare et vitale qu’est l’eau douce, les réservoirs n’en contenant que 250 litres ;
  • un régulateur d’allure, système qui permet de diriger le bateau avec l’unique énergie de l’air, en conservant un angle constant avec la direction du vent ; on ne peut pas barrer le bateau 24 heures sur 24, même à deux ;
  • un émetteur récepteur AIS (automatic identification system) pour détecter les autres navires et être détecté par eux de manière plus économique en énergie que le radar ; cet appareil donne le nom, le pavillon, la taille, le cap, la vitesse des navires croisant dans un rayon de plusieurs dizaines de milles nautiques ; il émet une alarme de risque de collision, mais ne dispense pas d’une vigilance constante car tous les bateaux n’émettent pas ;
  • un traceur qui, connecté au GPS, donne la position et la trace du bateau, à condition d’avoir au préalable enregistré les cartes électroniques de toutes les destinations ; nous avions chargé celles du monde entier ;
  • une balise EPIRB qui, en cas de détresse, émet un signal satellite et déclenche les secours ;
  • un téléphone satellite pour consulter la météo en tous points du globe, rassurer les proches et communiquer avec la terre ou avec des bateaux naviguant au-delà de la portée de la VHF ;
  • une pharmacie complète pour parer à toute éventualité : maladies, blessures profondes, malaises graves.

Ainsi équipés, nous pouvions partir. Ou presque ! Le grand large est souvent hostile, et surtout désert. L’autonomie, c’est aussi être capable de réparer ce qui casse ou tombe en panne,  que ce soit le matériel ou l’équipage. Nous avons donc complété notre préparation par des stages de secours en mer, de mécanique moteur, et par un entraînement physique quotidien pendant les mois précédant le départ.

30 juin, c’est le grand départ pour un voyage qui doit se terminer aux antipodes, en Australie ou en Nouvelle Zélande, en un peu plus d’un an.

Pour la première étape, nous visons Vigo, en Espagne. Ce n’est pas une très longue route, environ une semaine, mais ce n’est pas la plus simple. Il nous faut sortir de la Manche – nous partons de Saint Brieuc – et traverser le Golfe de Gascogne. Mieux vaut le faire en été qu’en hiver, même si le risque de mauvais temps n’est jamais nul. Nous profitons d’une dépression à peu près stationnaire centrée au large de la côte française atlantique pour nous lancer vers l’Ouest avec un vent favorable de secteur Est. La première difficulté est de franchir la route des cargos qui remontent du rail d’Ouessant ou s’y dirigent : nous y croisons la route montante à la tombée de la nuit, puis la route descendante en milieu de nuit. La meilleure technique est de passer derrière les monstrueux porte-conteneurs plutôt que devant, mais sans trop s’attarder car le suivant n’est jamais loin. L’AIS nous apporte un grand confort en traçant sur l’écran la trajectoire de collision. L’année précédente, nous avions traversé la Manche avec des moyens moins perfectionnés… et de grosses émotions !

En sortie de Manche, à hauteur de la pointe de la Bretagne, la mer s’agite. La houle d’ouest et les vagues d’est forment des creux de quatre mètres qui nous secouent en cette première nuit au large. Il va falloir s’y habituer et renoncer à l’immobilité que le sommeil réclame ordinairement. En traversée, le sommeil est le premier défi. À deux, ce ne sont pas des « quarts » mais des demi-nuits qui permettent de garantir la veille. Quand vient son tour, pas d’autre solution qu’un sommeil fractionné à trouver en se calant le moins inconfortablement possible. À la voile, le chemin le plus rapide d’un point A à un point B est rarement la ligne droite. Pour cette traversée, la meilleure solution est de rester sur les bords de la dépression pour conserver les vents portants. Nous décrivons donc un large arc de cercle qui nous emmène à la latitude de l’ouest de l’Irlande (14°W).

L’océan est immense, mais c’est une vision théorique. Du fait de la courbure de la terre, à une élévation de deux mètres de la surface, l’horizon n’est qu’à 5 ou 6 km. La galette liquide sur laquelle nous nous déplaçons, ou plutôt que nous déplaçons, a donc une surface d’environ 100 km2. Excepté les escales, ce sera désormais notre domaine, mais hors de question d’y poser un pied ! Le risque n°1 est de passer par-dessus bord. Dès qu’il faut aller manœuvrer sur le pont, ou que le temps est mauvais, et en permanence la nuit, nous nous attachons à une ligne de vie.

Après une bonne semaine de navigation au vent portant, nous abordons les côtes espagnoles, et faisons escale aux îles Cies, près de Vigo, après avoir croisé plusieurs baleines au large du cap Finistère. La terre, quand on vient du large, on la sent avant de la voir : odeurs mêlées d’humus et de plantes parfumées, mais aussi et moins agréable, odeurs d’activités humaines. C’est une émotion toujours renouvelée quand la terre apparaît au loin, promesse de repos, de rencontres et d’émerveillements.

Après un cabotage de quelques semaines le long des côtes portugaises et une plus longue escale à Lisbonne à la rencontre de Fernando Pessoa et du fado, nous reprenons le large, direction Madère. Il n’y a pas de traversée banale, si courte soit-elle. Nous ferons cette route en trois jours, à une moyenne de sept nœuds, au grand largue, vent soufflant de 25 à 35 nœuds et vagues jusqu’à six mètres de creux. Dans ces conditions de navigation, une vigilance constante s’impose ; un empennage intempestif peut vite tourner à la catastrophe. Espars brisés, voiles déchirées, chavirage, que d’histoires avons-nous entendues lors de nos escales, de navigateurs pour lesquels l’aventure s’est brusquement arrêtée ! Au moins deux de nos amis ont perdu leurs bateaux, échoués sur des récifs et irrécupérables. Un voilier qui partait pour un tour du monde a perdu son gouvernail, brisé net, trois jours après être parti des Canaries pour la traversée de l’Atlantique : l’équipage a fini le voyage sur un cargo, destination Panama…

Vigilance, cela signifie être à l’écoute du moindre bruit nouveau, en identifier la provenance et réparer si nécessaire. Cela suppose aussi de guetter les changements de temps pour réduire la toile avant qu’il ne soit trop tard, de scruter l’horizon (idéalement toutes les vingt minutes) pour éviter d’éventuelles collisions. La vigilance, c’est aussi garder la tête froide – pas d’alcool – car l’imprévisible n’est jamais à exclure quand on sait, par exemple, que des milliers de containers tombent à l’eau chaque année et qu’une partie d’entre eux flottent entre deux eaux, indétectables. Certes, il faut une certaine dose de malchance pour en percuter un, mais lorsque cela arrive, l’histoire se termine sur un petit radeau… Nous étions prêts « au cas        où » : un sac étanche avec le nécessaire de survie, la liste de ce qu’il ne faut pas oublier au dernier moment (téléphone satellite, combinaisons étanches… ), le couteau toujours à portée de main pour se détacher du bateau au moment où il sombre. Et surtout : rester serein malgré cette menace !

Après Madère, cap au Sud vers les Canaries puis les îles du Cap Vert. La nuit, Bételgeuse dans la constellation d’Orion et Aldébaran dans les Hyades brillent à gauche du mât. Au passage du Tropique du Cancer, nous sommes début décembre, et il fait encore frais. Plusieurs coups de vent à plus de 30 noeuds nous malmènent sous les nuages et agacent la mer. Un claquement sec, lorsque le bateau roule sur un bord puis sur l’autre, résonne au milieu de la nuit et nous inquiète. Après dix minutes de recherche, nous l’identifions : c’est la cuve à gazole – 300 kilos – qui s’est détachée. Calage et collage de fortune, nous réparerons plus solidement au port.

Le Cap Vert, première escale non européenne. Nous avions rempli les formalités de sortie (clearance ou clairance) de la zone européenne aux Canaries. La première chose à faire en arrivant est de rendre visite aux services des douanes et à ceux de l’immigration. Nous ferons cela à chaque fois, en arrivant puis en quittant un territoire – exercice souvent fastidieux mais toujours très instructif sur « l’ambiance » administrative et l’état des services publics des différents pays. J’avais appris les rudiments de portugais nécessaires pour se nourrir, se déplacer et s’expliquer. Cela nous a servi au Portugal, à Madère et maintenant au Cap Vert. Même si l’anglais est pratiqué partout (plus ou moins compréhensible), quelques mots, même maladroits, dans la langue locale, déclenchent des sourires et facilitent grandement les rencontres, voire accélèrent les formalités !

24 décembre au matin : après une dizaine de jours à Mindelo, nous nous préparons à quitter cet attachant pays pour la première grande traversée : celle de l’Atlantique. Nous sommes suffisamment au sud pour bénéficier des alizés, vent qui souffle du Nord-Est dans l’hémisphère Nord (du Sud-Est dans l’hémisphère Sud) et de manière régulière à 15-20 nœuds. C’est du moins ce que disent les livres… Si tout va bien, la traversée durera une petite quinzaine de jours. Nous faisons des provisions pour six semaines. Riz, pâtes, biscuits, céréales et légumineuses en constituent la base, à laquelle s’ajoutent quelques boîtes de sardines et de pâté, et des fruits et légumes achetés au marché local (ceux des supermarchés, ayant souvent été refroidis, ne se conservent pas). L’approvisionnement doit être très étudié, avec peu de denrées à faible durée de conservation : un régime de bananes vertes (avec l’inconvénient qu’elles mûrissent toutes en même temps !) et beaucoup de citrons et d’oignons. Riz et oignons, c’est le menu quotidien quand tout le reste est gâté ! Nous comptons aussi sur notre pêche…

Les alizés sont au rendez-vous mais plus Est que Nord-Est, donc exactement vent arrière. Une allure très inconfortable – le bateau roule – et qui pousse moins, car la vitesse du bateau se retranche de celle du vent. Il nous faut donc zigzaguer pour prendre un peu de travers. La route en est allongée. La ligne traîne derrière le bateau et dès le premier jour nous remontons une « petite » dorade coryphène de 80 cm, qui nous assure les repas pour deux jours.

Une des magies de la haute mer, c’est le ciel. Quand nous le regardons depuis nos contrées civilisées, nous voyons quelques dizaines, au mieux quelques centaines d’étoiles. En pleine mer, une fois éteints tous les instruments, à l’abri de toute pollution lumineuse, il est impossible de compter les étoiles : mille, deux mille, plus ? S’imaginer alors comme un point incroyablement infime dans un coin de notre galaxie dont la Voie lactée donne la dimension. Se dire qu’elle contient deux cent milliards d’étoiles, et qu’elle est elle-même quelque part parmi deux cent milliards de galaxies, estimation sans doute provisoire. Ressentir profondément ce vertige qui nous remet à notre place. Méditer sur les folles ambitions et l’insatiable avidité des hommes qui consomment toujours plus que ce que la nature peut offrir, et détruisent à grande vitesse notre précieuse planète.

Nous passons à l’an neuf au milieu de l’Atlantique et … le vent tombe complètement ! Deux jours de quasi-immobilité, car nous n’utilisons pas le moteur pour réserver le carburant en cas de coup dur. Repos, petites réparations, baignades par cinq mille mètres de fond, au-dessus de ces abysses si proches et pourtant si peu explorées. Pas trop longues les baignades, inutile de provoquer les requins… Nous remontons notre quatrième dorade coryphène, la plus grosse – 1,15 mètre – de quoi aborder sereinement la deuxième partie de la traversée. Une        aubaine ! Car la deuxième moitié de la traversée se fera sans pêcher : la mer est couverte de plaques de sargasses, ces algues pélagiques qui se développent en pleine mer. Impossible de traîner une ligne !

Aborder un endroit inconnu de nuit peut être périlleux. Les feux des balises ne fonctionnent pas toujours, et les bouées et filets posés près des côtes par les pêcheurs sont indiscernables. Pour arriver au lever du jour à Bequia, nous ralentissons en passant sous le vent (à l’ouest) de l’île de Saint-Vincent. La traversée aura duré dix-huit jours.

On me demande souvent si je me suis ennuyé. Pas un seul instant ! La marche du bateau réclame une attention constante. Le spectacle de la mer le jour, du ciel la nuit, des levers et couchers de soleil, est sans cesse renouvelé. Un soir, après une journée d’une exceptionnelle limpidité, à cet instant précis où la dernière parcelle du soleil se noie à l’horizon, nous avons vu le « rayon vert ». J’attendais cela depuis mon enfance. Mon père, lors de nos courtes navigations côtières en Bretagne, disait souvent au coucher du soleil : « Regarde, nous allons peut-être voir le rayon vert !». Ce n’était jamais arrivé…

Et puis, il y a la lecture, avec l’inconvénient de ne pouvoir embarquer qu’une très maigre bibliothèque. J’ai donc adopté la liseuse (option étanche) : 400 livres sur une fine tablette et 6000 de plus sur l’ordinateur de bord. Pas besoin de lampe la nuit ! Et nulle nécessité de tenir les pages quand le vent souffle ! Durant  cette traversée je n’aurai lu qu’une dizaine d’ouvrages, dont quand même Les Misérables relus dans leur version intégrale.

Les sauts de puce tout au long de l’arc antillais nous donnent l’occasion de superbes mouillages, des Grenadines aux Îles Vierges britanniques, en passant par Sainte-Lucie, la Martinique, la Guadeloupe, Les Saintes, Marie-Galante. J’y avais navigué il y a trente ans. Le changement le plus spectaculaire est l’impressionnant accroissement du nombre de bateaux : la multiplication des grands yachts, et surtout les catamarans de location, massifs, souvent manœuvrés par des équipages peu expérimentés qui ne hissent pas les voiles…  Observation : les grands bateaux (plus de 15 mètres) sont immatriculés à Nassau, La Valette, Georgetown… Les petits le sont à Nuremberg, Cherbourg, Plymouth, Saint-Brieuc, Toulon… Les propriétaires des premiers ne parlent pas à ceux des seconds. Deux mondes se côtoient à quelques mètres, mais s’ignorent. Autre changement : le développement du tourisme de masse, notamment avec les paquebots de croisière qui déversent chaque matin des baleinières pleines de passagers qu’ils récupèrent l’après midi pour naviguer la nuit vers une nouvelle île. Autour des points de débarquement se sont installés restaurants et coquettes boutiques de souvenirs et de fruits exotiques. Mais là où les paquebots ne s’arrêtent pas – ou plus – ne restent souvent que le dénuement et la pauvreté. Le croisiériste n’aura vu que le « bon » côté.

L’escale à Pointe-à-Pitre est l’occasion de visiter le remarquable Mémorial Act, musée consacré à l’esclavage. La mémoire et le ressentiment restent vifs dans les îles qui ont été le terrain de cette honteuse exploitation humaine. Les plaies ne sont pas refermées, et les relations avec « l’homme blanc » qui débarque, même si elles sont le plus souvent chaleureuses, en restent au fond un peu faussées.

Depuis Pointe-à-Pitre nous faisons route vers Virgin Gorda, aux Îles Vierges britanniques. Les rivages sont magnifiques. Mais derrière la carte postale, la réalité est plus sombre : en 2017, l’île a été dévastée par le cyclone Irma. Les habitants travaillent encore inlassablement pour reconstruire. Et, comme ailleurs, les côtes Est, exposées aux vents et à la houle, sont des décharges à ciel ouvert envahies de bouteilles et sacs en plastique, déversés par le reste du monde… Nous avions déjà vu cela au Cap Vert. Le plastique est le fléau majeur qui tue à petit feu la vie marine dont notre survie dépend. Il y a urgence absolue à éradiquer le sac en plastique. Et pas en 2040 !

Sept jours de navigation au nord de la République Dominicaine et d’Haïti dont nous rasons la fameuse île de la Tortue, vers Santiago de Cuba. Après un épisode agité dans le Winward Passage, nous longeons tranquillement la côte cubaine. Le premier message provenant de la terre nous enjoint virilement de nous éloigner sans délai ! L’émetteur est… la base américaine de Guantanamo.

On nous avait dit que les formalités d’entrée à Cuba étaient particulièrement longues, pointilleuses et pénibles. Eh bien non ! Après nous avoir demandé de jeter l’ancre à une encablure du ponton, les autorités locales, un douanier et une représentante du ministère de l’Agriculture, montent à bord et, après avoir pris notre température au moyen d’un thermomètre électronique posé sur le front, nous posent les questions d’usage : drogue, armes, nourriture, maladies ? Puis la conversation est cordiale autour d’une bière fraîche. Nos interlocuteurs restent étonnés que nous soyons venus à deux de France sur un si petit bateau. Après quelques jours de visite à Santiago, sans oublier les tombes de Fidel Castro et de Compay Segundo, nous reprenons la mer vers Cienfuegos, avec une halte dans les Jardins de la Reine, immense archipel quasi désert, lieu préservé de reproduction de la faune marine, et en particulier de certaines espèces de requins.

Trois semaines à Cuba, quelques jours à La Havane, c’est trop court pour comprendre ce pays passionnant. Mais il nous faut gagner Panama, pour préparer la traversée du Pacifique dans de bonnes conditions météorologiques. Six jours de traversée de Cienfuegos à l’entrée du Canal, en ligne presque droite. Nous traversons l’archipel des Caïmans avant d’aborder une zone de cayos [1], récifs coralliens affleurants ou légèrement émergés. Sur la carte, les icônes d’épaves nous rappellent que c’est par les naufrages que la position exacte des récifs a pu être fixée. Pensées pour tous les équipages qui ont été projetés par le vent et les vagues sur ces cailloux aussi inhospitaliers dans la réalité que paradisiaques sur les cartes postales. Avec des cartes nautiques justes et des instruments fiables, nous passons sans encombre, mais il ne faut quand même pas s’endormir trop longtemps !

Les abords de l’entrée du Canal de Panama sont, comme nous nous y attendions, bien encombrés. Une bonne partie des routes maritimes commerciales s’y concentre. Les imposants cargos et porte-conteneurs entrent, sortent, stationnent en attendant leur tour. Ils sont quatorze mille à passer par là chaque année. Il fait une chaleur étouffante. C’est le moment que choisit notre moteur pour s’arrêter. S’il y a une circonstance où le moteur est indispensable, c’est pourtant bien pour passer le canal et ses écluses ! Pas de panique, un moteur diesel, ce n’est pas compliqué : il faut du gazole et de l’air pour le mélange explosif, une pompe pour l’injecter dans les cylindres, et de l’eau pour refroidir le tout. Cette fois, c’est l’arrivée d’air qui semble insuffisante. Nous ouvrons les capots pour satisfaire l’appétit de la machine, et c’est reparti.

Panama ! Nous allons passer de l’Atlantique au Pacifique. Moins glorieux que de virer le cap Horn, mais c’est quand même un moment particulier pour tout marin. Plusieurs navigateurs rencontrés de l’autre côté nous ont confié qu’ils avaient mis plusieurs années à se décider. Le Pacifique est immense, et les milliers de milles nautiques à franchir sans escale pour aller au bout du monde impliquent un éloignement considérable. Après plus d’une semaine d’attente, notre passage est programmé sur deux jours. Le premier, nous passons les trois impressionnantes écluses montantes, (300 mètres de long sur plus de 30 de large) qui nous hissent de 25 mètres jusqu’au lac de Gatún. Quand la porte se referme sur l’Atlantique, j’ai l’impression de quitter un monde. Le bateau doit être solidement arrimé par quatre amarres pour résister aux violents courants qui nous bousculent quand les cent mille mètres cubes d’eau envahissent l’écluse en quelques minutes. Nuit au mouillage à la sortie des écluses. Je ne résiste pas à l’envie d’une baignade dans l’eau douce à sept heures du matin, mais pas trop longue pour ne pas tenter les crocodiles dont nous avions aperçu quelques beaux spécimens sur le rivage. Sous la direction du pilote officiel : plus vite, moins vite, plus à droite, plus à gauche, stop, go … nous franchissons les 70 km du canal dans la journée. La dernière porte des écluses de Miraflores s’ouvre enfin sur le Pacifique. Nous ne reviendrons pas en arrière…

Nous avions longuement réfléchi aux préparatifs de la traversée du Pacifique, dont le principal aléa est le passage du « Pot au noir », zone de convergence intertropicale, à proximité de l’Equateur. Au nord de la zone, les alizés soufflent du Nord-Est. Au aud, ils viennent du Sud-Est. Au milieu, dans une bande plus ou moins large de quelques centaines de kilomètres, pas de vent et des grains parfois impressionnants. Si le moteur fait défaut, la traversée peut s’allonger de plusieurs semaines… Nous nous préparons psychologiquement à une traversée de soixante jours et avitaillons riz, pâtes et légumes secs pour trois mois. Les fruits et légumes frais, trouvés au Mercado de abastos y legumbres de Panama City sont superbes ! Nous embarquons aussi cinq jerricans de vingt litres de gazole pour accroître notre autonomie en cas de besoin.

Deux grandes options se présentent pour parcourir les 4000 milles qui nous séparent des Marquises : par le Sud, pour franchir le Pot-au-noir avant les Galápagos ; par le nord, en remontant le long des côtes du Costa-Rica pour passer l’Equateur beaucoup plus à l’ouest. Le vent n’est pas le seul paramètre, il y a aussi les courants : le courant froid de Humboldt qui remonte des côtes sud-américaines pour bifurquer vers l’ouest au niveau des Galápagos, les grands courants de la zone équatoriale, d’ouest en est, donc défavorables à notre progression, enfin des courants d’est en ouest, de part et d’autre de la zone équatoriale. Mais leur positionnement n’est pas stable et dépend de l’intensité du phénomène El Niño… Deux considérations nous font choisir la route du Sud : un vent soutenu de Nord-Est qui va nous pousser très au-delà du golfe de Panama, et la sécurité que représente une escale possible aux Galápagos. Au nord, il y a bien Clipperton, mais cet atoll inhabité est inabordable…

Le 23 avril nous larguons les amarres, non sans nous être débarrassés d’un passager clandestin : une énorme cucaracha (blatte) qui aurait pu pondre une nombreuse descendance dans nos réserves !

Trois jours après le départ, nous comprenons pourquoi le Pot-au-noir est ainsi nommé : des nuages chargés nous recouvrent, il fait nuit en plein jour, un déluge rince le pont, mais c’est l’occasion joyeuse d’une douche plus généreuse que les deux litres que nous nous octroyons chacun habituellement en traversée.

Et le vent tombe. 21 heures de moteur avant de retrouver un souffle d’air. J’ai une pensée pour Alain Gerbault, Jacques-Yves Le Toumelin et d’autres, qui sont passés à cet endroit, sans moteur, il y a quelques décennies. Le Toumelin, qui a quand même mis 23 jours pour atteindre les Galápagos, raconte l’aventure du Suzuki, trois mâts parti de Rouen en 1923, et qui resta paralysé pendant trois mois, la coque percée de toutes parts par des tarets (mollusques bivalves capables de percer le bois), jusqu’à être remorqué par un navire américain jusqu’à Punta Arenas ; fin du voyage.

Un fou à bec bleu et pattes rouges nous accompagne pendant plusieurs jours, posé sur le balcon avant. Il part pêcher en fin de nuit, et revient en début d’après midi. Nous sommes bien sur la route des Galápagos !

Passage de l’Equateur au méridien 88°W. Nous voici dans l’hémisphère Sud. L’étoile polaire disparaîtra peu à peu de l’horizon, et désormais la Croix du Sud, bien campée sur bâbord, accompagnera de son dessin familier notre progression vers l’Ouest.

San Cristobal est en vue. Nous aurons rejoint les Galápagos en 7 jours. Nous ne nous y arrêterons pas : l’escale est excessivement taxée et les visites strictement encadrées, avec recours obligatoire aux prestataires locaux qui en profitent abusivement. Notre fou nous quitte pour rejoindre son nid sur la Roca Pateadora, impressionnante cathédrale de basalte. Nous profitons d’être à l’abri du vent et des vagues pour réparer une fuite du réservoir d’eau douce. L’autonomie, c’est aussi avoir la collection de colles adaptées à toutes sortes de matériaux en milieu salin. Là, il faut fixer du polypropylène, nous avons la bonne colle, ça va tenir…

Les reliefs d’Isabella et de Santa-Maria s’estompent dans notre sillage, tandis que s’ouvrent devant nous 3000 milles (5.500 km) à parcourir sans aucune escale possible, ni retour en arrière (nous devrions alors lutter vainement contre le vent et le courant). Sensation unique et vertigineuse. Il n’y a pas d’autre endroit sur la planète où deux terres émergées sont plus éloignées l’une de l’autre. Nous mettons du sud dans notre ouest pour chercher des alizés bien établis, et les trouvons : pendant une semaine, nous parcourrons 165 à 180 milles par jour, ce qui constitue un record pour le bateau. Le courant nous porte…

Le Pacifique ne mérite pas ce qualificatif. Nous nous faisons chahuter par des houles croisées et poursuivre par des déferlantes assez spectaculaires. Rien à voir avec les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants des hautes latitudes, mais impressionnant quand même… Et personne à l’horizon ou presque : pendant deux jours nous naviguons de conserve, même cap et même vitesse, avec un voilier australien que nous retrouverons aux escales suivantes. Quelques jours après, nous dépassons un catamaran français. C’est tout.

Parfois des dauphins nous accompagnent. À deux reprises, ils ont un comportement particulier, petits cris et acrobaties, pour attirer notre attention. Peu de temps après, nous essuyons des grains forts. Aucun doute, ils nous prévenaient ! Depuis, nous écoutons toujours les dauphins…

Lecture. Dans « La parole de la forêt initiale » Tobie Nathan [2] écrit : «  Quel est le fou, dis-le moi, qui pourrait penser que lorsqu’on quitte sa maison, lorsqu’on s’enfonce dans la brousse à la recherche des choses de la nuit, quel est le fou qui pourrait penser que l’on cherche autre chose que soi-même ?» Frappante et profonde résonance avec ce que nous vivons au milieu de cette immensité…

On prête à Aristote d’avoir classé les hommes en trois catégories : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Oui, j’ai la sensation, après tous ces jours intranquilles loin de tout, d’avoir quitté le monde des vivants et d’avancer dans un inconnu qui n’est au fond pas si loin de celui des morts. Un entre-deux étrange…

Au vingtième jour les réserves de frais s’épuisent. Il ne reste que quelques oignons et citrons. De quoi accommoder quand même le thon de près de 15 kg que nous remontons à grand peine quatre jours avant d’arriver. Thon cru, steak de thon, rillettes de thon, ragoût de thon au lait de coco… bref, thon à tous les repas pour agrémenter cette fin de traversée un peu monotone dans un vent faiblissant. Dans “La lenteur“, Kundera se demande : “Où sont les flâneurs des temps modernes ?” Eh bien, rare privilège, là, c’est nous !

Terre ! Hiva Hoa apparaît dans une brume épaisse. Nous aurons mis 28 jours pour rallier les Marquises depuis Panama, plus vite que ce que nous imaginions, et finalement avec seulement une quarantaine d’heures de moteur. Généreuses Marquises ! Une végétation luxuriante, des fruits et légumes à profusion, des pamplemousses énormes. Et surtout un accueil si chaleureux ! Je comprends ceux qui ont choisi d’y mourir. « Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature simple ». On dit que Gauguin, qui a laissé un souvenir mitigé de sa fin aux Marquises, avait été un peu déçu, mais ses démons le dévoraient. 115 ans après, les Marquises, parcourues par de gros 4×4 transportant le coprah, sont encore moins à l’état de nature. Mais il en reste quelque chose d’émouvant. Brel y cherchait la même chose. Dans les dernières années de sa vie, il s’était mis au service des Marquisiens. Son petit avion est soigneusement conservé dans un hangar près de la plage, et sa tombe est régulièrement visitée.

Certaines escales sont magiques : Anaho bay, sur l’île de Nuku Hiva, n’est accessible à terre que par un sentier praticable à pied ou dos de mulet. Une modeste pension/restaurant, quelques pêcheurs, un ancien publicitaire français qui vit dans une petite case et se déplace à cheval : 15 habitants que le monde civilisé n’atteint pas. Les raies mantas sont chez elles et personne ne les dérange. Lors de notre dernière escale, après un mois de visite de l’archipel, nous déjeunons chez les habitants d’une petite vallée encaissée, qui nous régalent de poissons crus au lait de coco, et remplissent notre besace de pamplemousses et citrons cueillis ensemble dans leur jardin.

Direction Fakarava, un des principaux atolls des Tuamotu. Six jours de traversée sans difficulté, mais nous prenons la cape (on stoppe le bateau en mettant le foc à contre) avant l’arrivée pour attendre la marée montante : même si le marnage est faible (50 cm), l’écoulement par la passe relativement étroite de l’énorme quantité d’eau emmagasinée dans l’atoll à marée haute génère un fort courant sortant que notre bateau ne pourrait remonter, avec le risque supplémentaire d’être porté sur les récifs. Ça passe ! Il reste à mouiller l’ancre, ce qui, dans les atolls, est un exercice toujours délicat du fait des nombreuses patates de corail dans lesquelles la chaîne se coince quand le vent tourne. Cela nous arrivera plus d’une fois…  Les conseils de Bernard Moitessier nous seront précieux.

