Un requin à Paris

Pourquoi une rubrique « la Mer » ?

Michel Cotten, Breton d’Elliant (Finistère), avait magnifiquement concilié sa passion de navigateur avec ses obligations de fonctionnaire. Nous nous devions donc d’ouvrir une rubrique consacrée à la mer. Malheureusement, nous n’avons retrouvé, dans les archives dactylographiées de Michel et dans les mémoires de ses sept ordinateurs, qu’un seul texte sur la navigation. Encore s’agit-il principalement d’eau douce.
Nos recherches se poursuivent. En attendant, nous lançons un appel aux internautes pour qu’ils nous apportent des contributions relatives à l’eau de mer, dans tous ses états.

par Michel Cotten

J’ai toujours eu une certaine idée de la plaisance. Le confort n’y tient qu’une place réduite. La vitesse, la ligne, l’aptitude à remonter le vent sont les principales qualités du bateau dont j’ai toujours rêvé.
Juin 1970 : j’achète pour 8 000 francs le bateau Requin « Can Set » n° 182, rattaché à un « house-boat » du côté d’Issy-les-Moulineaux. À peu près en bon état. Le guignol a été visiblement ressoudé ; la barre joue un peu. Quelques « gendarmes » dans les haubans et les bastaques1 . Le vendeur me prévient que le moteur British Anzani 5 CV est capricieux, mais increvable.
Je n’ai pas d’équipage en vue. Laissant donc le Requin là où il est, j’emprunte un petit voilier pour passer en mer des vacances bien sages : Saint-Martin-de-Ré, Port-Breton, Le Palais, Lorient, Concarneau (mon port d’attache). Entre Belle-Ile et Groix, quelques difficultés pour prendre un ris et le garder par force 6. Ensuite les Glénans, l’Odet, Le Guilvinec…
À la rentrée, je bricole quelques samedis sur mon acquisition, qui me coûte 50 francs par mois, à verser à l’occupant du « house boat ». Il ne m’accorde qu’une attention distraite, mais possède par contre deux superbes chiens qui ne me reconnaissent jamais. Je me mets en quête d’un endroit plus accueillant et si possible moins sale.
Un ami, grâce à qui j’ai commencé à naviguer, me rappelle que la brillante école dont nous sommes issus a un club aux Mazières, à Draveil (en amont de Paris). Il faut donc amener le bateau là-bas.
Nous partons d’Issy-les-Moulineaux à sept heures un dimanche matin d’octobre, avec le British Anzani sous le bras, une réserve d’essence, le Guide de la navigation fluviale et tout notre naïveté. Le moteur démarre au dixième coup plein gaz. Il n’y a pas de marche-arrière ni de coupe-circuit ; il faut arracher le fil de la bougie pour que tout s’arrête.
J’évite d’assez peu les basses branches des arbres de l’île Saint-Germain, et nous voilà en pleine Seine. Le bruit est tel que nous ne nous entendons plus. Les berges commencent à défiler, bordées de péniches chargées de sable. Nous commençons à respirer plus librement, quand plusieurs ratés se produisent. C’est la panne. La vitesse diminue, l’étrave hésite et pique vers la rive gauche à bout d’erre.
Mon frère Alain, grand aviron à la main, campé à cheval sur le mât en avant du capot, s’apprête à l’accostage, pas très rassuré. Tout à l’arrière, mon cousin Raymond manipule le carburateur et vérifie l’arrivée d’essence. Il me demande de boucher l’arrivée d’air du carburateur avec ma main.
Le moteur repart, mais nous ne dépasserons pas, ce jour-là, le Garigliano. Nous retrouvons notre poste de départ à la nuit tombante, après avoir calé de multiples fois. Le retour a été très long, car il a fallu faire le tour de l’île Saint-Germain et virer devant l’île Seguin.
Nous attendons quinze jours pour le deuxième essai, car entre-temps Raymond court un rallye. Persuadé que le mécano qui a révisé le moteur est un âne, il prend l’affaire en main. Il connaît un garagiste. Un vrai.
Nous ne réussissons toujours pas à démarrer. À force de tirer sur la corde, nous faisons environ deux mètres. Piqué au vif, Raymond revient huit jours plus tard avec une provision de bougies (de compétition) : des Bosch à culot long.
Cette fois, tout marche bien. Je continue de tenir la barre. Accroupi sur le pont, Alain tend l’entonnoir à bout de bras, et Raymond y vide son bidon de mélange, en essayant de mettre plus de la moitié du liquide dans la cible.
Nous entrons dans Paris. La tour Eiffel, Notre-Dame, vues comme d’un bateau-mouche. Nous sommes les maîtres de notre destin, attentifs à la régularité des pulsations de notre moteur.
Une panne imprévue à la sortie de Paris. On s’amarre contre une péniche à quai. Quelques attouchements et incantations, et le moteur repart comme un coureur de fond anglais attaqué par un Allemand de l’Est.
Bientôt, la première écluse (Port-à-l’Anglais) est en vue. J’avais bien vérifié les jours de chômage des écluses : 11 novembre, Noël, Premier de l’An… Cinq en tout. Mes deux équipiers sont montés aux nouvelles. En levant très haut la tête, j’aperçois deux faces déconfites qui m’annoncent que les éclusiers sont en grève !
L’éclusier voudrait bien, il n’est pas contre les plaisanciers, mais s’il ouvre ses portes avant que nous ayons pu démarrer (il a remarqué que l’Anzani se fait prier), le paquet de noires péniches qui dort en aval aura tôt fait de se réveiller et d’envahir le sas.
Alain débouche le Généra 12 ° (Sud-Oranie), et nous mangeons les mains sales. Bien refroidi, l’Anzani repart du troisième coup. Et en avant, à onze km/h de moyenne. Nous retraversons tout Paris à l’envers, en laissant à bâbord l’île de la Cité, mais en brûlant un feu rouge clignotant. Il faut dire en passant qu’étant donné la nature du bateau (voilier), et la puissance du moteur (5 CV), nous pouvons nous balader sur la Seine sans le moindre permis ou autorisation.
La conclusion d’expert de mon cousin est que la source de nos ennuis réside dans le condensateur. Justement, une société d’informatique m’a proposé de visiter deux ou trois installations en Angleterre. Après les visites, intéressantes d’ailleurs, je me donne toute une journée pour trouver à Londres un condenser (en anglais).
C’est dans l’East End, après avoir fait chou blanc deux fois, que je trouve enfin une boutique disposant de pièces détachées pour British Anziani Super Single HP 5. Mais ces moteurs sont réservés à la clientèle d’Extrême-Orient. Le gars, qui m’a vu venir, me fait payer cher mon snobisme.
La réparation étant faite, il faut choisir une nouvelle date. Mon cousin est très pris par ses rallies. Le troisième homme de l’équipe victorieuse sera donc mon vieil ami Jean-Louis.
Sans histoire jusqu’au Pont-Neuf. Brusquement, sous les jardins de l’Archevêché, là où le courant est le plus fort, le bateau fait deux ou trois tours sur lui-même. Alain réussit à l’amarrer. Je récupère la gaffe tombée à l’eau. Les pêcheurs à la ligne sont très mal élevés, sans doute parce qu’ils ne pêchent rien. Nous avons eu chaud.
Nouveau départ. Nous avons droit à un passage spécial à l’écluse d’Ablon. L’éclusier a failli le regretter, car nous n’arrivions pas à remettre le moteur en route. Passant devant les bidonvilles d’Orly, survolés de près par les Boeing, nous fumons d’énormes Apostolado (provenant d’un fournisseur du roi de Suède).
Nous passons sous le pont de Draveil vers 17 h 45. Ne connaissant pas les lieux, nous dépassons les Mazières et sommes obligés de revenir en arrière. Nous nous amarrons à un corps mort, et mes parents nous récupèrent. Terminé pour un temps.
Maintenant, l’hiver est bien avancé, au point que deux fois par jour l’homme du club se fait un devoir de casser la glace autour du bateau. D’où mon idée de le tirer au sec et de le revernir. Avec un ami, nous prenons un vieux canot en plastique et le faisons glisser sur la glace. Pendant que, passant d’une embarcation à l’autre, je grimpe sur le Requin, le canot, dans un bruit de débâcle, se met à flotter. Nous arrivons néanmoins à faire glisser le mât de notre grand navire jusqu’à la rive.
Pour la suite, je récupère un ber2 dans les sous-sols d’une usine. À quelques centimètres près, il entre dans la camionnette Citroën. C’est du costaud : essieux en fer, carré de 10 cm de section, anciens moyeux d’une charrette basque. Nous débarquons cela sur la petite plage des Mazières, malgré les représentations d’un des animateurs du club.
Pour tirer au sec un bateau quand on a un ber, une plage et des arbres derrière, ce n’est pas compliqué. Il suffit de mettre le ber dans l’eau, le bateau sur le ber, « un tire-fort » entre le ber et un arbre, et de tirer fort. Ma belle-maman, qui joue beaucoup au bridge avec la femme d’un commandant de CRS, me suggère de demander à ce fonctionnaire de me prêter, le temps d’une journée, un engin de traction, force 1,5 tonne. Selon un petit calcul trigonométrique, confirmé par mon ami centralien, cela doit suffire largement.
Et en avant, avec mes deux frères. Un philosophe et un avocat, c’est l’idéal pour la manutention. Mais au bout de trois mètres, alors qu’une bonne partie de l’étrave était sortie, la clavette du tire-fort casse. Nous recommençons huit jours plus tard, avec un palan supplémentaire. Nouvel échec.
Ayant battu le rappel des membres du club de voile de Draveil, nous fixons le prochain rendez-vous au samedi suivant, un peu après Pâques 1971.
Je me souviendrai de ce samedi. Non parce qu’ils réussirent à tirer le bateau hors de l’eau (je dis bien ils et non pas nous). Mais parce que c’est la seule et unique fois, en quatre ans, où le ministre de l’Intérieur, mon patron, a éprouvé le besoin de me voir en personne. Réunion toute la matinée. Seconde réunion fixée à 17 heures, pour calculer la dépense supplémentaire infligée aux collectivités locales par le relèvement du taux de TVA (Me présenter les résultats définitifs sans erreur, les maires en faisant un cheval de bataille).
Mon ami André m’a sauvé deux fois la mise ce jour-là. Quand je suis arrivé à Draveil après la première réunion ministérielle et une course à toute vitesse sur l’autoroute, le bateau venait, venait tout doucement. Les frères D., dans l’eau comme des pontonniers de la Bérésina, soulageaient les essieux. Mon frère et toute la section de voile tiraient sur les cordages et actionnaient les tire-tort de 6,5 tonnes de traction.
L’écorce des arbres en a pris un vilain coup. Pour la décence, j’ai enlevé ma cravate et roulé ma chemise. Peine perdue, l’organisation n’avait pas besoin de moi. Bientôt le Requin, le ber et les roues arrière furent hors de l’eau. Un requin sans mât ne pèse pas plus de 1 800 kg.
Je suis rentré dare-dare place Beauvau. Mon image reflétée dans la glace des WC ne portait aucune trace de mon escapade.
Samedi soir, le ministre et moi-même étions satisfaits.

 

[1] Bastaque : hauban mobile qui retient le mât à l’arrière.
[2] Ber : outil de charpente disposé sous un bateau pour le soutenir durant sa construction ou une réparation.

Une ambassade au début du régime soviétique        

Par Nicolas Saudray

         La révolution soviétique d’octobre (novembre) 1917 est habituellement présentée comme la suite nécessaire des fautes des tsars et de l’évolution de l’économie russe. Cette thèse contient une part de vérité. Les mémoires de Joseph Noulens montrent néanmoins que l’histoire aurait pu prendre un autre cours.

         Noulens, originaire de l’Armagnac, plus ou moins radical, n’est pas tout à fait le politicien classique du Sud-Ouest, car il a fait une partie de ses études au lycée Condorcet de Paris. Député du Gers, ministre de la Guerre puis des Finances, il a laissé partout où il est passé le souvenir d’un homme sans éclat mais solide.

        En mars 1917 (je suis désormais le calendrier grégorien), une révolution républicaine et socialiste porte au pouvoir Kerensky et ses amis. L’ambassadeur de France à Pétersbourg, devenu Pétrograd, est Maurice Paléologue, l’un des principaux responsables du déclenchement des hostilités en 1914 [1]. Trop lié au tsar déchu et à ses ministres, on ne peut le laisser en poste. Pour le remplacer, Paris fait appel à Noulens qui s’ennuie au Palais-Bourbon. Il n’a rien d’un diplomate de carrière, mais son bon sens devrait être utile. Sa mission principale : éviter que la Russie ne dépose les armes, alors que sur l’autre front la France lutte à mort contre l’envahisseur allemand.

         Le nouvel ambassadeur arrive par la Suède et la Finlande. Le franchissement de la dernière frontière lui fait l’effet d’un passage de la civilisation à la barbarie. On est déjà à la mi-juillet. Noulens rencontre Kerensky, orateur exceptionnel mais inactif, et dont le gouvernement peine à se faire obéir d’une armée envahie par l’indiscipline.

          À peine Noulens est-il installé que les maximalistes (nom français des bolcheviks) tentent de prendre le pouvoir par la force. Ils échouent. Lénine prend la fuite. Trotsky est fait prisonnier, mais le gouvernement le libère !