Exceptés la noix de coco et ses produits dérivés, les atolls ne produisent rien. Leur approvisionnement dépend du petit cargo qui passe ici tous les mercredis pour garnir les magasins. Il faut être là au bon moment car les produits frais s’arrachent dans la journée. Quel contraste avec les Marquises ! Une séquence de Mara’amu, vent de sud tempétueux, nous bloquera dans un mouillage protégé du sud de l’atoll pendant une quinzaine de jours.  À terre, il n’y a qu’un petit restaurant, mais dans l’anse plus de quarante voiliers sont venus se réfugier pour laisser passer le mauvais temps. Un voilier tente d’entrer par la passe Sud, et prend son hélice dans une bouée mal placée d’un club de plongée. Privé de propulsion, il est drossé par les vagues sur les récifs coralliens. Coulé. Heureusement tous les passagers s’en sortent.

Nous profitons d’une accalmie pour quitter Fakarava en direction de Tahiti, où nous arrivons moins de deux jours plus tard, juste à temps pour assister aux fêtes du Heiva début juillet. Papeete sera notre point de départ pour visiter les Îles Sous le Vent, Huahiné, Raiatea, Tahaa… Et Bora Bora et ses somptueuses couleurs. Le bleu du lagon est si intense que les sternes blanches qui le survolent en sont colorées. Mais les « resorts » et leurs paillotes sur pilotis ont envahi les rivages. Nous sommes dans le terrain de jeu des grands yachts et grands voiliers de 30, 40, 50 mètres. Concentration des écarts de richesse. Ces navires se louent 250.000 dollars la semaine. Quatre fois la valeur de notre bateau. Mille fois ce que gagne en un mois le pêcheur qui passe à proximité sur sa barcasse…

La navigation vers l’Ouest sera désormais plus inconfortable car nous devrons traverser la ZCPS, Zone de Convergence du Pacifique Sud, avec ses vents irréguliers en force et en direction. De fait, nous devrons renoncer à faire escale aux Îles Cook, le temps agité rendant le mouillage trop hasardeux. Nous poursuivons donc notre route vers Niue, île de corail surélevée formant une galette d’une trentaine de mètres de hauteur et d’une vingtaine de kilomètres de longueur, ce qui fait d’elle la plus grande île exclusivement corallienne du monde. Avec ses deux mille habitants, c’est une monarchie constitutionnelle autonome, liée par un accord de libre association avec la Nouvelle Zélande. Le débarquement avec notre canoë gonflable est sportif, aucun accès n’étant protégé du ressac, mais la visite en vaut la peine : la côte est truffée de grottes, et la barrière de corail qui la borde ménage des « pools » aux eaux vertes et limpides.

Prochaine étape : les Tonga avec ses 170 îles, la plupart inhabitées. Nous atterrissons au petit matin dans l’archipel du Nord, nommé Vava’u group, constitué là aussi d’îles coralliennes surélevées. La baie de Neiafu, bien protégée, est un abri très fréquenté par les navigateurs, et obtenir une bouée dépend de l’humeur et de la bonne volonté du chef du port… C’est là qu’en compagnie de plusieurs bateaux croisés lors de nos étapes précédentes, nous attendrons la période favorable pour nous élancer vers la Nouvelle Zélande. C’est encore la fin de l’hiver austral et les dépressions qui balaient la Nouvelle Zélande peuvent s’accompagner de vents de plus de 100 km/h. Nous avons donc le temps de nous couler dans la vie locale de Neiafu et de faire quelques incursions dans les îlots de l’archipel aux fonds sous-marins riches d’une extraordinaire diversité de coraux de toutes les couleurs.

16 octobre. La météo offre une fenêtre favorable. Nous larguons les amarres. La traversée doit se faire en une dizaine de jours. Si le temps se gâte, nous pourrons faire une halte au tiers de la route, dans le minuscule atoll de Minerva qui émerge tout juste à marée basse et est totalement recouvert à marée haute. On n’y est pas à l’abri du vent, mais au moins les vagues sont brisées et il est possible d’y rester quelques jours si nécessaire. Au large des Tonga, nous traversons une zone réputée pour sa  forte activité sismique sous-marine. Il y a quatre ans, une grosse éruption a fabriqué une nouvelle île. Trois mois avant notre passage, une autre de moindre ampleur a projeté à la surface de la mer une nappe de scories flottantes d’une surface équivalente à deux fois Manhattan. Nous franchissons cette zone avec une légère appréhension et atteignons Minerva de nuit, sous une pluie battante. Plusieurs bateaux sont là, en attente, mais l’entrée dans la passe serait trop dangereuse dans ces conditions et nous poursuivons notre route vers le Sud-Ouest. Aux deux tiers de la route, le prévisionniste météo néo-zélandais nous annonce par téléphone satellite que la dépression arrive plus vite et plus au nord que prévu. Il nous conseille de patienter. Trois jours à faire des ronds dans l’eau, chahutés par les vagues, en attendant que ça passe… La dernière partie du parcours, contre le vent et les vagues qui malmènent rudement le gréement, nous amène dans l’étroit chenal d’Opua au milieu d’une nuit sans lune. Vive le GPS et les lampes-torches.

Il aura fallu quinze jours, presque autant que pour traverser l’Atlantique, pour franchir ces 1200 milles nautiques, en une navigation éprouvante pour le bateau et pour l’équipage. Mais nous sommes arrivés !

Un demi tour du monde, 17.000 milles parcourus à 10 km/h, dont plus de 95% à la voile, sans incident majeur. Et nous aurons franchi quatre lignes invisibles : le tropique du Cancer, l’Equateur, le tropique du Capricorne, la ligne de changement de date.

Un exploit ? Non. Mais certainement une aventure dont on ressort très différent.

Le récit complet illustré de ce voyage est consultable sur le site echobravo.blog

    [1] Cayes en français

     [2] Spécialiste français de l’ethnopsychiatrie, né au Caire en 1948.

Le modèle chinois

Par Michel Cotten

Spécialiste des collectivités locales, Michel Cotten a donné plusieurs conférences en Chine. Elles ont été l’occasion de diverses rencontres. À l’époque, le pays de Confucius connaissait une ascension triomphante. Notre regretté ami n’a pas été témoin du ralentissement économique actuel, ni des troubles de Hong-Kong, ni, plus récemment, du coronavirus, auteur d’une sorte de pneumonie, dont la menace a fait fuir en quelques jours cinq millions d’habitants de la ville de Wou Han. Mais ces péripéties n’auront sans doute pas d’incidence majeure à moyen ou long terme. Aussi les observations souvent piquantes présentées par  Michel Cotten en novembre 2010 nous paraissent-elles conserver toute leur valeur, à une exception près : la règle de l’enfant unique a été assouplie (sans que cela provoque un rebond des naissances).
                                                                                                                                       Le site Montesquieu, janvier 2020 

 

Le Parti Communiste Chinois vient d’adopter son nouveau plan quinquennal. Apparemment, l’Occident ne s’intéresse pas à la manière dont il va être mangé.

Après la réussite des Jeux Olympiques en 2008, malgré les perturbations de quelques droits de l’hommistes, l’Exposition Universelle a donné un nouvel exemple du savoir-faire de l’empire du Milieu. La Chine fête son accession au podium des économies mondiales. Ayant dépassé l’Allemagne, elle se trouve juste derrière les États-Unis et le Japon.

Avec une croissance à deux chiffres, les choses changent vite. En 2009, année de crise, la progression a quand même atteint 8,3%. Le grignotage de l’écart avec les autres grands pays continue. Un jour, la Chine sera la première; ce n’est plus qu’une question d’années.

Je pense que cette énorme réussite tient à quatre facteurs principaux:

     1/ L’existence d’un parti unique fort, intelligent et pragmatique qui ne s’embarrasse pas trop des détails et des oppositions. Les grands dirigeants du PCC sont ouverts sur l’extérieur, que ce soit par «China and the World» ou l’Académie des sciences économiques et sociales (CASS) présidée par un membre éminent du parti. A la CASS travaillent plus de trois mille personnes, du niveau du doctorat pour la plupart.

Pour moi, la signature, le 22 octobre 2009, du protocole «Parti Communiste Chinois/UMP de France», que Le Monde a traité par le mépris, est une bonne initiative. Le contact avec une gouvernance moderne, active, allant toujours à l’essentiel et sachant prendre des virages stratégiques ne peut que nous faire du bien. Un enfant par famille; un second si le premier est une fille, point-barre. Des pénalités très lourdes pour ceux qui ne respectent pas la règle. Voilà l’exemple d’une politique simple et efficace qui a rendu possible le décollage économique. Il y a beaucoup à apprendre d’un régime qui a pris le risque du développement économique sans perdre le pouvoir, ainsi que d’un parti communiste qui a engagé une NEP [1] à grande échelle et qui, à la différence de Lénine, a jusqu’ici réussi.

     2/ La constitution d’un management supérieur performant, issu d’un recrutement initial férocement sélectif par l’Ena-chi, suivi d’un cursus de responsabilités progressives sur le terrain, en province – et non dans des cabinets ministériels où l’on n’apprend qu’à rayer les parquets avec ses dents, à piétiner ses voisins et à faire des synthèses verbales. En Chine, il paraît exclu d’exercer des responsabilités importantes avant quarante ou quarante-cinq ans. Si ce pays ne connaît pas la décentralisation, puisque les autorités ne sont pas issues du suffrage universel pluraliste et à bulletin secret, c’est en revanche un pays extrêmement déconcentré. Sur trente-trois millions de fonctionnaires, seuls 55.000 travaillent à Pékin. Un passage par l’Ecole centrale des cadres du parti communiste, qui joue un peu le rôle de l’École de guerre pour nos capitaines, mais à l’échelle de toute la société, donne accès aux responsabilités réellement importantes. De larges rémunérations pouvant être complétées, à leurs risques et périls, par des pots de vin et des détournements de fonds, rendent la vie des cadres et leur cadre de vie, très agréable. Dans un pays où le goût de la transcendance n’a jamais été un souci majeur, les avantages matériels sont très appréciés.

La Chine pratique réellement la gestion par objectifs. Les performances par rapport aux objectifs fixés par les autorités centrales sont régulièrement évaluées, dans des conditions qui relèvent du secret d’État, comme ce qui tient lieu de «budgets locaux» d’ailleurs. Ces évaluations peuvent entraîner selon les cas la peine de mort (rarement), ou un nouveau test dans une province différente, mais aussi une nomination à Pékin dans les instances centrales; c’est ce dont rêvent tous les responsables provinciaux, avant une éventuelle «Competition among the few» pour le pouvoir suprême, où presque tous les coups sont permis, comme partout ailleurs. Il y a également beaucoup à apprendre d’un système «dual» où à chaque niveau, du plus petit village jusqu’au sommet de l’État, coexistent des fonctionnaires d’État et des représentants du PCC. C’est assez différent du système français où les représentants locaux de l’État, les préfets, ont souvent du mal à se faire entendre des élus locaux, qui ont la grosse tête depuis la Décentralisation. «Pouvoirs locaux», un oxymore auquel la Chine échappe encore pour le moment.

     3/ La formation de scientifiques et de techniciens supérieurs dans tous les domaines, en nombre égal aux productions américaine et européenne réunies. C’est un facteur décisif de la croissance à deux chiffres que connaît la Chine depuis la Grande réforme économique. Les jeunes cadres arrivent dans l’économie chinoise productive et y restent tous longtemps, au lieu de se précipiter dans les salles de marchés pour jouer au Monopoly et empocher de gros bonus, comme nos X ou nos normaliens-sciences. Les ingénieurs chinois sont orientés vers l’industrie en priorité. Ils décryptent rapidement les plans de nos TGV et de nos Airbus, qu’ils nous vendront bientôt pas trop cher avec quelques améliorations, ainsi que les brevets qu’ils n’ont pas forcément achetés, d’ailleurs. Depuis la visite du jésuite Mattéo Ricci en 1600, les Chinois ont adopté sans complexe le corpus scientifique occidental,  dans les domaines de la mathématique et de la physique surtout.

En revanche, après réflexion, ils n’ont pas pris le christianisme, ni la séparation des pouvoirs, car peu porteurs. En considérant que le culte des ancêtres avait un caractère religieux, contrairement à ce que pensaient les jésuites de terrain, le pape de l’époque a beaucoup contribué au rejet de la religion chrétienne et de ce qui va avec, par les autorités et la population. Il reste maintenant à la Chine d’obtenir des prix Nobel indigènes, ce qui ne devrait pas trop tarder, puisque la recherche scientifique est une vraie priorité budgétaire, depuis maintenant vingt ans.

     4/ Le maintien de coûts de production très bas, donc de prix de vente compétitifs. Il  est obtenu de quatre façons :

     a/ l’interdiction du droit de grève (officiellement depuis 1982) et des syndicats revendicatifs, facteurs de désordre et de chômage si on y regarde de près ;

     b/ l’existence d’une armée de travailleurs de réserve dans les campagnes profondes (60% de la population est encore rurale) ; quand les travailleurs des villes deviennent un peu trop exigeants, on peut toujours les virer et aller puiser dans les provinces de l’ouest ;

     c/ l’absence de Sécurité sociale, qui donne des ailes aux entreprises chinoises ; les jeunes ménages s’occupent de leurs vieux ; la médecine chinoise, même si elle ne guérit pas toujours, ne coûte pas très cher (il faut bien mourir un jour…) ; pas d’allocations familiales évidemment, puisque l’objectif c’est un seul enfant, mais des pénalités pour familles trop nombreuses !! d’où une grosse surprise à l’Institut du socialisme, quand j’ai dit qu’au budget de l’État français (17% du PIB) et des collectivités locales (11%), il fallait ajouter le «budget» de la Sécu, 24% du PIB! De fait, avec 51% de la production passant par des systèmes publics à prélèvements obligatoires [2],  la France a une économie beaucoup plus «socialiste» ou socialisée que la Chine ; lors du débat avec les chercheurs communistes, il s’est même trouvé .une chercheuse, ayant une magnifique faucille et un superbe marteau dorés sur sa carte de visite, pour souligner qu’avec un impôt comme la taxe professionnelle, la France avait peu de chances de vendre en Chine ;

    d/ enfin, quatrième facteur de compétitivité bien connu, la sous-évaluation du yuan, arrimé à une monnaie fondante comme le dollar, contribue au développement sans fin des exportations, de l’excédent commercial et de la prise de contrôle des États et des entreprises de la planète.

Le sens traditionnel du commerce, pouvant aller jusqu’au dolus bonus et même au-delà, est proprement stupéfiant, de la base jusqu’au sommet, de la vendeuse de Yo Show jusqu’au partenaire de Véolia. Il y a très peu de no bargain prices. Derrière l’acte d’achat se trouve toujours l’idée que ce sera peut-être le dernier achat, et que la prochaine fois le fournisseur sera devenu un client. Je ne comprends toujours pas pourquoi la charmante française diplômée de HEC que j’ai rencontrée a préféré faire un stage à l’ambassade de France, où, j’ai pu le constater, «les personnalités chinoises porteuses d’avenir» ne se bousculaient pas, plutôt que dans un Trade center chinois de base.

***

Cela dit, on peut toujours rêver, comme le journal Le Monde, du réveil du prolétariat chinois suivi d’une grève générale qui bloquerait l’usine de la planète, d’une manifestation monstre d’étudiants place Tien an Men qui obligerait le régime à se démocratiser (alors que d’habitude il fait tirer dans le tas), d’une énorme pollution qui asphyxierait tous les dirigeants du Parti Communiste Chinois, d’une rupture du barrage des Trois Vallées, d’une conversion massive aux valeurs occidentales grâce à Google ou à BHL, et même d’une implantation réussie d’une CGT à la française avec débrayages sans raison à répétition, harcèlement des directions, népotisme ouvrier (voir égoutiers, Livre, dockers), refus des techniques  économisant des emplois, etc.

À chacun son opium.

Essayons plutôt de nous représenter l’état du monde dans vingt ans. Tous les grands pays ont désormais des balances commerciales très déficitaires avec la Chine. Avec les énormes excédents commerciaux accumulés, ce pays continue de prêter aux États plus ou moins Providence, pour boucler leurs fin de mois, mais de plus en plus cher. La plupart des pays occidentaux, même la Norvège, sont cotés A- par l’agence chinoise de notation créée en 2009, qui vient d’ailleurs de racheter Pitch, Moody& Blue, et Standard & Rich.

Ce ne sont que quelques exemples. De nombreuses entreprises occidentales, rentables, porteuses d’avenir ou stratégiques ont été rachetées et vidées de leur savoir-faire, ou bien sont habilement contrôlées. Il n’y a pratiquement plus de technologie occidentale à piller; en revanche les redevances pour brevets chinois (pour l’essentiel des brevets européens pillés puis revampés) pèsent de plus en plus lourd dans les balances. Les directeurs du FMI et de l’OMC sont désormais chinois. Pascal Lamy, retiré avec son chat dans le Lubéron, rédige ses mémoires intitulés: «Je n’avais pas tout compris: Je m’en mords les Doha.». Il confesse dans le chapitre 10 qu’il n’est plus si sûr que ça que la Chine soit, comme l’OMC l’a admis en 2001, une «économie de marché».

Voyant le coup venir, c’est à dire le «remboursement» de la gigantesque dette des États en monnaie de singe, le gouvernement chinois a obtenu des gages importants; tout le secteur public français par exemple sert désormais de garantie aux prêts consentis. La Révolution française, on le rappelle rarement, avait répudié les trois quarts de sa dette ; la russe, la totalité. Les Chinois, qui connaissent l’histoire, ne se laisseront pas faire.

Bref, le communisme (version chinoise) va venir à bout du capitalisme. Au fond, Marx avait raison.

   [1] NEP signifie Nouvelle Politique Économique. Il s’agit de la libéralisation de la doctrine bolchevique durant les dernières années de Lénine et les premières de Staline.
  [2] 56 % maintenant

Les 101 romans préférés

Sondage commenté par Nicolas Saudray

Dans son numéro du 28 décembre 2019, Le Monde a publié la liste des 101 romans préférés de ses lecteurs. Portant sur vingt-six mille personnes, ce sondage mérite d’être pris au sérieux. Mais, fondé sur le volontariat, il ne reflète que les opinions les plus affirmées.

Premier, Harry Potter, favorisé par deux illusions d’optique. Primo, l’auteure, J.K. Rowling, ne joue pas dans la même cour que Balzac ou Tolstoï, et n’est pas lue aux mêmes âges. Elle a pour véritable concurrent Tintin, absent de la compétition car en bandes dessinées. Secundo, il s’agit de la collection complète d’Harry Potter, alors que la plupart des autres auteurs concourent livre par livre, et recueillent donc, pour chacun, moins de suffrages. Si Jules Verne, par exemple, avait été présenté pour l’ensemble de son œuvre, il aurait sans doute figuré dans le palmarès en bonne place, alors qu’il brille par son absence.

Numéro 2, Céline, Voyage au bout de la nuit. De façon surprenante, en cette époque où l’on juge volontiers les auteurs plutôt que leurs livres, son comportement durant l’Occupation ne lui a pas nui.

Numéro 3, Proust, pour l’intégralité de la Recherche. Considérant l’originalité du propos et la force de la création, j’aurais été tenté de le placer en tête, ex-aequo avec de la Comédie humaine, à prendre elle aussi dans son intégralité et non feuille à feuille.

Numéro 4, Garcia Marquez, Cent Ans de Solitude. Je lui reconnais la virtuosité, le sens de la couleur. Il m’a néanmoins laissé, au bout de quelques centaines de pages, le souvenir d’un jeu de guignol grimaçant.

Numéro 5, Tolkien, Le Seigneur des Anneaux. Œuvre puissante, mais d’un manichéisme un peu trop facile. A bénéficié, pour son rang de classement, de son anniversaire, célébré par les médias.

Numéro 6, Orwell, 1984. Un grand bouquin, dont l’audience actuelle peut toutefois paraître paradoxale, car l’échéance fixée par l’auteur est passée depuis trente-cinq ans, et ses prévisions ne se sont pas réalisées, du moins en Occident. Les lecteurs jouent à se faire peur.

Numéro 7, Camus, L’Étranger. L’ouvrage chéri des enseignants. Efficace à la première lecture, moins vraisemblable à la deuxième. Je préfère, du même auteur, ses souvenirs de jeunesse, publiés à titre posthume sous un mauvais titre, Le Premier Homme. Mais ce n’est pas un roman.

Numéro 8, Albert Cohen, Belle du Seigneur. Roman peu crédible, à mon humble avis. Précédemment, l’auteur avait fait mieux, avec Solal.

Numéro 9, Hugo, Les Misérables. Encore du manichéisme. Je préfère Quatre-Vingt Treize.

Numéro 10, Romain Gary, La Promesse de l’Aube. Intéressant. Fallait-il le placer si haut ?

Le Monde nous indique que 48 des 101 romans ont été écrits en français, et que 32 sont traduits de l’anglais, dont une douzaine inconnus de moi (science-fiction, romans de gare). Cette forte influence anglo-saxonne n’est pas nouvelle, mais excessive, eu égard à la variété et à l’intérêt de ce qui se fait dans le monde. Deux Allemands seulement : le Parfum de Patrick Süskind (n° 40) et la Montagne magique de Thomas Mann (n°73), dont je me demande d’ailleurs combien de votants l’ont vraiment lue. Pas trace du Tambour de Günter Grass ! Il serait temps que les Français s’intéressent à la culture de leur voisin le plus peuplé, d’autant qu’il va rester, lui, dans l’Union européenne. Je note aussi, du côté de l’Italie, l’omission collective du Guépard.

Les Russes tirent honorablement leur épingle du jeu, sauf Soljénitsyne, exclu. Déjà passé de mode !

Stendhal et Flaubert sont assez bien placés. Balzac n’arrive qu’au 76ème rang, avec son Père Goriot. Sans doute ses descriptions, pourtant attachantes, lassent-elles les lecteurs. Rien de Mauriac, de Montherlant, de Bernanos, de Gide, de Martin du Gard (malgré les séries télévisées), ni de Giono ou de Sartre.

Deux bonnes nouvelles, quand même, dans cette désolation. Julien Gracq vient au n° 37, avec son Rivage des Syrtes. Et malgré le battage médiatique, Houellebecq se trouve relégué à la 68ème place, avec ses Particules Élémentaires (qui me sont tombées des mains).

Si nous examinons maintenant les dates de parution, une certaine préférence pour l’immédiat apparaît. 17 romans sont postérieurs à l’an 2000, ce qui est beaucoup pour un siècle à peine commencé. À l’opposé, seuls Don Quichotte et les Liaisons Dangereuses remontent avant 1800. Manquent à l’appel, entre autres, Gargantua et Pantagruel  (dont les lecteurs, qui les connaissent, ont peut-être oublié qu’il s’agit de romans), la Princesse de Clèves (foudroyée, il est vrai, par Nicolas Sarkozy), les Voyages de Gulliver (pourtant portés plusieurs fois à l’écran), Candide, Manon Lescaut (bien plus alerte et vivante que les Liaisons), enfin Werther (je n’ose même pas évoquer la Nouvelle Héloïse).

Mais ce n’est qu’un jeu. Ne suivons pas les moutons de Panurge.

Deux ouvrages de Julian Barnes

Lus par Nicolas Saudray – Janvier 2020

En ce temps de Brexit, il n’est pas mauvais de se plonger dans deux livres du plus francophile des écrivains britanniques, Julian Barnes (né en 1946). Ma découverte de son superbe Homme à la robe de chambre rouge, qui vient de paraître en anglais, m’a donné l’idée de remonter à l’ouvrage qui l’a rendu célèbre trente-trois ans plus tôt, Le Perroquet de Flaubert.
Rétablissons l’ordre chronologique. Flaubert’s Parrot, publié en 1984, traduit en 1986, reçoit le prix Médicis Essais. Il avait pourtant été présenté en France comme un roman. Une œuvre inclassable, à vrai dire, peut-être aux deux tiers vraie, et dont le reste, imaginaire, rejoint une vérité supérieure.
Le titre se réfère à l’oiseau empaillé qui tient compagnie à la vieille servante, dans le « conte » poignant de l’écrivain normand, Un Cœur simple. Le narrateur est un médecin, comme le père et le frère de Flaubert. Mais britannique, ce qui change tout. En ce personnage vieillissant, veuf, un peu bougon, toujours ingénieux, un Julian Barnes encore jeune s’est caricaturé lui-même. Ce porte-parole entreprend de retrouver le précieux volatile. Quête dérisoire, car il en aperçoit au moins cinquante dans les musées locaux, et ne sait quel est le bon. Par parenthèse, les mots parrot et perroquet viendraient de Pierrot.
Cette recherche est surtout le prétexte d’une enquête sur les mille petites absurdités qui ont jalonné le parcours de Flaubert, et d’une esquisse de certaines virtualités restées irréelles. Le narrateur n’hésite pas à nous livrer de fausses citations de l’écrivain, et plus d’un lecteur a dû s’y laisser prendre, car elles sont bien trouvées. Par exemple celle-ci : Je ne suis qu’un lézard littéraire, qui se prélasse tout le jour sous le soleil de la Beauté. Sans doute notre Gustave a-t-il eu des pensées de ce genre, mais il n’a pas osé les écrire. Le Britannique ose à sa place.
Il ajoute ses propres réflexions, dont certaines vont loin. Épilepsie : stratagème permettant à l’écrivain Flaubert d’échapper à une carrière conventionnelle, et à l’homme Flaubert d’échapper à la vie. Il convoque l’insupportable Louise Colet, sa maîtresse épisodique pendant une décennie, plus âgée que lui de onze ans. À présent, personne ne la lit, mais elle a reçu quatre prix de l’Académie française, dont la valeur monétaire était largement supérieure à celle d’aujourd’hui. Le narrateur découvre que Flaubert, dans son ermitage des environs de Rouen, a eu une servante anglaise ; d’où aussitôt l’ébauche d’un roman. Il nous assure que l’auteur de Salambô a réellement rencontré un mouton à cinq pattes. Il note aussi que le romancier, à la dernière ligne de Madame Bovary, se moque de la Légion d’Honneur décernée à Homais, mais, une dizaine d’années plus tard, accepte cette même décoration de Napoléon III. Sans cesse, le détail insolite ou risible est tiré de l’ombre.
Au terme de tout cela, un Flaubert fantomatique se dessine, maladroit, malheureux, attendrissant. À quoi bon ? L’écrivain professait que l’homme doit s’effacer devant son œuvre. Et au fond le narrateur, malgré ses investigations, partage cette doctrine. La biographie n’est donc qu’un jeu ; il ne faut pas la prendre au sérieux.
Bien que Barnes ait la modestie de ne pas se comparer à Sartre, le rapprochement vient à l’esprit. L’existentialiste a consacré dix ans de recherches à Flaubert. Il a voulu tout savoir, tout reconstituer, tout intégrer à ses propres théories. Le résultat est un monstrueux échec : trois gros volumes (Gallimard 1971-72), totalisant des milliers de pages, mais inachevés, et dont, pour l’honnête homme, il ne reste rien. Même le titre, L’Idiot de la famille, peine à convaincre. Gustave était un jeune homme plutôt prometteur, doté d’un physique de Viking, et quand il paraissait au théâtre de Rouen, tous les regards se tournaient vers lui. C’est la découverte de son épilepsie, à vingt-trois ans, qui l’a convaincu de se retirer du monde et de se dissoudre dans son œuvre. À cet égard, Barnes est l’anti-Sartre.

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L’idée de son livre actuel lui est venue en voyant, dans un musée américain, un remarquable portrait du docteur Pozzi par Sargent : vêtu d’une robe de chambre écarlate, très soigné, un personnage d’opéra jette un regard méphistophélique, et crispe ses doigts un peu crochus. Mais ce rationaliste, ce défenseur de bonnes causes (dont celle de Dreyfus) n’a rien à voir avec Satan.
D’après une petite recherche de ma part, les Pozzi, protestants suisses, viennent de la vallée de Poschiavo, dépendante des Grisons, et alors pauvre. Le grand-père du docteur s’établit à Agen comme pâtissier. Son père est pasteur à Bergerac. Le médecin Samuel Pozzi (1848-1918) est l’élève, à Paris, de Broca, puis, à Édimbourg, de Lister. Intéressé d’abord par la traumatologie, il devient l’un des gynécologistes les plus réputés de son époque ; son traité sur ce sujet est traduit dans les principales langues européennes. Il effectue des tournées triomphales aux États-Unis. L’un de ses assistants n’est autre que Robert Proust, frère cadet de Marcel et propriétaire d’une énorme moustache.
Mais, de même que le perroquet n’était qu’un prétexte à une randonnée en terre flaubertienne, la reconstruction du docteur Pozzi est surtout un prétexte à une promenade impressionniste et humoristique à travers la Belle Époque, dont l’auteur connaît les moindres détours. En effet, le grand séducteur qu’il nous présente multiplie les idylles avec des actrices, dont Sarah Bernhardt, et avec des femmes du monde – jusqu’à faire le malheur de son épouse et de ses enfants. Sa position professionnelle au centre de la haute société lui vaut l’amitié des personnages les moins prévisibles.
Trois d’entre eux émergent du livre – trois esthètes, chacun à sa manière. D’abord Robert de Montesquiou, mentor de Proust, et dont Barnes publie l’impressionnant portrait par Whistler (qui lui rend mieux justice que le tableau maniéré de Boldini). Ensuite, le prince Edmond de Polignac, compositeur de musique à ses heures (il croit avoir inventé une gamme octatonique) ; ruiné, il épouse sur le tard la fameuse Winnaretta Singer, fille du roi des machines à coudre, d’où les concerts Polignac, réservés à une étroite élite, et la fondation Singer-Polignac. Enfin Jean Lorrain, l’un des chroniqueurs les mieux payés de Paris (il écrit dans le Journal, quotidien à grand tirage), inlassable colporteur de ragots, éthéromane et duelliste impénitent.
Les anecdotes fourmillent. En voici une. Au printemps de 1871, durant la Commune, une balle perdue manque de tuer le docteur Proust, brillant praticien (comme plus tard Pozzi). Sa femme, enceinte, est fortement choquée. Quelques mois plus tard, elle accouche d’un petit Marcel. Barnes s’en tient là, mais je me permets de formuler une hypothèse à sa place : la psychologie complexe du futur écrivain ne résulte-t-elle pas, pour partie, de cet accident ?
À la veille d’une batterie de lois sociales, la supposée Belle Époque était encore dure envers le petit peuple. Ce sujet a été traité par d’autres. Barnes, écrivain lui-même, s’est limité à l’ « élite » littéraire, artistique et mondaine. En ce domaine, après les derniers volumes du Journal des Goncourt, après les biographies de Marcel Proust par George D. Painter et par Ghislain de Diesbach, on pouvait croire que tout avait été dit. Barnes prouve le contraire avec élégance. La mine est encore ouverte, pour qui sait y faire.
Notre auteur ne nous dit presque rien de la carrière politique de son héros. Samuel Pozzi a été sénateur de la Dordogne pendant cinq ans, de 1898 à 1903. Il figurait au groupe de la Gauche et de l’Union Républicaine : des modérés, débordés sur leur gauche par les radicaux. Cette position antimonarchiste et assez anticléricale ne diminuait en rien son crédit auprès des duchesses. Mais le docteur, pris par ses responsabilités de directeur d’hôpital, par ses mondanités, par ses recherches d’objets d’art pour ses collections, n’avait guère de temps à consacrer à ses fonctions de parlementaire. Aussi a-t-il pas été réélu, alors qu’au Sénat, on est généralement reconduit, tant qu’on n’a jugé que l’heure de la retraite était venue.
Durant la Première Guerre mondiale, le Dr Pozzi est mobilisé à la tête de son hôpital, avec le grade de lieutenant-colonel. Il n’a pas le bonheur de voir la fin du conflit. En juillet 1918, un de ses patients civils, mécontent de ses soins, l’abat à coups de revolver. Ainsi finit celui que, malgré ses défauts domestiques, nous pouvons considérer comme un juste. Quelques années plus tôt, un autre praticien du même hôpital avait connu le même sort.
Catherine Pozzi, fille de Samuel, passionnée, tuberculeuse, perturbée par les frasques de son père, est mal mariée à Édouard Bourdet (alors célèbre auteur dramatique, aujourd’hui bien oublié). Puis elle devient, pour huit ans, la muse de Paul Valéry. Bien plus tard, en 2005, la publication de son journal est un événement : elle y blâme la prudence du poète (encore attaché à son épouse et à ses enfants) et ses petites manies de vieil homme (comptant onze années de plus qu’elle). Nous en revenons à la problématique du médecin qui cherche le perroquet. Est-il permis de fouiller dans la vie d’un écrivain ? Ne vaudrait-il pas mieux tout brûler ? Catherine est décédée en 1936, neuf ans avant son glorieux amant, mais elle le poursuit dans la mort.
L’édition anglaise du livre de Barnes, seule disponible à ce jour, consiste en un beau volume relié, illustré avec goût et ingéniosité. D’où un excellent rapport qualité-prix. L’auteur a notamment fait appel à la collection de vignettes de Félix Potin : pour chaque tablette de chocolat achetée dans une épicerie de cette chaîne, le client ou plutôt son enfant recevait une petite photo en noir et blanc d’une célébrité contemporaine, française ou parfois étrangère. Cette prime l’incitait à revenir, afin de compléter son album. J’imagine que la firme ne versait aucune redevance à ses héros, ne leur demandait aucune autorisation. Il y en eut, au fil du temps, quelque deux mille, dont le docteur Pozzi immortalisé dans deux attitudes différentes. La gloire distribuée par Félix Potin était pour tous ces gens une récompense bien suffisante.
Barnes conclut son ouvrage par une postface qui proteste contre le Brexit.

Les livres
Gustave Flaubert, Trois contes, disponible en poche, 196 pages, seulement 2,20 euros.
Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, trad. française 1986, environ 192 pages, disponible en poche (mais avec difficulté).
Julian Barnes, The Man in the Red Coat, Jonathan Cape, 2019, non encore traduit. Disponible notamment à la librairie Galignani, 224 rue de Rivoli, Paris Ier. 270 pages, 27 euros.

Napoléon au Brésil

Décembre 2019
Lu par Jacqueline Dauxois

Le livre de Nicolas Saudray au titre si intrigant, Napoléon au Brésil, n’a rien d ‘un roman bien qu’on y sente la patte du romancier, qu’on y retrouve la qualité d’écriture, l’humour, les phrases à l’emporte-pièce de l’auteur.

Le prétexte : un souvenir d’enfance. Une aïeule raconte au petit garçon qu’un de ses ancêtres, ancien grognard de Napoléon, a construit à Rio-de-Janeiro le premier hôtel de luxe, le plus grand d’Amérique latine, avec bains, baignoire de marbre, pots de chambre d’argent, billards dernier cri, café, restaurant, huîtres et soupe à la tortue. Et puis, surprise, le gendre, qui devait succéder au grognard Louis Pharoux, disparait des radars. De quoi soulever la curiosité d’un enfant, d’un adulte, d’un écrivain confirmé qui se lance sur les traces de ses ascendants au gabarit peu ordinaire.

Nous assistons alors non seulement à la vie retrouvée de Louis Pharoux et des siens, du succès à la faillite, mais au foisonnement d’un contexte haut en couleurs qui ne nous a jamais été raconté : l’exil des soldats de Napoléon au Brésil. Cette Armée de la Loire, qui donc en avait entendu parler ? À travers la vie quotidienne d’une pléiade de Françaises et Français venus chercher fortune de l’autre côté de l’Atlantique, on découvre le Brésil par leur yeux, on éprouve avec eux le choc qu’ils ressentent devant la réalité de l’esclavagisme, on partage avec l’auteur son émotion en découvrant que son ancêtre a employé des esclaves dans son hôtel, sa satisfaction de n’avoir pas hérité un sou de lui – et son déplaisir de raconter une faillite familiale survenue plusieurs générations avant sa naissance.

Les nouveaux arrivants sont confrontés à un autre monde, à des maladies inconnues, des insectes dangereux, des reptiles inconnus dans un décors de rêve à la somptueuse végétation – et ils voient la première femme recevoir son Diplôme de Médecine.
Il arrive à ces exilés de rentrer au pays ou de faire des allers-retours vers la mère-patrie avec une facilité qui étonne. Ceux qui s‘implantent solidement trouvent des repères familiers, boutiques de mode, écoles, églises, congrégations, cours de polka, des spectacles : le cirque, l’Opéra.

Que l’un d’eux soit tenté d’entendre un concert autre que ceux interprétés par les castrats de la Chapelle Impériale, il court prendre des places pour la Muette de Portici d’Auber, pratiquement jamais représenté de nos jours, pour Guillaume Tell de Rossini qui l’est à peine davantage, ou pour la Somnambule de Bellini. Si vous trouvez que la critique du XXIe siècle a la dent dure, ouvrez avec l’auteur un journal du temps. Dans un encadré noir de faire-part de deuil, vous êtes invité à déplorer l’assassinat du Barbier de Séville par Mme Stolz. Qui oserait écrire de nos jours que le maître Rossini remercie toutes les personnes qui ont participé à l’enterrement de son précieux fils le Barbier de Séville ?

On joue au billard, on déguste des huîtres de Carême (quel sens de la publicité !), on suit des processions, on vend et loue des Noirs, on admire la vue des collines et du Corcovado pas encore surmonté par le Christ géant, on voit des esclaves enchainés, d’autres qui portent des sacs de café sur la tête dans ce pays qui sera le dernier à renoncer à l’esclavage. Et surtout, de l’hôtel Pharoux, qui domine le quai Pharoux et fait face à la mer, après avoir caché soigneusement qu’un client s’est suicidé dans sa chambre et qu’un Américain a tué un torero… italien dans le couloir, on suit les mouvements des bateaux de tous les pays, la Belle-Poule, qui accoste an allant chercher les cendres de Napoléon, un autre qui explose, cet incessant va-et-vient qui constitue la vie de Rio-de-Janeiro. Lors de la décadence de la maison Pharoux, la toute jeune Joséphine, fille de Louis et trisaïeule de l’auteur, s’embarque avec son enfant, seule, sans domestique, pour fuir la faillite où s’engloutit son mari.

Ces pages fourmillent de vie, de détails, de couleurs, d’odeurs, on croirait feuilleter un album de cartes-postales anciennes qui s’anime sous nos yeux tant l’auteur, lancé à la découverte de ses ancêtres, donne un reportage vivant et actuel.

Ce seul récit suffirait à attiser l’intérêt, mais le reportage est à double détente, inextricablement lié avec un autre – et c’est la grande réussite de cet ouvrage.
On ne nous avait pas raconté la vie de soldats de la Garde impériale au Brésil, on ne nous avait pas non plus montré les rouages d’une enquête à travers le temps.
Ici, l’auteur ne cache rien. Il raconte qu’il a appris le portugais avant d’entreprendre son voyage pour achever sa documentation, consulter les archives brésiliennes et lire les journaux de l’époque. Il nous raconte son périple d’Archives en Archives, de ville en ville, en France et au Brésil, ses trouvailles inattendues, ses déceptions quand la trace qu’il suit avec le flair d’un chercheur de longue date et l’acharnement d’un historien s’arrête net.

Lorsqu’il trouve les faits, Nicolas Saudray les raconte. Si les faits se dérobent, il formule des hypothèses sans les donner pour certitudes et le récit devient devient interactif.
Cette recherche, commencée avec la lecture des cahiers de sa grand-mère Gabrielle, le conduit à se mettre les mains noires de poussière quand il fouille de vieux documents, l’amène à consulter, sur son ordinateur, seize cents pages du Jornal do Commercio, à devenir addict (c’est lui qui l’avoue ) des petites annonces, à explorer d’innombrables fichiers informatisés en français, anglais, portugais – et les micros-films des mormons jusqu’au jour où, la procédure ayant été changée, les recherches deviennent inextricables.

Les aventures du narrateur se déroulent en simultané avec la vie de son ancêtre et de sa descendance tout le long des générations qui rattrapent l’auteur et c’est de main de maître que Nicolas Saudray a imbriqué l’histoire du passé et la sienne en train de le cerner, avec un art si abouti que le lecteur ne quitte plus le récit de cette double enquête après l’avoir commencée.

Le livre
Nicolas Saudray, Napoléon au Brésil
Editions Michel de Maule, 2019

282 pages, 20 €

Un nouveau regard sur la réforme de l’ENA

Par François Leblond
Ces remarques réagissent à l’article du Monde du 16 décembre 2019 dévoilant, à titre provisoire, les propositions de  Frédéric Thiriez. Elles sont à mettre en rapport avec la note adressée à celui-ci le 6 octobre par la promotion Montesquieu, et publiée ci-dessous à la même rubrique du site.  

 

Je traiterai successivement du respect des règles constitutionnelles et des préoccupations nouvelles qui s’expriment pour le recrutement des hauts fonctionnaires.

1/ Le respect des règles constitutionnelles

Le principe de la séparation des pouvoirs inscrit dans la Constitution oblige à garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire. Cela a d’abord pour conséquence d’assurer un recrutement spécifique des magistrats de l’ordre judiciaire. La réaction violemment négative des magistrats à la sortie de leur audition par Frédéric Thiriez est tout à fait justifiée. La juridiction administrative échappe partiellement à cette contrainte, mais son statut doit protéger son indépendance. Il en est de même de la Cour des Comptes – nous devons le rappeler en tant qu’anciens élèves de l’ENA.

Pour l’élaboration de la loi par le Parlement, les administrations centrales concourent à l’élaboration des projets de lois et sont pour cela en relation régulière avec les fonctionnaires des deux assemblées. Il n’y aurait donc pas d’inconvénient à assurer un recrutement commun, à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui, et les passerelles pourraient se développer.

Les changements politiques réguliers intervenus au cours des dernières décennies imposent en France, à l’inverse des Etats Unis et de son spoil système, de lutter contre une politisation de l’administration et de défendre la permanence de l’État, une des bases de  notre Constitution. Cela est vrai pour tous les corps recrutés  par la voie de l’ENA comme pour les autres modes de recrutement des hauts fonctionnaires, notamment ceux des corps techniques. Cela est vrai autant de l’Inspection Générale des Finances, que des  administrations centrales,  du Corps Préfectoral ou du Quai d’Orsay.

Les conditions rigoureuses qui régissent le recrutement par l’ENA sont, aujourd’hui, à ces égards, satisfaisantes et leur remise en cause par un bouleversement de ces  modes de recrutement tel qu’il semble envisagé, ne saurait garantir ce que les pères fondateurs de l’école ont eu à cœur de développer : le respect rigoureux des règles du service public  par ceux qui concourent à l’autorité.

2/ Des préoccupations nouvelles

Lorsque l’ENA a été créée au lendemain de la guerre, la France connaissait une centralisation rigoureuse. L’État était sollicité dans les domaines les plus variés, les préfets étaient l’exécutif du Conseil Général, les administrations techniques de l’État fonctionnaient dans une stricte hiérarchie. Les élus locaux ne pouvaient compter que sur les jeux d’influence pour orienter des décisions en leur faveur.

Des préoccupations nouvelles se sont exprimées, qui  remettent en cause, dans notre République,  l’équilibre entre l’État et les collectivités locales. Les besoins exprimés par les populations ont changé de nature, le développement du territoire n’est pas seulement affaire de l’État. Beaucoup d’interventions qui font l’objet d’une forte demande, sont aujourd’hui de la compétence des collectivités locales : régions, départements, communes et leurs intercommunalités. Les administrations centrales ne sont pas toujours en mesure d’y répondre. Les collectivités territoriales ont des besoins en personnels qualifiés qui exigent des formations sensiblement les mêmes que celles qui sont aujourd’hui données par l’ENA. La première réforme à réaliser est d’ouvrir un nombre de postes important, à la sortie, aux collectivités territoriales, en veillant à garantir à tous les mêmes droits.

La vie économique n’est plus celle du lendemain de la guerre. Les grands secteurs du service public sont souvent assurés par des entreprises privées au personnel  très nombreux, aux compétences variées. Les hauts fonctionnaires peuvent y  exercer un rôle utile, si leur formation inclut les nouveaux défis auxquels notre pays a à faire face. Plutôt que de maintenir une situation dans laquelle ceux-ci attendent plusieurs décennies pour offrir leurs services pour des postes qui ne correspondent pas toujours à leur expérience professionnelle, pourquoi ne pas instituer des allers- retours entre public et privé dès les premières années de fonction publique, avec des règles statutaires qui garantissent le bon fonctionnement du système ? Le secteur privé comprendrait mieux les préoccupations d’intérêt général défendues par la haute fonction publique, et celle-ci s’ouvrirait aux évolutions rapides que connaît l’univers international dans lequel nous vivons.

Pour la mise en œuvre de ces changements, il faut s’appuyer sur ce qui fonctionne bien aujourd’hui.  L’ENA peut avoir de nouvelles ambitions, et s’appeler autrement, pourquoi pas ? Son système de sélection peut être amélioré. Mais on ne raye pas d’un trait de plume une expérience de 75 ans. Cela est aussi vrai des écoles d’application de l’École Polytechnique. Le changement oui, la changite non.

La réception de Proust en Chine

Par Élisabeth Rallo Ditche
Novembre 2019     

Il fallait s’y attendre : la Chine s’intéresse à Proust ! Elle y était d’ailleurs prédestinée. Les railleurs diront que les Chinois, amateurs de complications et de fils coupés en quatre, ont retrouvé l’un des leurs. Les bienveillants feront valoir que les Chinois manifestent, comme Proust, une subtilité rarement atteinte en Occident, et que leur peinture impressionniste, avec ses pans de nuages qui interrompent les paysages, s’apparente aux descriptions de la Recherche.
Élisabeth Rallo-Ditche, longtemps professeur de lettres (comparatiste) à l’université d’Aix-Marseille, a effectué parallèlement un parcours d’auteure, et a contribué à l’organisation du festival annuel de musique d’Aix.

Le site Montesquieu

 

Mademoiselle Jing Zhang est l’auteur d’une thèse – travail exemplaire et immense – soutenue le 30 septembre dernier à l’université de Perpignan et qui sera publiée à Pékin, sur la réception de Proust en Chine. Fort beau sujet, sur qui personne ne s’était encore penché de façon précise et détaillée ! L’ouvrage commence par une passionnante comparaison entre les théories de la traduction en Occident et en Orient qui a soin de montrer combien les points de vue sont différents, ce qui, bien sûr, influence les traductions de Proust. Trois temps dans cette réception et ces traductions : « Proust apparu », « Proust perdu et retrouvé » – et enfin « réécrit ». Toute l’histoire de la réception de Proust est passionnante : et d’abord comment il est découvert, l’engouement pour l’œuvre de l’écrivain français après sa mort.

L’annonce de son décès a été publiée par Mao Dun (1896-1991) écrivain et traducteur connu, en 1923 : le nom de Proust apparaît pour la première fois pour les lecteurs chinois. Sensibilisé aux œuvres françaises, le traducteur veut faire découvrir au public le roman, décrit comme un chef d’œuvre semi-autobiographique – une précieuse et ambitieuse tentative de la littérature moderne, et sa mort est une perte énorme et regrettable pour la littérature mondiale. Mao Dun avait vu juste, mais par un malentendu assez cocasse, il confond certaines œuvres de Proust avec celles de…Marcel Prévost – dont Proust avait horreur, comme il l’a écrit à Reynaldo Hahn ! D’ailleurs Proust lui-même s’est amusé de la confusion : Je suis entièrement inconnu…Quand les lecteurs, chose rare, m’écrivent au Figaro après un article, ils envoient les lettres à Marcel Prévost dont mon nom semble n’être qu’une faute d’impression …. L’absence de sommaire de La Recherche ne facilite pas la tâche des lecteurs et tout cela reste bien obscur pour eux. On ne sait donc pas grand-chose de Proust dans les années 20, ni en Chine, ni même en Europe.

On se met à l’étudier dans les années 30, mais l’admiration n’est pas encore unanime. Ce qu’on dit de son « style », de la difficulté à le lire – la longueur des phrases – est un reproche bien connu et ne concerne pas seulement les lecteurs chinois. Anatole France n’a-t-il pas écrit avec beaucoup d’humour : La vie est courte. Proust est long ? Et certains le trouvent immoral. Dans les années 30 et 40, ceux qui prônent la littérature « sociale » dénigrent Proust et ses défenseurs, ceux qui aiment « l’art pour l’art ». Puis on passe aux toutes premières traductions, dans les années 40. Un article traduit lance l’entreprise : Sommeil et souvenir » Bian Zhilin en 1934 – huit paragraphes du début de Combray, où se trouvent les grands thèmes de La Recherche. Le traducteur respecte la phrase de Proust et sa ponctuation, ce qui est difficile en chinois, et donne un aperçu intéressant mais n’ose s’attaquer à la totalité de l’œuvre. Les critiques et les écrivains commencent à s’intéresser à Proust et à s’inspirer de lui – pour n’en citer qu’un seul, le premier traducteur, Bian Zhilin, dans ses poèmes et son unique roman, Les Montagnes et les Rivières. Les thèmes du temps et du souvenir sont bien sûr les plus retenus.

En ces années-là, la situation de la Chine n’est pas favorable à Proust, qualifié de nihiliste, d’élitiste, de sceptique, dans un contexte politique très éclairant. Les lecteurs cèdent petit à petit au charme du roman, genre peu prisé alors. Mais le rejet de Proust est total de 1949 à 1979 ! La doctrine du « réalisme socialiste » interdit en effet d’étudier ou de lire des auteurs comme Stendhal, Romain Rolland ou Proust, trop individualistes, ou décadents. Durant la période de la « révolution culturelle prolétarienne » (1966-1976), les artistes et les traducteurs sont visés, déportés dans les campagnes pour y devenir paysans. Ils sont parfois persécutés, comme le grand traducteur de Balzac, Fu Lei, qui se suicida. Pendant trente ans, on n’entendit plus parler de Proust.

A partir de 1978, « l’ouverture » se fait et Proust réapparaît : les lettrés se demandent si la littérature chinoise gagne à être confrontée à la littérature étrangère et si elle peut ainsi espérer se renouveler. Le nouveau slogan, dans une grande revue, est alors : La Littérature ne doit pas avoir de zone interdite. On intègre Proust à la littérature du « flux de conscience » et, même si certains le trouvent trop « aristocratique », l’auteur est à nouveau apprécié. Les traductions d’extraits et de chapitres se multiplient de 1979 à 1989 et un projet de traduction intégrale voit le jour en 1985. Un groupe de quinze traducteurs est désigné et travaille pendant huit ans. Malgré les incompréhensions et la difficulté stylistique, la traduction est publiée et permet ainsi enfin de saisir l’œuvre dans sa totalité. L’étape suivante est la traduction des ouvrages critiques sur Proust, comme celui de Jean-Yves Tadié en 1992. Et ensuite viendront les études chinoises sur l’œuvre.

Depuis 2004 on assiste à des retraductions de la Recherche. Les traductions vieillissent et la première est devenue désuète. Xu Hejin et Zhou Kexi (dans les deux plus grandes maisons d’édition de littérature étrangère) décident, chacun de son côté, de reprendre à nouveaux frais l’immense entreprise : les manuscrits sont mieux connus, le texte est mieux établi, les traducteurs connaissent bien le contexte de l’œuvre. La réussite de la traduction de Proust en Chine repose sur le respect du contexte chinois ; il faut, comme l’écrit un critique, inventer un langage approprié pour le texte spécial de La Recherche (Tu Weiqun). Zhou emprunte au lexique d’œuvres classiques pour garder un ton littéraire à sa traduction. Xu use d’une écriture plus libre pour garder la forme de langage de l’auteur français. Les deux traducteurs ont à cœur de montrer la souplesse de la langue chinoise contemporaine, qui peut s’adapter. Les choix des traducteurs semblent viser des publics différents. Xu aime être près de la « réalité » proustienne et illustre par des photographies les endroits décrits, il attire les   lettrés ; Zhou préfère les aquarelles et sa traduction poétique correspond mieux à un large public. Il est bien certain – comme le montre Mlle Jing Zhang – que le transfert en un style unique est impossible. Mais cela importe finalement assez peu : l’essentiel n’est-il pas de donner au lectorat chinois l’occasion d’aller A la Recherche du temps perdu ?

Le vent du Kazakhstan

Par Nicolas Saudray
Novembre 2019

          À peine étais-je rentré d’Istanbul, où l’on parle un turc occidental (voir la rubrique « International » de ce site), que j’ai reçu des nouvelles du Kazakhstan, où l’on parle un turc oriental.

          Ce pays fabuleux, irréel, où les Français vont rarement, s’étire de la Caspienne à l’Himalaya, ce qui lui procure une superficie égale à cinq fois celle de la France, et lui permet de culminer à 7000 mètres. Mais il ne compte que 18 millions d’habitants. C’était une région de steppes, sans culture urbaine. La politique de Khrouchtchev, consistant à mettre en valeur les « terres vierges », lui a valu un afflux de colons extérieurs. Une capitale moderne a poussé. On vient de la rebaptiser Noursoultan (« sultan de lumière ») en l’honneur de Noursoultan Nazarbaïev, qui a exercé le pouvoir, d’une main ferme, pendant trente ans.

          Le Kazakhstan est tombé au pouvoir des tsars, non sans révoltes, durant les XVIIIe et XIXe siècles. Il n’a obtenu son indépendance qu’en 1991, et reste proche de l’ancienne colonisatrice.

          Son économie est fondée sur le pétrole. Mais le pays est aussi devenu le premier producteur mondial d’uranium.

          Durant les derniers temps de l’Union soviétique, les Russes formaient 38% de la population. Beaucoup sont repartis chez eux. Ceux qui restent ne sont plus que 24%. Et d’après les recensements officiels, les Kazakhs sont 63%. Malgré cela, le russe est la langue officielle, et on peut faire carrière sans parler le turc oriental.

        Ces faits expliquent le souci du gouvernement kazakh de sauvegarder la culture du pays. Jusqu’à cette année, la littérature autochtone était, en dehors des frontières, terra incognita. L’article détaillé de Wikipedia sur le Kazakhstan n’en dit pas un mot. Et pourtant, il y a de quoi faire.

         Les autorités kazakhes viennent donc de faire traduire une anthologie de leur poésie, et une anthologie de leur prose dans les six principales langues de l’ONU : l’anglais, le russe, l’arabe, le chinois, l’espagnol et le français. Chacun de ces florilèges groupe une trentaine d’auteurs.

          Ce sont des œuvres de grand air, de chevauchées, de faucons portés sur le poing et d’horizons sans fin. Un vent rafraîchissant, dans nos petites affaires européennes. Le lecteur en a pour son argent.

 

Les livres
Anthologie de la poésie kazakhe, préface de Werner Lambersy, Éd. Michel de Maule 2019, 636 pages, 28 €
Anthologie de la littérature kazakhe (prose), préface d’Hélène Carrère d’Encausse, Éd. Michel de Maule 2019, 760 pages, 32 €

Istanbul hier et aujourd’hui

Par Nicolas Saudray
Octobre 2019

Les lecteurs trouveront ici, non pas un reportage, qu’il m’aurait fallu davantage de temps pour réaliser, mais la relation impressionniste d’un séjour d’une semaine.

Dès l’arrivée, la volonté de puissance se manifeste. Inauguré au printemps  2019, le nouvel aéroport d’Istanbul se veut le plus grand du monde. Il occupe huit mille hectares. Son hall est immense et beau. Sa tour de contrôle en forme de tulipe a reçu un prix international d’architecture. Bien sûr, l’ensemble paraît surdimensionné. Patience. Si le trafic aérien de notre planète poursuit sa folle expansion, Istanbul traitera dans une décennie, nous dit-on, deux cent millions de passagers par an ! La desserte du site par le métro nous est promise pour la fin 2020.

En attendant, il faut rouler une soixantaine de kilomètres vers le sud, sur la rive européenne, dans un paysage ouvert assez récemment reboisé en pins –  avec quelques lacunes.

Lors de ma première visite, en 1974, l’agglomération d’Istanbul comptait quatre millions d’habitants. Aujourd’hui, elle en a seize, contre treize à Paris. Elle a donc quadruplé. Mais la progression va sans doute ralentir, car la fécondité turque est tombée à un niveau proche du taux de remplacement (soit 2 ,1 enfants par femme, à rapprocher du score français de 1,9) ; et l’exode rural ne saurait   se poursuivre indéfiniment.

Par bonheur, les quartiers centraux ont peu changé. La principale innovation – le remplacement par de la pierre des maisons de bois qui caractérisaient la ville – était déjà accomplie il y a cinquante ans. Les petites rues, souvent décaties, conservent un certain charme. Elles sont ponctuées de mosquées sympathiques et discrètes méconnues des guides, chacune avec son modeste enclos funéraire. Mais toutes les berges, côté Asie, côté Europe, sont aujourd’hui des voies rapides, bruyantes, difficiles à traverser pour le piéton. Et une ribambelle de tours a surgi à la périphérie.

Je n’irai pas dans ces quartiers nouveaux, construits de bric et de broc, qui s’étendent à perte de vue. Enfant d’Istanbul et prix Nobel de littérature, Orhan Pamuk les a décrits mieux que je ne saurais le faire. Peu intéressant quand il se consacre à la bourgeoisie mal occidentalisée dont il provient, il se révèle excellent dans ses portraits de petites gens fraîchement sorties des profondeurs de l’Anatolie. Et le dimanche – jour de congé hebdomadaire depuis Atatürk  –  des marées humaines venues de ces faubourgs sans limites inondent les rues du centre, donnant parfois le sentiment qu’on se trouve dans le métro.

Attardons-nous un instant sur Orhan Pamuk, né en 1952. Le remarquable récit de sa jeunesse, traduit en français sous le simple titre d’Istanbul, date de  2003, mais puise sa substance dans la vie des années 1960 et 1970. Ce qui m’a frappé, c’est la mélancolie. Istanbul, ancienne capitale des sultans d’un vaste empire, ancienne ville d’excellence, désormais déchue, fatiguée, croulante. Cette œuvre forme le pendant de celle du génial photographe Ara Güler, d’origine arménienne, disparu en 2018, et qui, durant toute sa carrière, a saisi les profils magiques des coupoles et des minarets enveloppés de brume. Il me semble qu’aujourd’hui, après l’apparition des tours, des voies rapides, des trois ponts suspendus sur le Bosphore, des nouvelles mosquées dont je vais dire un mot, et de l’aéroport mégalomane, ces deux grands nostalgiques ne pourraient plus s’exprimer de la sorte. La ville merveilleuse est repartie d’un nouvel élan, pour le meilleur et pour le pire.