         La situation personnelle de M. Kerensky était (alors) si forte, se souvient l’ambassadeur, qu’il pouvait tout tenter pour le rétablissement de l’ordre intérieur et la reconstitution de l’armée. Il pouvait notamment, précise notre auteur, neutraliser le croiseur Aurore, où se tenait l’état-major bolchevik, et qui se trouvait sous le feu de la forteresse Pierre-et-Paul. Kerensky laisse passer l’occasion. Il commet en outre l’erreur de se brouiller avec le général en chef Kornilov, et cherche à se débarrasser de lui. Kornilov réagit en tentant de renverser Kerensky, lequel doit s’appuyer sur les bolcheviks. Pour ceux-ci, la poire est mûre. En novembre de cette année 1917, par ce qui n’est pas une révolution populaire mais un coup de force, ils prennent le pouvoir.

          Il est clair qu’avec un dirigeant plus énergique et plus adroit que Kerensky, la république socialiste pouvait durer. Mais à condition de mettre fin à une  guerre coûteuse et décevante. En effet, écrit notre diplomate de fraîche date, la Russie tout entière, sans distinction d’opinions, aspirait à la cessation immédiate des hostilités.

          La France et ses alliés n’ayant pas reconnu le nouveau pouvoir né d’un coup d’État, Noulens et ses collègues sont en porte-à-faux. Ils restent néanmoins à Pétrograd, espérant peut-être que les nouveaux maîtres voudront bien continuer la guerre, ou bien qu’ils s’écrouleront.

          En décembre, Trotsky vient voir Noulens, afin d’éviter que la France n’envoie une mission militaire aux Ukrainiens, lesquels aspirent à l’indépendance. Voici un portrait du plus brillant des bolcheviks : D’abondants cheveux noirs plantés en arrière dégageaient un front large mais bas. Une barbiche brune accentuait le menton. Les yeux grands et noirs tachés de sang à l’angle des paupières concouraient à la dureté de cette physionomie. J’avais devant moi un despote oriental, dont le visage trahissait un absolutisme cruel. Il va sans dire que l’entretien se déroule en français.

        L’ambassadeur doit aussi s’occuper des milliers de nos compatriotes qui faisaient tourner des entreprises fondées par eux en Russie avant la guerre, et fournissaient ainsi un apport appréciable à l’économie du pays. La plupart demandent à être rapatriés via Mourmansk. Une équipée !

         Le 15 décembre, ce que Noulens et ses collègues craignaient arrive : un armistice entre Allemands et Russes est proclamé à Brest-Litovsk. Des négociations s’engagent pour la paix.

        Mais les bolcheviks sont encore loin d’avoir gagné la partie, car en janvier 1918, ils perdent les élections à la Constituante au profit des mencheviks et des socialistes. Ni une ni deux, Lénine dissout la Constituante à peine élue. Contre toute attente, cet acte ne déclenche pas un vaste mouvement d’indignation.

        Durant le même mois, des incidents ayant éclaté, en Roumanie, entre soldats russes et roumains, les bolcheviks arrêtent l’ambassadeur accrédité par Bucarest. Noulens et le corps diplomatique vont protester chez Lénine, en français comme d’habitude. Le front, dominateur et puissant, était vraiment génial. Mais le nez, à demi écrasé, la bouche, le menton, lui donnaient un aspect inquiétant de barbare. Une rigueur implacable de doctrinaire et un mépris souverain de l’humanité éclataient sur ce visage d’ordinaire fermé. Lénine libère néanmoins l’ambassadeur roumain.

         Le mois de février est marqué par un coup dur : l’annulation des emprunts russes, dont la bourgeoisie et la paysannerie françaises sont les principaux porteurs.

         Pendant ce temps, à Brest-Litovsk, les négociateurs soviétiques ont à peu près accepté l’abandon de tous les territoires occupés par les troupes allemandes : Ukraine, ancienne Pologne russe, pays Baltes…Mais, divisés entre eux, ils se ressaisissent et rejettent le projet de traité. Après un ultimatum, les forces allemandes reprennent leur avance vers l’est. Alors les Soviétiques cèdent, et signent le traité de Brest-Litovsk le 3 mars. S’ils avaient persisté dans leur refus (comme le préconisait Trotsky), Pétrograd aurait été pris, et leur gouvernement, qui manquait encore d’assise, aurait sans doute été renversé.

         S’estimant désormais inutile, l’essentiel du corps diplomatique tente de sortir du pays via la Finlande. Hélas, cet ancien grand-duché russe est en proie à une guerre entre Blancs et Rouges. On ne peut pas passer. Les diplomates se replient alors, avec un demi-consentement des Soviétiques, sur Vologda, ville située à mi-chemin entre Moscou et la mer Blanche. Puis sur le port d’Arkhangelsk, où des forces principalement britanniques débarquent.

         Pourquoi cette opération ? D’abord, pour s’emparer des importants stocks de bois et autres marchandises nordiques entreposées en ce lieu, car les économies de la Grande-Bretagne et de la France en guerre en ont besoin. Ensuite, pour constituer un gouvernement socialiste anti-bolchevique. Enfin,  pour essayer de donner la main aux Tchèques.

          Il s’agit là d’une cinquantaine de milliers d’anciens soldats des armées austro-hongroises, qui ne se sont pas révoltés mais ont été faits prisonniers et que les officiers du tsar ont retournés contre leurs anciens employeurs. Le traité de Brest-Litovsk ayant mis fin aux combats sur le front oriental, les Tchèques demandent à combattre sur le front ouest, aux côtés des Français. Pour faire une bonne manière à l’Allemagne, les Soviétiques interdisent leur passage vers Mourmansk et les invitent à se diriger vers Vladivostok ! Les Tchèques mécontents occupent une grande partie de la Sibérie utile, le long du Transsibérien. Ils soutiennent, à Omsk, un gouvernement russe socialiste, comme celui d’Arkhangelsk. La Sibérie, commente Noulens, présentait en ce printemps de 1918 un spectacle probablement sans équivalent dans l’histoire. Débordant de la Sibérie, les Tchèques avancent jusqu’à Samara et à Kazan, deux villes situées sur le cours moyen de la Volga. Mais quinze cents kilomètres séparent encore Kazan d’Arkhangelsk. Il est à souhaiter, écrit Noulens, que l’exploit de ces braves (Tchèques) inspire un grand écrivain. Avis aux amateurs.

          Là-dessus, l’amiral russe Koltchak, monarchiste, commet une faute comparable à celle du général Kornilov l’année précédente : il renverse le gouvernement socialiste d’Omsk, ce qui le brouille avec les Tchèques. Leurs adversaires étant désormais divisés, les Soviétiques finissent par l’emporter, alors qu’ils se trouvaient dans une situation fâcheuse. Koltchak sera pris et fusillé en janvier 1920.

         Les ambassadeurs alliés réfugiés à Arkhangelsk n’attendent pas cette cruelle échéance. Ils demandent et obtiennent leur rapatriement. L’occupation militaire du grand port arctique se prolonge jusqu’à l’année suivante, sans utilité réelle. Noulens impute cet échec au président Wilson, qui n’avait pas voulu mobiliser les moyens nécessaires.

          Les mémoires de l’ancien ambassadeur sont publiés en 1933, année peu propice. La France et l’Europe ayant d’autres soucis, l’ouvrage ne suscite pas  l’intérêt qu’il méritait. Aujourd’hui, c’est sa revanche : ce livre plein d’enseignements est réédité.

          Le livre : Joseph Noulens, Mon ambassade en Russie soviétique (1917-1919).  Réédition Michel de Maule cent ans plus tard, donc en 2017. La date de 1919 est à prendre avec précaution, l’ambassadeur ayant quitté la Russie le 7 janvier.        462 pages, 24 €.

      [1] Voir mon essai « 1870, 1914, 1939Ces Guerres qui ne devaient pas éclater », Éd. Michel de Maule, 2014.

Vers la fin de la taxe d’habitation ?

Par Michel Cotten – décembre 2017

Texte prémonitoire de Michel Cotten. Le Conseil constitutionnel n’a pas censuré l’article de loi voté par le Parlement, mais a réservé sa position pour la suite. À ce jour (septembre 2018), les ressources qui seraient nécessaires à un remplacement total de la taxe d’habitation n’ont pas été dégagées. Une nouvelle bataille parlementaire aura sans doute lieu à l’automne de 2018.  

La taxe d’habitation a rapporté aux communes et à leurs groupements environ 24 milliards d’euros en 2016 [1], ce qui équivaut au tiers de l’impôt sur le revenu, et a concerné 48 millions de locaux d’habitation.

 Rappelons que depuis la spécialisation des impôts locaux, elle est réservée au bloc communal. Elle reste un impôt facultatif ; les communes votent librement son taux et peuvent consentir certains allègements.

 L’article 3 de la loi de finances pour 2018 prévoit de dégrever de la taxe d’habitation tous les occupants de résidences principales dont le revenu fiscal est inférieur à un certain montant. Ce dégrèvement, de 30% la première année (2018), atteindrait 100% en 2020. Suivant les estimations officielles, près de 80% des redevables actuels se trouveraient entièrement dégrevés dans trois ans.

 Cette mesure, qui figurait en bonne place dans le programme du candidat à la présidence de la République finalement élu, est-elle conforme à la Constitution ?

 Un premier recours, déjà déposé devant le Conseil constitutionnel, met en avant la rupture de l’égalité devant les charges que constituerait une mesure à la fois massive et limitée à une partie de la population. Un orfèvre en la matière, ancien directeur de la Législation fiscale au ministère de Finances, le pense et l’a écrit dans le Figaro. Ses arguments sont tout à fait convaincants. On ne comprend pas pourquoi un impôt injuste pour 80% des contribuables ne le serait pas pour les 20% restant…Ajoutons que les injustices actuelles, reconnues dans un rapport récent mais peu diffusé de l’ancienne direction générale des Impôts, tiennent pour l’essentiel à la non-application depuis plus de quarante ans des révisions complètes tous les six ans prévues par le Code Général des Impôts.

Un autre chef d’inconstitutionnalité de l’article 3, directement lié à la liberté de gestion des collectivités territoriales, pourrait être invoqué : le non-respect de l’article 72-2, alinéa 3 de la Constitution, qui garantit la libre administration des collectivités territoriales. Depuis les modifications intervenues en 2003 à l’initiative de Jean-Pierre Raffarin, alors premier ministre, son § 2 détaille les conséquences à tirer de ce principe de libre administration en matière de finances locales, et notamment ceci : Les recettes fiscales et autres recettes propres représentent pour chaque catégorie de collectivités territoriales une part déterminante de leurs ressources.

En application de la loi organique du 29 juillet 2004, la part de ces ressources a été fixée à 60,8% pour les communes et leurs groupements, à 58,6% pour les départements et à 41,7% pour les régions. Ces chiffres correspondent faute de mieux à des constats faits sur l’exercice 2003.

Le Conseil constitutionnel s’est montré très ouvert au sujet de la définition des ressources propres. Cela étant, il a prévenu le législateur qu’il ne pourrait que censurer les actes législatifs ayant pour conséquence nécessaire de porter atteinte au caractère prédominant de la part des ressources propres. Il est clair que le remplacement d’un produit fiscal par une compensation budgétaire de l’Etat dont l’évolution ne serait pas garantie a vocation à faire partie de ces actes législatifs.

Le gouvernement a vu le danger, et c’est sans doute pourquoi un §4 a été ajouté à l’art 3 de la loi de finances, afin de dissuader les parlementaires de former un recours : un rapport spécial doit être établi avant le 1er octobre (2018) pour faire le point sur l’application progressive du dégrèvement des résidences principales, établir un bilan de l’autofinancement des collectivités locales et énoncer les possibilités de substitution d’une autre ressource fiscale. Mais cette solution de rechange est peu crédible.

 Où allons-nous ?

[1] Source : Observatoire des Finances locales (créé au sein du Comité des Finances locales)

La guerre des valeurs fait rage dans l’administration française

Par Michel Cotten – janvier 2008

Malgré ses dix ans d’âge, ce texte de Michel Cotten n’a rien perdu de son pouvoir corrosif, et néanmoins positif. L’ancien directeur général adjoint de la place Beauvau, l’ancien TPG était au fond un iconoclaste. Ce qu’il n’avait pu publier de son vivant est maintenant accessible : une pensée salutaire, même si on n’est pas d’accord. 

 

Il faut d’emblée rappeler que :

– la bureaucratie française reste, d’après une étude italienne récente, la plus chère d’Europe ;

– l’application qui est faite des «statuts» aboutit à ce que les trois quarts des fonctionnaires sont propriétaires non seulement de leur grade mais aussi de leur emploi ; on ne les déplace pas sans leur consentement et si possible sans un avancement ; j’ai personnellement été l’objet de la part d’un agent d’une plainte au pénal pour harcèlement moral parce que j’avais engagé la suppression d’une perception rurale;

– le souci d’égalité de traitement n’a d’égal que la pratique constante des exceptions.

L’équilibre entre les deux est fixé tous les mercredis par la jurisprudence du Canard Enchaîné, autorité médiatique indépendante.

En somme, chaque corps a ses valeurs, qui se réfèrent bien sûr au service public, mais sont néanmoins spécifiques. Les descendants de paysans bretons comprennent cela très bien : chaque village a (avait) sa coiffe, ce qui n’empêchait pas de défiler ensemble au pardon de Sainte-Anne d’Auray (cf. Bastille-Nation).

Pendant la période «classique», c’est à dire après la Seconde Guerre mondiale, il y a donc eu autant de systèmes de valeurs que de corps et de grades, le tout soigneusement stratifié et complètement étranger aux valeurs des entreprises.

Deux modèles ont joué un rôle dominant : le « paramilitaire » et le « sacerdotal ». Le modèle paramilitaire incarné par les corps d’ingénieurs d’Etat (Ponts et Chaussées, Génie maritime, corps des Mines, ingénieurs SNCF…) se réfère .à des valeurs de prestige et de grandeur: réaliser des premières mondiales (le train le plus rapide du monde, le pont suspendu qui fait se retourner Eiffel dans sa tombe, etc.) et des prototypes géniaux (porte-avions Charles de Gaulle, Concorde, Superphénix, projet de super-phare d’Ouessant, etc.) ; mépriser les coûts et les comptables qui s’interrogent sur les dépassements de devis. Le respect sans murmure de l’autorité est une pierre de touche. La négation des « clients » est une croyance partagée, que l’on traduit en public par des devises telles que « L’administration ne fait pas de profit », sans aller jusqu’à oser dire que le déficit persistant est un signe de gestion exemplaire. Ces fonctionnaires, au sens du statut de Vichy, portent leur uniforme dans leur tête. Au sommet des corps techniques, ceux qui n’ont pas fait l’X sont qualifiés de « civils », comme les administrateurs du même nom, c’est à dire des pas grand-chose.

Le modèle « sacerdotal » a cours à l’Education nationale et dans les services financiers notamment, avec de nombreuses variantes. Les agrégés ne veulent pas connaître le code « Soleil » des instituteurs. Comme ils mangent rarement à la même table, et contractent encore moins mariage, ils n’ont aucune chance d’en entendre parler. Ce modèle repose sur le tryptique suivant :

1/ La référence à des textes fondateurs, anciens, immuables et si possible pas trop clairs – bref, sacrés  – qui permettent de régler tous les problèmes (après l’alinéa septiès de l’art 234 du CGI, ajouter: «et pour les charcutiers aussi»).

2/ Le « sacerdoce » rempli par des prêtres du service public, ordonnés suite à un concours national.

Ceux-ci administrent le service comme les vrais prêtres un sacrement. Il est préférable que l’usager se mette à genoux pour le recevoir et dise merci. Le fonctionnaire aide l’usager à faire son salut dans une société civile pleine d’embûches, de tentations et surtout d’idées fausses. Il sait ce qui est bon pour l’usager. Les fonctionnaires de l’équipement savaient que le pavillon de banlieue n’était qu’un fantasme maladif et que le logement collectif, en ZUP si possible, représentait l’avenir : le bon, le beau, le vrai.

3/ Une hiérarchie de type «inaugural» (préfets en uniforme, directeurs qui lisent les notes préparées sans s’écarter du texte), garantissant la pérennité du dispositif, intervenant que le moins possible dans la marche quotidienne du service, sachant comprendre la vie et pardonner ; combien de fois mon fils, allez en paix, vous relirez deux fois (pourquoi « relirez », je ne l’ai jamais lu..) le décret de 1862 sur la comptabilité publique…

Contre ces deux modèles dominants, le modèle « managérial » a eu du mal à se faire une place. Le budget et la gestion par objectifs auraient pu voir le jour dès octobre 1968, après le séminaire de Pont-à-Mousson où tous les directeurs des finances et l’inspection du même nom étaient là. Il a fallu attendre 2001 pour qu’un notaire normand allié à un parlementaire de l’autre bord politique se fâche et fasse voter la LOLF [1]. Ce nouveau modèle est beaucoup plus homogène que les précédents, qui par construction se dévissent à l’infini en fonction des corps. Il doit beaucoup aux tropismes américain, canadien, australien, britannique etc.

Les règles du management sont universelles. Elles valent pour l’ensemble des activités humaines – privées, publiques ou bénévoles. Tel est le principe de base. Le service public n’est pas d’une essence différente des autres activités humaines.

La renonciation au messianisme du service public est donc une nécessité. Un adage la résume : « Le service public, c’est d’abord  le service du public ». Il vaut même pour les administrations régaliennes comme les impôts et les prisons. Ce changement de valeurs a révolutionné la direction générale des Impôts et le Trésor public en cinq ans.

Enfin, les grands principes, c’est bien, mais il faut retourner le plus souvent possible à la réalité et observer les résultats obtenus. Ainsi, l’affirmation verbale du rôle égalisateur du service public coexiste très bien à l’Education Nationale avec l’existence d’établissements élitistes réservés aux familles bien informées, dont celles des enseignants. Autre exemple : pour payer, le comptable public se contente de « l’attestation du service fait », c’est à dire d’un bout de papier. Depuis l’arrivée des fonds européens, il faut s’assurer de la réalité : est-ce qu’il y avait de la lumière dans la salle où devait avoir lieu telle formation ?

Un nombre croissant de fonctionnaires ont d’ores et déjà adhéré, à titre personnel au moins, à ces nouvelles valeurs.  Ils sont apparus longtemps comme des militants, des traîtres ou des lécheurs. Ainsi, quand les objectifs chiffrés de recouvrement d’impôts directs sont apparus en 1990, l’angoisse s’est emparée de nombreux percepteurs. Mais au bout de cinq ans, la performance est devenue une référence.

Chiffrer les objectifs, évaluer les résultats, tenir compte en permanence des réalités, prendre en compte la demande des usagers, faire confiance à la hiérarchie qui s’implique, en avoir pour son argent etc. Ces approches sont vite apparues réalistes. Elles ont séduit un grand nombre de jeunes fonctionnaires et créé un climat favorable à la réussite des expériences.

Pendant longtemps, les conceptions traditionnelles du service public ont dû cohabiter avec le « système de valeurs D  (comme débrouille). Né du décalage entre les discours officiels et la réalité de terrain, il prospère encore. Les tenants du système D, en dehors des cyniques naturellement, se considèrent parfois comme les héritiers des résistants qui limitaient l’impact de l’occupation allemande entre 1940 et 1945 sur la vie quotidienne des Français. Les inspecteurs des impôts du SNUI croient que sans eux la hiérarchie serait tentée de violer le code général des Impôts tous les matins ; ils seraient les vrais garants de l’égalité.

Le système « D » est fondé sur le refus/acceptation de l’hypocrisie du discours traditionnel sur le service public : la hiérarchie officielle n’est pas crédible ; il appartient aux vrais fonctionnaires de terrain de faire ce qu’il faut. On peut parler de fracture hiérarchique. Le commissaire principal Navarro est du bon côté ; il définit lui-même ses priorités et sa déontologie, il est en phase avec ses mulets. Le commissaire divisionnaire Walls est du mauvais côté ; il attache beaucoup (trop) d’importance au préfet de police et à sa femme ; il consacre peu de temps à ses hommes.

Le système D se traduit schématiquement par :

a/ la lecture en diagonale des circulaires et instructions, non pour leur contenu positif, mais pour se persuader de leur inanité et renouveler les motifs de rester fidèles au système « D »,

b/ la fixation d’objectifs personnels non affichés voire dissimulés, destinés à noyer une hiérarchie paresseuse, changeante et parfois servile mais toujours soupçonneuse ; ces objectifs sont partagés avec une clientèle très ciblée prête à soutenir éventuellement le fonctionnaire « D » dans les périodes difficiles; on en trouve de nombreux exemples  dans les relations pouvoirs publics/agriculteurs, DRAC/théâtreux, inspections académiques /instituteurs etc.

c / un mépris de fer pour l’orthodoxie financière, toute entorse étant considérée comme une victoire de l’esprit humain.

Face à ces errements, le «management des valeurs de service public» est une solution.

[1] Loi organique relative aux lois de finances

Les maires face à l’État

Par Michel Cotten – novembre 2017

Cet article de Michel Cotten est en quelque sorte le testament d’un homme qui avait consacré l’essentiel de son existence professionnelle aux collectivités territoriales. Nous lui avons laissé sa force et son amertume. En effet, notre référence à Montesquieu n’exprime pas une adhésion à une doctrine philosophique précise, mais seulement une exigence de clarté, de rationalité et de bon sens. Elle nous permet de publier des opinions variées, pourvu qu’elles soient exprimées avec décence, et ne tournent pas au forum politique.  

 Au centième congrès des maires [1], le président de la République n’a pas prononcé une fois le mot « décentralisation ». [2]

Le budget de 2018 prévoit la quasi-suppression de la taxe d’habitation sur trois ans pour 80% des ménages. S’agissant des compensations, il faut se contenter d’affirmations générales et de promesses mirifiques. La remise à plat de la fiscalité locale, destinée selon l’orateur à mieux garantir l’autonomie fiscale des collectivités locales, se traduira dans le budget… 2020, c’est à dire juste avant les élections municipales de mars 2020. Ce changement sera présenté suivant l’exposé des motifs à un machin dénommé Conseil des territoires, alors qu’en vertu de la loi créant la dotation globale de fonctionnement (DGF, mars 1979), les travaux doivent se dérouler devant le Comité des finances locales, composé d’élus désignés par leurs pairs et de fonctionnaires de l’État. Le petit homme qui courait derrière le président Macron, M. Laignel, est l’actuel président de ce comité désavoué.

C’est vrai que la taxe d’habitation est devenue particulièrement injuste. Mais pour la rendre de nouveau présentable, il aurait suffi d’appliquer les textes en vigueur, c’est à dire de procéder à l’actualisation quinquennale des valeurs locatives, que l’on a omis d’effectuer depuis… quarante  ans, en étalant sur une durée raisonnable les conséquences de cette actualisation. Quand la taxe foncière sur les entreprises a été créée suite à la suppression de la taxe professionnelle en 2010, les futurs redevables ont demandé et obtenu que les bases de calcul soient préalablement actualisées.

 La compensation des ressources ainsi supprimées ne fera par définition que perpétuer les injustices existantes, si elle s’effectue euro pour euro. Ce serait le contraire d’une réforme. Mais l’objectif n’est-il pas en réalité, pour le gouvernement, de remplacer un impôt local par une dotation facile à manipuler au moyen des lois de finances ?

 Cela étant, la messe n’est pas dite. Le Conseil constitutionnel, qui sera immanquablement saisi de la loi de finances, pourrait juger, avec un peu de courage, que la suppression de la taxe d’habitation  n’est conforme ni au principe de l’égalité devant l’impôt ni à l’article 72 alinéa 4 de la Constitution qui garantit l’autonomie fiscale des collectivités locales.

Dans le même temps, le président Macron a réaffirmé son projet de réduire de 13 milliards d’euros les dépenses locales d’ici la fin de son quinquennat, en s’étonnant, paradoxalement, que les investissements locaux aient déjà baissé de 25% du fait des premières réductions massives de DGF opérées sous le quinquennat précédent.

 Le discours a un peu changé, mais pas l’objectif. L’annonce que les dotations de l’État aux collectivités locales ne baisseront plus est une façon habile de dire qu’elles n’augmenteront pas. Il est loin, le temps ou la DGF était indexée sur le produit net de la TVA, à législation constante…

De surcroît, les collectivités les plus importantes seront invitées à signer des contrats limitant à 1,2% par an la progression de leurs dépenses de fonctionnement, dans le cadre, sans doute, d’une conception moderne de la liberté de gestion que leur garantit la Constitution.

On s’occupera aussi de rénover le statut de la fonction publique territoriale, dans un sens facile à imaginer. C’est vrai que les effectifs du bloc communal (communes et surtout groupements) ont explosé depuis le début de l’intercommunalité. Il n’aurait pas été indécent que la loi impose une stabilité des effectifs cumulés (communes plus groupements), pendant quelques années au moins. Mais la méthode bureaucratique envisagée est très déresponsabilisante.

 En matière de gestion, l’État devrait prendre exemple sur les collectivités locales au lieu de les dénigrer. Elles votent et réalisent leurs budgets en équilibre réel, et sont contraintes à un redressement rapide en cas de dérapage. Comme les entreprises, elles financent l’essentiel de leurs dépenses d’équipement par l’autofinancement. À la différence de l’État, leurs emprunts ne servent qu’à compléter le financement de leur effort d’équipement, et non à payer leurs fonctionnaires. L’endettement local reste assez modeste, contrairement à ce que colportent des journalistes aux ordres : environ 8% du total de la dette publique.

2020, année des élections municipales, aurait pu marquer le point d’orgue de la politique de regroupement des communes engagée par Jean-Pierre Chevènement. Fin 2016, la quasi- totalité des 36.000 communes étaient engagées dans des intercommunalités fortes, au nombre de 1200 environ ; un millier d’entre elles avaient décidé d’aller plus loin encore et de fusionner pour de bon. Avec retard, et de façon parfois chaotique, la France avait fini par faire la réforme réalisée par la plupart des pays d’Europe dans les années 50. Les intercommunalités sont dotées de ressources importantes et exercent désormais de larges compétences. Il ne leur manque plus que l’onction de la légitimité démocratique, c’est à dire l’élection directe de leurs conseils au suffrage universel. La métropole de Lyon est aujourd’hui le seul groupement à avoir, en vertu de la loi « Notre », le statut de collectivité territoriale. Peut-être les quatre à huit métropoles que le président souhaite renforcer pourraient-elles bénéficier aussi de ce statut. Rappelons que la métropole de Lyon exerce dans son périmètre les compétences du département du Rhône. Quant à la soi-disant métropole du Grand Paris, on sent bien que les volontés de réforme du président achoppent sur la perspective d’une autorité métropolitaine dotée de vastes compétences et démocratiquement élue.