Istanbul, métropole moderne. La mendicité est bien moins répandue qu’à Paris. Et il n’y a pas plus de saleté, sauf dans le bas du quartier de Galata. La Corne d’Or, notamment, dont j’avais conservé un souvenir mitigé, m’a étonné par sa propreté.

Aux yeux du voyageur qui revient après une longue absence, le retour de l’islam se manifeste d’abord par les voiles des femmes. Atatürk les avait sévèrement interdits. À présent, on en voit partout. Mais n’exagérons pas. Ils demeurent nettement minoritaires, et les visages restent à découvert. Très rares sont celles qui réduisent leur visibilité à une fente ménagée pour leurs yeux. Beaucoup de Turques ont préféré devenir blondes et le montrer. Je note aussi qu’on aperçoit souvent, dans un même groupe, des femmes ou des filles voilées et d’autres non voilées ; ce qui me laisse penser qu’il s’agit d’un choix personnel plutôt que d’un mot d’ordre collectif.

De quoi l’Occidental se plaindrait-il ? Quelle idée sotte, de vouloir que tous les pays se ressemblent !

La résurgence de l’islam se traduit également par la construction de nouvelles mosquées. Elles sont légion, surtout dans les quartiers neufs. Je me limiterai à trois d’entre elles – les plus ostensibles. En 2009, à Üsküdar (autrefois Scutari), sur la rive asiatique, la famille Sakir a offert la mosquée Sakirin, dont la particularité est d’être la première et, semble-t-il, jusqu’à présent, la seule, à avoir été conçue par une femme. Il n’y a que deux minarets. Le béton est lisse mais apparent, ce qui, en Occident, serait jugé légèrement désuet. Le mihrab, cette niche orientée vers la Mecque, est cerné d’un énorme sourcil bleu. Une trouvaille.

Autre mosquée, de bonne taille celle-là, bien que limitée elle aussi à deux minarets : elle se construit sur la place Taksim (ou du Réservoir), qui forme, à la rigueur, le centre de cette métropole multiple qu’est Istanbul. Elle aura le mérite d’embellir ce lieu de passage assez laid.

Mais c’est la mosquée Tchamleudja, elle aussi située à Üsküdar, à plusieurs kilomètres en arrière du rivage, qui attire le plus l’attention. Inaugurée en mai 2019 par le président Erdogan, elle présente les plus vastes dimensions du pays, surpassant nettement celle qu’il faut appeler la Sainte Sagesse, car il n’y a jamais eu de sainte prénommée Sophie : une coupole de 34 m de diamètre (contre 31 m) et de 72 m de haut (contre 52 m), six minarets (contre quatre, le chiffre sept étant réservé à la Mecque), une capacité d’accueil de 65 000 fidèles. Cette nouvelle venue prend ainsi place parmi les plus vastes mosquées du monde (Islamabad, Casablanca, Alger), loin derrière La Mecque, il est vrai.

Si la décoration est soignée, l’architecture évite toute modernité La Tchamleudja ressemble comme une grande sœur blanche aux mosquées historiques du vieux centre. Le badaud apprécie surtout sa terrasse, d’où le  regard balaie presque toute la métropole. Et ce qu’il découvre, c’est moins lesdites mosquées historiques, réduites au loin à l’insignifiance, qu’une armée de tours païennes, effrayante et séduisante à la fois, qui a pris possession de la ville et la tient sous sa garde. Si maintenant le badaud passe le Bosphore et se retourne vers la Tchamleudja, le spectacle est, d’un point de vue symbolique, encore pire. La nouvelle mosquée apparaît flanquée d’une vingtaine de relais électriques ou hertziens plus hauts qu’elle, et tous sont dominés par une tour de télévision renflée, comme un boa qui aurait avalé un mouton. C’est le triomphe de la technique sur la religion. J’imagine qu’Erdogan n’en était pas conscient quand il a lancé les travaux.

Par une association d’idées, je me préoccupe du sort de la Sainte Sagesse. Quelques faits : l’édifice date de Justinien (VIe siècle) ; en 1453, il est converti en mosquée, et les mosaïques byzantines sont recouvertes d’enduit ; mais il conserve, aujourd’hui encore, son nom grec d’Aya Sofia ; au milieu du XIXe siècle, un sultan réformiste fait exhumer les mosaïques, ordonne leur restauration par des spécialistes italiens ; puis on les recouvre de nouveau, puisqu’il s’agit d’un lieu de culte islamique ; en 1935, Atatürk, considérant le double passé de l’ouvrage, le transforme en musée ; quelques mosaïques chrétiennes redeviennent visibles, les autres sommeillent sous un enduit musulman qui s’écaille ;  à compter de 1953 (cinq centenaire de la conquête), des voix s’élèvent en faveur de la reconversion du musée en mosquée ; le 27 mars 2019, le président Erdogan, ancien maire d’Istanbul, déclare qu’il est temps d’accomplir cette transformation inverse ; simple propos électoral ?

À vrai dire, la Sainte Sagesse n’est pas seule dans son cas. Elle aussi, l’ancienne église byzantine Saint-Sauveur in Chora, devenue la mosquée Kariyé, a été transformée en musée. Elle a encore son mihrab, mais ses mosaïques chrétiennes, découvertes, consolent largement le visiteur des cachotteries qui lui sont faites ailleurs. Or, d’un point de vue politique, cet ancien sanctuaire excentré n’excite personne.

Considérons aussi la mosquée de Soliman le Magnifique. Le grand architecte Sinan a copié la Sainte Sagesse à mille ans de distance. Son édifice est un peu plus petit, mais si on inclut les dépendances – l’école de théologie, l’hospice – c’est l’ensemble religieux le plus vaste d’Istanbul, au demeurant en fort bon état. Et le plus visible, car il se trouve au sommet d’une colline, face à tous les regards.

Il me semble donc, compte tenu d’une part de cette mosquée de Soliman, d’autre part des édifices nouveaux dont la Tchamleudja, que l’islam a largement eu sa part, et qu’il peut se dispenser de réclamer en sus la Sainte Sagesse. Erdogan osera-t-il néanmoins ? Il risque des remontrances de son récent ami Poutine, chrétien orthodoxe. Il risque aussi une chute des recettes du tourisme, car l’opération ferait mauvais effet en Occident, bien qu’une mosquée soit aisément visitable. De surcroît, le président turc n’est plus au sommet de sa forme ; son parti vient de perdre, de manière humiliante, les mairies d’Istanbul et d’Ankara. Mais l’offensive qu’il vient de lancer contre les Kurdes de Syrie peut lui rendre sa popularité.

Erdogan ressemble à Atatürk par son nationalisme et en diffère pas ses positions religieuses. Il doit faire face à un regain de faveur de son illustre devancier. C’est Atatürk, et non Erdogan, que l’on voit sur les billets de banque, les timbres, les grandes banderoles neuves dans les rues. À qui s’adresse cette reconnaissance ? À l’auteur de la sécularisation de l’État, et du remplacement des caractères arabes par des caractère latins ? Ces réformes sont acquises, mais ne pourraient sans doute pas être mises en œuvre aujourd’hui. Atatürk, pour l’homme du peuple, c’est avant tout le général qui a empêché le démantèlement de la Turquie, concocté par Clemenceau, Lloyd George et Wilson. Le centenaire de sa victoire donnera lieu en 2023 à une haute célébration.

Dès maintenant, le drapeau turc flotte partout. Il arbore un croissant, une étoile. Mais le fond est rouge et non vert. La différence avec les pays arabes se trouve ainsi vigoureusement marquée. Je vois à Kadiköy, faubourg asiatique, un colporteur vendant de grands étendards frappés de l’effigie du héros national.

Quelques nouvelles glanées dans les Daily News, quotidien paraissant à Istanbul :

  • Erdogan déclare qu’il ne s’en prend pas aux Kurdes, mais à des terroristes ;
  • La faim n’est plus un problème en Turquie, malgré la présence de trois millions er demi de réfugiés syriens sur son sol ; les récoltes turques et les experts agricoles turcs aideront d’autres pays à résoudre la question ;
  • Concours de beauté canine à Sivas en Anatolie ; s’y distinguent surtout les chiens de bergers grands et forts de la race de Kangal (redoutables, j’en atteste).

Petites scènes de la vie quotidienne :

  •      dans l’un des rares bureaux de Poste que l’on trouve en cette vaste métropole, et qui portent encore cette enseigne abandonnée en France, PTT, une vieille dame turque patiente ; toute petite, maigre, non voilée, coiffée en queue de cheval, un visage d’oiseau de proie ; mais inoffensive ; soudain, elle se lève, se dirige vers un guichet ; que veut-elle ? une lettre de son fils parti aux Amériques ? hélas, elle est sourde ; les employés hurlent pour se faire entendre ; a-t-elle compris ? j’en doute ; elle trottine jusqu’au fond du local, se rassied, et attend de nouveau Dieu sait quoi ;
  •   je croise un Noir sur le pont de Galata ; est-ce l’un de ces travailleurs immigrés qui viennent ici malgré l’abondance de la main d’œuvre turque ? sur son maillot de corps noir, on voit, en blanc, une tête de mort, et l’inscription George V Paris ;
  • un cireur de chaussures dévale en courant une rue pentue de Galata ; sans s’en apercevoir, il a laissé tomber une brosse ; je la ramasse, je le hèle ; en remerciement, il veut absolument cirer mes souliers, qui n’en ont nul besoin ;    you gentleman, répète-t-il ;
  • le bateau va partir ; un jeune chat, sans doute attaché à ce navire, folâtre sur l‘embarcadère ; soudain, il se rend compte du danger, accourt et, alors que le bateau a commencé de glisser le long du quai, saute à bord d’un bond gracieux ;
  • encore un embarcadère, cette fois celui d’Ortaköy, avec sa petite mosquée rococo ; un Turc fringant d’environ vingt-cinq ans, barbe noire, cheveux décolorés en blond, photographie successivement sa femme, sa mère, son père, son oncle, son grand-père ; une bienfaitrice jette des poignées de pain dans l’eau ; les oiseaux de mer ne s’y intéressent pas, les poissons les gobent patiemment.

Un destin, celui du réceptionniste de mon hôtel, situé au pied de la tour de Galata. Ce grand gaillard d’allure tout à fait turque est en fait belge. Ses parents turcs se sont installés à La Louvière, cité charbonnière et sidérurgique. Notre homme a été élevé là, y a appris le métier de boucher. Le voilà maintenant hôtelier, tâche dont il semble s’acquitter fort bien. Mais il médite de revenir à La Louvière.

C’est un des rares résidents francophones que j’aie rencontrés durant mon séjour. Or notre langue était, il y a cent ou cent cinquante ans, celle de la bonne société. Les odalisques lisaient, dans leurs harems, des romans français. En témoignent de nombreux mots intégrés de manière phonétique au langage turc : asensör, kuaför, otobüs, bisiklet, otantic kebap – ainsi hélas que terörist. Aujourd’hui encore, deux établissements turcs prestigieux sont francophones : le lycée de Galatasaray et, dans un site superbe sur le Bosphore, l’université de Galatasaray. J’ai eu le plaisir d’entendre deux dames turques fort convenables me demander leur chemin dans la langue de Voltaire. Ma nationalité n’est pourtant pas inscrite sur mon front !

La Corne d’Or, estuaire assez étroit qui séparait naguère la ville ottomane de la ville européanisée, subit aujourd’hui cinq ponts, dont l’un réservé au chemin de fer. Le plus fréquenté – point névralgique de la métropole – est le pont de Galata, à deux étages : les véhicules et les piétons passent en haut, une file continue de restaurants de poissons occupe le bas.

Chantés jadis par Pierre Loti [1], les 38 km de Bosphore ne sont plus  exceptionnels. On a trop construit sur ces rives, et pas toujours de manière judicieuse. Mais vers le nord, les verdures reviennent, et le paysage, avec ses forteresses en ruine, prend un petit air de bords du Rhin. Les deux premiers ponts suspendus, quand on vient de la ville, ne déparent point le cadre. Le troisième pont, à la fois ferroviaire et routier, l’embellit avec ses grands éventails de haubans. Conçu par Michel Virlogeux, l’architecte du viaduc de Millau et d’une centaine d’autres ouvrages, il a semble-t-il la plus longue portée du monde : 1408 mètres entre les deux pylônes.

Ce n’est rien encore, en regard des projets. Il est fortement question de doubler le Bosphore, à l’ouest, par un canal de 45 km de long. Une vieille idée. Mais Suez et Panama aussi étaient de vieilles idées, avant de se concrétiser. Motif invoqué cette fois : l’encombrement du Bosphore, les risques d’accidents. Je me demande s’ils n’ont pas été gonflés pour les besoins de la cause, car un bateau sur lequel j’avais pris place a navigué toute une matinée dans le détroit sans rencontrer personne ou presque. Les écologistes s’inquiètent des risques que comporteraient de tels travaux sur une faille sismique, et de l’irruption des eaux peu salées de la mer Noire dans les eaux plus lourdes de la mer de Marmara.  Coût estimé du chantier : 30 milliards d’euros.

Sans doute le lecteur, lassé de cette débauche futuriste, aspire-t-il à retrouver un peu de la Turquie ottomane. Je lui conseille les îles des Princes, ces quelques rochers de la mer de Marmara, situés à une heure de navigation d’Istanbul, mais parfaitement visibles de la terrasse de l’ancien palais impérial (Topkapeu).

Depuis les bateaux très exacts qui y mènent, ou depuis les môles de ces îles, on jouit d’une vue à 180 degrés – moins sur la vieille ville que sur l’interminable banlieue sud, hérissée de tours, qui s’étire sur la rive asiatique. Le plus troublant est de se dire qu’il y a un demi-siècle, presque rien de tout cela n’existait encore. Vus de près, ces grands immeubles sont disparates. La distance leur confère une harmonie. Le soleil les rend, par moments, presque parlants. Si l’on ajoute la vue depuis la tour de Galata, celle du café Pierre Loti d’Eyüp, et celle, déjà mentionnée, de la mosquée Tchamleudja, force est de reconnaître qu’Istanbul et ses dépendances offrent un des plus beaux paysages maritimes et urbains de monde, pouvant soutenir la comparaison avec ceux de Rio et de Hong-Kong.

Mais une fois débarqué dans l’une des îles, on change d’époque. Partout, de grandes villas anciennes en bois, souvent bien entretenues. Pas de voitures, sauf pour la police. Les habitants n’ont droit qu’à des tricycles électriques, assez peu nombreux. Les autres transports s’effectuent en carrioles, comme au bon vieux temps. Les jardins débordent de bougainvillées et de lauriers-roses donnant leur seconde floraison.

Avant le grand dérangement qui a suivi la Première guerre mondiale, la population îlienne était surtout grecque. Il subsiste, de cette époque, quelques églises orthodoxes et un grand séminaire, au centre duquel on a installé, pour prouver la loyauté envers le gouvernement d’Ankara, un buste d’Atatürk et un drapeau turc.

Jamais je n’ai vu tant de chats. Istanbul n’en manque pas, mais l’affluence humaine les empêche de trop se montrer. Ici, ils sortent de tous les recoins, colonisent les clôtures, rampent sous les tables des restaurants et même, profitant de la faiblesse de la circulation, se prélassent sur les chaussées. Au Maghreb, en Égypte, des chats faméliques fouillent les poubelles. En Turquie, leur sort est bien meilleur, car les gens les nourrissent, et ils sont loin de faire pitié. De petits tas de croquettes subsistent çà et là ; les matous n’ont plus faim.

Ce sont eux, les véritables princes de ces îles. Pensionnés à vie, sans rien à faire, alors que tant d’hommes triment ! Peut-être m’objectera-t-on que l’ennui les guette. Mais le sommeil remédie à tous les maux.

Les Turcs, ces farouches guerriers, aiment les bêtes. Beaucoup moins nombreux que les chats, par suite de terribles règlements de comptes, les chiens bénéficient à nouveau d’une aimable tolérance. J’en découvre cinq faisant la sieste devant le commissariat de police d’une des îles. Cela n’empêche pas maintes villas de s’orner d’un écriteau illustré bien de chez nous, Köpek var, attention au chien. Péril imaginaire.

La bénévolence s’étend même aux goélands – tenus ailleurs pour des nuisances. J’ai assisté à l’un de leurs festins, organisé par un bienfaiteur. En une minute, tout était nettoyé.

Comme un adieu, le mur latéral d’un restaurant me présente une citation de Saint-Exupéry en turc. Le Petit Prince se dit Kütchük Prens, sans article.

Et maintenant, il faut rentrer en France, par le fastueux aéroport. Dans ce palais mirifique, pas le moindre miaulement, pas le plus petit bout de la queue d’un chat. Nous ne sommes plus en Turquie.

xxx 

Élargissons l’horizon. Après le départ d’Erdogan, né en 1954, la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne manquera pas d’être à nouveau posée. Nous avons été à deux doigts d’inclure ce poids lourd, sous la pression conjointe des Britanniques et des Suédois (désireux de diluer l’Union), du regretté Jacques Chirac (ami des cultures exotiques) et de la technocratie bruxelloise (toujours preneuse d’une nouvelle extension). Nous avions déjà commis l’erreur d’inclure les anciens pays de l’Est, si sympathiques soient-ils, ainsi que ces plaisantins, les Grecs, les Chypriotes, les Maltais. Nous nous apprêtons à englober la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, le Kossovo, l’Albanie, en vertu de ce mot magique qu’est l’Europe – un concept arbitraire, sans réalité historique.

Et la Turquie ? Je lui ai rendu, au fil du temps, quatre visites. Je me suis bien entendu avec ses habitants, j’ai grappillé quelques mots de sa langue, j’ai rêvé dans ses mosquées. Mais cela ne suffit pas. Les Turcs sont trop différents, même si on ne veut voir qu’Istanbul, extrémité occidentale de leur domaine. Leur État deviendrait le plus peuplé de l’Union. Et par lui, nous aurions des frontières communes avec les pays les plus problématiques du monde, la Syrie, l’Irak, l’Iran.

Restons amis. Restons nous-mêmes.                                 

[1] Sur cet écrivain à Constantinople, voir mon article Petite rétrospective Pierre Loti, sous la rubrique Langue et lettres du site Montesquieu, ainsi que le commentaire d’Alain Quella-Villéger qui le suit.  

Note pour Frédéric Thiriez sur la transformation de l’ENA

Promotion Montesquieu de l’ENA – 6 octobre 2019
Rapporteur : Patrice Cahart

          Après quelques discussions informelles, les membres disponibles de notre promotion se sont réunis le 26 septembre pour définir une position au sujet de la transformation de l’ENA. La plupart des ministères et des corps étaient représentés – par des retraités, d’autant plus libres de leur parole.

          Une question préalable s’est posée. Faut-il vraiment avoir une ENA ? Dans les pays anglo-saxons, les hauts fonctionnaires sont recrutés directement à la sortie des universités, et formés aussitôt sur le tas. Les résultats ne sont pas si mauvais. La question ne doit donc pas être écartée trop vite. Nous avons néanmoins pensé que la nouvelle ENA pourrait, notamment par les stages pratiques et variés qu’elle organiserait, apporter un complément précieux à la formation qu’assurent les universités, les Instituts d’Études Politiques, certaines grandes écoles et, pour le concours interne, l’expérience professionnelle.

         Le préalable nous semblant donc levé, nous nous exprimerons successivement au sujet du recrutement, de l’éventuelle scolarité d’une nouvelle ENA, de l’éventuel classement de sortie, et de la carrière après l’ENA.

          I/ L’amélioration du recrutement

       A/ Les critiques actuelles nous paraissent très excessives.

       Dans aucun pays du monde, la composition de la haute fonction publique ne reflète la société. Et cela pour une raison fort simple : l’exigence d’un niveau élevé d’études.

          D’ailleurs la situation, en France, est beaucoup moins critiquable qu’on ne le dit, car elle a évolué :

  • au temps où nous entrions rue des Saints-Pères, le concours externe fournissait environ les deux tiers des recrues ; aujourd’hui, il n’en fournit plus que la moitié, l’autre provenant du concours interne et du troisième concours, socialement plus divers ;
  • la formation reçue avant l’entrée à l’école est de plus en plus variée, Sciences Po n’étant souvent qu’un complément ;
  • durant la suite des carrières, la composition de la haute fonction publique est fortement modifiée par les tours extérieurs et les services extraordinaires, qui ont été élargis au cours du temps ; si nous sommes bien informés, la moitié au moins des directeurs d’administration centrale, des ambassadeurs, des préfets, des conseillers d’État, des inspecteurs généraux des Finances, des conseillers-maîtres à la Cour des Comptes se compose (si on ne considère que les fonctionnaires en exercice dans leur corps, y compris les « extraordinaires ») de personnes qui n’ont pas fait l’ENA ou, si elles l’ont faite, n’en sont pas sorties dans une filière aboutissant normalement à leurs fonctions actuelles ;
  • nous constatons autour de nous que bien peu d’anciens de l’ENA ont des enfants sortis de cette même école, ou y postulant ; cette observation contredit la vision trop répandue d’une caste, laquelle devrait, comme toutes les castes, être héréditaire ; elle révèle aussi une certaine désaffection envers l’ENA, depuis une bonne vingtaine d’années ; et sous cette désaffection, une réticence envers l’État, à qui ses lourdeurs sont reprochées ; des sujets brillants, qui auraient pu sans peine être admis aux concours, ont préféré se tourner vers les affaires, ou parfois vers des métiers culturels ; ce mouvement n’affecte pas le nombre des candidats, mais n’est pas sans effets, semble-t-il, sur leur niveau.

          Ces données sont encore très peu connues du public et des médias. Inchangées depuis cinquante ans, les critiques émises, d’un point de vue social, envers l’ENA et la haute fonction publique résultent en grande partie de cette ignorance. Votre rapport devant sans doute être publié, il serait bon d’y éclairer davantage l’opinion sur ces sujets.

         L’adoption de mesures dissuasives, par exemple des quotas aux concours, ou la création d’une « École de guerre » que nous aborderons plus loin, ne pourrait qu’aggraver la désaffection.

          B/ Nous ne sommes pas favorables à la discrimination positive, pour deux raisons :

         1/ D’abord et surtout, elle serait contraire au principe de l’égalité républicaine.

           2/ Ensuite, aucun des critères auxquels on peut penser n’est suffisamment fiable :

  • l’impôt sur le revenu (des parents) continue hélas d’être assez largement fraudé dans notre pays ; si, au lieu de l’impôt payé, on retient le revenu fiscal de référence de ces parents, on évite certaines anomalies, mais on en introduit d’autres, du fait que les déductions fiscales, si justifiées soient-elles, ne sont pas prises en compte ; par exemple, le fils ou la fille d’un cadre supérieur qui possède et entretient un monument historique pourra, d’après le revenu de référence de ses parents, être étiqueté « gosse de riches », alors que le poids du monument rend ses parents plutôt pauvres ;
  • la « profession des parents » est trop imprécise ; le terme de commerçant, par exemple, peut recouvrir des réalités très variées ;
  • fixer un quota de boursiers reviendrait à confier le recrutement de la haute fonction publique, pour partie, à des fonctionnaires de l’Éducation nationale dont ce n’est pas la vocation, si estimables qu’ils soient, et dont les méthodes de travail sont mal connues de nous.

        C/ Alors, que faire pour rendre le recrutement plus social ?

       1/ Située au bout d’une longue chaîne de formations successives, l’ENA rénovée ne saurait à elle seule redresser tous les défauts de ce qui se trouve en amont d’elle. Beaucoup a déjà été fait pour les atténuer :

  • le dédoublement des classes dans les zones difficiles, excellente mesure, mais toute récente, et qui ne produira pas de résultats palpables avant quelque temps ;
  • l’effort consenti dans le domaine des bourses ;
  • les cours dispensés dans des lycées défavorisés par l’association « Réussir aujourd’hui », fondée par des anciens de l’ENA ;
  • l’admission directe à l’IEP de Paris d’élèves provenant de lycées défavorisés ; selon plusieurs témoignages, cette procédure a pu, dans certains cas, être détournée en raison de la présence, dans ces lycées, de rejetons de milieux aisés ; un correctif pourrait consister à prendre en compte, outre l’inscription dans tel lycée, l’adresse des parents ;
  • la part croissante des régions dans la formation aux emplois publics, qui n’est plus, tant s’en faut, l’apanage de la capitale.

         La meilleure solution consiste sans doute à persévérer dans ces différentes voies, et à accroître cet effort de longue haleine.

         2/ En outre, la préparation à l’ENA rénovée pourrait être rendue gratuite pour les enfants des classes moyennes dont les parents sont un peu trop aisés pour l’obtention d’une bourse, et qui ne bénéficient donc d’aucune facilité.

         3/ Les âges-limites fixés pour se présenter aux concours de l’ENA ont été supprimés en 2009. Un vieillissement en est résulté. Quand les promotions proches de la nôtre sont entrées à l’École, l’âge moyen des admis au concours externe était de 21 ou 22 ans. Aujourd’hui, il est de 25 ans. Pour le concours interne et le troisième concours, il atteint respectivement 33 ans et 36 ans.

         Deux d’entre nous se sont interrogés sur ce phénomène. Il n’est pas bon de débuter tard dans la vie, et d’un point de vue social, l’absence de limite d’âge favorise ceux qui ont les moyens d’enchaîner des formations successives. Le principe des trois concours étant supposé maintenu, ce qui nous paraîtrait judicieux, la limite d’âge serait rétablie pour le seul concours externe, et fixée par exemple à 24 ans.

          4/ La composition du jury du grand oral d’entrée devrait être modifiée pour le rendre plus proche de la société d’aujourd’hui. Il serait souhaitable d’y introduire des personnes franchement extérieures à la fonction publique. Ce changement ne serait pas sans incidences sur la sélection des candidats.

          II/ Que doit devenir la scolarité ?

         A/ La scolarité doit être sérieusement raccourcie au profit des stages, et repensée dans un sens plus pratique

          L’opinion, parmi nous et nos camarades de promotions proches, est quasi-unanime :

  • les stages sont enrichissants ; il faut les allonger et les diversifier (stages dans des mairies, dans des hôpitaux…) ;
  • la scolarité proprement dite, telle qu’on la conçoit actuellement, est inutile; elle ne fait que répéter ce qui a été appris avant le concours ; cette opinion vaut surtout pour les lauréats du concours externe, mais ceux des autres concours ont bénéficié eux aussi d’une solide préparation.

          Il faut donc renoncer à enseigner à l’ENA rénovée des matières déjà étudiées telles que le droit administratif, l’économie, les finances publiques, le droit social, les relations internationales.

          En revanche, l’ENA rénovée pourrait combler les lacunes des formations antérieures dans les domaines suivants : l’informatique (nécessaire à tous), la comptabilité (également nécessaire à tous, même dans les postes diplomatiques), le management, la gestion des ressources humaines, les relations sociales (distinguées du droit social), la déontologie, les techniques d’expression en public ou devant les médias, l’exploitation de la recherche sur l’efficacité des actions et services publics. Les cours de perfectionnement en langues seraient maintenus.

          Ces enseignements nouveaux ou linguistiques ne sauraient remplir une année, loin de là. La durée de la scolarité serait donc fortement réduite, ce qui permettrait de consacrer davantage de temps aux stages.

          Une objection possible consisterait à dire qu’une ENA ainsi conçue ne serait plus tout à fait une école, mais plutôt une organisatrice de stages. En réalité, elle aurait toujours largement de quoi s’occuper avec les préparations à l’ENA ou aux concours européens, qui constituent déjà une bonne part de son activité.

        B/ Nous sommes défavorables aux troncs communs

           Il a été suggéré d’instituer un an de tronc commun entre l’ENA et l’École Nationale de la Magistrature. Ou même entre les trois fonctions publiques, celles de l’État, des collectivités locales et des hôpitaux.

         Ce serait réinventer les Facultés de droit.

         Si l’actuelle scolarité de l’ENA se révèle inutile, c’est avant tout parce qu’elle est trop générale au regard des emplois variés qui attendent les élèves. Avec les troncs communs, l’enseignement serait encore plus général, encore plus inutile. On ferait perdre un an à tout le monde. Cette perspective ne manquerait pas de détourner de l’ENA nombre de candidats de valeur.

    

           III/ Maintien du classement de sortie ?

      Ce que nous venons de recommander au sujet de la scolarité remet en cause le classement de sortie, tel qu’il se pratique. Il ne nous paraît pas possible, en effet, d’organiser un classement équitable à partir seulement de notes de stages (ceux-ci variant d’un élève à un autre) et de notes de matières utiles mais périphériques comme l’informatique et la comptabilité.

          Nous écartons l’idée selon laquelle chaque administration pourrait « faire son marché » parmi les candidats reçus. Ce serait le retour à Balzac (Les Employés). La faveur politique deviendrait, pour chaque ministre, le critère dominant.

          Dès lors, un choix pourrait s’exercer entre deux solutions.

          1/ Renoncer au classement de sortie, le choix entre les postes étant alors effectué d’après les classements des trois concours d’entrée. Chaque année, avant l’ouverture de ces concours, l’administration annoncerait le détail des postes offerts à chacun des trois (externe, interne, troisième concours). Cette formule comporterait deux avantages :

  • elle serait plus honnête avec les candidats que la formule actuelle ; aujourd’hui, le candidat reçu sait qu’il va passer deux ans et demi à l’ENA, mais ignore ce qu’il deviendra ensuite ; avec la nouvelle formule, il connaîtrait d’emblée son poste ; si celui-ci ne lui convenait pas, il pourrait renoncer, recommencer l’année suivante, ou tenter sa chance dans une autre domaine ;
  • elle permettrait de répondre, en partie, aux critiques adressées aux grands corps ; en dosant les postes offerts à l’issue des trois concours, le ministère de la Fonction Publique s’assurerait que les grands corps ne sont pas accaparés par les lauréats du concours externe.

          Cette formule encourt cependant un reproche : les épreuves des concours  d’entrée sont essentiellement théoriques.

         2/Opérer un panachage entre le classement d’entrée et les formations ultérieures. Le classement de sortie résulterait :

  • pour moitié, des notes des concours d’entrée ;
  • pour l’autre moitié, des notes de stage, des notes d’informatique, de comptabilité et de langues, et surtout d’un « grand oral », révélateur des personnalités, qui ne porterait pas sur des connaissances générales, mais sur l’expérience que l’élève aurait tirée de ses stages.

          Cette formule serait un peu moins honnête que la première envers les candidats reçus aux concours, mais correspondrait mieux aux besoins des administrations.

           IV/ La suite des carrières

          Par l’effet :

  • de l’obligation de mobilité de deux ans (décret n° 2008-15 modifié du 4 janvier 2008), au terme desquels le fonctionnaire peut, en pratique, ne pas revenir dans son administration d’origine,
  • des tours extérieurs et du service extraordinaire,

la haute administration française est mobile – beaucoup plus, croyons-nous savoir, que celle des autres pays européens.

         C’est en gardant cette réalité à l’esprit qu’il faut examiner certaines propositions.

         A/ L’ « École de guerre » est une fausse bonne idée

       L’idée a été émise d’une « École de guerre », sur le mode militaire, où seraient admis, par concours, les fonctionnaires issus ou non de l’ENA qui souhaitent accéder aux plus hauts emplois de la fonction publique. Nous formulons trois objections.

  • L’analogie avec les carrières militaires est fallacieuse. Le « cornichon » entre à Saint-Cyr le plus souvent à bac+1, il en ressort à bac+3. La perspective de recevoir quinze ou vingt ans plus tard un complément d’enseignements théoriques n’a donc pour lui rien de dissuasif. Toute autre est la situation de l’énarque d’origine externe, qui sort de l’École en moyenne à bac+7, et qui n’a aucune envie de « remettre ça » à quarante ou quarante-cinq ans. À plus forte raison les lauréats du concours interne ou du troisième concours, qui sont plus âgés.
  • À l’armée, on prend un commandement, on s’interrompt, on prend un autre commandement. Les exigences des ministères sont différentes. Souvent, le fonctionnaire de centrale est engagé dans une action de longue haleine – réformer ceci ou cela. Il ne peut s’interrompre aisément. L’ « École de guerre » attirerait surtout ceux qui se sont mal intégrés à leur ministère et se sentent mal dans leur peau.
  • Enfin et surtout, l’« École de guerre » ne tarderait pas à apparaître comme une tromperie. Les postes de directeur d’administration centrale, d’ambassadeur, de préfet se trouvent à la discrétion du gouvernement, et nous imaginons mal que celui-ci y renonce. Les hauts fonctionnaires qui se seraient donné la peine de passer le concours de l’« École de guerre » et d’en suivre la scolarité verraient passer devant eux nombre de rivaux, fonctionnaires ou non, qui n’auraient pas pris ce soin et bénéficieraient de nominations discrétionnaires.

        Ces remarques ne constituent nullement une critique des formations militaires, qui sont bien adaptées à leur objet, mais difficiles à transposer. Les anciens de l’ENA ne sont pas les derniers à bénéficier des remarquables sessions de l’IHEDN. L’ENA rénovée pourrait peut-être en organiser de semblables. Mais elles ne devraient ni être obligatoires, ni ouvrir un droit à certains emplois.

        Au fond, les hauts fonctionnaires n’ont guère besoin de compléments théoriques. Ce dont ils ont besoin, pour mieux connaître les Français, c’est d’une variété d’expériences. Les stages de l’ENA rénovée, l’obligation de mobilité, les tours extérieurs et les services extraordinaires devraient normalement y suffire.

         B/ Les grands corps ne doivent pas être privés de leurs jeunes

         Le Conseil d’État, l’Inspection des Finances, la Cour des Comptes subsisteront sans doute, même si on change leurs noms, car leurs fonctions répondent à un besoin. L’idée a été émise de ne plus leur fournir de recrues à la sortie de l’ENA. Ces corps seraient alimentés en milieu de carrière :

  • ou bien par cette « École de guerre » que nous venons de critiquer ;
  • ou bien par une sélection sur dossiers, ce qui reviendrait à généraliser les tours extérieurs actuels, et, d’un point de vue d’indépendance, ne serait pas sans inconvénients.

         L’argument avancé est que pour contrôler ou censurer utilement les administrations, il faut d’abord y avoir travaillé. Cette thèse n’a qu’une valeur relative. Les jeunes énarques connaissent déjà l’administration par leurs stages ; ils la connaîtront encore mieux si nos suggestions concernant l’ENA rénovée sont suivies. Et surtout, ils ne travaillent pas seuls, mais sont encadrés par des anciens qui, eux, ont souvent une bonne connaissance du terrain.

         À notre sens, ces corps ne doivent pas être privés de leurs jeunes, qui abattent une grande partie de leur besogne, et sont pour beaucoup dans leur efficacité. Des corps constitués exclusivement de « sages » n’auraient pas la même utilité. Le besoin de jeunes n’est d’ailleurs nullement propre aux corps recrutés par la voie de l’ENA. La Cour de cassation, par exemple, dispose de conseillers référendaires qui y sont fort appréciés.

         Les suggestions que nous avons présentées plus haut pour remplacer l’actuel classement de sortie devraient tempérer les critiques adressées aux grands corps.

         C/ Le « pantouflage » ne doit pas nécessairement être combattu

         Le « pantouflage » (terme emprunté à Polytechnique) est bien mal nommé. L’énarque qui quitte la fonction publique pour aller dans une entreprise y trouve des concurrents, en particulier des anciens d’écoles de commerce, qui ne lui font grâce de rien. Il doit redoubler d’efforts pour prouver sa valeur.

        Le pantouflage a deux origines :

  • par une habitude historique, l’État recrute beaucoup de hauts fonctionnaires à la sortie de leurs études supérieures ; il n’est pas en mesure de leur assurer à tous une carrière à la hauteur de leurs ambitions légitimes ; nous connaissons de nombreux camarades de valeur qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvent dans un « placard » ; certains ne reçoivent même pas d’affectation durant des années ; il est bon que l’excédent de hauts fonctionnaires soit reversé aux entreprises ou au barreau, plutôt que d’être stérilisé ;
  • en France, les directeurs d’administrations centrales sont nommés jeunes – beaucoup plus jeunes que dans d’autres pays européens où ce sont des postes de fin de carrière ; c’est une chance pour notre pays ; mais, quand l’intéressé a cessé de convenir au ministre, l’administration n’est pas toujours en mesure de lui offrir un emploi de repli satisfaisant ; il se tourne alors, tout naturellement, vers les entreprises.

        L’administration ne doit pas devenir une prison. Et si elle le devient, elle perdra ce qui lui reste de prestige.

       Si on veut vraiment réduire le pantouflage, il convient de réfléchir dans deux directions :

  • l’effectif des promotions de l’ENA vient de diminuer un peu, il est tombé aux environs de 80 ; faut-il encore abaisser le curseur d’un cran ?
  • les départs vers les collectivités territoriales et les hôpitaux, qui ont déjà lieu, mais à une petite échelle, pourraient être encouragés.

xxx

         La présente note, qui vous est destinée, sera parallèlement publiée sur notre site www.montesquieu-avec-nous.com, un site de l’honnête homme, ouvert à tous – sous la rubrique « Société ».

          Il accueille les opinions dissidentes, qui pourront vous être utiles elles aussi.

         Nous vous souhaitons beaucoup de succès dans votre tâche.

 

 

Oran, le massacre oublié

Par Jacques Warin 

Une mauvaise leçon d’histoire, à propos d’une émission de France 3, diffusée le jeudi 5 septembre 2019  à 23h.

 Sous ce titre accrocheur, les auteurs de l’émission prétendent faire la lumière sur un épisode malheureux de (la fin de) la guerre d’Algérie : le « pogrom » du 5 juillet 1962, au cours duquel plusieurs centaines de pieds- noirs ont trouvé la mort (le chiffre avancé oscille entre 500 et 700) du fait des exactions d’une foule (de musulmans) déchaînée. Oublié, cet épisode ? Sur le moment sans doute, les autorités (de chaque côté de la Méditerranée) ayant intérêt à le passer sous silence, et même dans les années qui suivent, puisque le premier livre qui ait été publié en France sur La Guerre d’Algérie, paru chez Fayard en 1971, et dû à la plume d’un excellent journaliste, Yves Courrière, n’en fait pas mention.

Il n’en demeure pas moins que, dès le début des années 1980, ces tristes événements ont fait l’objet de nombreux rappels et récits, étayés par des témoignages irréfutables. Le dernier en date est celui de Guy Pervillé, paru en 2014 sous le titre : Oran, leçon d’histoire sur un massacre, qui fait le point sur toutes les recherches entreprises, en France comme en Algérie, sur ce drame.

Les faits sont désormais connus. Dans la journée du jeudi 5 juillet 1962, date choisie par les Accords d’Évian pour la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, après trois mois de « régime intérimaire », plusieurs centaines de nos compatriotes (tous des civils) ont été lâchement assassinés à Oran, et enterrés ensuite dans des fosses communes, sans que l’armée française, cantonnée dans ses casernes, ait eu la moindre volonté de faire cesser ce massacre (tous les témoignages concordent). Selon la thèse la plus courante, qui est reprise ici par les auteurs du documentaire, le gouvernement français, qui relevait du général de Gaulle, aurait sciemment laissé s’accomplir ce carnage pour ne pas mettre en péril les Accords d’Évian (entrés en vigueur le 19 mars 1962).

Faute de disposer d’archives prises sur le vif (les rares images recueillies pendant cette journée par une équipe de journalistes étrangers ayant été confisquées, puis détruites par les autorités algériennes), l’émission de France 3 se borne à présenter une série de témoignages, tous très émouvants, qui émanent, pour partie des descendants (pieds-noirs) des personnes disparues, et pour partie de jeunes appelés du contingent (entre temps devenus vieux). Tous racontent la même histoire : dans la matinée de ce fatal 5 juillet,  une foule musulmane incontrôlée (composée à la fois de civils et de militaires) s’est déversée, en principe pour célébrer l’Indépendance, dans le centre d’Oran, habité majoritairement par les « Européens » (on disait à l’époque « FSE » : Français de souche européenne). Ces derniers ont été, soit lynchés au hasard de leurs rencontres avec la foule, soit regroupés par des pseudo-responsables dans des lieux publics (salles de sport ou salles d ‘école) pour être ensuite massacrés systématiquement (on pense aux massacres de Septembre, à Paris, en 1792). Les faits ne sont pas contestables. Les témoignages sont unanimes : de la part des pieds-noirs, qui ont vu leurs parents enlevés ce jour-là et ne les ont jamais revus ensuite (ils en gardent, à l’âge adulte, une blessure irréparable) , mais aussi de la part des appelés du contingent, qui disent avoir entendu des coups de feu, des cris, des appels à l’aide, alors qu’ils avaient l’ordre formel de ne pas intervenir.

Ce qui, en revanche, n’est pas décrit, dans cette séquence télévisée d’une petite heure (est-ce faute de temps ?), c’est le climat qui avait prévalu à Oran dans les trois mois qui se sont écoulés entre le 19 mars (date de la signature des Accords d’Évian) et le 5 juillet (date de la proclamation de l’Indépendance). Ce fut, selon tous les témoins de cette époque (et je suis l’un d’entre eux), une véritable apocalypse : explosions, destructions, massacres collectifs (de musulmans surtout, mais aussi d’Européens suspectés de sympathie pour la rébellion) se sont succédé à un rythme infernal. Ils étaient le fait de l’OAS (« Organisation Armée Secrète »), qui regroupait les éléments extrémistes parmi les pieds-noirs hostiles aux Accords d’Évian et qui faisait régner la terreur à Alger comme à Oran, les deux grandes villes où elle était bien implantée, du fait de la présence d’une minorité européenne largement acquise à sa cause. La terrible explosion de haine et de violence qui a lieu le 5 juillet à Oran peut être interprétée comme une réaction (spontanée ou provoquée par des meneurs) à ces trois mois de terreur pendant lesquels l’OAS avait régné sans partage, à Alger comme à Oran.

On peut d’ailleurs se demander pourquoi les violences qui se sont exercées contre les Européens, à Oran, n’ont pas eu lieu, le même jour, dans la capitale. À cette question, que les journalistes de France 3 ne se posent pas, je crois pouvoir apporter un début de réponse. C’est qu’à Alger, au terme de ces deux mois de meurtres et d’attentats qui avaient déchiré les deux communautés, les extrémistes des deux bords – OAS et FLN –  sont parvenus, contre toute attente, à conclure une trêve, vers le 15 juin, qui se solda, le 23, par un accord en bonne et due forme, prévoyant l’arrêt immédiat des attentats et destructions et le retour à la « paix civile ». Ce sont les accords Mostefaï-Susini, conclus entre le chef du Département de l’Intérieur du Gouvernement Provisoire Intérimaire  et Jean-Jacques Susini, un jeune homme de trente ans, devenu le chef de l’OAS après l’arrestation de Salan (en avril 1962). Ces accords ne peuvent qu’avoir contribué au climat pacifique dans lequel se sont déroulées les manifestations populaires à Alger, le 5 juillet.

Ce qui s’est passé à Oran, en revanche, relève, selon toute vraisemblance, soit d’un désaccord entre les chefs locaux du FLN et les éléments de l’ALN infiltrés dans la ville depuis le début du mois, soit de l’impuissance des cadres algériens à maintenir une certaine discipline sur une foule en proie à des meneurs et des voyous. Mais de tout cela l’émission de France 3 ne dit mot. C’est à peine si elle fait, une seule fois au passage, référence à l’OAS.

Revenons maintenant au rôle qu’aurait joué l’armée française pendant cette journée tragique du 5 juillet à Oran. Ils étaient plus de 15 000 soldats, placés sous les ordres du Général Katz, commandant en chef de la région d’Oranie. L’attitude passive de nos forces résulte expressément de l’application des Accords d’Evian, lesquels stipulaient que, pendant toute la période intérimaire (19 mars-5 juillet), il ne devait plus y avoir d’opération militaire contre les forces adverses et que seules étaient autorisées des actions de légitime défense. Pour se justifier, le général Katz, qu’on ne voit pas dans le film (il est mort en 2001), mais qui a donné un interviou en 1992, déclara qu’il n’avait été mis au courant des exactions que « tard dans l’après-midi » et qu’ayant contacté le général de Gaulle, il avait reçu de lui l’ordre exprès de « ne pas bouger ». Vers cinq heures, toutefois, certains régiments ont fait une sortie et ont pu constater que toutes les violences avaient cessé. On peut d’ailleurs en inférer que, sans cette sortie  (tardive, il est vrai), il y aurait eu encore plus de victimes dans les rangs de la population européenne.

Le documentaire de France 3, plaidant uniquement à charge, s’acharne à souligner les responsabilités françaises, en incriminant d’abord le général Katz, pour son silence et pour son inaction, puis le général de Gaulle, qui lui aurait donné l’ordre de « ne pas bouger ». Mais il y a plus grave et, même, disons-le, malhonnêteté dans cette présentation des faits. Les documentaristes prétendent avoir retrouvé « un grand témoin » de ces événements, qu’ils présentent comme « l’adjoint du général Katz » (c’est le sous-titre de l’image). Outre le fait qu’il est absurde de faire parler de nos jours  l’un quelconque des adjoints du général Katz (ils seraient tous hors d’âge), j’ai personnellement identifié l’octogénaire présenté sous ce titre accrocheur, avec son nom à l’écran : Thierry Godechot. Ce personnage n’est autre qu’un de mes camarades de promotion ; il exerçait à l’époque (en 1962), avec le grade de sergent, les fonctions de secrétaire du général Katz. Adjoint ou secrétaire, ce n’est pas la même chose !

Au demeurant, les informations qu’il donne dans cet interviou ne sont pas dénuées d’intérêt, d’autant plus qu’il s’appuie sur son « Journal » pour les authentifier. Selon lui, le général Katz se serait borné à faire (vers 13h) une reconnaissance au-dessus de la ville en hélicoptère et n’aurait, pendant cette tournée, rien vu d’alarmant. Ce qui malheureusement est plus grave, c’est que, incité par son interlocuteur à lire une autre page de son « Journal » (qu’il a sur ses genoux pendant l’entretien), Thierry Godechot résume la journée en disant qu’au fond « tout s’est bien passé » (sic), même si « les pieds-noirs ont eu leur petit massacre » (sous-entendu : ils l’ont bien mérité). De telles expressions, évidemment privées de leur contexte, prennent à l’antenne une résonance bizarre (plutôt qu’atroce). Que pouvait savoir, en effet, et penser, au soir du 5 juillet 1962, ce jeune appelé du sort des pieds-noirs, dont il avait vu, dans les trois mois précédents, les principaux meneurs multiplier les exactions contre les musulmans, les insultes envers les forces chargées du maintien de l’ordre et les appels à l’insurrection contre le pouvoir civil ?  On pourra juger le témoignage de celui qui est présenté abusivement comme « l’adjoint du général Katz » comme nul et non avenu.

C’est en somme une bien curieuse « leçon d’Histoire » qu’a prétendu nous donner le documentaire de France 3. A travers des témoignages irréfutables, qui traduisent la détresse d’enfants ayant perdu leurs parents ou le remords de jeunes soldats du contingent impuissants à leur porter secours, les journalistes auteurs de l’émission (Georges-Marc Benamou et Jean-Charles Deniau) croient devoir se comporter comme des juges, livrant des  responsables  à la vindicte publique, sans chercher à rendre compte ni du climat de l’ époque, ni de la signification d’événements qui se situent dans la ligne de toute une série d’autres exactions ayant mené, en moins de trois mois, l’Algérie au bord du gouffre.

Quant au rôle exact joué dans cette tragédie par le général de Gaulle, on peut, à partir de ces différents éléments, tenter de le redéfinir. Prévenu en temps utile par Katz de ce qui se passe à Oran, le chef de l’État lui demande de « ne pas bouger ». Et le général Katz de conclure : « Une fois de plus, j’ai obéi ! » (dans son interviou de 1992). La décision de son interlocuteur s’explique par le fait que, dans les trois jours qui se sont écoulés entre le référendum algérien du 2 juillet et la Fête de l’Indépendance du 5 juillet, les éléments de l’ALN cantonnés à la frontière marocaine (environ 20 000 hommes) ont investi tout l’Ouest algérien et se sont infiltrés dans la grande ville, dont ils contrôlent déjà les faubourgs. Ce que veut éviter à tout prix le Général, c’est une confrontation de grande ampleur entre les forces armées algériennes, qui n’ont pas encore combattu et se verraient bien faire une démonstration de dernière heure, et ce qui reste de l’Armée française à Oran (15 000 hommes), qui serait tenté par un « baroud d’honneur ». D’autant plus qu’une troisième armée pourrait se mettre de la partie : il s’agit de la Force Locale (60 000 hommes), prévue par les accords d’Évian, dont certains éléments sont stationnés à Oran, et dont personne ne peut imaginer de quel côté elle va pencher.  À aucun moment cette question, pas plus que beaucoup d’autres, n’a été abordée dans l’émission.

PS :   Si l’auteur de ces lignes n’a pas vécu lui-même les événements du 5 juillet, il peut apporter son témoignage sur l’extrême tension qui régnait à Oran à la même époque. Ayant passé un an comme aspirant dans une unité combattante dans l’Ouarsenis, il se trouvait à Oran entre le 15 et le 17 mai 1962 (date de son retour définitif en métropole). Durant la seule après-midi du 16 mai, alors qu’il parcourait la ville à pied (et, bien sûr, en uniforme),  il a assisté à l’exécution de plusieurs musulmans, choisis au hasard parmi les passants, par des commandos de civils en voiture (qui ne pouvaient être que des éléments de l’OAS).

Ces exactions avaient évidemment pour objectif de terroriser la population locale afin de rendre, à l’avenir, toute « cohabitation » impossible. C’est ce que le journaliste Yves Courrière  appelle avec justesse, dans le dernier des quatre volumes qu’il a consacrés à La Guerre d’Algérie, « les feux du désespoir ». C’est sous le même registre qu’on peut classer le massacre d’Oran,  point d’orgue de toute une série d’exactions imputables, en cette sinistre année 1962, aux deux parties (OAS et FLN), qui étaient engagées dans une lutte fratricide.

Vers le monde de 2050

Un livre de Michel Camdessus, lu par Nicolas Saudray – août 2019

          Je suis impardonnable. J’ai laissé passer le dernier livre de Michel Camdessus sans en rendre compte, alors qu’il traite de questions absolument fondamentales. Mais mieux vaut tard que jamais, d’autant que l’ouvrage n’a rien perdu de son actualité – même si les gesticulations de Donald Trump retardent d’un ou deux lustres la mise en œuvre de certaines suggestions.

         Michel Camdessus a suivi un parcours d’excellence : directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France, directeur général du FMI. Il participe aujourd’hui à des groupes de réflexion de haut niveau sur l’avenir économique du monde. Le livre d’aujourd’hui est le fruit des ces travaux. Il s’appuie sur un ouvrage plus volumineux publié en 2016 par vingt-six experts, y compris  l’auteur, et dont le titre dit l’ambition : The World in 2050 – Striving for a More Just, Prosperous and Harmonious Global Community.

         Le livre de Michel Camdessus débute par un rappel des améliorations spectaculaires obtenues au cours de la période récente, malgré la progression de la population mondiale qui aurait pu les empêcher. Voici les plus marquantes :

  • la proportion des personnes vivant dans la pauvreté absolue (moins de 1,90 $ constants par jour) est passée de 52 % en 1981 à moins de 10 % en 2015 ;  je me demande toutefois si ces chiffres ne sont pas quelque peu faussés par la réduction relative de la production autoconsommée ; en effet celle-ci (nourriture, habillement), caractéristique des zones rurales des pays émergents, est évaluée à des prix fictifs assez bas ; or aujourd’hui, une partie importante des habitants de ces pays vit en ville, et consomme à peu près la même chose que les campagnards, mais cette consommation est évaluée aux prix du marché, plus élevés ; en outre, la progression du PIB par tête est en partie compensée par une dégradation de la qualité de la vie, non prise en compte pas les comptabilités nationales (allongement des temps de trajet, difficultés de l’existence dans les grandes agglomérations du tiers monde, bidonvilles) ;
  • plus claire est l’amélioration de la longévité moyenne (52 ans en 1960, 71 ans en 2015) et du niveau d’instruction.

        Ces résultats incitent Michel Camdessus à l’optimisme pour l’avenir. Mais  les arbres ne montent pas jusqu’au ciel.

          Un défi démographique devra être relevé. À cet égard, l’horizon 2100 me paraît plus significatif que celui de 2050, car les prévisions ont été corrigées en hausse : la population mondiale devrait continuer de croître jusqu’à la fin de ce siècle, et atteindre un chiffre de 11,2 Mds, contre les 7,5 Mds actuels, soit une progression de moitié – alors que les parties utiles de la surface terrestre nous semblent déjà congestionnées.  Michel Camdessus a surtout examiné le cas de l’Afrique (blanche et noire), qui, partant de 1,2 Md d’habitants, en aurait alors 4,4 Mds, soit 40 % de la population mondiale (hors migrations). J’ajoute que sa situation sera rendue encore plus critique par la progression prévue de la sécheresse dans la zone sahélienne.

          Il faut aussi s’intéresser aux deltas d’Asie, où la natalité est moindre, mais qui sont déjà surpeuplés. La montée des mers, et donc de la salinité, les rendra pour partie impropres à la culture.

          Michel Camdessus espère que le problème démographique de l’Afrique sera résolu, d’un côté par le développement économique de ce continent, de l’autre par une migration (de masse) vers l’Europe. Ces perspectives sont transposables, sur une moindre échelle, à une partie de l’Asie et de l’Amérique latine ; leurs excédents de population auront tendance à migrer, respectivement,  vers l’Australie et l’Amérique du Nord.

         L’industrialisation des pays émergents peut être facilitée par l’énergie solaire. Mais je rappelle que celle-ci est intermittente (pas de production la nuit, peu de production par temps couvert) et que nous ne disposons, pour l’heure, d’aucun procédé de stockage de l’énergie rentable à grande échelle.

          En tout cas, le développement économique de ces pays requiert de très importants moyens financiers. Michel Camdessus souligne cette contrainte et avance, si je compte bien, quatre possibilités, d’inégale importance :

  • la suppression des subventions aux carburants accordées à leurs consommateurs par nombre de pays pauvres ; ces « aides » nuisent à la planète, ne bénéficient, contrairement à toute logique, qu’aux classes aisées des  pays concernés, et se traduisent par une perte sensible pour les États, alors qu’ils sont impécunieux ; je m’étonne que la suppression de ces avantages indus n’ait pas encore été exigée par les prêteurs internationaux ;
  • la révision des prix de transfert qui permettent trop souvent aux opérateurs des groupes internationaux de localiser dans des paradis fiscaux l’essentiel de leurs profits, laissant peu de chose dans les pays dont ils ont extrait des matières premières ; c’est une question bien connue des spécialistes fiscaux, mais ardue, et dont le traitement exige, à mon sens, une détermination sans faille de l’ONU ou, à défaut, de l’OCDE ;
  • une aide financière publique accrue des pays occidentaux, dont la plupart, ces derniers temps, n’ont pas tenu leurs promesses ; l’ancien gouverneur nous rappelle que la France s’était engagée à y affecter 0,7 % de son PIB, et ne se trouve aujourd’hui qu’à mi-chemin ; mais l’heure paraît peu favorable à l’effort, car presque tous les pays occidentaux se débattent dans des problèmes intérieurs ;
  • rendre les finances (privées) servantes de l’économie ; beau programme, sauf que les banques, car il s’agit essentiellement d’elles, doivent équilibrer leurs comptes et rémunérer leurs actionnaires ; le maintien, sans doute durable, de taux d’intérêt très bas réduit leur marge de manœuvre ;
  • transformer le FMI en une banque centrale, émettrice d’une monnaie mondiale ; bien que Michel Camdessus s’en défende, n’est-ce pas vouloir financer l’ancien tiers monde par une forme moderne de la planche à billets ?

          Dès lors, je ne suis nullement certain que la mobilisation des moyens financiers acceptables permette de développer suffisamment les pays en cause, et donc d’éviter des migrations de masse.

          Venons-en donc à celles-ci. Michel Camdessus les justifie par le déclin démographique de l’Europe. Selon les prévisions officielles, ce continent aura perdu hors migrations, d’ici à 2100, une centaine de millions d’habitants. Mais c’est peu au regard des 3,2 milliards d’habitants supplémentaires de l’Afrique, qui seront enclins à se déverser à l’extérieur.

          J’ouvre ici une parenthèse pour la France, dont la situation diffère de celle de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne. Nous ne sommes tombés que tout récemment en-dessous du seuil de remplacement des générations. L’immigration en France ne sera nécessaire que dans une quinzaine d’années pour éviter une baisse de la population active (à supposer que les immigrants trouvent un emploi).

          Il ne suffit pas, en effet, de laisser entrer ces migrants. Il faut aussi les loger (alors qu’une bonne partie des Français de souche sont mal logés) et les former (alors qu’une bonne partie des Français de souche sont mal formés). L’économie demandera de moins en moins de travailleurs non qualifiés.

         Michel Camdessus rejette la thèse suivant laquelle les travailleurs immigrants prendraient la place des autochtones. Il se réfère à des études tendant à montrer que l’immigration augmente le PIB. Résultat attendu puisque, dans les pays en cause, la population active s’est accrue. Mais il s’agit du PIB global. Nous pouvons craindre qu’en cas d’immigration massive, le PIB par tête ne se réduise.

          Michel Camdessus ne croit pas non plus que l’immigration, même  massive, menacerait l’identité nationale. Rappelons quand même que les migrants potentiels, s’ajoutant aux migrants déjà installés, sont en majorité musulmans. Il faut tenir compte aussi des disparités géographiques probables. Si dans quelque temps notre pays compte par exemple un tiers d’habitants, blancs ou noirs, d’origine africaine, ceux-ci seront largement majoritaires en région parisienne, où les nouveaux venus ont tendance à se concentrer. La France ne sera plus la France.