D’une manière plus générale, le concept de pouvoir local semble rester un dangereux oxymore. Les communes continueront de coexister à côté des communautés et des départements. Les médias pourront ainsi de se gausser encore longtemps du mille-feuilles territorial.                  

Aucune mesure de décentralisation de compétences n’apparaît dans le programme présidentiel.         L’État continuera donc dc s’occuper avec l’efficacité que l’on sait de la politique de logement. La France dépense deux fois plus que ses voisins (quarante milliards) pour mener une politique du logement qui fait la part belle aux accédants à la propriété et contribue, par l’aide personnalisée au logement (APL) versée dans plus de 70% des cas directement aux bailleurs, à faire grossir les réserves financières des organismes HLM, mais contraint les plus pauvres de nos concitoyens à se loger dans des taudis privés. Plutôt que de stigmatiser les communes qui ne parviennent pas à accueillir des logements sociaux, le moment semblait venu de confier de vraies responsabilités aux groupements de communes travaillant à l’échelle de des agglomérations.

Parmi les oxymores figure en tête de liste la politique de la ville. Depuis des lustres, les administrations de l’État découpent à l’intérieur des villes des quartiers prioritaires, sensibles, difficiles, où ces incapables de maires n’ont pas réussi à éradiquer la pauvreté, à faire cohabiter des populations d’origines variées et à trouver du travail à des gens qui n’en cherchent pas toujours. Au vu des centaines de milliards dépensés et de résultats aussi médiocres, un enfant de trois ans penserait qu’il faut changer de méthode – cette méthode que le monde entier nous envie au point de ne pas l’imiter. Hé non, on va continuer à faire des études théoriques, à découper des zones d’intervention, à multiplier les chargés de mission…. Pourquoi ne pas confier la responsabilité effective de la politique de la ville aux villes, à titre expérimental si on veut, et dans le cadre de vrais contrats ?

Trente ans après la décentralisation de l’urbanisme au profit des communes, la technocratie d’État est quasiment parvenue à récupérer ses pouvoirs, par la multiplication des règles que les plans locaux d’urbanisme (PLU) doivent impérativement respecter.

Lorsqu’on a songé à recréer une police de proximité sous un autre nom, a-t-on imaginé un instant de confier cette tâche, qui appartient aux autorités locales dans tous les États démocratiques du monde, aux maires de France ? L’idée n’a même pas effleuré l’esprit des nouveaux dirigeants.

La décentralisation est donc en marche arrière. Pourtant, ce n’est ni une mode ni un ensemble de concessions aux notables locaux, mais une formule efficace pour que les problèmes soient traités à l’échelon adéquat. Ce qui n’empêche pas les autorités centrales de définir le cadre général et de faire respecter la loi. La décentralisation oblige les administrations centrales à faire preuve de modestie. Est-ce trop leur demander ?

[1] Novembre 2017
[2] Article premier de la Constitution : La France est une République indivisible… Son organisation est décentralisée.

 

Les tribunaux de commerce : mon expérience

Par Jacques Darmon

 Les tribunaux de commerce jugent en première instance les litiges entre commerçants et entre sociétés commerciales ainsi que les contestations relatives aux actes de commerce.

Ces tribunaux, dont la création remonte à Michel de l’Hôpital (1507-1573), sont un élément original du système judiciaire français : ils sont composés de juges bénévoles issus du monde de l’entreprise.  Les commerçants et les représentants des sociétés commerciales élisent des délégués consulaires qui eux-mêmes élisent des juges consulaires, dans le ressort de chaque tribunal.

Ces juges sont élus pour des mandats de deux ou quatre ans renouvelables, sans que la durée totale de leur judicature dans le même tribunal puisse dépasser 14 ans.

L’activité d’un tribunal de commerce concerne deux domaines assez différents :

1/ L’action la plus connue – car elle fait souvent l’actualité sociale et politique –  est le traitement des difficultés des entreprises. Elle prend plusieurs formes. En premier lieu, l’ouverture et le déroulement des procédures collectives : sauvegarde, règlement judiciaire, liquidation judiciaire. Il ne faut pas surestimer la capacité du juge à résoudre ces difficultés. Le tribunal peut laisser à l’entreprise le temps nécessaire pour redresser sa situation ; il peut aussi privilégier les procédures de négociation avec les créanciers en nommant un conciliateur ou un mandataire ad hoc ; enfin il peut chercher, par la  cession partielle ou totale de l’entreprise à un tiers, à maintenir l’outil de travail et la majorité des emplois.

Mais trop souvent la situation est désespérée : l’entreprise n’a plus de trésorerie, ses clients la quittent, les fournisseurs refusent de livrer, le fisc et les organismes sociaux exigent d’être payés. Dans près de 90% des cas), le tribunal ne peut que prononcer la liquidation judiciaire et les juges, impuissants, voient devant eux s’écrouler des hommes et des femmes en pleurs qui perdent en cet instant l’œuvre de toute une vie !

Pour éviter des situations aussi dramatiques, le tribunal attache la plus grande importance, dans des audiences de prévention, à tenter de traiter ces difficultés en amont, en faisant recevoir le chef d’entreprise par un juge dès qu’une difficulté semble apparaître.

2/ La seconde activité concerne les contentieux commerciaux : les litiges entre commerçants (ou entre sociétés commerciales) ou concernant des actes de commerce. A Paris, les deux tiers des juges du tribunal (et la moitié des décisions rendues) traitent des litiges concernant des sociétés in bonis.

La proximité des juges consulaires et du monde économique suscite des incompréhensions, voire des soupçons ; j’ai le souvenir, en mission de coopération à la Cour suprême de Russie, d’avoir observé l’ahurissement de mes interlocuteurs lorsque je décrivais le système français. Pour des juges russes dont la difficulté essentielle est de faire appliquer le droit par des oligarques qui s’en affranchissent aisément, confier la justice à des chefs d’entreprise leur paraissait le comble de l’aberration !

Pourtant, la solution française a résisté à ces critiques et à de nombreuses tentatives de suppression. Pourquoi ?

Première constatation : la justice commerciale est rapide. Rapide par comparaison avec le déroulement d’un procès civil : les jugements d’ouverture de procédure collective sont prononcés dans les dix jours de la déclaration de cessation de paiement. Les jugements de contentieux sont mis à disposition dans les dix semaines qui suivent la fin de la mise en état.

Ensuite, cette justice est peu coûteuse. La procédure étant orale, le ministère d’avocat n’est pas obligatoire : les parties, si elles le souhaitent, peuvent se défendre seules.

Contrairement aux fausses accusations, cette justice est de bonne qualité. A Paris, 87% des jugements de contentieux du tribunal de commerce ne sont pas frappés d’appel et, sur les 13% qui viennent devant la Cour d’appel de Paris, 20% sont infirmés (soit un taux global d’infirmation de 2,6 %). En procédures collectives, toujours à Paris, le taux d’appel est inférieur à 1% et le taux d’infirmation n’atteint pas 0,5% ! Sur la France entière, tous jugements confondus, les taux d’appel et d’infirmation sont respectivement de 13,7% et de 4,9%. Ce résultat tient au fait que ces juges issus de l’entreprise, non professionnels, ont de solides connaissances juridiques : 30% d’entre eux à Paris sont des directeurs juridiques d’entreprise, plusieurs sont d’anciens avocats, tous ont exercé des responsabilités opérationnelles importantes.

Ajoutons qu’en ces temps de disette budgétaire, pouvoir faire appel à trois mille juges bénévoles est un grand avantage pour le ministère de la justice.

Une dernière remarque, de nature psychologique : la responsabilité de juge consulaire absorbe, dans les grands tribunaux de commerce, au moins un tiers de temps de l’intéressé,  et le plus souvent un mi-temps. Le fait d’accepter une telle charge pour assurer bénévolement un service public conduit à une sélection implicite des candidats.

Les critiques, d’ailleurs, portent rarement sur les litiges commerciaux, même s’il est de coutume depuis plusieurs siècles de maudire ses juges, la partie qui a perdu confondant le fait d’être trompée –condamnable – et celui de s’être trompé – qui est de sa responsabilité ! En revanche, les procédures collectives, dont le déroulement est difficile à comprendre pour un non-initié, suscitent des soupçons de favoritisme, voire de corruption.

Notons que les cas de corruption avérés sont rarissimes et ne concernent à ce jour que des affaires très anciennes. Mais, inévitablement, un candidat à la reprise d’une entreprise écarté au profit d’un concurrent, un chef d’entreprise qui perd le contrôle de son affaire, un syndicat qui doit accepter le licenciement de plusieurs de ses délégués sont portés à incriminer les juges. Les médias sont toujours à l’affût d’un scandale ! Dans le monde d’aujourd’hui, les soupçons sont inévitables (même la Cour de cassation n’y échappe pas !).

Reconnaissons que la décision est parfois difficile à prendre : comment, entre plusieurs offres, être certain de choisir la meilleure ? Selon quels critères ? Le législateur, que représente le procureur de la République, incite à toujours choisir l’offre qui entraîne le moins de pertes d’emploi, mais il arrive fréquemment que cette offre soit également celle qui donne les moins bonnes garanties financières ! Satisfaisant à court terme, ce choix trop souvent se termine par une liquidation judiciaire plusieurs mois plus tard.

Un bon jugement ne suffit pas à assurer une bonne justice : encore faut-il que les parties aient le sentiment d’avoir été bien jugées. De ce point de vue, il faut se féliciter des décisions récentes qui ont pour but de rassurer les plaideurs : les exigences déontologiques ont été renforcées (déclarations d’intérêts des juges, élargissement des critères d’inéligibilité..) ; la formation initiale et permanente des juges a été renforcée et rendue obligatoire ; le rôle de surveillance du Conseil national des tribunaux de commerce a été élargi.

La question de la carte judiciaire reste posée. Aujourd’hui, il existe 140 tribunaux de commerce. De toute évidence, ce nombre est excessif ; dans les plus petits tribunaux, manquent la compétence… et parfois les litiges à trancher. Inévitablement, dans de petites agglomérations, la proximité du juge et du justiciable suscite des interrogations. Une réforme de cette carte judiciaire est indispensable. À la suite d’une réforme entreprise en 2008 par Rachida Dati, les tribunaux composés de moins de 9 juges ont été supprimés ; il reste encore 80 tribunaux dont le nombre de juges est compris entre 9 et 20. Leur maintien, dans la grande majorité des cas, n’est pas justifié. Mais les résistances sont fortes – plus souvent celles des élus locaux qui veulent garder « leur tribunal » que celles des juges eux-mêmes !

En 2015, le gouvernement tenta de contourner la difficulté : au lieu de supprimer des tribunaux, il décida que les procédures collectives les plus importantes seraient concentrées sur 18 tribunaux spécialisés. Quelques années plus tôt, il avait été décidé de concentrer sur 8 grands tribunaux les litiges portant sur des questions de concurrence (rupture brutale des relations commerciales, clauses abusives,…). Il est possible que cette solution des petits pas finisse par aboutir à la réforme souhaitée, mais il y faudra vingt ans !

Devant les difficultés politiques d’une réforme de la carte judiciaire, certains proposent la mise en place d’un échevinage, c’est-à-dire un tribunal présidé par un magistrat professionnel assisté de juges issus du milieu des entreprises. Bien évidemment, cette solution a les faveurs de la magistrature qui a toujours regardé avec méfiance ces juges bénévoles. Elle a aussi le soutien de quelques journalistes.

Mais l’échevinage n’est pas une bonne solution. Comme le montre l’expérience des pays ou des régions où fonctionne ce système (Alsace-Lorraine, Belgique : héritage allemand !), dans une telle configuration, en fait le seul véritable juge est le magistrat professionnel qui préside ; les assesseurs que sont les juges consulaires ne jouent aucun rôle réel et connaissent à peine les dossiers des litiges auxquels ils assistent.

Dans une juridiction échevinée, la prise en compte – si précieuse – des réalités de la vie économique dans le règlement des litiges commerciaux et le traitement des difficultés des entreprise disparaît de fait .

L’introduction de l’échevinage, outre le coût budgétaire qu’il entraînerait en remplaçant 3200 juges bénévoles par des magistrats de carrière (recrutés pour 40 ans), se traduirait par un changement radical du profil de ces nouveaux juges consulaires. La force du tribunal de commerce est aujourd’hui d’attirer des responsables d’entreprise qui peuvent faire état d’une carrière professionnelle brillante et qui, le plus souvent, ont acquis des diplômes prestigieux. Il suffit de voir l’étonnement des magistrats de la Cour d’appel de Paris lorsque, à la cérémonie de prestation de serment des nouveaux juges consulaires, un bref résumé de leurs diplômes et compétences est présenté. Aucune Cour d’appel ne peut présenter un groupe de magistrats de cette qualité ! En cas d’échevinage, ces candidats disparaîtraient au profit de personnes d’un profil très différent, recherchant un titre à mettre sur leur carte de visite.

La fonction de juge est une des plus gratifiantes qui soient – car d’elle dépend le bon fonctionnement de la démocratie (et c’est « au nom du peuple français » que sont prononcés nos jugements) –  mais c’est aussi une des plus troublantes. Juger est un acte difficile ; bien juger est un véritable exploit.