          Ces remarques s’appliquent aussi, en moins dramatique, aux migrations qui proviendraient d’Asie et d’Amérique latine, vers des destinations non européennes. La Chine se situe, me semble-t-il, à part : sa population va diminuer par l’effet de la politique de l’enfant unique (que les ménages chinois continuent de respecter assez largement dans les faits), mais elle aura sans doute à recaser bon nombre d’habitants de ses deltas pollués par le sel marin. Elle connaîtra donc des migrations intérieures plutôt qu’une immigration. Cela ne la dispensera évidemment pas de faire face à la perte d’une partie des récoltes desdits deltas.

          Quoi qu’il en soit, tous les lecteurs pourront être d’accord avec la conclusion économique de Michel Camdessus : si les prévisions démographiques se réalisent, et si les habitants des pays émergents exigent un niveau de vie de type européen, il en résultera une ponction insupportable sur les ressources de la planète (eau dont la pénurie menace déjà, métaux rares, terres rares…)

          Comment conjurer cette tragédie ? Michel Camdessus estime que les habitants des pays développés doivent réduire leur consommation, cessant ainsi de donner le mauvais exemple. Or ils n’en prennent pas le chemin. Les Gilets jaunes, dont le mouvement est postérieur à la parution du livre, ont placé le pouvoir d’achat au premier rang de leurs revendications – et la majorité de la population française, à l’origine, les a soutenus. Les écologistes se gardent bien d’afficher leur doctrine de la décroissance durant les campagnes électorales, car elle leur vaudrait une défaite cuisante. Le discours officiel français a rarement été aussi plein d’appels à la croissance.

          Force est donc, à mon sens, d’en revenir à la cause principale du problème posé : le maintien d’une forte fécondité dans nombre de pays émergents ou candidats à l’émergence. Aux dernières nouvelles, le Niger, champion du monde, compte 7,2 naissances (viables) par femme ; la Somalie, 6,3 ; le Congo-Kinshasa et le Mali, 6,1 ; le Tchad, 5,9 ; le Burundi et l’Angola, 5,7… Ces chiffres ne baissent pas, ou guère. Inconsciemment, les mères de famille de ces pays tirent des traites sur la communauté mondiale. À titre de comparaison, l’Inde n’en est plus qu’à 2,3, la France, qu’à 1,96, et la Chine, qu’à 1,6.

          Cette cause principale d’une consommation croissante, le discours écologiste la néglige. Il est centré sur les émissions de gaz à effet de serre – donc sur des conséquences et non sur une cause. Ces émissions sont au demeurant le prétexte d’une politique absurde, le développement de l’éolien qui, dans le cas de la France, ne sert en rien la cause du climat, bien au contraire [1]. Aucune réduction sensible des gaz à effet de serre ne pourra être obtenue si la population de la planète continue de progresser au rythme prévu.

          Sur ce sujet, Michel Camdessus, sans doute par un scrupule chrétien, se montre très discret. Il pense qu’une meilleure éducation des femmes fera baisser la natalité. Encore faut-il que l’enseignement, dans les régions concernées, traite le sujet en toute clarté. Elles aussi, les institutions internationales se sont faites discrètes, par crainte d’être accusées de néo-colonialisme ou d’offenses à l’islam. Dans les années 1950 et 1960, la programmation familiale dans ce qu’on appelait alors le tiers monde faisait l’objet de recommandations occidentales quasi-quotidiennes. Aujourd’hui, on n’en entend presque plus parler.

          Je me permets de proposer que toute aide multilatérale ou bilatérale à un pays à forte natalité soit désormais subordonnée à des engagements précis de celui-ci en matière de programmation familiale (enseignement, dispensaires…), et que le respect de ces engagements donne lieu à contrôle.

          À sa conclusion économique, Michel Camdessus associe une conclusion philosophique. Elle part d’un constat : notre civilisation mondialisante ne propose pas d’autre objectif aux humains que de produire plus pour consommer plus. C’est lamentable, en effet. Où trouver un autre idéal ?

        Les écologistes ont le leur, préserver la planète. Il s’agit hélas d’un idéal négatif : toujours se restreindre, toujours s’infliger de nouvelles contraintes. Ce n’est pas avec cela qu’on motivera les masses. Greta Thunberg ne remplacera pas Jésus-Christ.

        S’appuyant, entre autres, sur le pape François, Michel Camdessus suggère une civilisation de la solidarité. L’idée est sympathique. Mais attention. Même si on parvient à persuader les bonnes gens de la nécessité d’une décroissance, la société décroissante devra continuer d’innover – ne serait-ce que pour dépenser moins d’énergie et de matières premières en vue d’une production donnée. Au-delà d’un certain degré, la solidarité (impôts, cotisations sociales) est un facteur d’immobilité. Les innovateurs ne seraient plus récompensés. Le parasitisme serait encouragé. L’extension de l’État-providence à l’ensemble de la planète risquerait fort de produire une humanité veule et décadente.

          Peut-être n’aurons-nous plus de civilisation cohérente. Peut-être sommes-nous déjà sorti de ce vieux modèle, en voie d’être remplacé par un magma de concepts contradictoires. Il importe, me semble-t-il, que l’Occident à demi déchu préserve ce qui a fait sa force, et permis les progrès mondiaux des deux derniers siècles : le goût et la liberté d’entreprendre. À condition, bien sûr, que cette liberté ne s’exerce plus au détriment de la planète.

Le livre
Michel Camdessus, Vers le monde de 2050, Fayard 2017, 250 pages, 16 €.

La référence sur laquelle il s’appuie
The World in 2050 – Striving for a More Just, Prosperous, Harmonious Global Community, Oxford University Press 2016. Ouvrage de 26 experts de haut niveau dont les Français Michel Camdessus, Pascal Lamy et Gérard Payen.

[1] Voir la rubrique Ecologie du site Montesquieu.

Trois romans de Maupassant

Par Nicolas Saudray

          Guy de Maupassant est surtout connu comme auteur de nouvelles. Il les publiait dans les journaux, moyennant un bon prix. Pourquoi les périodiques ont-ils aujourd’hui délaissé ce genre qui leur convenait si bien ?

          Mais ce n’était qu’une des faces de l’écrivain. Son talent du romancier ne le cédait en rien à son talent de nouvelliste. Il lui permettait de captiver ses lecteurs, après les voir giflés par ses textes brefs.

          Maupassant a laissé le souvenir d’un viveur brutal et bravache, incapable d’amour, peu sympathique. Un mufle, disait-on à l’époque. Plus précisément, il a déclaré avoir aimé un seul homme dans sa vie, Flaubert. Mais ce grand sportif misanthrope s’est jeté à l’eau plusieurs fois pour sauver des personnes qui allaient se noyer. Il a aidé les membres de sa famille tombés dans le besoin – même son père qui s’était mal conduit, même son très décevant frère. Il est adoré de ses domestiques. Il manifeste sa compassion pour des enfants (le petit Marius d’Une Vie, la petite Roque d’une sombre nouvelle…). Il plaint le sort malheureux des bêtes, notamment dans un passage d’Une Vie où l’on voit un abbé furieux piétiner une portée de chiots, et dans six nouvelles au moins : Histoire d’un chien (ou plutôt d’une chienne), Mademoiselle Cocotte (variante de la précédente), Après (la mort du chien Sam), Coco (histoire d’un vieux cheval), L’Âne (histoire d’un Aliboron martyrisé) et la Chasse aux guillemots (des oiseaux marins). Tous sont des victimes de cet être fondamentalement malfaisant, le mâle humain adulte.

          Aussi Maupassant ne croit-il pas à l’amour réciproque entre un homme et une femme. Exception : deux Russes qui ont fait connaissance dans un wagon de chemin de fer (nouvelle intitulée En voyage), et qui, depuis, s’aiment sans jamais se voir, à Menton. Les habitants les traitent de toqués.

          De même, Maupassant rejette le nationalisme. Les paysans, observe-t-il, n’ont guère les haines patriotiques ; cela n’appartient qu’aux classes supérieures (nouvelle intitulée La Mère Sauvage). Les paysans, insiste-t-il, ont fourni l’essentiel de la chair à canon, en 1870. L’impitoyable nouvelle Saint-Antoine raconte le meurtre d’un soldat « prussien » par un vieux paysan cauchois. Mais cela n’a rien d’une immolation patriotique. Il s’agit d’une querelle d’ivrognes. Le meurtrier cache le cadavre au fond de son tas de fumier. Un autre habitant du lieu, innocent, est fusillé à sa place.

          Maupassant se défie de la politique, jeu qui lui paraît peu honorable.  Dans sa longue nouvelle Les Dimanches d’un bourgeois de Paris, après avoir appâté le lecteur par une réjouissante caricature de ses anciens collègues de bureau, il fait défiler les doctrines des partis et les exécute une à une – y compris les revendications féministes, alors qu’elles se situent dans la logique de son œuvre. Un autre nouvelle, Un Coup d’État, ridiculise un notable républicain qui tente de s’emparer de la mairie de son village en septembre 1870, malgré le désintérêt des paysans.

          Cela dit, le quasi-anarchiste est aussi un maniaque de la propreté. Que de remarques sur des draps douteux ou sur des redingotes tachées !  À rapprocher d’une lettre de 1881 à l’une de ses maîtresses d’alors, surnommée Gisèle d’Estoc : Le coudoiement de la foule m’exaspère, son odeur me répugne.  

          Était-il le fils de Flaubert ? Le bruit en a couru. Les deux familles se connaissaient, et il était tentant d’établir un lien filial entre les deux plus normands des écrivains. L’étude des dates de la gestation et donc de la conception du futur Guy n’est pas décisive. Mais une lettre adressée à Flaubert le  16 mars 1866 par la mère de Maupassant lève les doutes : J’ai deux enfants…L’aîné est presque trop mûr pour ses quinze ans… S‘il avait été le fils de Gustave, elle se serait exprimée tout autrement.

          À cette occasion, j’observe que ces deux auteurs si normands par leurs œuvres et leur vie ne l’étaient qu’à demi par leurs origines. Le père de Flaubert, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, arrivait de Nogent-sur-Seine (Aube), où se déroule une partie du roman L’Éducation sentimentale ; en revanche, son épouse venait de Pont-L’Évêque. De même, les Maupassant étaient lorrains, mais la mère de l’écrivain était née Le Poittevin, d’une famille de petits notables du Cotentin.

          En ligne paternelle, notre Guy descend d’un juriste anobli deux fois au XVIIIe siècle, la première par l’empereur germanique, pour services rendus, la seconde, en France, par l’achat d’une charge de secrétaire du roi. Noblesse modeste, sans titre, et dont l’héritier fait peu de cas. D’ailleurs, sa grand-mère maternelle se nomme Aglaé Pluchard.

          Guy naît en 1850, comme Pierre Loti qui vivra beaucoup plus vieux.  Ses parents s’étant séparés de bonne heure, il est élevé par sa mère dans une villa d’Étretat – lieu de villégiature alors apprécié des artistes parisiens. Il court sur les falaises, participe aux pêches, joue avec les gamins du cru ; ce sont les années les plus heureuses de son existence. Puis il est mis au petit séminaire d’Yvetot, dont il sort athée et quelque peu anticlérical. Il commence des études de droit, interrompues par la guerre de 1870 – à laquelle il figure en qualité d’artilleur (il manque d’être fait prisonnier). Quelques nouvelles, parmi les mieux frappées, rendent compte de cette période piteuse. Au retour, le jeune homme est témoin de la Commune de Paris. Cette fois, pas de nouvelles, car elles auraient été trop pénibles.

          N’ayant pas les rentes dont jouit un Flaubert, Maupassant doit se faire employé de ministère. Mais dès que les revenus de ses nouvelles publiées par les journaux le permettent, il quitte le service public. Il gagne alors beaucoup d’argent et en dépense autant.

         Chaque semaine, en effet, il rédige deux chroniques ou nouvelles (qu’il appelle contes). L’essentiel est publié dans deux quotidiens de tendances opposées, Le Gaulois, monarchiste et mondain, dirigé par le pétulant Arthur Meyer qui est juif, et le Gil Blas, républicain, bohème et volontiers grivois – ce qui convient parfaitement à notre Guy. Le lectorat de ces feuilles ne saurait être qualifié de populaire. Le grand public, celui du Journal ou du Matin, aurait-il accepté de se reconnaître en ce miroir que lui tend le nouvelliste ?

         Dès qu’un nombre suffisant de « contes » a été publié au jour le jour, ils sont recueillis en un volume et vendus avec succès en librairie.

          Parallèlement, Maupassant trouve le temps d’écrire des romans, qui           révèlent une sensibilité très fine. Mon propos se limitera aux trois qui m’ont semblé les meilleurs.

          Une Vie (1883)

          Des six volumes romanesques publiés, Une Vie est le premier par ordre chronologique, et le seul à conserver un peu de notoriété aujourd’hui.

          Le modèle de Madame Bovary s’impose à l’esprit. Mais, malgré la magie de Flaubert, nous n’arrivons pas à nous attacher à sa malheureuse héroïne ; elle est vraiment trop bête. Au contraire, la Jeanne Le Perthuis des Vauds que  Maupassant met en scène n’a rien à se reprocher. Elle est tout simplement victime de la goujaterie de deux hommes, son mari puis son fils. Son destin mélancolique est celui qu’ont vécu maintes représentantes de la petite aristocratie provinciale de l’époque – ce milieu dont l’auteur provenait plus ou moins et qu’il décrit d’une phrase lapidaire : C’étaient de ces gens à étiquette dont l’esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des échasses.

          Le roman contient une scène cruelle et même sadique, que peu d’auteurs  auraient osé imaginer. Le mari volage de Jeanne donne rendez-vous à sa maîtresse dans l’une de ces petites cabanes de bergers à roulettes qu’on trouve en haut des falaises du pays de Caux. L’époux trompé de la maîtresse a eu vent de l’affaire. Il arrive en tapinois et pousse la roulotte, laquelle dévale une pente et va s’écraser dans un ravin, avec ses deux occupants. Voilà Jeanne veuve, sans s’y être préparée le moins du monde.

          Reste son fils. Mais elle ne perd rien pour attendre, dans la demi-solitude de son petit château normand.

          Ce livre lancinant, Maupassant l’a tiré de sa propre jeunesse, en prenant néanmoins ses distances. La mère de Maupassant présentait quelques traits de Jeanne ; c’était en revanche une femme active, qui ne se laissait pas opprimer. Le père de Maupassant ressemble au mari volage prisonnier de la roulotte de la mort ; sa correspondance avec son fils Guy témoigne toutefois de relations affectueuses. Quant au triste fils cadet issu de ce couple mal assorti, Hervé de Maupassant, toujours impécunieux, c’est à l’évidence le modèle de celui qui ravage les années tardives de Jeanne.

          L’auteur profite de l’occasion pour étaler sa phobie des grossesses et des accouchements. Jeune, il a lu Schopenhauer, qui l’a marqué. Si on les écoutait, le philosophe allemand et lui-même, l’humanité aurait bientôt disparu. Le refus de Maupassant vient d’ailleurs de plus loin que d’une discussion intellectuelle ; il est physique. Cela ne l’a pas empêché d’engendrer trois petits bâtards – non reconnus alors que rien n’y fait obstacle, puisqu’il n’est pas marié.

          Durant ces péripéties, la plume du romancier demeure souveraine, comme en ce couplet sur le soleil couchant. Cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l’amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrassement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora. Romantique, non ?  

          Une Vie se situe au niveau des meilleurs Balzac et des meilleurs Stendhal. Elle s’en distingue par un fond de désespoir, que l’auteur atténue in extremis en permettant à Jeanne de recueillir une petite fille – d’où une nouvelle raison de vivre, pour cette femme si marquée par l’existence.

          Bel-Ami (1885)

          Avec le roman suivant, Maupassant entend nous montrer le triomphe d’une canaille. Le portrait placé en tête notifie cette intention au lecteur, pour éviter toute méprise : Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

          Ce personnage ne sort pas tout à fait de rien : fils d’un cabaretier des environs de Rouen, il est quand même allé au collège, mais a été recalé à son bac. Il a alors opté pour l’armée d’Afrique, en qualité de sous-officier. L’auteur, qui a été l’envoyé spécial d’un journal en Algérie, et a critiqué les méthodes de pacification, prend soin de nous informer que ce Bel-Ami s’est conduit de façon brutale et malhonnête envers les Arabes.

          Lassé de l’armée, monté à Paris, il veut maintenant se convertir au journalisme, malgré son absence de don pour la rédaction. Qu’à cela ne tienne ! Il arrivera par les femmes. Il jongle avec les maîtresses. L’ascension de Bel-Ami est l’occasion d’une caricature féroce de la presse de l’époque, que Maupassant connaît bien : vénale, répandant de fausses nouvelles pour favoriser des coups de Bourse… Dommage que le temps des emprunts russes ne soit pas encore arrivé. Il aurait fourni au romancier l’occasion de stigmatiser la quasi-totalité de la presse parisienne, bénéficiaire de subsides de Pétersbourg pour faciliter le placement des titres.

          Un des nouveaux amis de l’aventurier, bien placé et assez aisé, meurt de maladie. Le jour même de cette mort, l’intéressé demande la veuve en mariage, et l’obtient. Quelque temps après, un parti plus intéressant se présente à lui. Il se débarrasse alors de son épouse en faisant constater par un commissaire de police un adultère qu’il soupçonnait et tolérait depuis des mois. Maupassant s’est délecté en décrivant l’amant – un ministre ! – entortillé tout nu dans les draps, et  forcé à se lever par le commissaire.

          Le beau parti que Bel-Ami guigne n’est autre que la fille du propriétaire de son journal, un riche financier. Déjà, il a séduit la mère. Sensible à son physique de bellâtre et à ses manières enjôleuses, la petite ne demande qu’à se laisser passer la bague au doigt. Les parents refusent, car le solliciteur n’a pas de fortune, et n’occupe pas encore une position éminente. Sans hésiter, Bel-Ami enlève la petite avec son consentement. La voilà compromise ; papa et maman ne peuvent plus refuser l’union. Quel jongleur !

          L’aventurier, que tout le monde appelle par son surnom, Bel-Ami, avait eu la bonne idée de n’enregistrer son mariage précédent qu’à la mairie. Il peut donc épouser sa donzelle à l’église, en l’occurrence celle de la Madeleine, alors la plus élégante de Paris. Une noce à tout casser ! Déjà, il se voit député et ministre. Cela ne l’empêche pas de répondre, durant la cérémonie, au clin d’œil d’une ancienne maîtresse. Ils ne vont pas tarder à reprendre leurs relations.

          Comme la plupart des ouvrages de Maupassant, celui-ci se recommande par sa justesse d’expression, par son art de faire mouche. Elle s’aperçut que la nuit venait et sonna pour les lampes, tout en écoutant la causerie qui coulait comme un ruisseau de guimauve. Ou encore ceci : Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs.  Les leçons de Flaubert ont produit leurs fruits, et l’élève y ajoute quelque chose de plus leste ; une élection académique est qualifiée de jeu de la mort et des quarante vieillards.

          Dans Une Vie, on trouvait des personnages sympathiques – Jeanne et ses parents. La limite de Bel-Ami, c’est qu’on n’y rencontre personne à qui s’attacher. Les hommes sont des arrivistes ou des spéculateurs. Les femmes, des intrigantes – sauf une, longtemps pieuse, et que les manigances de Bel-Ami ont rendue folle.

          Maupassant a consciencieusement condamné son « héros , sans prononcer de réquisitoire, par le simple exposé de ses manœuvres. Mais force est de constater que Bel-Ami le fascine, et qu’il s’incarne à moitié en lui. Il se réjouit avec lui de ses conquêtes féminines, et du bon tour joué au propriétaire du journal. Aveu de cette complaisance : le nom du navire de plaisance acheté avec les droits d’auteur du roman, le Bel-Ami. Onze mètres, neuf tonneaux, capacité de coucher quatre personnes. Quelques années plus tard, ce bâtiment est remplacé par un vingt tonneaux, le Bel-Ami II, qui comme son prédécesseur navigue en Méditerranée. Assurément, Maupassant n’est point Bel-Ami : il provient d’une famille honorable, il a réussi son bac, il n’est pas blond, il collectionne les femmes pour le plaisir et non pour leur influence ou leur argent.  Ses succès de journaliste sont dus à son seul talent. Le créateur entretient  néanmoins une complicité avec sa créature.

          Bien entendu, les journaux auxquels notre Guy confie sa copie se gardent de se brouiller avec lui à cause des vilenies qu’il a écrites sur le compte de la profession.

         Mais derrière le triomphe apparent de Bel-Ami et de son père littéraire rôde une horrible bête : la Mort. En cette année 1885, la santé de l’écrivain est déjà sérieusement compromise. Il éprouve le besoin d’inclure dans son roman tout un discours nihiliste sur la fin qu’il entrevoit, et place ce couplet dans la bouche d’un vieux journaliste à demi raté. Puis il s’attarde sur les confidences d’un mourant, qui regrette les jolies choses de la vie.

          Pierre et Jean (1888)

          Pierre et Jean a surtout retenu l’attention des critiques et des professeurs par sa « préface » – en réalité, une étude sans lien avec le roman qui suit. Maupassant y exprime sa doctrine de romancier. Il rejette les naturalistes – Zola et consorts – dont on l’avait cru proche. Sous l’influence évidente de son père spirituel Flaubert, il professe que l’écriture doit être une recherche du beau. Il n’approuve pas pour autant l’écriture artiste des Goncourt, qui lui paraît artificielle, et dont il donne ironiquement l’exemple suivant : La pluie tombe sur la propreté des fenêtres.

          Le plus intéressant, dans ces pages, est l’idée que la vie ne peut être décrite telle qu’elle est, car elle n’existe pas. La vie est une création de chaque romancier. Il sélectionne, dans la foule des détails le plus souvent sans intérêt apportés par chaque heure du jour, ceux qui lui paraissent significatifs, et en compose son ouvrage. Du même flux, un autre romancier tirera autre chose.

          Maupassant innove encore quand il affirme que la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle l’est dans l’existence. L’histoire littéraire de la centaine d’années suivante va lui donner raison. Mais ce principe se révèle plus aisé à proclamer qu’à appliquer. Pierre et Jean, notamment, est bel et bien une étude psychologique à l’ancienne. Elle n’en mérite pas moins d’être lue, d’autant qu’elle ne demande pas un gros effort (166 pages dans mon édition de poche).

         Ce roman marque un tournant dans l’œuvre de notre auteur. Et, il faut bien le dire, un tournant malheureux : Maupassant quitte le terrain de l’observation des comportements sociaux, où il excellait, pour s’adonner à une problématique peinture des âmes de gens du monde. Parti de Flaubert, observe le critique Hubert Juin, il aboutit à Paul Bourget. Ni Fort comme la mort, ni Notre cœur ne sont des réussites, malgré un bon accueil lors de leur parution.

       Par bonheur, Pierre et Jean se situe au point d’inflexion de la première  manière vers la seconde. Cet ouvrage ne prétend ni embrasser l’humaine destinée, comme Une Vie, ni peindre une époque, comme Bel-Ami.  C’est une sorte de roman policier, bien vu, très humain, un peu moins pessimiste que les deux autres livres dont je traite.

         Pierre, jeune médecin non encore installé, a un cadet, Jean, futur avocat, non encore installé lui non plus. Depuis leur enfance, une compétition amicale les anime. Pierre, en qui l’auteur s’incarne, s’estime le meilleur. Un coup de théâtre remet tout en cause dans cette famille havraise : un ami des parents lègue sa fortune à Jean et ne laisse rien à Pierre. Celui-ci, blessé par cette préférence injuste, lutte en vain contre la jalousie, sentiment qu’il estime indigne de lui. Ne pouvant s’empêcher de mener une petite enquête, il se procure un portrait du défunt, qui révèle une ressemblance marquée avec Jean. À l’évidence, ce garçon n’est pas le fils de son père, mais le fils de l’amant de sa mère. Dès lors, Pierre, souffre moins du coup de chance de son frère que de la faute maternelle, tenue si longtemps secrète.

         Se sentant soupçonnée, l’intéressée explose : oui, cet amant clandestin aura été la seule vraie joie de sa vie. Ulcéré, Pierre, qui s’était promis, par élégance, de ne pas communiquer ses déductions à Jean, se décide à lui en faire part. Puis, rompant les amarres, il s’engage comme médecin sur un transatlantique et part pour New-York. Tandis que Jean se marie et emménage dans un bel appartement.

          En cette histoire mélancolique, aucun des deux frères n’a commis d’erreur. C’est le défunt qui, par inconscience, a semé la zizanie dans la famille, et exposé son ancienne maîtresse au blâme du public. Comme l’a remarqué Pierre, la solution correcte aurait consisté à partager sa fortune entre les deux frères.

          Certains critiques ont cru que l’auteur s’était dédoublé en Pierre et en Jean.  Ils ont invoqué les propos de Maupassant qui, en 1883, s’était plaint de voir son double assis à sa place dans son salon. Mais ce double était un sosie. De même le Doppelgänger d’Henri Heine mis en musique par Schubert. Au contraire, Pierre et Jean s’opposent : le premier brun comme Maupassant et prompt à se tourmenter, le second blond et placide. Pour tout dire, Jean a une personnalité falote. Si l’auteur s’était, pour partie, incarné en lui, il aurait donné davantage de caractère.

          La dualité Pierre/Jean reproduit donc plutôt la dualité Guy/Hervé. Dans la réalité, Guy de Maupassant a six ans de plus que son cadet. Dans la fiction, Pierre a cinq ans de plus que Jean.  On peut supposer qu’en sa qualité de petit dernier, Hervé avait été plus gâté que son aîné, d’où une certaine jalousie. Mais à l’époque de la rédaction du roman, le pauvre Hervé, un bon à rien, donnait des signes de folie, et son frère avait dû faire décider un premier internement. Depuis longtemps, le motif de jalousie avait disparu. Les rapports complexes de deux frères n’étaient plus qu’un matériau romanesque, restant à élaborer.

          Malgré le tournant littéraire, malgré la maladie qui progresse, le romancier reste parfaitement maître de sa prose. Par provocation, il commence avec le mot Zut, alors plus fort qu’aujourd’hui. Puis vient un retour de pêche : Le poisson capturé par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écailles gluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous, de bâillements dans l’air mortel. Un sentiment inattendu de pitié envers les bêtes affleure dans ces lignes. Je l’ai déjà mentionné plus haut.

          Et voici la moisson en pays de Caux : Les blés …semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans les champs attaqués par les faux, on voyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d’aile. Nulle grandiloquence. Tout est dit avec des mots incroyablement justes.

          J’aimerais reproduire aussi le ballet des lumières de phares, fixes ou clignotantes, dans la baie de Seine, ou le départ d’un énorme paquebot vers l’Amérique. Mais ces passages excèderaient les dimensions d’un article.

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         En mars 1877, Maupassant, qui n’a pas vingt-sept ans, écrit à un ami : Alleluia ! J’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper.

         Elle est soignée trop tard, car on la croyait guérie : à l’époque, les troubles oculaires dont se plaint l’écrivain ne sont pas encore interprétés comme un signe de la progression de cette maladie. Les hommes de l’art s’interrogent sur la nature des maux de Guy. Les traitements inadéquats se succèdent, ainsi que les cures inutiles dans des villes d’eaux. Une question affreuse me vient à l’esprit : combien de femmes ce taureau inconscient n’a-t-il pas contaminées ?

         Puis viennent des hallucinations, qui inspirent des contes comme Le Horla – une sorte de vampire. Jadis, alors que j’étais lycéen à Rennes, l’un des examens de fin d’année de la faculté des Lettres eut pour sujet Le fantastique dans l’œuvre de Maupassant. S’estimant pris en traître, les étudiants ripostèrent en écrivant sur les murs Maupassant ne passera pas. Depuis cet incident, il occupe une place particulière dans mes souvenirs littéraires.

        Une nouvelle de 1885, Le lit 219, met la hideuse syphilis en scène, et l’appelle par son nom. L’écrivain se sait sans doute condamné.

       En 1891, il ne peut quasiment plus travailler. En janvier 1892, il est interné pour aliénation mentale. Il meurt en juillet 1893, peu avant son quarante-troisième anniversaire.

         Tous les spécialistes en sont d’accord : c’est la syphilis, primaire,  secondaire puis tertiaire, qui l’a lentement tué. Mais sa folie avait-elle la même origine ? J’ai mentionné l’aliénation de son frère Hervé. On peut donc supposer, en ce domaine, l’action d’un mauvais gène commun aux deux frères [1].

        À moins que le malheureux Hervé n’ait été, lui aussi, terrassé par un mal vénérien : Sa Majesté Syphilis, reine du XIXe siècle avec son amie Tuberculose.

Les livres
Les nouvelles de Maupassant sont recueillies dans deux volumes de la collection Bouquin. Le premier contient aussi Une Vie, et le second, Bel-Ami.
Pierre et Jean est disponible dans la collection Folio.
Attention, ne pas lire plus de trois ou quatre nouvelles à la file, car un effet de répétition risque de gâcher le plaisir.  

[1] Une discussion analogue a eu lieu au sujet de Nietzsche, à l’initiative d’Henri Guillemin. Sa folie finale est généralement attribuée à la syphilis. Mais son père pasteur était mort fou, lui aussi.  