Comment être certain d’avoir parfaitement compris un litige ? D’en connaître tous les aspects, toutes les pièces ? Un juge consulaire n’a aucun moyen d’investigation ; certes, il peut prescrire une mesure d’instruction (expertise, saisie de pièces,..),  mais il ne peut juger que de ce qui est dans le dossier. Une caractéristique (surprenante !) de la justice commerciale française est que les avocats (ou les parties) n’ont aucune obligation de dire toute la vérité, de faire connaître au juge toutes les pièces (sauf à être poursuivi pour escroquerie au jugement, action rarissime). Dans les cas les plus complexes, le juge prend conscience qu’il n’a pas connaissance de tous les faits, que les parties ne lui soumettent qu’une fraction des liens qui les unissent ou de l’histoire qu’elles lui racontent. Il faut juger néanmoins.

Le juge applique le droit. Il ne peut se prononcer en équité (à supposer qu’il puisse déterminer ce que commanderait l’équité !). Lorsqu’un justiciable a régulièrement signé un contrat, ce contrat doit être appliqué : pacta sunt servanda, même si ce contrat lui est défavorable et même s’il avantage son cocontractant. C’est parfois un crève-cœur pour un juge de devoir condamner une société ou une personne physique qui s’est trompée (mais qui n’a pas été trompée !). Les Anglo-Saxons sont encore plus fermes, se référant à la maxime du droit romain : caveat emptor (que l’acheteur se méfie).  En France, à l’inverse, le droit de la consommation donne systématiquement raison au consommateur, alors même que le producteur ou le prestataire de service n’a commis aucune faute.

Le juge, d’autre part, ne peut juger ultra petita : il ne peut accorder que ce qui lui est demandé et rien d’autre. Que faire quand une partie mal défendue par un avocat incompétent (ou qui n’a pas étudié son dossier) omet de soulever un point essentiel qui aurait pu faire basculer en sa faveur la décision du juge ? Dans certains cas, où l’injustice aurait été manifestement excessive, je me suis autorisé à dire à un avocat : « Mais, Maître, vous n’avez pas demandé la nullité ? » et celui-ci de me répondre, en se frappant le front : « Mais bien sûr, Monsieur le Président, je la demande, je la demande ! » J’ai outrepassé mes pouvoirs : ai-je été un mauvais juge ?

Un justiciable commerçant ne dispose pas des moyens d’enquête de la juridiction pénale pour réunir les preuves nécessaires au soutien de sa demande. Même si sa cause est juste, il n’a pas toujours moyen de le prouver. Dans une affaire assez trouble où une société avait utilisé une série de sociétés off shore pour violer une clause de non-concurrence, j’ai fait appel à un article rarement utilisé du code : le serment décisoire. J’ai fait jurer, devant deux greffiers, la partie soupçonnée de cette violation. Celle-ci a juré de son innocence sans sourciller. Je reste persuadé qu’elle a menti mais, dans un tel cas, le juge est impuissant : il est lié par le serment !

De tout cela, il résulte que le juge (le bon juge) est très souvent dans l’inquiétude de se tromper. Combien de fois, la nuit, ai-je ruminé des cas difficiles, me réveillant soudain parce que je croyais avoir trouvé le bon raisonnement. C’est toujours « les mains tremblantes » que j’ai rédigé mes jugements, même sur de très petites affaires.

Les conséquences d’une décision judiciaire sont souvent limitées, ou même dérisoires, mais elles peuvent aussi parfois modifier profondément la situation matérielle de personnes physiques, mettre en péril la survie de personnes morales. Sans avoir la responsabilité d’un juge pénal qui peut priver de liberté un justiciable (la prison pour dettes ayant été supprimée !), un juge commercial doit être conscient de la gravité de ses décisions.

En résumé, cette fonction de juge est passionnante mais- à mon sens- elle ne peut être assurée sans être prêt à vivre des moments d’intenses tensions intellectuelles et morales.

The Swimmer, film de 1967

Par Jacques Warin

Réalisateur : Frank Perry (et Sydney Pollack)
d’après la nouvelle de John Cheever
Interprètes : Burt Lancaster (Ned)
Janice Rule (Shirley)
Mary Champion (Peggy)
Kim Hunter (Betty)

 

Serait-ce une sorte de cinéma néo-réaliste « à l’américaine » ? ou plutôt de cinéma « néo-symboliste » ? Tiré d’une nouvelle de John Cheever datant des années 50, ce film de Frank Perry (mais dont certaines scènes ont été tournées par Sydney Pollack) oscille entre une description critique de la société américaine de cette époque (côte est) et une fable onirique qui retrace la descente aux enfers d’un membre de cette upper middle class qu’on imaginait abonnée aux success stories.

 C’est Burt Lancaster, déjà entré dans la cinquantaine, qui assure le rôle écrasant – et présent dans tous les plans du film – de ce « raté » de la société de consommation.  Certes, le sourire est là d’emblée, éclatant au départ, quand ce père de famille -en apparence comblé – décide, par un beau dimanche du mois d’août, de rentrer chez lui en utilisant, non pas la route, mais la « voie directe », la rivière Hudson, matérialisée, en distance, par les piscines des nombreux amis qui jalonnent son itinéraire.

Mais le sourire va rapidement se ternir, au fur et à mesure de cette odyssée des piscines et des surprises-parties. Et son aventure, qui ne devait durer qu’une après-midi, va dévorer –on ne le comprend que progressivement- les quelques années qui lui restaient à vivre. D’étape en étape, de piscine en piscine, Ned parvient enfin à la scène finale, d’une grande intensité dramatique, où, arrivé au seuil de sa maison familiale, il découvre qu’elle est déserte et battue par une tempête d’automne : sa femme l’a quitté, ses filles ont disparu, lui-même s’accroche en vain à la porte, désormais close sur un avenir qui n’existe plus.

 Il s’agit, bien sûr, d’un apologue, qui utilise un procédé nouveau (le flash-back dans le futur) et qui développe, avec un grand bonheur d’expression, le contraste existant entre une société dans laquelle ne compte que la réussite matérielle (maisons cossues, piscines à gadgets, réceptions alcoolisées) et la destinée d’un homme qui a échoué sur tous les plans (professionnel, sentimental et conjugal).

Cet échec, on le perçoit au hasard des rencontres successives que fait Ned au cours de son équipée, rencontres pendant lesquelles les amis qu’il croyait avoir, les relations d’affaires qu’il entretenait, les femmes dont il se croyait aimé, se montrent d’abord faussement enjoués, puis seulement indifférents, enfin franchement hostiles. Car tous ont quelque chose à lui reprocher, que ce soit un emprunt qu’il n’a pas remboursé, un engagement qu’il n’a pas tenu, ou même une de ces promesses de bonheur qu’il avait faites à ces femmes de rencontre et qui se sont dissoutes avec le temps.

Tous ces rôles féminins (qu’on ne peut toutefois qualifier de « seconds rôles ») sont d’ailleurs d’une grande justesse. Les actrices choisies pour les incarner sont très émouvantes, qu’il s’agisse de Janice Rule (Shirley), devenue lucide et même cruelle sur son amant d’autrefois, de Mary Champion (Peggy), ancienne baby-sitter de la famille, dont Ned ne peut comprendre qu’elle n’est plus, à ce stade, amoureuse de lui, et avec laquelle il voudrait tout recommencer, ou encore de Kim Hunter, devenue la femme froide américaine qu’elle avait sans doute toujours été. L’astuce du réalisateur consiste en effet à jouer sur le décalage entre le moment des retrouvailles et les souvenirs qu’elles entrainent, mais en les suggérant seulement, car le rythme du film emporte ses protagonistes vers un avenir plus sombre – jamais vers le passé.

 Burt Lancaster, presque toujours en maillot de bain, est extraordinaire de présence, d’abord chaleureux, puis inquiet, puis angoissé, enfin désespéré ; il trouve là l’un des meilleurs rôles de sa carrière. Rappelons qu’à cette époque il avait déjà cinquante-cinq ans et plus rien à prouver, ayant déjà marqué de son écrasante personnalité les principaux rôles de Tant qu’il y aura des hommes (From Here to Eternity, 1953) et du Guépard (1959) et ayant obtenu l’Oscar pour son interprétation d’Elmer Gantry (1960), cette histoire de faux prophète calquée sur celle du trop célèbre Billy Graham.

Mais c’est ce rôle de perdant, de looser, de rejeté de l’affluent society qu’il a, selon son propre aveu, préféré à tous les autres. Et c’est à travers ce personnage-miroir de l’Amérique des années 50 qu’il est parvenu à recréer l’émotion transmise par le grand romancier John Cheever dans une nouvelle d’une dizaine de pages.

« Le  Décalogue », dix films de Krzyztof Kieslowski (1988)

Par Jacques Warin

L’ambition de notre site est de faire connaître ce qu’on ne trouve pas ailleurs. C’est dans cet esprit que Jacques Warin, ancien diplomate, cinéphile chevronné, va présenter des films à la fois remarquables et oubliés ou négligés. Voici pour commencer un bouquet de dix.  

 Plus que Wajda, dont il fut l’élève, Kieslowski, trop tôt disparu en 1996, aura été le meilleur critique de la société polonaise. Les dix films qu’il a rassemblés sous le titre « Le Décalogue », et qui furent tous composés en une seule année (1987-1988), en donnent une excellente illustration.

Certes, les deux premiers qu’il ait tournés, censés commenter le 5ème et le 6ème commandements  (Tu ne tueras pas/Tu ne seras pas luxurieux), ont été réalisés en 1987, avant les huit autres ; mais ces derniers sont sortis d’un seul jet, en 1988, et l’ensemble forme un tout. Il constitue une mise en coupe réglée de la société polonaise à un moment crucial de son histoire : c’est l’époque où le communisme, rongé par la sclérose, est sur le point de s’effondrer, et où le catholicisme imprègne encore profondément les mentalités polonaises.

Dix films courts, percutants, chacun d’une durée de moins d’une heure, qui se réfèrent par leurs scénarios aux Dix Commandements de la Bible :

1/ Un seul Dieu tu honoreras,

2/ Tu ne commettras point de parjure,

3/ Tu respecteras le Jour du Seigneur,

4/ Tu honoreras ton père et ta mère,

5/ Tu ne tueras point,

6/ Tu ne seras pas luxurieux,

7/ Tu ne voleras pas,

8/ Tu ne mentiras pas,

9/ Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui,

10/ Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui.

 Sous prétexte d’illustrer ces préceptes judéo-chrétiens, le réalisateur polonais propose une vision critique de la société de son temps. Les dix épisodes qu’il tourne se situent dans la même banlieue un peu glauque de Varsovie, bien qu’il change de personnages et de milieu social à chaque fois. Les acteurs qu’il choisit pour tenir les principaux rôles sont tous excellents, quoique peu connus du public français (à l’exception de Krysztina Janda, actrice favorite des films de Wajda, qui n’apparaît que dans le deuxième épisode).  Se mettant résolument en rupture avec les deux mondes qui coexistent à la fin des années 80, la société communiste et la religion catholique, le Décalogue apparaît comme une œuvre révolutionnaire, ou peut-être même réactionnaire.

 Le style de Kieslowski, profondément original, s’inspire à la fois de Hitchcock (par un indéniable sens du « suspense ») et de Bresson (par l’importance donnée aux objets et à la psychologie des personnages). Les gros plans appuyés sur un téléphone, un ballon, une boîte aux lettres permettent au spectateur d’anticiper la fin d’une histoire qui, la plupart du temps, le surprendra. Des relations complexes unissent – et opposent – les individus :  une jeune femme dépossédée de sa fille par sa propre mère ( Tu ne voleras pas ), un homme harcelé par son ancienne maîtresse pendant la Nuit de Noël (Tu célèbreras le Jour du Seigneur), une universitaire respectable confrontée, quarante ans après, au mensonge qu’elle a commis pendant la Guerre pour sauver –ou ne pas sauver- une enfant juive recherchée par la police allemande. Elles aboutissent à des conclusions la plupart du temps dramatiques, et plus rarement comiques, comme dans le 10ème épisode, Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, où une collection de timbres est l’objet d’une âpre rivalité entre plusieurs gangs de philatélistes.

Mais à travers ces différents épisodes, c’est la société communiste (ou peut-être déjà post-communiste ?) qui se voit attaquée de front par une foule de détails « signifiants » : le patron d’un service d’un grand hôpital fait croître des pommes de terre sur son balcon, le mari trompé espionne sa femme en trafiquant les fils du téléphone, la station de ski de Zakopan, où se déroule, à la faveur d’un bref interlude, une partie du 9ème épisode,  n’est équipée que pour recevoir une centaine de skieurs dans la matinée (les autres sont renvoyés au lendemain), etc.

 Ce qui ressort avant tout de cette « série », composée sur le modèle de la série bergmanienne Scènes de la vie conjugale (1973), c’est la profonde humanité qui émane de tous les personnages de Kieslowski, confrontés dans leur vie quotidienne à des situations banales, auxquelles les Dix Commandements ne donnent pas de réponses adéquates. Après l’accident qui a provoqué la mort de son fils, dans le premier épisode (Tu honoreras un seul Dieu), le père se révolte contre son Créateur et brise les objets du culte dans une église. Le chauffeur de taxi qui poursuit son ancienne maîtresse (ou est-ce elle qui le poursuit ?) pendant la nuit de Noël a une curieuse manière de respecter cette fête d’obligation (troisième épisode). La fille amoureuse de son père, dans le 4ème épisode (Tu honoreras ton père), n’est peut-être pas sa fille, mais on ne le saura jamais, la fin restant très ambiguë. Le jeune voyou qui tue gratuitement un chauffeur de taxi, dans le 5ème récit (Tu ne tueras pas) est la victime de son enfance malheureuse, mais il sera quand même exécuté ; et c’est un réquisitoire impitoyable contre la peine de mort. Quant à l’épisode sur la luxure qui illustre le 6ème commandement, il met en scène les premiers émois amoureux d’un jeune homme de dix-neuf ans, conduit à une tentative de suicide par la femme qui se donne à lui avec trop de complaisance.

 A chaque fois, comme on le voit, c’est une version « inversée » de la morale du Commandement qui est proposée au spectateur. Après quarante années de communisme, la société polonaise, demeurée catholique en apparence, est complètement « déboussolée : elle ne sait plus où elle va ! Kieslowski lui tend alors un miroir où elle ne peut plus se reconnaître. L’atmosphère oppressante de cette banlieue de Varsovie, la plupart du temps filmée en hiver, en des appartements situés dans de sinistres barres de béton  genre Sarcelles ou Nanterre, contribue à donner à chacun de ces récits le ton d’un de ces Contes Moraux, à la Rohmer, qui serait, par sa conclusion, plutôt immoral.

C’est surtout la révélation d’un très grand cinéaste (né en 1941), servi par de très bons interprètes, et qui poursuivra, en France, une carrière prometteuse (avec des films comme Bleu/Blanc/Rouge et La double vie de Véronique, et des actrices comme Juliette Binoche ou Irène Jacob),  interrompue en 1996 par un accident de voiture.

Diderot au cinéma

Par Jacques Warin

Sur un récit de Diderot : deux films, deux metteurs en scène
Les Dames du Bois de Boulogne (1944) de Robert Bresson
Mademoiselle de Joncquières (2018) d’Emmanuel Mouret

 

  Inclus dans la nouvelle de Diderot « Jacques le Fataliste », le récit qui concerne la vengeance tirée par Mme de la Pommeraye à l’égard du marquis des Arcis ne compte qu’une quarantaine de pages. Deux cinéastes s’en sont emparés, à plus de soixante-dix  ans de distance : Robert Bresson, en 1944, avec Les Dames du Bois de Boulogne ; Emmanuel Mouret, en 2018, avec Mademoiselle de Joncquières.

  On pourrait aussi bien intituler ce récit, en empruntant cette fois son titre à Barbey d’Aurevilly, La Vengeance d’une Femme . L’intrigue en est très simple : Mme de la Pommeraye, ayant cédé aux instances du marquis des Arcis qui la courtisait, est devenue sa maîtresse. S’apercevant un jour qu’elle n’en est plus aimée (suffisamment), elle décide d’en tirer une vengeance exemplaire. Pour accomplir son dessein, elle a recours à deux « créatures », une mère et sa fille, qu’elle a connues dans le passé et qui ont sombré depuis dans la galanterie. Les ayant prises sous sa tutelle, elle leur fait mener une vie de dévotes et s’arrange pour provoquer une rencontre avec son amant.

 Ce dernier donne aussitôt dans le panneau qui lui est tendu : tombé amoureux de cette jeune fille au visage d’ange, il lui manifeste un intérêt de plus en plus vif, et de fil en aiguille, après avoir subi maintes rebuffades, il finit par lui offrir une somme considérable assortie d’un écrin de riches pierreries, à seule fin d’en faire sa maîtresse. Devant le refus de la jeune fille, toujours (bien) conseillée par Mme de la Pommeraye, le marquis commet alors la plus haute sottise qu’un homme de (son) état, de (son) âge et de (son) caractère puisse faire : il lui propose le mariage. Une fois cet hymen consommé, une lettre révèle au marquis le « sale métier que sa femme et sa belle-mère ont exercé à l’hôtel de Hambourg, rue Traversière, pendant dix ans ».

 Le mari bafoué prend tout d’abord l’affaire fort mal et laisse en plan femme et belle-mère pour s’enfuir en province. Mais, dans un deuxième temps, il est ébranlé par le repentir (qu’il croit sincère) de son épouse et lui demande de reprendre sa place au foyer conjugal. Happy end voulu par Diderot , qui déjoue les prévisions de Mme de la Pommeraye, puisque celle-ci, au lieu d’être vengée du marquis , lui a rendu un grand service : c’est du moins ce qu’il lui fait croire ! Evidemment ,ce n’est pas tout à fait la fin que les féministes du XXème siècle auraient voulu faire prévaloir. Mais la morale de cette histoire, selon Diderot, est bien claire : celui qui a séduit une honnête femme, Mme de  la Pommeraye, sans jamais lui proposer le mariage se voit condamné à épouser une courtisane. Sur ce point, la dernière phrase du récit est sans ambiguïté : l’homme commun aux femmes communes.

  Des deux films qui se sont inspirés de cette intrigue scabreuse, on pourrait croire, dans un premier temps, que c’est le second, celui de Mouret, qui est le plus fidèle à Diderot. Outre le fait qu’il s’agit d’un film en costumes et en couleurs, tourné dans les décors naturels de quelque château d’Ile-de-France (ou de la Loire), on y retrouve bien les différents épisodes narrés dans Jacques le Fataliste : la séduction de Mme de la Pommeraye par M. des Arcis, les aveux indiscrets du marquis et la fureur contenue de sa maîtresse, la rencontre au Jardin du Roi, le dîner de retrouvailles faussement imprévu, l’intercession d’un prêtre vénal, le rôle diabolique d’entremetteuse joué par Mme de la Pommeraye et le pardon final du marquis des Arcis. La photo est superbe, les costumes toujours bien repassés et rutilants de soieries de couleurs chatoyantes, la musique d’époque (Haendel, Vivaldi) hélas ! tonitruante. Mais c’est surtout le casting qui laisse à désirer : une Mme de la Pommeraye (Cécile de France) un peu trop compassée dans sa diction, un marquis des Arcis (Edouard Baer) plus naturel, mais curieusement trop « moderne » avec sa barbe de trois jours (diable ! qu’a-t-il fait de sa perruque ?), une jeune victime (Alice Isaaz) vraiment trop cruchonne pour être plainte, et d’un physique trop banal pour être l’objet d’un vrai coup de foudre. Quant aux comparses : domestiques, laquais et suivantes, ils (elles) sont là pour remplir un décor, d’ailleurs presque toujours vide, et ils peinent à donner à cette histoire tellement dans l’esprit du XVIIIème siècle (on pense bien sûr aux Liaisons Dangereuses) un soupçon de réalisme.

 Sur le plan de la vraisemblance de l’histoire comme sur celui de la psychologie des personnages, c’est le film de Bresson, tourné avec peu de moyens, en 1944, dans un Paris qui sent encore l’Occupation, qui s’impose : par la qualité de l’image (un superbe noir et blanc, magnifiquement restauré), par la qualité des interprètes, au premier plan desquelles se détachent Maria Casarès, lucide et cruelle dans son rôle d’Erinye vengeresse, et la toute jeune Elina Labourdette, vingt ans, victime à la fois pathétique et rebelle de cet infâme complot, par la vigueur du récit qui, à aucun moment, ne s’égare dans des digressions inutiles et progresse pas à pas vers un dénouement implacable. Certes, la fin est la même dans les deux films, et c’est bien celle qu’a voulue Diderot : le marquis pardonne à la femme qu’il a épousée les frasques de sa vie antérieure. Mais, alors que dans la version 2018 ce pardon s’explique mal – l’innocente victime ayant paru se prêter de bonne grâce aux machinations de Mme de la Pommeraye- l’héroïne de Bresson, dans le film de 1944, a des états d’âme et manque même, dans une scène cruciale, de révéler à M. des Arcis le pot aux roses ! Ce qui justifie, après coup, la réconciliation entre les nouveaux époux, et qui fait que, dans la version de Bresson, au prix d’une infidélité avec le récit, on est sans doute plus près de l’esprit de Diderot.

 Celui-ci, dans les toutes dernières pages, à travers les commentaires que fait son double, Jacques le Fataliste, ne s’attache-t-il pas d’ailleurs à tenir la balance égale entre « l’hypocrite » Mme de la Pommeraye et « l’inconstant » marquis des Arcis ? On est loin de la revendication féministe un peu bébête du film de Mouret, lequel, en faisant intervenir un personnage féminin ajouté au récit de Diderot (Laure Calamy), prétend justifier la vengeance d’une femme par une déclaration finale de Mme de la Pommeraye (Mon cœur est en paix maintenant), totalement hors de propos.

  C’est donc sans conteste le film de Robert Bresson (son deuxième après Les Anges du Péché, 1942), tourné en noir et blanc, avec quatre acteurs, dans un décor minimaliste, historiquement situé dans les années 40, qui l’emporte sur la reconstitution d’Emmanuel Mouret, dont on peut regretter qu’elle soit passée complètement à côté de « l’esprit » du Siècle des Lumières . Esprit de liberté, où la légèreté s’allie volontiers à la cruauté, où la morale peut aisément se retourner, où la vengeance d’une femme, si bien orchestrée qu’elle paraisse, s’inscrit finalement dans le cadre de ces aventures galantes que nous a contées, avec tant de bonheur dans son Histoire de ma vie, Casanova, le Prince des Libertins.

Linky : une illusion

Groupe Indépendant de Réflexion sur l’Énergie
Pierre Audigier, ingénieur général  des Mines (h) 

Patrice Cahart, inspecteur général des Finances (h)
ancien conseiller de la Commission Européenne ancien conseiller à la Cour de cassation                                       

Hugues Hourdin, conseiller d’État (disp.)
ancien membre du collège de la Commission de Régulation de l’énergie

          Notre groupe de réflexion, totalement indépendant, étudie depuis plusieurs années les problèmes de l’énergie, sous leurs aspects techniques, juridiques, économiques et financiers. Cette note a été établie par trois de ses membres, issus de grands corps de l’État et donc formés à la prévention des gaspillages ou autres abus.

         Le déploiement des « compteurs communicants » Linky sur l’ensemble du territoire a été décidé par un décret du 31 août 2010. Ce texte n’a pas été précédé de la consultation du public prévue pour les plans et programmes relatifs à l’environnement par l’article 7 de la convention d’Aarhus du 25 juin 1998 (elle-même publiée au JORF par décret du 12 septembre 2002). Or l’opération en cause concernait l’environnement à trois égards :

  • émissions, dans une certaine mesure, de champs magnétiques (voir ci-dessous) ;
  • multiplication des antennes-relais ;
  • présentation de Linky comme permettant de réduire la consommation d’électricité et donc, selon les auteurs du projet, certaines pollutions.

         On peut donc s’interroger sur la légalité de l’ensemble de la procédure. En tout cas, Linky souffre dès l’origine d’un déficit démocratique.

         Nous nous sommes attachés à examiner son coût économique, et les autres inconvénients qui lui sont reprochés. Cette étude nous conduit à quelques recommandations.

        I/ Le bilan économique de Linky est déséquilibré

        A/ Rappelons d’abord qu’une grande partie de l’actuel parc de compteurs est moderne. Ce sont des compteurs électroniques, d’une conception intermédiaire entre les anciens compteurs électro-mécaniques et les compteurs du type Linky. Ils permettent de distinguer six plages tarifaires au cours d’une même journée (contre deux seulement pour les compteurs électromécaniques). On a critiqué la fixité de ces plages, que le consommateur ne peut moduler à sa guise. Elles sont néanmoins adaptées aux besoins de la majeure partie de la population. Les relevés à distance (sans dérangement du  consommateur) sont possibles avec ou sans fil.

          Par rapport à ces compteurs électroniques déjà évolués, Linky ne saurait  apporter un progrès décisif. Il permet certes de suivre de façon distincte jusqu’à douze appareils, mais le client ne connaît que sa courbe de consommation globale.

          Les compteurs électroniques ont été installés à compter de 1996, et leur durée de vie est estimée à cinquante ans. Les plus anciens devraient donc durer, normalement, encore vingt-huit ans. Et les plus récents, une bonne quarantaine d’années. Leur remplacement prématuré par des Linky constitue un gaspillage.  

         B/ La CRE a fait établir, en 2011, un bilan économique prévisionnel de Linky, et l’a mis à jour en 2014, pour la période 2014-2034 :

  • d’un côté, les coûts, dont celui de l’investissement, évalué à 5,7 milliards € courants – ou encore, en termes actualisés, à 4,5 milliards d’euros de 2014 ; ainsi que les dépenses d’exploitation, évaluées à milliard actualisé ; d’où un total de 5,5 milliards actualisés :
  • de l’autre côté, les économies espérées et les dépenses évitées, pour un total de 5.7 milliards actualisés (non compris les économies problématiques que procurerait un meilleur pilotage de la consommation des particuliers).

          Dans son rapport public de 2018, la Cour des Comptes a ajouté un coût de 300 millions € au titre des systèmes d’information, et conclu à un léger déficit du bilan économique.