Petite rétrospective Pierre Loti

Par Nicolas Saudray

          Avouons-le : je suis un admirateur de Loti, malgré ses sucreries. Il a su,  mieux que personne, rendre certaines ambiances, et fixer sur le papier des mondes aujourd’hui disparus.

          Julien Viaud naît en janvier 1850 à Rochefort, chef d’œuvre  préindustriel de la marine de Louis XIV. Sa famille paternelle est catholique, et la maternelle, protestante, comme beaucoup en cette contrée marquée par les guerres de religion. Obéissant momentanément à sa double hérédité, l’écrivain fera deux séjours à la Trappe de Bricquebec, et se mariera au temple avec une protestante. Mais il sera surtout attiré par l’islam, malgré son impossibilité de croire.

          Le père est receveur municipal à Rochefort. En 1866, alors que Julien a seize ans, ce fonctionnaire est accusé de vol : un paquet de titres a disparu. Il passe quelques jours en prison. Finalement, il est innocenté, mais il a perdu sa place, et a dû se rabattre sur un petit emploi. De plus, il doit rembourser la valeur des titres, car c’est une des règles de la comptabilité publique, encore appliquée aujourd’hui – qu’il y ait eu faute ou non. La famille Viaud tombe de l’aisance dans la gêne.

          Le fils de ce malheureux comptable public rêve d’aventure. Il ne se laisse pas décourager par le sort de son frère, mort en mer pour cause de dysenterie, après plusieurs années de service dans le Pacifique. En 1871, après sa sortie de l’Ecole Navale, Julien s’embarque pour un tour du monde. Il passe notamment à l’île de Pâques, où il est semble-t-il le premier à dessiner les fameuses statues. Ses croquis sont publiés par l’Illustration ; le dessinateur aura donc précédé l’écrivain. Suit un séjour de deux mois à Tahiti, au cours duquel les suivantes de la reine Pomaré lui donnent le surnom de Roti (laurier-rose), avec un r roulé. Roti ? Loti sonne mieux.

          En 1874, l’enseigne de vaisseau vit une idylle à Saint-Louis du Sénégal. La belle finit par le rejeter. Humilié, furieux, Julien s’inscrit pour se changer les idées au bataillon de Joinville. Ce gringalet en ressort archi-musclé et, par plaisir, se produit comme acrobate dans un cirque de Toulon.

          Viennent d’autres voyages, suscitant des publications. En 1883, l’enseigne de vaisseau Viaud participe à l’expédition du Tonkin. Il proteste dans le Figaro, sous la signature de Loti, contre un massacre auquel les troupes françaises se sont livrées à Hué. Aussitôt, on le rappelle à Paris. Va-t-il être révoqué ? Non, car le ministère s’est rendu compte, entre-temps, que les faits dénoncés par lui n’avaient rien d’imaginaire.

          Cette affaire ne constitue pas une péripétie isolée dans la vie de l’officier-écrivain. Sans cesse, il va défendre les vieilles civilisations d’Asie contre l’avidité et la brutalité des Occidentaux. À sa manière, c’est un anti-colonialiste. On se tromperait lourdement en le fourrant dans le même sac que les écrivains nationalistes et traditionalistes de sa génération – les Barrès, les Bourget, les Bordeaux. Honneur à Loti !

          Il se marie, sa femme lui donne un fils. Mais cinq ans après, il installe à Rochefort, non loin du domicile familial, une concubine basque espagnole qui le gratifie de deux autres fils.

          A quarante et un ans, il est élu à l’Académie française, contre Zola. C’est alors le benjamin de cette assemblée.

          En 1898, à quarante-huit ans, le voilà mis à la retraite d’office. Le ministère de la Marine veut rajeunir ses cadres – et il en a sans doute assez des foucades ou des mondanités de Loti. L’officier se pourvoit devant le Conseil d’État et obtient sa réintégration. Mais il est laissé quelque temps en congé sans solde.

          En 1906, il est promu capitaine de vaisseau. Pas question de le nommer amiral. En 1910, le jour de son soixantième anniversaire, la retraite vient pour de bon. En 1914, à l’ouverture du conflit, Loti demande à revenir au service, mais la Marine ne veut plus de lui. Il se rattache donc à l’armée de Terre, et y accomplit diverses missions qui lui valent la Croix de Guerre. Il meurt en 1923. Obsèques nationales.

          Les photos qui ont été recueillies montrent un petit homme affublé d’une moustache excessive. Il mettait des talonnettes. La courte taille a souvent été, dans l’histoire, la cause de grands désirs de revanche : le duc de Saint-Simon, Napoléon… Voici comment Edmond de Goncourt, qui a la dent dure, voit notre auteur en 1884, à trente-quatre ans : Un monsieur fluet, étriqué, maigriot, avec le gros nez sensuel de Carageuz, le polichinelle de l’Orient, et une petite voix qui a le mourant d’une voix de malade.  Sitôt la jeunesse passée, Loti se maquille, soulignant son regard au crayon d’antimoine. Ce qui frappe surtout, dans l’album, c’est le goût de l’écrivain pour le travestissement. Il veut être un Turc, un Arabe, un Égyptien du temps des pharaons. Il rejette sa véritable identité.

                                                            xxx

          À mon sens, les romans ne sont pas le meilleur de Loti : trop d’amourettes fades, trop de clinquant.

          Je m’attacherai surtout à ce qu’on peut appeler le cycle d’Aziyadé. Le roman sans nom d’auteur qui porte ce titre (1879) est le premier de notre écrivain. Le narrateur, Loti, devenu pour brouiller les pistes un officier de marine britannique, fait d’abord escale à Salonique, encore turque. Il y remarque, à travers le grillage d’une fenêtre, une jeune et belle Circassienne aux yeux verts. Le navire de guerre poursuit sa route vers Constantinople. Coup de chance ! Aziyadé y vient aussi, avec le harem de son mari. Qui plus est, Loti parvient à la retrouver dans cette grande ville. Le vieux mari est retenu par ses affaires en Asie, et ses quatre épouses se sont promis de ne pas lui dénoncer leurs frasques respectives. En conséquence, durant des semaines, Aziyadé rejoint Loti presque toutes les nuits en une maison traditionnelle qu’il a louée. Peu vraisemblable, en ce pays où la femme musulmane est encore très surveillée.

          Je gage que dans la réalité, il n’y a eu qu’un petit nombre de rencontres furtives. Ou encore qu’Aziyadé s’est carrément échappée de chez son époux, et n’y a plus remis les pieds tant que le Français pouvait l’héberger. On m’objectera que le roman suit de près le journal intime. Mais celui-ci est  beaucoup trop travaillé, par endroits, pour qu’on puisse y voir une expression spontanée. C’est déjà une ébauche de roman.

          Comme toujours chez Loti, cette aventure quelque peu vantarde est l’occasion de décrire des scènes pittoresques : une exécution de condamnés, une éclipse de lune…

          Puis l’inévitable se produit : le bateau repart, Aziyadé est délaissée. Le narrateur montre alors son originalité. Il reçoit, en Angleterre, une lettre lui révélant que le vieux mari s’est douté de quelque chose, qu’il a mis sa jeune épouse en pénitence, qu’elle s’étiole…Trois mois après son départ, Loti revient à Constantinople ! Je me retrouvai appuyé contre une fontaine de marbre, près de la maison peinte de tulipes et de papillons jaunes qu’Aziyadé avait habitée. Malheureusement, elle n’est plus là. Une vieille femme révèle sa mort, et aide à retrouver sa tombe. Désespéré, Loti s’engage dans l’armée turque et se fait tuer par les Russes.

          Deuxième livre du « cycle », moins connu, mais remarquable de mélancolie maîtrisée : Fantôme d’Orient (1892). Plutôt qu’un roman, c’est un récit, où presque tout sonne vrai. Loti relit Aziyadé, renie ses bravades, récrit le dénouement un peu forcé. Il a semble-t-il songé à faire évader Aziyadé, à l’amener en France ; entreprise trop hasardeuse. Le revoilà sur les lieux, non plus après trois mois, mais après dix ans. Le motif n’est pas seulement sentimental : Un charme dont je ne me déprendrai jamais m’a été jeté par l’islam. L’héroïne a survécu trois ans à son départ. Loti se met pour de bon à la recherche de sa tombe (car la première quête, dans le roman,  n’était qu’une fantaisie littéraire, prémonitoire). Il cherche aussi celle de son jeune et fidèle serviteur Achmet, un Arménien devenu musulman, qui conserve dans son cœur une place presque égale à celle d’Aziyadé. Sa dernière nuit, lui révèle-t-on, tout le temps, il t’a appelé : Loti ! Loti ! Loti ! 

          Le vétuste Stamboul reflète l’état d’âme du pèlerin : Je me dirige au trop dans ce dédale, reconnaissant au passage les quartiers sombres, les grands murs sans fenêtres, les vieux palais grillés (grillagés), les kiosques funéraires où des veilleuses brûlent, les grands dômes pâles des mosquées silencieuses, s’étageant dans le ciel… Et la lueur rougeâtre de notre lanterne qui court nous montre à terre, tout le long du chemin, des masses brunes qui sont les chiens endormis. Finies les fêtes. Seules restent la douleur et la culpabilité, comme une plaie qu’on gratte.

          Pourquoi le fantôme du titre ? Chez Loti, c’est une image habituelle de la femme musulmane, enveloppée dans son voile noir. Bien que selon nos conceptions occidentales, un fantôme doive plutôt être blanc.

          Troisième maillon de la chaîne, plus bref : Constantinople en 1890. Les Éditions Hachette ayant voulu présenter au grand public les principales capitales du monde, l’ottomane est comme de juste confiée à Loti. La Sainte Sagesse et le Vieux Sérail ont déjà été décrits, avec brio, par Théophile Gautier et par Edmondo de Amicis. Loti se dispense donc de descriptions. Il se contente des ambiances captées, et de sa réception par le sultan. Il déplore l’afflux des touristes. Que dirait-il aujourd’hui ! Malgré la brièveté de son séjour, il parvient à passer une partie de son temps dans les cimetières.

          Quatrième maillon : le roman Les Désenchantées, fondé sur l’une des mystifications les plus réussies de l’histoire littéraire. En 1904, Marie-Amélie Hébrard, épouse Léra, journaliste féministe sous le nom de Marc Hélys, séjourne à Constantinople pour se documenter sur la vie des femmes musulmanes cloîtrées. Elle s’est fait, dans la haute société, deux amies turques, l’une mariée et l’autre pas encore.  En avril 1904, apprenant que Loti, le célèbre écrivain, est de retour dans la ville, elle a l’idée de lui demander rendez-vous, sous de faux noms, pour elle-même et ses amies. Elle se présente comme étant Leyla, une Turque d’éducation française. Loti est appâté, il croit qu’il va revoir Aziyadé, en triple exemplaire. D’audacieux rendez-vous ont lieu, dans un petit café, dans une maison alliée… Mais les trois femmes se présentent toujours voilées, et ne laissent pas voir leur visage. L’une de leurs lettres est d’ailleurs signée Les Trois fantômes noirs. Loti étant tombé malade, elles viennent le voir à l’hôpital. Quand il revient sur son aviso le Vautour, elles lui rendent visite à bord. C’est un bâtiment désuet, à la proue en éperon, dont le seul rôle est d’affirmer la présence française en ces lieux, et qui ne quitte pratiquement jamais le Bosphore.  L’écrivain-commandant joue du piano pour ses invitées.

          Puis Amélie, poursuivant ses activités de journaliste, rentre à Paris. Elle a laissé aux deux sœurs constantinopolitaines des lettres écrites d’avance, afin qu’elles les postent une à une. Les rendez-vous se poursuivent, dont l’un au cimetière, car Loti a tenu à montrer la tombe de la petite Circassienne. Il finit par voir, fugitivement, le visage de ses deux interlocutrices. Il n’aura jamais vu celui de Leyla, et pour cause : en se découvrant, elle aurait jeté le doute sur son identité turque.

          Mais le narrateur sait qu’il doit regagner la France. Une dernière fois, il revient sur les lieux de ses premières rencontres. Cette promenade le retint jusqu’à l’heure semi-obscure où les étoiles s’allument et où commencent de s’entendre les premiers aboiements des chiens errants. Au retour de ce pèlerinage, quand il se retrouva sous les énormes platanes de l’entrée, qui forment là une sorte de bocage sacré, il faisait déjà vraiment noir, et les pieds butaient contre les racines, allongées comme des serpents sous les amas de feuilles mortes. Dans l’obscurité, il revint au petit embarcadère, dont chaque pavé de granit lui était familier, et monta en caïque pour regagner la côte d’Europe. Le maître-écrivain donne ici sa mesure, avec peu de moyens, sans un mot de trop.     

          Fin mars 1905, comme dans toutes les aventures de Loti, le navire repart. Les deux sœurs pleurent. Pour elles, ce n’était plus une mystification. Elles s’étaient prises au jeu, elles s’étaient attachées à ce brillant homme de plume, qui d’ailleurs les aimait un peu, à sa manière à lui. La correspondance continue vaguement, entre Constantinople et Rochefort.

          En décembre suivant, jugeant que la plaisanterie a assez duré, Amélie adresse à Loti, toujours sous le nom de Leyla, une lettre d’adieu qu’elle a pris soin de faire transiter par la capitale ottomane. Elle y expose que, sa famille ayant voulu la remarier de force, elle va mettre fin à ses jours, aussitôt après l’envoi de cette missive. On imagine le retentissement que ce message d’amour et de mort a eu chez l’écrivain.

          Déjà, il a commencé son manuscrit des Désenchantées, en reproduisant d’assez près ce qu’il a vécu, et en y insérant les lettres des fantômes, presque sans modifications, sauf les noms ; Leyla est devenue Djénane.

          Or voici que les deux sœurs, malheureuses en Turquie, s’échappent du harem et débarquent en France. Se sentant responsable, Loti les aide financièrement. L’une reste dans notre pays et s’y marie. L’autre retourne à Constantinople, où Loti la revoit en 1913.

         Le roman Les Désenchantées a paru en juillet 1906. Vif succès. On est pourtant loin des hâbleries d’Aziyadé. Le narrateur ne prétend pas avoir couché avec ces jolies personnes, trop surveillées. Les seules libertés qu’il s’autorise consistent à dire qu’il a vu le visage de Leyla-Djénane, et à faire mourir l’une des deux sœurs – alors qu’elle est bien vivante, quelque part entre Dunkerque et Perpignan.

          Peu après le décès de l’écrivain (1923), Amélie alias Marc Hélys publie un livre révélant le pot-aux-roses – avec les lettres authentiques des fantômes noirs, reproduites à peu près dans le roman. Elle se moque de l’écrivain tout en reconnaissant son génie. Rien n’a été exagéré, explique-t-elle, quant à la popularité de Pierre Loti parmi les femmes turques. Toutes en avaient la tête tournée.

          À vrai dire, chacun a trouvé son compte dans cette embrouille. La féministe Amélie a suscité, pour le grand public, un livre qui illustre magistralement la sujétion de la femme ottomane. Les deux sœurs se sont libérées – ce qu’elles n’auraient jamais osé faire sans leurs rencontres avec Loti. L’écrivain a mis à son actif un roman un peu sinueux, un peu complaisant, mais évocateur et charmeur, où on aurait tort de voir une simple turquerie.

          Cinquième et dernier élément du cycle d’Aziyadé : le journal intime des derniers séjours à Constantinople, publié en 1921 par Samuel Viaud pour le compte de son père hémiplégique. Avec son mauvais titre, Suprêmes visions d’0rient, l’ouvrage passe presque inaperçu. C’est pourtant une tranche de vérité, après les grâces et les artifices des romans.

          Le bon fils s’est gardé d’évoquer le baptême de la chatte de Loti, célébré en grande pompe à bord du Vautour, sur le Bosphore, et qui a valu à son organisateur les sarcasmes d’un journal parisien (1903). Il passe également sous silence l’épisode de mars 1905, où la passion funéraire de Loti a atteint son sommet : l’ancien amant d’Aziyadé a fait copier la stèle de sa tombe, a mis la copie en place et est reparti sur son navire avec l’original. Ce qui aurait pu lui valoir, s’il s’était fait prendre, une condamnation en Turquie, suivie d’un blâme de son employeur. La stèle orne aujourd’hui une salle de la maison de Rochefort. C’est la preuve que la petite Circassienne a réellement existé, et qu’il s’agissait bien d’une femme.

           Les Suprêmes visions débutent en 1910. Loti revient à Constantinople en jeune retraité. Il se fait héberger sur le détroit, dans le vieux palais de bois d’un ami franco-polonais, le comte Ostrorog. Lentement, sans bruit, les bateliers turcs ont fini par arriver, leurs avirons sur l’épaule. Mes malles sont dans les barques ; il faut se diriger vers les petites lumières de la rive d’en face. Et le glissement commence, au rythme des avirons, sur la grande nappe amie où notre passage laisse comme des plissures de soie. Il fait plus froid, et la buée habituelle des nuits du Bosphore augmente la pâleur des choses. 

          Puis Loti, presque seul de son espèce, s’installe dans le vieux Stamboul,  parmi les hautes maisons de bois, déjetées par le temps et de couleur noirâtre… avec leurs observatoires comme des échauguettes, impénétrablement grillagés toujours, et d’où l’on croit sentir tomber des regards. Mais en période de ramadan, Stamboul s’anime et brille tous les soirs. L’écrivain cherche en vain la tombe de la fausse suicidée Djenane. Près d’une autre sépulture, réelle, celle d’Aziyadé, il cueille selon l’usage un bouquet de chardons bleus qu’il rapportera en souvenir.

          Loti vitupère les Levantins – Grecs, Arméniens ou juifs – qui vivent surtout à Péra, sur l’autre rive de la Corne d’Or : un quartier très ancien mais modernisé. Il leur reproche de n’être pas musulmans, de croire au progrès, de singer l’Europe épileptique. Les Arméniens, passe encore ; il a dit du bien d’eux dans son livre sur Jérusalem. Sa détestation va surtout à la grécaille.

          On peut placer en regard les Notes d’une voyageuse en Turquie de Marcelle Tinayre (1909). Cette romancière très connue à l’époque (La Maison du péché) s’intéresse, comme Marc Hélys peu avant elle, à la condition des musulmanes. Elle a lu Loti, bien sûr, et parfois elle fait du Loti.   Le reste du temps, elle est précise, et n’hésite pas à aborder la politique intérieure turque ou la sociologie – ce dont notre écrivain s’était bien gardé. Les femmes turques, estime-t-elle, ne connaissent pas l’amour, sauf pour leurs enfants. Aussi les désenchantées étaient-elles fort rares parmi elles.  Mais le livre de Loti en a fait éclore des douzaines.

          La Constantinople de Loti peut aussi être comparée, une cinquantaine d’années plus tard, à l’lstanbul d’Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature. L’écrivain y a passé son enfance et sa jeunesse. Son récit, assorti de photographies dont celles du grand artiste Ara Güler, constitue le troisième volet de la décadence. Théophile Gautier avait décrit, en 1852, une métropole encore pimpante. Du temps de Loti, les menaces se précisent : décrépitude, perte de poids politique, invasion des horribles mœurs occidentales. Sous la plume de Pamuk, tout n’est plus que nostalgie, neige et brouillard ; la ville ne peut se consoler de la perte de son rang de capitale. Malgré sa solide culture française, l’auteur ne cite Loti qu’une fois ; sans doute lui en veut-il d’être le dernier à avoir pu mettre la ville en valeur.

          On attend maintenant, sans trop d’espoir, le quatrième écrivain, celui qui saura faire aimer l’Istanbul oublieuse et surchargée d’aujourd’hui, avec sa population multipliée par douze depuis le temps de Loti, son désordre automobile remplaçant les milliers de caïques, et son Bosphore vassalisé par trois grands ponts.

          Alors que Loti se trouve au sommet de sa gloire, la Turquie est attaquée successivement (1912-1913) par les États des Balkans, qui lui prennent Salonique, et par l’Italie, qui lui ravit à la fois Rhodes et la Libye. Le public européen soutient les Grecs. Seul ou presque avec son compère Claude Farrère, l’intrépide Loti se permet de défendre les Turcs. Et il a raison, malgré l’heure tardive. L’empire ottoman est une société plurielle, où des peuples de toutes sortes se mêlent depuis des siècles. Bien que miné par des nationalismes d’inspiration européenne, il conserve au début du XXe siècle une certaine cohérence. Sa destruction aura pour conséquence de mettre les peuples face à face, et provoquera des conflits sans fin (Arménie, Kurdistan, Liban, Syrie, Yémen…).

          Loti est donc reçu en héros à Istanbul, en 1913. C’est mérité. L’année suivante, il écrit en vain aux dirigeants jeunes-turcs pour les dissuader de se ranger du côté de l’Allemagne en guerre (une folie, vu la fragilité de leur empire). Il a encore raison. Mais en 1917, il dérape. Craignant que les Arméniens de l’est du pays ne se rallient aux Russes qui envahissent cette région, le gouvernement turc a décidé de les déporter, et la plupart en mourront. Loti se trouve en France, il n’a qu’une connaissance très indirecte de la vérité. Néanmoins, il n’hésite pas à présenter le drame comme une tuerie réciproque. D’où une indignation arménienne pleinement justifiée.

          On a calculé que, mises bout à bout, les escales turques de l’écrivain  avaient occupé trois ans de sa vie. Or qu’a-t-il vu du pays, en dehors de Constantinople ? À l’ouest, brièvement, Brousse, ancienne capitale ottomane. Il n’a rien voulu savoir de l’est dur et sauvage.

          Auprès de ce grand cycle d’Aziyadé, que certains lecteurs d’aujourd’hui jugeront sans doute exaspérant, mais qui n’est romanesque qu’en partie, et recèle des joyaux, le reste de la production romanesque fait assez pâle figure. Avec parfois, néanmoins, des pages captivantes.

          Le Mariage de Loti, dédié à Sarah Bernhardt, est le second roman de l’auteur, et celui qui l’a lancé (1880). Toujours déguisé en officier britannique, il épouse à la mode tahitienne la jolie Rarahu, suivante de la reine Pomaré. Mais ce « mariage » ne pourra durer, Rarahu le sait bien. D’ailleurs elle tousse (et Loti ne manque pas de le noter, pour atténuer sa responsabilité). Il repart, nécessité de service. Elle se console un moment avec un officier français puis meurt. Loti ne revient pas, il a simplement une dernière vision de la pauvrette. Appréciation : une héroïne touchante mais peu consistante, un héros d’un égoïsme assez tranquille.

         L’année suivante, Le Roman d’un spahi se déroule à Saint-Louis du Sénégal. Le spahi est grand et beau – exactement ce que Loti aurait aimé être. Il vit avec une mulâtresse très claire. Comme tous les livres de Loti, celui-ci est entrecoupé de mots autochtones, de digressions sur le folklore (ici, les griots) et de lettres authentiques que l’auteur a reçues d’Europe. Le spahi congédie la pauvre Fatou. Mais elle met au monde un enfant presque blanc. Le spahi lui donne alors tout ce qui lui reste d’argent et est tué en combattant une tribu indigène rebelle. J’avoue avoir eu quelque peine à m’intéresser à ce livre.

          Mon frère Yves (1883) : encore un héros grand et fort ! Ce marin de commerce n’a qu’un défaut, sa tendance à la boisson, héritée de son ivrogne de père.  En le prenant sous sa protection, Loti parvient à limiter quelque temps les dégâts. Yves se marie avec une payse, une Bretonne. Mais, son protecteur s’étant éloigné, il glisse à nouveau sur sa pente. Le livre reste sans conclusion. Certains lecteurs l’ont aimé. Je l’ai trouvé franchement médiocre.

          Pêcheurs d’Islande (1886) est de loin le roman le plus réussi. Le lieutenant de vaisseau Viaud connaissait ces rudes travailleurs pour les avoir escortés avec un modeste navire de guerre, servant à la fois d’hôpital et de bureau de poste. L’héroïne est conventionnelle : la pieuse petite Paimpolaise qui attend le retour de l’homme parti au loin. L’originalité appartient au héros, encore un robuste gaillard, resté longtemps célibataire, et qui disait en riant : Je suis marié avec la mer. Or voici qu’il épouse la petite Bretonne. La mer jalouse engloutit son bateau.

Autre scène saisissante, dans le même livre : les marins de Paimpol voient arriver, dans les brumes, un bateau de pêche qu’ils connaissaient mais dont ils n’avaient plus de nouvelles. Ils échangent quelques propos avec l’équipage. Puis le nouveau venu se retire dans le brouillard. Les Paimpolais comprennent alors qu’ils ont eu affaire à un navire-fantôme, piloté par des morts.

          Avec Madame Chrysanthème (1887), Loti revient au thème des noces pour rire. Par le canal d’un entremetteur, il a conclu un mariage fictif avec une jolie Japonaise. Gentille, mais ce n’est qu’une poupée. Un prétexte à présenter au lecteur divers bibelots, et un Japon mignard. Loti n’a pressenti ni la guerre russo-japonaise de 1904, ni la période 1937-1945. À la fin, Chrysanthème vérifie au moyen d’un petit marteau les piastres que son ex-époux lui a remises en exécution du contrat.

          Heureusement, un librettiste italien et le grand Puccini transforment cette bluette cynique en un opéra émouvant, Madame Butterfly (1904). Devenu américain et rebaptisé Pinkerton, le « héros » étale la suffisance et l’incompréhension occidentales. La pauvre Japonaise meurt de chagrin, après avoir confié son enfant à l’épouse américaine de son ex-amant. C’est cela que Loti aurait dû écrire.

          Dans Ramuntcho (1897), aimable roman basque avec trop d’adjectifs et une pincée de folklore, un jeune contrebandier s’éprend de Gracieuse. Mais il doit accomplir un service militaire de trois ans dans le nord de le France. Il ne revient qu’au terme de cette période (peu vraisemblable), et  découvre que sous la pression de sa famille, Gracieuse est entrée au couvent. Le projet du jeune homme consiste à l’enlever et à partir avec elle pour les Amériques, en compagnie d’autres migrants basques. Confiante, la mère supérieure le laisse bavarder au parloir avec son ancienne fiancée. Mais en la voyant si tranquille, si bien ancrée dans sa nouvelle vie, Raymond n’ose se découvrir. Elle se retire pour chanter avec ses sœurs O crux ave, spes unica. Il ira en Amérique – sans elle. Ce n’est pas vraiment triste.

          Plusieurs romans de Loti ont été portés à la scène. Car à cette époque dépourvue de cinéma et de télévision, le théâtre est roi. Mais ces œuvres essentiellement descriptives ne sont pas faites pour les planches. Aujourd’hui, il ne viendrait à l’esprit de personne de les rejouer.

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          Notre auteur est à son meilleur dans les récits de voyage – libérés du souci de mener une intrigue. Passons sur La Mort de Philae (1907), où il prend un peu trop la pose – allant jusqu’à se laisser enfermer de nuit dans l’enclos d’un temple pour mieux jouir du clair de lune. Laissons aussi son emphatique Jérusalem (1894), où il décrit la perte définitive de sa foi chrétienne en des lieux saints décevants, envahis par d’affreux touristes occidentaux. C’est une mise en scène. La perte était déjà consommée vingt-cinq ans plus tôt, à en juger d’après le portrait un peu outré qui nous est livré dans Aziyadé : Je ne crois à rien ni à personne ; je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance. Un seul monument de la ville sainte trouve grâce à ses yeux, la mosquée d’Omar, qui lui inspire ce commentaire : l’islam pourrait… devenir la forme religieuse extérieure, toute d’imagination et d’art, dans laquelle s’envelopperait mon incroyance.

          Une expédition privée de 1899-1900 donne naissance à son livre L’Inde (sans les Anglais). Pourquoi cette parenthèse rageuse ? Parce que la Grande-Bretagne vient de faire une guerre inégale aux Boers, soulevant l’indignation d’une bonne partie de l’Europe. Faute de pouvoir chasser les Britanniques de cette Inde qu’ils pillent, Loti évite tout contact avec eux, et se contente de rencontres avec des autochtones. Le prétexte de son voyage est la remise des palmes académiques, de la part de l’Académie française, au maharadjah de Travancore, dans l’extrême sud de la péninsule.

          Trop d’or, trop d’argent, trop de pierreries dans ce récit, même si la description de la sécheresse et de la famine fait diversion. Le brave dieu-éléphant Ganech, personnage favori du panthéon hindou, est qualifié de monstrueux et d’horrible. Les grottes d’Ellora, que j’ai appréciées de visu, sont dites épouvantables. La tigresse apprivoisée du maharadjah lorgne les enfants cadavériques.

          Loti nous offre quand même de beaux passages, sur les canaux du Kerala, sur les ruines de Golconde, sur celles de Delhi, sur les cités radjpoutes. Je les préfère à son tableau de Bénarès, assez exagéré si j’en juge d’après ma propre visite une centaine d’années plus tard.

          À vrai dire, Loti est surtout venu chercher une sagesse. Les débuts le déçoivent. Le bouddhisme, observé à Ceylan, me semble une chose finie, morte. Il forme un pendant à la décrépitude et la décadence de l’Inde brahmanique. Puis le voyageur s’engoue de Bénarès, qu’il place, contrairement à la vraisemblance géographique, à la fin de son volume. Mourir au bord du Gange, supplie-t-il, avoir là son cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée ! Et il ajoute : Le germe nouveau qui a été déposé dans mon âme est destiné à l’envahir. Où finit la sincérité, où commence la pose ? Loti ne reviendra point en ces lieux. Pour lui, la vraie tentation, jamais tout à fait victorieuse, reste celle de l’islam.  

          Son chef d’œuvre, à mon goût (et je ne suis pas le seul), c’est Vers Ispahan – relation d’un voyage de cinquante jours effectué en 1900. L’auteur est en congé sans solde. Au lieu de revenir des Indes par la voie maritime et le canal de Suez, comme tous les autres voyageurs, il entreprend de passer par la Perse. Et l’on voit là que son personnage d’écrivain maniéré, voire déliquescent, cachait un dur-à-cuire. Malgré ses cinquante ans, il n’hésite pas à s’infliger trois semaines de chevauchée sur des pistes dangereuses, en faisant étape dans des caravansérails pleins d’immondices.

          L’aventure commence sur la rive étouffante du Golfe qu’on appelle persique. Comme le chemin de fer n’existe pas encore, on doit escalader à cheval ou mulet le triple rempart du plateau iranien – de nuit, à cause de la chaleur. L’écrivain a constitué sa propre caravane, de huit ou neuf personnes. Les sabots des montures glissent sur la pierraille, la chute dans les précipices est évitée de justesse. Pour protéger les voyageurs des brigands, chacun des villages traversés doit fournir une escorte de deux ou trois cavaliers, mais on ne peut vraiment compter dessus. D’où l’enthousiasme de Loti à son arrivée à Chiraz, la ville des poètes, ancienne capitale de la Perse, et encore magnifique, malgré la vétusté. On oublie tout ce qu’il a fallu endurer pendant le voyage, les grimpades nocturnes, les veilles, la poussière et la vermine ; on est payé de tout.  

          Loti parle assez bien le turc, que beaucoup de notables persans comprennent. Cela lui permet des contacts directs, dont d’autres voyageurs occidentaux n’ont pu bénéficier.

          Après Chiraz, la petite expédition chemine sur le haut plateau frisquet mais fleuri – notamment de pavots blancs dont sera extrait l’opium pour  l’Extrême-Orient. Ispahan, autre ancienne capitale du pays, se révèle encore plus beau que Chiraz. Malheureusement, la population est xénophobe et elle a quelque raison de l’être, car la Grande-Bretagne et la Russie sont en train de se partager la Perse en deux zones d’influence. L’arrivée de Loti provoque une émeute ; il doit se réfugier chez le seul consul européen de la ville, celui de la Russie. Mais il n’en garde point rancune, comme le montre le titre de son livre.

          La suite du parcours est l’occasion de décrire les scènes de lamentation et de flagellation qui marquent l’anniversaire de la mort de l’imam Hussein. Familier de l’islam sounnite, Loti s’avoue déconcerté par l’islam chiite.

          Il ne s’intéresse guère à Téhéran, capitale récente, trop moderne. Mais il est reçu par les plus hauts personnages : le prince héritier, le frère du chah, le grand vizir… Et tous ces interlocuteurs de haut rang parlent français. En cette région du monde, le prestige de notre culture se trouve encore à son zénith. L’écrivain est conscient de la fragilité de ce privilège.

          Reste à franchir la cordillère qui sépare Téhéran de la Caspienne. Cette fois, les obstacles ne sont plus la pierraille et les déserts, mais la boue et les crues de rivières provoquées par des pluies diluviennes. Loti doit payer de sa propre bourse une réparation de fortune sur un pont. Arrivé enfin sur le rivage, il s’embarque sur un vapeur à destination de Bakou. De là, le trajet sur les voies ferrées russes puis sur celles d’Europe centrale n’est plus qu’un jeu d’enfant, par comparaison avec ce qui a précédé.

          Cinquante jours de frissons et d’enchantements. Quand le lecteur parvient à la dernière page de Vers Ispahan, il se dit que ce n’est pas la peine de visiter l’Iran d’aujourd’hui, et qu’il y serait déçu à tout coup. Mieux vaut rester en 1900, sous le charme de Loti.

          À peine le capitaine de frégate Viaud est-il rentré chez lui que la Marine nationale l’expédie en Chine. Il s’agit d’y protéger les résidents français des Boxeurs révoltés contre les influences étrangères et excités par l’impératrice T’seu H’si. Mais le temps que le navire arrive, les troupes japonaises et russes ont fait le ménage avec brutalité.

          Ami des Turcs et des Arabes, Loti n’éprouve pas de sympathie particulière pour les Chinois. Il les comprend mal. Il rappelle que les Boxeurs ont tué et violé à tort et à travers, et détruit la légation de France (nous dirions aujourd’hui l’ambassade) après deux mois de siège. Mais il rend hommage à la plus ancienne des civilisations survivantes. Il mentionne sans indulgence les vols et les déprédations commis par les soldats étrangers. Sept pays se sont ligués contre la Chine : Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, États-Unis, Russie, Japon. Leur nombre et leur diversité expliquent qu’en fin de compte, la Chine ne soit jamais devenue la colonie de l’un d’eux.

         Cette fois, il n’y a vraiment pas matière à des descriptions voluptueuses. La campagne est grise, les habitants fuient, les eaux sont polluées. Les soldats français transportent de l’eau bouillie dans d’affreuses bouteilles, avec pour bouchons des pommes de terre crues qu’ils ont taillées.  Partout des cadavres, gisants ou flottants – et des rôdeurs les ont scalpés, afin de confectionner des perruques.

          La capitale a quand même conservé son animation, son commerce, son décor. Ville de découpures et de dorures, ville où tout est griffu et cornu. Alors pourquoi ce titre, Les derniers jours de Pékin, pour le livre qui rassemble ses articles parus dans le Figaro ? Loti a senti venir la fin de la métropole impériale. La révolution éclatera en 1911, par contrecoup de l’humiliation subie onze ans plus tôt du temps des Boxeurs. Le Pékin d’aujourd’hui est bien plus peuplé qu’à l’époque. Il s’enorgueillit de trois autoroutes périphériques et concentriques. Mais il ne rappelle que de loin celui qu’a vu notre observateur.

         Celui-ci s’offre le plaisir puéril de coucher dans le palais de l’impératrice. Il y fume l’opium. Il prélève deux petits souliers rouges dont il se persuade qu’ils ont appartenu à T’seu Hsi. Après quelques visites aux prêtres français, dont les catéchumènes ont beaucoup souffert, et bien sûr  aux tombeaux impériaux, il fait ses adieux à cet empire démesuré, où pensent et spéculent quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais.

         Mais cet incorrigible collectionneur emporte avec lui dix caisses de bibelots et autres souvenirs, dont il sait très bien que les vendeurs étaient des pillards.

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          Ce butin est destiné à sa fabuleuse maison de Rochefort, où il entasse ses trésors. Les métaphores fusent. Caverne d’Ali Baba ! Marché aux puces ! Palais du facteur Cheval ! Hélas, c’est fermé pour travaux depuis 2012, sans annonce de réouverture.

       Un jour, à Constantinople, Loti s’entretenait avec l’un de ses zélateurs, Gabriel de La Rochefoucauld. Il émettait des doutes sur la vie future. Puis, soudain : Il est pourtant inadmissible que des âmes comme la mienne ne survivent pas. Qu’il se rassure, où qu’il soit. L’inadmissible ne se produira  point.

Les livres

Les romans de Loti ont été réunis dans un volume de la collection Omnibus (2011).
Ses récits de voyage sont rassemblés dans un volume de la collection Bouquins (rééd. 2018).
L’exposé de la mystification se trouve dans Marc Hélys, Le Secret des Désenchantées, 1923, rééd. Manucius 2004.  L’Istanbul d’Orhan Pamuk, avec nombreuses petites photos de diverses provenances dont l’auteur lui-même, est disponible en Folio.   

Quelques mots sur la mort

Par Nicolas Saudray

 

          Vincent Lambert, infirmier de profession, est victime d’un grave accident de la route en 2008. Depuis, il se trouve dans le coma, sans espoir d’amélioration. Ses parents – surtout sa mère – réussissent, pendant onze ans, à empêcher qu’on ne le débranche, malgré l’avis contraire de son épouse, qui aurait dû être considéré en priorité, et de ses cinq frères et sœurs. La Cour de cassation autorise enfin l’interruption des soins. L’infortuné, qui n’était plus qu’une momie, meurt à quarante-deux ans.

          Aussitôt, des cris s’élèvent. Les avocats des parents : assassinat ! violation du serment d’Hippocrate ! Michel Houellebecq, qui n’en rate pas une : l’État français…a tué Vincent Lambert. D’autres : attentat à la dignité humaine ! En réalité, l’organisme du patient tendait vers la mort, et les soins l’en empêchaient de manière artificielle. L’interruption n’a fait que rétablir le cours normal des choses. La dignité de l’homme ne saurait consister en une existence inerte et sans fin. Les protestations que je viens de mentionner reviennent à accorder à chaque humain le droit à une telle existence. Pour notre raison, c’est absurde. Pour la collectivité, ce serait financièrement insupportable.

          On ne se trouve pas dans un cas d’euthanasie, car Vincent Lambert était déjà mort en tant qu’homme. Autrement dit, il ne s’agissait point d’abréger sa vie, mais de tirer les conséquences d’une immobilité définitive.

          Même du point de vue chrétien dont la mère du malheureux se réclame, la mort physique, n’en déplaise au pape François, n’est pas une horreur qu’il faille combattre à n’importe quel prix. Mais un passage sur l’autre rive. Des mystiques voire de simples croyants y ont vu un bienfait. Celui qui aime sa vie la perdra.

         Comment approuver, dès lors, l’attitude de cette mère qui estimait détenir un chèque en blanc sur la société, et dont l’obstination a coûté je ne sais combien de millions aux organismes sociaux, pour rien ? Passé un certain point, le chagrin n’est plus une excuse.

         Fontenelle, écrivain, géomètre et académicien, a vécu cent ans moins trente trois jours (1657-1757). Vers la fin de sa vie, quand on lui demandait son âge, il répondait : Chut ! La mort m’a oublié. Voilà une attitude raisonnable.

          Pour ma part, je souhaite que, le moment venu, on se réjouisse de ma mort. En effet, de deux choses l’une. Ou bien cette mort adviendra par l’effet d’une maladie, et elle fera cesser ma souffrance. Ou bien elle me saisira d’une manière inopinée, et m’évitera les séjours à l’hôpital, voire la déchéance. C’est ce qu’on appelle une belle mort.

Trois romans de Claude Farrère

Par Nicolas Saudray

M’étant occupé de Pierre Loti, je continue tout naturellement avec son cadet de vingt-six ans Claude Farrère, et je mets à lire quelques-uns de ses ouvrages, jusqu’alors inconnus de moi. Les deux hommes ont été à la fois écrivains et officiers de marine. L’un commandait le Vautour, stationné à Constantinople, et l’autre était l’un de ses subordonnés ; d’où un lien durable entre eux. Un peu plus tard, ils ont défendu ensemble la cause de l’empire ottoman contre les États balkaniques affamés de territoires.
Mais ce n’est pas le même calibre, ni le même esprit. Fondamentalement, dans toute son œuvre, Loti est un poète. Farrère, lui, est un vrai romancier. Il sait trousser une intrigue, au risque de frôler parfois le roman de gare.
Farrère est né Charles Bargone (1876-1957), d’origine corse par son père. Autant Loti est maigrelet, autant Farrère en impose, surtout quand sa barbe se met à blanchir. Après quelques années de navigation, il est muté au ministère de la rue Royale, où il publie un article imprudent sur la crise de la marine (1910). D’où mise en disponibilité, puis réintégration. Encore une similitude avec Loti, et son affaire de Hué.
En 1917, le commandant Bargone, qui s’est mis en congé de la Marine, où l’on n’a plus beaucoup d’occasions de se distinguer, et qui, comme Loti, a rallié l’armée de Terre, pilote un char d’assaut. Un engin nouveau, promis à un brillant avenir.
Percevant des droits d’auteur confortables, il prend sa retraite dès 1919, comme simple capitaine de corvette. Il allonge, jusqu’à son dernier jour, sa série d’ouvrages d’histoire ou de fiction, dont presque personne ne se souvient plus aujourd’hui.
En 1932, au cours d’une signature de livres, l’anarchiste Gorguloff tire sur le président de la République Paul Doumer. Farrère (qui avait connu ce dernier, je suppose, en Indochine) tente de s’interposer. Il reçoit deux balles dans le bras, mais ne peut empêcher la mort du président.
En 1933, Farrère est membre du comité de soutien aux intellectuels juifs persécutés. Ce qui tempère le grief d’adhésion à l’extrême droite, lancé aujourd’hui contre lui.
L’année suivante, Farrère s’inscrit chez les Croix-de-Feu. Ce qui, comme je l’ai déjà observé au sujet de Jacques de Lacretelle, n’est pas déshonorant, car ce mouvement n’a jamais pris parti pour l’Allemagne, et son chef a été déporté.
En 1935, Farrère est élu à l’Académie française, contre Paul Claudel ! Il n’a été handicapé ni par ses écrits sur l’opium, ni par son roman de 1910, Les Petites alliées, décrivant les ébats d’officiers de marine avec les prostituées de Toulon.
Après la Seconde guerre, Farrère est le noble vieillard par excellence. Il figure au comité d’honneur pour la mémoire du maréchal Pétain. Faut-il le lui reprocher ? Une telle position, à cette époque, ne pouvait rien lui rapporter, er risquait de lui faire perdre une partie de son public.
Je commenterai ceux de ses romans qui ont eu, en leur temps, le plus d’audience.

Les Civilisés (1905)
Saïgon est alors un vaste lupanar, à la disposition des Français. Ceux-ci sont pour la plupart des ratés, venus aux colonies parce qu’ils n’avaient pas réussi en métropole, ou des individus sans scrupules, cherchant à faire rapidement fortune. Les administrateurs étendent leur manteau sur tout cela. Je m’étonne que les intéressés n’aient pas protesté contre cette caricature. Paul Doumer, que nous avons aperçu, venait de donner l’exemple d’un gouverneur général intègre et utile.
J’ai d’abord cru que les civilisés, c’étaient les Vietnamiens (on disait alors les Annamites), par opposition aux Barbares venus de l’ouest. Pas du tout ! Farrère ne se soucie guère des colonisés, qui ne constituent qu’un élément de décor. Les civilisés, bizarrement, ce sont de jeunes hommes blancs, célibataires, nietzschéens, qui ne croient à rien et veulent planer au-dessus du lot. Il y en a surtout trois, un médecin, un ingénieur et bien sûr un officier de marine, noble de surcroît, en qui l’on devine un avatar de l’auteur. Ces jeunes gens s’autorisent toutes les débauches, y compris les stupéfiants.
À ce sujet, il faut savoir que l’année précédente, en 1904, Farrère a publié Fumée d’opium. Il semble être allé, dans cette voie, beaucoup plus loin que Loti – au point de devoir subir deux cures de désintoxication. Depuis l’Indochine, ce vice a gagné Toulon où fonctionnent, selon une enquête de 1913 du quotidien Le Matin, 163 fumeries, tenues le plus souvent par des demi-mondaines. La Première Guerre mondiale y met un terme. Mais on ne sait quand Farrère s’est arrêté.
Tout en approuvant secrètement ses civilisés, et en imitant plus ou moins leurs ébats, il a adopté un parti moralisateur. Il a décidé de les punir de leur attitude outrecuidante. Le médecin devient fou, et meurt dans un accident de la circulation. Le fringant officier de marine croit trouver son salut dans ses fiançailles avec une jeune et pure Française, mais ne peut s’empêcher de la tromper. En conséquence, il est rejeté par elle et se retrouve seul, abasourdi.
Mais ce châtiment ne suffit point, et l’ingénieur, lui, n’a pas encore eu son compte. Pour en finir, Farrère s’offre une péripétie audacieuse : les Anglais attaquent l’Indochine ! En réalité, suffisamment pourvus dans la région (Singapour, Malaisie, Nord-Bornéo, Hong-Kong), ils ne s’intéressent pas à cette dépendance française. Et l’Entente cordiale vient d’être conclue. Cela dit, les Français ne sont pas encore habitués à avoir les Britanniques pour alliés. Ils conservent en mémoire l’incident de Fachoda, qui a failli provoquer un conflit armé, et la guerre des Boers, où les Britanniques ont joué le rôle des méchants. Bref, l’agression imaginée par Farrère passe fort bien auprès de son public.
L’ingénieur civilisé, qui devait être mobilisé dans la réserve, s’enfuit. Il perd sa dignité nietzschéenne.
Quant à l’officier de marine, il rejoint son bâtiment, pour tenter de s’opposer au débarquement britannique. Vu la disproportion des forces, sa mort est certaine. Avant de périr, il s’offre néanmoins le luxe de couler, par une torpille, le plus gros cuirassé adverse.
Les Civilisés ont été couronnés du prix Goncourt en 1905.

L’homme qui assassina (1906)
L’année suivante, l’écrivain saute d’un bond gracieux en Turquie. Comme les Civilisés, son nouveau roman est une histoire entre Occidentaux dans un décor oriental. Exception : un aimable et généreux pacha, qui a le don de surgir quand on ne l’attend pas, comme Arsène Lupin. Mais il n’est là que pour la couleur locale, et ne joue aucun rôle dans l’intrigue.
Les débuts du narrateur – un colonel français, noble cette fois encore – à Constantinople sont surtout l’occasion de peindre la ville et ses mœurs. Les descriptions ne valent pas celles de Loti, mais sont plus précises et ne manquent point d’intérêt, si l’on accepte les paradoxes. L’auteur exalte l’architecture ottomane aux dépens de la byzantine, et se moque de cette grosse maritorne de Sainte-Sophie, peinturlurée de rouge et de jaune comme une paysanne fardée. S’agissant des habitantes de cette métropole, voici un jugement de l’aimable pacha : La vertu des femmes, monsieur le colonel, ressemble à ces grands plateaux chargés de verreries que les montreurs d’ours tiennent en équilibre sur la pointe d’un sabre. La preuve du contraire se trouve dans les Désenchantées de Loti, que Farrère ne pouvait connaître puisqu’elles ont paru en 1906.
À défaut d’odalisques faciles, le colonel français fait la connaissance d’une délicieuse Britannique, lady Falkland. C’est l’épouse du directeur de la Dette ottomane, cette énorme institution semi-étrangère qui perçoit les impôts dus au sultan et s’en sert pour régler les arrérages de ses emprunts. La belle se confie : son mari a une maîtresse britannique installée sur place ; il veut divorcer pour l’épouser ; de plus, il entend obtenir la garde de son fils unique. De la sorte, lady Falkland se retrouvera seule et sans enfant.
Puis cette malheureuse se donne au colonel, en une rencontre qui n’aura pas de suite, car elle est trop surveillée. Cette reddition compense, si l’on veut, l’agression de l’Indochine perpétrée dans l’ouvrage précédent.
Alors que l’affreux Falkland avait réuni les pièces nécessaires à son divorce, et s’apprêtait à le demander, il est assassiné. On ne trouve pas l’assassin. L’épouse est évidemment soupçonnée d’avoir commandité le crime. Mais le sultan, bon prince, décide de l’imputer à un forban que l’on vient d’arrêter pour d’autres motifs, et qui avait déjà un passif suffisamment chargé pour mériter la mort.
Or le véritable assassin était… Mais je m’en voudrais de déflorer le dénouement.
Des trois romans commentés ici, cet Homme qui assassina me paraît le meilleur.

La Bataille (1909)
Cette bataille s’inspire de celle de Tsou-Shima, où quatre ans plus tôt, la flotte japonaise a anéanti la flotte russe.
Pour une fois, les autochtones sont au premier plan du roman. Il y a bien un peintre français, mais on se demande ce qu’il vient faire ici, le Japon n’ayant pas de leçons à recevoir en matière de peinture. Il y a aussi un officier de marine britannique, dont la présence se justifie mieux, car ses camarades et lui-même ont aidé la flotte du Soleil levant à se constituer et à s’entraîner.
Le Japon fournit les trois acteurs principaux, jeunes tous trois. Le marquis Yorisuka, officier de marine, et son épouse sont beaucoup trop occidentalisés pour des Japonais de 1905. Ils sonnent faux. Porteur des traditions, leur ami ou faux ami le vicomte Hirata, lui aussi officier de marine, est plus crédible. À travers lui, Farrère a bien perçu les potentialités guerrières du Japon, que l’auteur de Madame Chrysanthème, vingt-deux ans plus tôt, ne pouvait ressentir.
Le tableau du pays est superficiel, et criblé de références à la Chine. Hormis quelques jolies notations d’arbres et de jardins, les trois quarts du livre ne présentent, pour parler franchement, guère d’intérêt. Puis vient la fameuse bataille, pour laquelle Farrère est à son affaire. Le jeune marquis est tué. Bien que son camp soit très largement vainqueur, et que sa propre conduite ait été digne d’éloges, le jeune vicomte se donne la mort, en pratiquant le fameux seppuku, alias hara-kiri. Cette conclusion a beaucoup plu aux lecteurs. Mais elle n’est là que pour la couleur locale, car l’intéressé n’avait, selon les codes japonais, aucune raison de recourir à cet acte extrême. Quant à la belle marquise, veuve sans enfant, elle entre dans un couvent bouddhiste.

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Les principaux romans de Claude Farrère ont été édités en poche, il y a quelque temps. Je les ai cherchés en vain dans les librairies. Sans plus de succès, j’ai interrogé les rayons des usuels de la Bibliothèque Nationale de France, salle de la littérature française, où figurent, à côté des célébrités, beaucoup d’obscurs. Pas un ouvrage de Farrère, pas un ouvrage sur Farrère.
Était-ce un bon écrivain ? Je dirai plutôt que c’était un écrivain curieux, méritant mieux que l’oubli.

Trois solutions au problème des algues vertes

2011, legs de Michel Cotten

Cette note n’a guère perdu de son actualité. On nous dit que les rejets d’azote par l’agriculture bretonne ont été divisés par deux en dix ans. Mais un retour offensif des algues vertes s’est manifesté au printemps de 2019 dans la baie de Saint-Brieuc.  

L’État français a déjà été condamné deux fois, par le tribunal administratif de Rennes en 2007 puis par la cour administrative de Nantes en 2009, pour non-respect des règles qu’il a lui-même fixées en matière de qualité des eaux, concernant notamment les teneurs en nitrates. Cette cour a stigmatisé le « laxisme et les carences des préfets » en matière d’installations de porcheries et de suivi des décisions.

Cette fois, c’est l’Union européenne qui envisagera de condamner la France à une amende de 300 millions d’euros au vu des réponses évasives et incomplètes au questionnaire de dix pages adressé par la Commission en juillet 2011.

Cette condamnation ferait suite à de nombreuses mises en garde prises à la légère par le gouvernement français. Elle serait assortie d’astreintes particulièrement lourdes. L’épisode des 36 sangliers intoxiqués à mort par des émanations d’hydrogène sulfuré à proximité d’algues vertes incite l’Europe à réagir très fortement.

C’est peu de dire que le « Plan Algues » adopté par le gouvernement en février 2010, après la fin des travaux de la commission interministérielle créée à suite de la mort d’un « petit cheval » dans la baie de Saint-Brieuc, n’a pas convaincu les autorités européennes.

Malgré ce plan, ou à cause de lui, le volume d’algues ramassé sur les plages bretonnes a augmenté d’une année sur l’autre. Il avait atteint 90.000 tonnes en 2009. On va vers 100.000 tonnes en 2011.

Le « Plan Algues » porte essentiellement sur le ramassage des algues, c’est-à-dire sur les effets. Il ne comporte aucune mesure de prévention contraignante visant à supprimer les causes du phénomène, c’est à dire l’excès de nitrates dans les eaux arrivant jusqu’à la mer. À ce jour, seules deux « chartes de baies » pleines de bonnes intentions ont été signées sur les huit prévues.

Au Cap Coz (La Forêt-Fouesnant, Finistère), calme plage où j’ai appris le dériveur dans ma jeunesse, il a fallu récemment déployer plusieurs compagnies de CRS pour éviter que le cortège des défenseurs de la qualité de l’eau en colère n’entre en contact musclé avec celui des agriculteurs outrés. Va-t-on vers la guerre des algues ? Non, si on prend la peine de réfléchir un peu à partir de trois données incontestables et si on se décide à agir vraiment.

L’agriculture bretonne réalise un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros. En cinquante ans, elle est devenue à marches forcées le premier espace agricole français : sur 6% de notre superficie agricole, on trouve 57% des porcs français, 30% des gros bovins, 25% des vaches et 34% des volailles. On produit 42% des œufs et bien sûr 86% des choux-fleurs français.

Cette agriculture à bon marché, encore orientée vers la consommation de masse, rapporte peu aux 63.000 paysans bretons, mes frères, qui se démènent pour survivre. La concurrence est rude. Le nez au ras de l’eau, la plupart des exploitants ne sont pas en mesure de supporter les coûts supplémentaires qu’entraînerait une stricte application du principe pollueur-payeur; quand on lutte pour sa survie, le premier souci n’est pas celui de l’objectivité ni celui de l’intérêt général.

Les chercheurs d’Ifremer, Alain Menesguen notamment, ont établi clairement que la prolifération des algues vertes (Ulva) était liée à l’excès de nitrates arrivant dans les eaux côtières. Le mauvais fonctionnement de stations d’épuration et les eaux domestiques portent leur part de responsabilité, mais à 90% ces apports inopportuns résultent de l’épandage en trop grandes quantités du lisier de porc et de vache ainsi que des méthodes culturales peu économes.

Le phénomène se développe particulièrement dans les baies fermées où les eaux sont claires et les courants faibles. La baie de Saint-Brieuc, qualifiée parfois par les « écolos » en colère de « baie des cochons » en est le parfait archétype. Les algues vertes ne sont pas en elles-mêmes toxiques, mais lorsqu’elles pourrissent, ce qui arrive nécessairement en haut de l’estran entre deux grandes marées, elles dégagent de l’hydrogène sulfuré, gaz très toxique, et diverses toxines redoutables.

Suivant l’étude réalisée par Ifremer, 108 baies bretonnes, pour la plupart en Manche, sont concernées et risquent de devenir à terme des déserts touristiques.

Troisième donnée objective : la teneur en nitrates des eaux de rivières bretonnes continue d’augmenter (>33mg/litre). Au dessus de 10mg/litre l’eutrophisation est garantie.

Il ne reste plus beaucoup de temps avant d’arriver au fond de l’impasse. Il est donc plus que temps d’agir. Trois propositions:

1/ Les algues vertes restent considérées comme des déchets. Et si on les traitait comme une ressource à valoriser?

Pour marquer les esprits, un appel d’offres exceptionnel pourrait être lancé dans le cadre du pôle de compétitivité «Mer-Bretagne» sur la culture et le traitement des algues vertes.

Depuis toujours, les pêcheurs d’algues de l’Iroise rentrent à l’Aber-Ildut avec leurs barques remplies à ras bord d’algues prises autour d’Ouessant et de Molène. Ça se vend bien au Japon et en Chine, malheureusement le plus souvent à l’état brut.

S’agissant des « Ulva », il s’agirait de les cultiver comme des huîtres plutôt que de les ramasser comme des ordures, de les faire sécher avant qu’elles ne pourrissent et de les vendre sous forme d’engrais riche en nitrates. Le Centre de valorisation des algues (Ceva), créé par le département des Côtes d’Armor et Ifremer, travaille sur ces questions depuis 1982. Une petite société près de Paimpol a déjà obtenu des résultats économiquement prometteurs. C’est bien, mais il faut changer de braquet.

2/ Ensuite, il s’agit de mieux respecter la nature en améliorant les pratiques culturales. Les apports d’engrais pourraient être mieux dosés. Normalement, presque tout devrait s’intégrer aux cultures ; seul un petit reliquat s’échapperait vers les rivières, ce qui mettrait rapidement fin à l’eutrophisation des eaux côtières.

Un territoire donné ne peut pas supporter un nombre illimité de porcs ou de volailles. Seules la démagogie ou la misère peuvent faire dire le contraire. Bonne nouvelle : il ressort d’une étude engagée dans le cadre du « Plan Algues » que 25% seulement des exploitations produisent des rejets trop nitratés.

Les 75% qui restent prouvent que l’on peut produire proprement : ce sont des exemples à suivre.

3/ Les arrêtés préfectoraux fixant la taille des exploitations sont en général bien adaptés. C’est au niveau de la mise en œuvre et du contrôle que cela se gâte.

Un comité de suivi indépendant pouvant être saisi par toute personne y ayant intérêt et statuant dans des délais très brefs devrait être constitué. Au terme d’un délai de régularisation de trois mois, l’exploitation contrevenante serait purement et simplement fermée par décision de justice.

Le véritable progrès viendra lorsque les agriculteurs, ne se sentant plus culpabilisés ou menacés dans leur survie mais compris et aidés, accepteront de voir les réalités scientifiques en face et accessoirement quand les associations écologistes cesseront de considérer l’ensemble des paysans bretons comme des délinquants potentiels.

Je crois les descendants des paysans bretons, qui ont hissé leur région au premier rang de l’agriculture française, capables de voir la vérité en face et de s’adapter.