       Nous pensons que le déséquilibre sera beaucoup plus marqué. En effet,  à l’origine du projet, les compteurs Linky étaient censés durer quinze ans seulement ; ce chiffre a été porté à vingt ans ; la Cour des comptes a elle-même émis une réserve à ce sujet. Et surtout, les compensations présentées en face des coûts sont d’une fiabilité très inégale :

      a/ Dans son principe, le milliard actualisé prévu au titre des télé-réparations qui seront effectuées sans déranger le réparateur paraît légitime.

      b/ La dépense évitée, c’est-à-dire le remplacement des compteurs anciens par des compteurs électroniques nouveaux, qu’il aurait fallu effectuer en l’absence de Linky, est chiffrée à 1,9 milliard actualisé. Mais il y a là une erreur d’optique, en raison de la durée de vie des compteurs anciens, de l’ordre, comme on l’a vu, de cinquante ans. Si l’on raisonne, non plus sur la période 2014-2034, mais sur la période 2014-2064, la dépense d’investissements en compteurs Linky vient au moins deux fois, tandis que la dépense évitée ne peut être comptabilisée qu’une fois.

         c/ Quant au 1,9 milliard actualisé prévu au titre de la résorption des vols d’électricité, il appelle l’analyse suivante :

  • une partie des branchements illégaux sont situés en amont des compteurs domestiques ; Linky ne pourra donc les déceler ; certes, l’installation des Linky fournira une occasion de les découvrir, mais le remplacement, le moment venu, des compteurs les plus anciens par des compteurs électroniques aurait fourni une occasion semblable ; on ne peut donc porter la totalité de cette économie au crédit de Linky ;
  • s’agissant des piratages situés en aval des compteurs domestiques, ils sont déjà signalés, dans le système traditionnel, par des consommations anormales, au détriment des abonnés ; Linky n’améliorera guère leur information ; pour déceler de manière nette un piratage, il faut arrêter tous les appareils du logement, et constater sur le compteur (classique ou Linky) que la consommation continue de progresser ; or plusieurs appareils (réfrigérateurs, boîtes de connexion des ordinateurs) fonctionnent de manière quasi-permanente ;
  • quant aux « petits malins » qui faussent les compteurs classiques pour minorer leur consommation, on peut craindre qu’ils n’apprennent rapidement à fausser aussi les compteurs Linky.

         C/ Même si le bilan économique de Linky était à peu près équilibré – ce qui serait fort étonnant, compte tenu des remarques qui viennent d’être présentées –  cela ne suffirait pas, comme la Cour des Comptes l’a observé, pour rendre Linky acceptable. En effet, notre pays va devoir effectuer d’importants investissements, en particulier dans les domaines de la production d’énergie et du logement. Il ne doit pas distraire une partie de ses ressources au profit d’opérations douteuses. Seules doivent être retenues celles qui comportent une rentabilité économique ou sociale évidente.

         Comment améliorer celle de Linky ? En faisant valoir que les clients ne seront plus dérangés lors des relevés de compteurs ? Ce n’est pas à l’échelle du problème. Depuis des années, EDF et ses filiales conseillent aux abonnés dont le compteur se trouve à l’intérieur du logement et qui ne peuvent être présents lors d’un passage du releveur de déclarer eux-mêmes leur consommation. Il existe aussi des possibilités de télé-relève, avec ou sans fil ; des firmes privées insèrent à ce sujet des publicités sur la toile. Certes, ces opérations sont payantes, mais l’investissement en Linky a lui aussi un coût – ô combien – qui contribue de manière générale, dès maintenant, au renchérissement des factures d’électricité domestique.

          Quant à l’espoir que les clients régulent leur consommation d’électricité grâce à Linky, il est chimérique. Les ménages ne sont pas des entreprises. Ils ne vont pas changer leurs heures de repas, ni couper leur chauffage en plein hiver, en fonction du coût du courant. Et les lavages ? Même sans Linky, Enedis peut faire campagne pour qu’ils n’aient pas lieu aux heures de pointe. L’existence de six plages tarifaires sur les compteurs électroniques lui permet d’ailleurs de sanctionner les abus, en ce domaine. On voit donc mal l’apport de Linky.

        De surcroît, les modalités pratiques de ce système n’incitent aucunement les consommateurs à un pilotage minutieux. D’après le rapport de la Cour des comptes (p. 265) :

  • les abonnés pourvus de compteurs Linky ne reçoivent des informations détaillées sur leur consommation qu’une fois par semestre ;
  • il leur a été proposé, en sus, une information quotidienne par internet ; 1,5 % seulement des intéressés ont accepté ; cette faible proportion révèle que le public est, d’une manière générale, surinformé, et que la Toile ne peut plus jouer le rôle qui était naguère le sien ;
  • l’information du consommateur en temps réel requiert un appareil supplémentaire, « l’afficheur déporté », posé sur option, et non encore disponible ; la décision de lui conserver un caractère facultatif a été prise pour des raisons de coût ; en effet, son prix de revient unitaire est de l’ordre de 50 €, plus 24 € de pose ; multipliés par 35 millions de compteurs, ces chiffres donnent un supplément de 2,6 milliards ;
  • pour éviter le coût de l’afficheur, et ses inconvénients esthétiques – car il devrait être placé dans un endroit accessible du logement – les personnes intéressées par Linky préfèreraient sans doute recevoir leur courbe de consommation sur leur mobile (smartphone) ; mais cette réception est techniquement difficile (rapport de MM. Flüry-Hérard et Dufay, ingénieurs généraux des Ponts et Chaussées, page 22) ; de toute façon, ce mobile donne accès à tant d’informations, en tous domaines, que Linky ne serait pas consulté souvent ;
  • l’afficheur comme le mobile ne fournissent, au demeurant, que la courbe de consommation globale (les textes ne prévoyant aucune ventilation entre les différents appareils domestiques) ; et il s’agira de kwh, alors que pour être efficace, cette information devrait être exprimée en euros ; la décision s’explique par les changements probables du prix de kwh, qui contraindraient à adapter chaque fois les compteurs Linky ; mais en faisant ce choix, on a privé le système de toutes chances d’être un jour utile.

Or c’est cet espoir chimérique de réguler la consommation qui a été à l’origine de Linky, et l’a fait retenir par le gouvernement de l’époque !

         Dès janvier 2017, le rapport Flüry-Hérard/Dufay avait donné l’alerte à ce sujet. La mise en place des compteurs Linky s’est poursuivie comme si de rien n’était.

          D/ Nous notons enfin, sur ce chapitre, que les compteurs Linky sont en principe assemblés en France, mais que des exceptions ont été tolérées, et que la carte automatique qui en constitue l’essentiel est principalement fabriquée hors de nos frontières. Pour l’industrie française, qui fournissait les compteurs électroniques, le passage à Linky n’est donc pas avantageux.

          II / Linky encourt aussi d’autres critiques

          Nous pourrions nous en tenir là. Il nous a paru souhaitable, néanmoins, de mentionner d’autres critiques adressées à Linky.

          A/ L’émission de champs magnétiques

         Les incidences magnétiques de Linky ont été exagérées. On ne peut les négliger tout à fait, car elles viennent s’ajouter, dans chaque logement, à ceux de toute une panoplie d’appareils. En effet :

  • quotidiennement, chaque compteur Linky est interrogé ou contrôlé par l’unité centrale, et émet des informations dans sa direction ; en son avis de 2016 révisé le 7 juin 2017, l’Agence Nationale pour la Santé et la Sécurité (ANSES) a indiqué (page 10) qu’il en résultait un champ magnétique un peu inférieur à celui d’un téléphone portable et très inférieur à celui d’une plaque chauffante, mais double de celui d’un écran de télévision et quadruple de celui d’un chargeur d’ordinateur ; cela dit, ces échanges entre le compteur et l’unité centrale ne durent que quelques minutes par jour ;
  • le reste du temps, le compteur Linky est en veille, et enregistre les consommations ; il n’émet pas d’ondes significatives ;
  • les afficheurs, situés dans des endroits accessibles, seront reliés par ondes aux compteurs, situés dans des endroits reculés ; dès lors, les abonnés dotés d’un afficheur se trouveront, du point de vue des rayonnements, dans une situation comparable à celle du détenteur d’un wi-fi ; mais le nombre des intéressés restera sans doute faible, et c’est d’ailleurs l’un des défauts de Linky.

         Le rapport officiel Flüry-Hérard/Dufay de janvier 2017 a exprimé toutes réserves (page 24) au sujet de l’installation de compteurs Linky dans des chambres d’étudiants ou de bonnes, trop exigües pour que l’occupant puisse se  distancier du champ magnétique.

         Dans son rapport rendu public le 27 mars 2018 (un document de 359 pages, qui a mobilisé quarante experts pendant quatre ans), l’ANSES a mis en évidence, pour une fraction de la population, une hypersensibilité électromagnétique, se traduisant notamment par des maux de tête, de la fatigue et des troubles du sommeil ; cette fraction est évaluée à 5 % de la population française (soit 3,3 millions de personnes). Linky n’y contribuera que pour une petite part – mais non pour une part nulle.

          B/ La protection des données personnelles

          Linky fournit de nombreuses informations sur le mode de vie des clients et permet d’évaluer le nombre de personnes présentes dans le logement. Le décret du 10 mai 2017assure aux abonnés un libre accès aux données collectées sur leur compte. Il ne saurait les garantir réellement contre la cession clandestine de ces données à des tiers ni contre le piratage, aisé à effectuer puisqu’entre les concentrateurs et l’unité centrale de Linky, elles empruntent une voie hertzienne, et que le cryptage n’a qu’une efficacité relative.

          Tout récemment encore, les appréhensions exprimées à ces sujets étaient accueillies avec ironie. Le scandale de Direct Énergie, ce fournisseur d’électricité  qui s’était procuré les données personnelles des clients d’Enedis sans l’autorisation de ceux-ci, vient de montrer que les craintes n’étaient pas sans fondement (la presse des 28 et 29 mars). Direct Energie a été rappelé à l’ordre par la CNIL. Demain, sans doute, d’autres se montreront plus habiles et passeront à travers les mailles.

          Malgré la différence d’échelle, cet incident n’est pas sans parenté avec celui de Cambridge Analytica, ce prestataire britannique qui avait acquis de Facebook une masse de données personnelles afin, d’une part, de faciliter l’élection de R. Trump, et d’autre part, de peser en faveur du Brexit. Dans ce cas, comme dans celui de Direct Energie, l’abus commis a été découvert grâce à des lanceurs d’alerte ; rien ne garantit qu’il s’en trouvera toujours un.

         Les données personnelles intéressent toutes sortes de publicitaires et de démarcheurs ; donc elles valent cher ; donc elles risquent en permanence d’être détournées ou vendues.

          C/ Vers une régulation autoritaire de la consommation ?

          Linky permet d’allumer ou d’éteindre à distance certains appareils.

          Conçu comme un outil entre les mains du consommateur, ce système va vers l’échec. La régulation spontanée que l’on espérait ne sera pas obtenue. Grande sera alors, chez certains, la tentation d’y suppléer par une régulation autoritaire, en mettent en avant le sauvetage de la planète. Utopie ?

           III/ Recommandations 

          1/ Nos observations plaident en faveur d’un arrêt de l’expansion de Linky, sans remise en cause, bien sûr, des compteurs déjà implantés (environ sept millions sur trente-cinq).

          2/ Pour le cas où il n’apparaîtrait pas possible d’arrêter la course du char lancé à pleine vitesse, il conviendrait de s’inspirer de l’exemple de pays voisins. Huit pays de l’Union européenne ont renoncé à une couverture totale par les compteurs « intelligents ». Parmi eux, l’Allemagne (annonce de février 2015) : ces compteurs sont réservés aux logements neufs ou entièrement rénovés, aux producteurs d’énergies renouvelables et aux foyers consommant plus de 6 000 kwh par an – soit au total 30 % de la population.

          L’idée n’est pas mauvaise, mais le seuil de 6 000 kwh nous paraît beaucoup trop bas pour la France. La consommation d’une maison de 70 m2, donc très modeste, chauffée à l’électricité est évaluée à 9 900 kwh. La plupart des  consommations élevées sont relatives à des familles nombreuses ou ayant fait le choix, écologiquement judicieux, d’un chauffage électrique. Ces ménages ont peu de possibilités de comprimer leurs consommations. Et si on les poussait à abandonner le chauffage électrique, ce serait au profit de systèmes polluants (fioul et gaz).

       3/ Les propriétaires des réseaux électriques basse tension sont les communes, et non Enedis, simple concessionnaire. On ne sautait leur imposer de devenir propriétaires de compteurs Linky qu’elles ne souhaitent pas. Nous ne sommes plus au temps de Napoléon ! Il faut donc cesser d’attaquer devant les tribunaux administratifs les délibérations communales s’opposant à l’introduction de Linky.

         4/ Le droit de refuser l’installation d’un compteur Linky semble reconnu aux particuliers. Mais Enedis aurait l’intention de faire céder les récalcitrants en leur facturant les déplacements des releveurs de compteurs. Cette initiative, contraire à la fois à un principe d’équité et au droit positif, ne saurait être autorisée :

  • eu égard aux incertitudes qui viennent d’être exposées, tout particulier a le droit de refuser Linky, s’il l’estime nécessaire ; il serait peu démocratique de lui retirer ce droit par un biais ;
  • les relevés de compteurs (et surtout ceux des compteurs classiques) ne sont pas des prestations de services ; effectués dans l’intérêt du fournisseur, et non du consommateur, ils ne doivent pas être facturés à ce dernier ; la prestation facturable, c’est la fourniture de courant ; les frais généraux de l’entreprise, dont le coût des relevés, ont vocation à être couverts, d’une manière non personnalisée, par l’ensemble des factures émises.

xxx

        À l’origine, les concepteurs de Linky se trouvaient devant un dilemme :

  • ou bien ils créaient un outil permettant (sans garantie de succès) un véritable pilotage, par les particuliers, de leur consommation électrique ; mais alors, le système était hors de prix ;
  • ou bien ils allégeaient leur dispositif, et lui faisaient perdre son utilité éventuelle.

          Ils ont choisi un moyen terme. Le résultat, c’est que Linky cumule les deux défauts : aucune régulation significative de la consommation n’en résultera ; et pourtant, il demeure cher, ce qui conduit à un bilan économique déséquilibré.

          Dès lors, Linky ne saurait devenir une sorte de devoir citoyen. Chacun doit rester libre, en fait comme en droit, d’en rester à un compteur classique.

L’Opéra, au centre de notre civilisation ?

Par Patrice Cahart

Timothée Picard, un professeur encore jeune, ancien petit chanteur de l’Opéra de Paris, a déjà dix publications à son actif, sur des thèmes se rapportant à la musique. Cette fois, il nous parle de la Civilisation de l’Opéra : un titre emprunté à Nietzsche, qui était comme on le sait un fervent admirateur de Wagner puis de Bizet.

L’ouvrage témoigne d’une érudition étourdissante, et fourmille de rapprochements ingénieux. De plus, il est joliment illustré. Mais l’auteur prouve-t-il vraiment son titre ? À l’évidence, du temps de Monteverdi à celui de Richard Strauss, l’opéra a joué un rôle social et mental éminent. Il l’a fait de deux manières, successivement : à l’époque de Stendhal encore, et notre auteur le montre bien, les théâtres d’opéras sont des lieux où l’on bavarde, où l’on déguste des sorbets, où l’on se lorgne d’une loge à une autre ; Wagner et ses successeurs les transforment en temples d’une religion.

L’importance des opéras ressort encore mieux si on leur rattache les opéras-comiques – entre autres ceux d’Offenbach, dont l’un, quelque peu oublié, a tout simplement pour sujet Barbe-Bleue (les six premières femmes ne sont pas mortes, simplement endormies, et elles se réveillent en plaisantant).

Il me semble néanmoins que notre culture est dominée jusqu’à une date récente par la littérature, qui bénéficie nécessairement d’un public plus étendu. Aux XVIIe et XVIII e siècles, je le concède, les opéras sont composés d’après des livrets écrits spécialement pour eux. En revanche, au siècle suivant (le domaine d’élection de Th. Picard), nous voyons Verdi dans le sillage de Shakespeare (quand ce n’est pas celui de Dumas fils) ; Bizet dans celui de Mérimée ; Gounod dans celui de Gœthe (et cet exemple montre que le compositeur ne se hisse pas toujours au niveau de l’écrivain). Même Debussy semble quelque peu à la remorque de Maeterlinck, un auteur fort célèbre à son époque (cela dit, le compositeur a infusé dans la pièce  initiale une force, une sensibilité qui lui manquaient, et on ne représente plus ce Pelléas originel).

La véritable exception, c’est Wagner, auteur à la fois d’une musique et des textes qui la portent. Ceux-ci sont rugueux, assez élémentaires. Personne n’imaginerait de les dire au théâtre. Tout est subordonné à la mélodie et à l’harmonie [1].

Th. Picard tombe ici dans un travers trop commun : du fait que le public des opéras de l’époque (voire aussi celui d’aujourd’hui) est essentiellement bourgeois, il infère que ce sont des œuvres bourgeoises. Mais non ! Hormis quelques ouvrages qualifiés de véristes, dont la Louise de Gustave Charpentier, il s’agit d’une musique d’évasion. Le spectateur se laisse emporter, il change d’époque et de pays, il se frotte à des personnages qu’il ne rencontrera jamais dans la rue. A contrario, les grands romans français qui dépeignaient les réalités bourgeoises, ceux de Balzac, de Stendhal, de Flaubert, de Zola, n’ont inspiré aucun opéra marquant. Je note qu’au temps de Lulli et de Rameau aussi, un public moins bourgeois que celui du XIXe siècle aimait tout autant s’évader dans des féeries et dans une Antiquité de convention.

Durant les premières décennies du XXe siècle, la littérature continue d’avoir un certain avantage sur l’opéra. Puccini dépend de Loti ou de Sardou, Alban Berg s’inspire de Georg Büchner ou du dramaturge expressionniste Wedekind, Poulenc emprunte ses Carmélites à Bernanos, qui les avait lui-même soutirées à Gertrud von Le Fort. Il faut attendre les compositeurs minimalistes américains (Philip Glass avec Einstein on the Beach, John Adams avec Nixon in China) pour obtenir des opéras non littéraires. Mais à cette époque, l’opéra en général, malgré le zèle de ses aficionados, a perdu une bonne part de son audience (la littérature, encore davantage).  

Le meilleur de l’ouvrage de Th. Picard, c’est son analyse épique du Fantôme de l’Opéra et de sa postérité. Ce roman-feuilleton de Gaston Leroux, le père du détective Rouletabille, paru dans le Gaulois en 1909, constitue un hommage presque unique de la littérature (populaire) à l’opéra. Un monstre, Erik, s’est réfugié dans les entrailles du palais Garnier et, pour se venger de sa laideur, terrorise les spectateurs. Comme notre auteur le rappelle, le thème de la laideur tragique se situe dans toute une tradition (le Frankenstein [2] de Mary Shelley, le Quasimodo et L’Homme qui rit de Victor Hugo…). Le coup de génie de Gaston Leroux a été de transporter cela dans un temple de la musique.

La première pierre de l’Opéra Garnier est posée en 1862. Les travaux  traînent en longueur, à cause d’un bras caché de la Seine dont le nom de  Grange-Batelière conserve le souvenir. La Troisième République se montre peu pressée d’achever l’ouvrage entrepris par un empereur déchu. Il faut  l’incendie meurtrier, en 1873, du précédent Opéra, sis rue Le Peletier,  pour qu’on se décide à en finir. L’inauguration, présidée par Mac-Mahon, a lieu en 1875. Le nouvel édifice est alors, pour longtemps, le plus grand théâtre du monde. Ces malheurs et ce gigantisme suffisent à expliquer le choix de Gaston Leroux.

La postérité littéraire de son Fantôme est médiocre, sauf le Phantom de Susan Quay (1990). Sa postérité sur écrans est en revanche fort riche, aux États-Unis et aussi en Chine : le film de Julian et Sedgwick (1925) aura marqué l’un des points d’orgue du cinéma muet. Cette passion pour l’ouvrage à la fois romantique et chthonien de Gaston Leroux se prolonge jusqu’à nos jours.

Pourquoi, s’étonne Th. Picard, ce roman-feuilleton, qui semblait prédestiné à devenir un livret d’opéra, n’a rien d’engendré de tel ? On aurait obtenu un fantastique jeu de miroirs : l’opéra qui regarde le roman qui regarde l’opéra…Mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Compositeurs, à vos marques !

 

Le livre : Timothée Picard, La Civilisation de l’Opéra, Fayard, 2016, 734 pages.

[1] Th. Picard nous présente ici une satire injuste mais amusante de Wagner et de Bayreuth par Colette et Willy dans Claudine s’en va.
[2] Je signale toutefois que Frankenstein est le nom du médecin imprudent, et plutôt aimable, qui devient une victime de sa créature. Celle-ci reste anonyme.  

Samson vu du Paradis

Samson et Dalila, opéra de Camille Saint-Saëns)

Par Jacqueline Dauxois
Jacqueline Dauxois est romancière et essayiste (auteure, notamment, d’une biographie croisée de Charlotte Corday et de Marat). Elle est aussi devenue une spécialiste de l’opéra, en suivant, depuis plusieurs années, la carrière du ténor français Roberto Alagna. Contrairement à la plupart des autres critiques, elle va dans les coulisses et assiste aux répétitions. Cette fois, elle se trouvait au paradis, aussi appelé poulailler.

Pour Roberto Alagna, 2018 est l’année Samson. Il ne l’avait jamais chanté et le donne trois fois en cinq mois. À l’Opéra de Vienne, en mai ; en juin à Paris, version concert, au Théâtre des Champs-Élysées ; à la rentrée de septembre, au Metropolitan Opera de New-York.
Pour l’entendre à Vienne, le jour de la première, il est impossible de se procurer une place, sauf à l’avoir achetée plusieurs mois à l’avance. Mais pour chaque représentation, à l’orchestre et au balcon, le Staatsoper met en vente des places debout. Moyennant quatre euros, on est au paradis le 12 mai, le soir de la première.

Premier acte

Sur scène, les Hébreux se lamentent alors que les regards cherchent Samson, caché au fond, sous une couverture. Dès qu’il se lève, on ne le quitte plus. Il lance ses premiers mots : « Arrêtez, ô mes frères ». Une attention passionnée grandit pendant le chant d’espérance qui soulève le peuple. Samson délivre Gaza du roi philistin Abimelech.

Sa victoire, traditionnellement célébrée devant le temple du dieu philistin Dagon, est d’habitude le prétexte à des danses orientales pendant lesquelles les prêtresses brandissent des arceaux fleuris. Ici, pas de temple, pas de carton-pâte. Le décor reste vide et sombre. Samson allume des bougies sur des galets. Ces nouveautés n’offusquent pas les spectateurs du paradis, car elles sonnent juste. Les prêtresses de l’idole, toutes des Philistines, comme Dalila, proclament leur amour pour le vainqueur alors qu’elles sont des vaincues. Vaincues par lui, Samson, qui revient de la bataille couvert de sang philistin, celui de leurs pères, de leurs frères, de leurs amants, dont il se lave en public. Il ignore ce que le public ignore aussi à ce moment : sa victoire a changé en haine implacable la passion amoureuse que lui voue Dalila.

Deuxième acte

Tout est noir. Sur un praticable très élevé, Dalila, dans une longue robe bleue, est seule dans une embrasure de porte, apparition irréelle dans l’obscurité, suspendue entre terre et ciel. Le grand-prêtre philistin entre, image inversée de l’Éden ; il lui tend la pomme de la tentation et offre ses trésors, si elle lui vend Samson. Elle l’écrase de mépris et refuse son or. C’est par vengeance qu’elle livrera son amant, qui veut la quitter pour servir son peuple et son Dieu.

Le praticable tourne sur-lui-même. Apparaît un salon bleu qui semble flotter comme un vaisseau spatial dans un espace infini. Ce décor d’aujourd’hui qui se souvient du dix-huitième siècle (moulures ripolinées, conventions balayées et on installe la baignoire au salon) est le cadre de l’un des plus beaux duos/duels de la musique française. Il est meublé de deux fauteuils Louis XV et d’une baignoire où Dalila vient boire, comme si elle s’abreuvait de l’eau de Vie qui coule de l’Ancien au Nouveau Testament.

Aucun Samson ne résisterait à la perversité de Dalila, à la poésie d’un texte si intimement liée à la beauté de la musique. Envoûté par l’un des plus émouvants chants d’amour qui se puissent entendre, « mon cœur s’ouvre à ta voix », torturé, passant à la détresse, à la colère et à l’horreur, Samson est bouleversant.

Il voudrait rompre. Mais le piège est trop délectable, il reste, elle l’ensorcelle et lui fait descendre un à un les degrés de l’enfer. Lorsqu’il pressent qu’elle le trahit, Samson lance un fauteuil à travers la pièce. On s’étonne, lui aussi. À genoux, il cogne la surface, soulève des gerbes à pleins bras, inonde Dalila qui l’inonde à son tour. L’orage, qui va se déclencher là-haut, prend son origine sur la terre entre un homme et une femme qui vont s’affronter jusqu’à la mort à travers leurs peuples et leurs dieux.

Épouvanté par ce qu’il fait en livrant à Dalila le secret de son alliance avec Dieu, désespéré quand elle appelle les soldats, Samson pousse le cri qui achève l’acte II dans l’aigu du mot : « Trahison ! » Une pluie diluvienne se déverse des cintres. Le rideau se ferme.

Troisième acte

On n’a rien vu à l’opéra, on ne sait rien du génie du ténor Roberto Alagna, si on n’a pas vu son Samson.

Le rideau s’ouvre. Il est là, seul dans l’obscurité, titubant, infirme aux yeux crevés, les joues en sang, dans un débardeur loqueteux, le pantalon tenu par des ficelles. Le paradis suffoque. Un clochard ?

Sa voix s’élève : « Vois ma misère, hélas ! vois ma détresse… ». On n’a jamais vu ni entendu pareil miserere. Les regards rivés sur lui ne vont plus le quitter. Loin de détourner l’attention de cet aveugle pathétique, traité comme une bête jusqu’à lui faire laper de l’eau par terre, la bacchanale forme un décor pour lui.

Traditionnellement, Samson fait écrouler le temple en écartant les bras en croix, comme par une annonce du Christ. Il n’y a pas de temple ici. Samson, ayant marché vers un double mystérieux de lui-même, sa conscience, son remords peut-être, détruit par sa seule prière l’idole et ses adorateurs.
Qu’on l’aime ou la rejette, la mise en scène d’Alexandra Liedtke n’est pas de celles qui s’oublient. Samson est le lion de cette œuvre. L’alliance de son timbre éclatant et du choc des images créent une beauté qui bouscule.

Les saluts

Les artistes saluent. Une formidable ovation debout célèbre Roberto Alagna. Elīna Garanča et Marco Armiliato en ont leur part. Mais les hou, qui ont fusé quand Alexandra Liedtke est venue rejoindre les interprètes et le chef sur la scène, ont stupéfié les enfants du paradis. Ils ne comprenaient pas comment on pouvait rejeter quoi que ce soit du spectacle. Ils l’avaient tant aimé ! Ils avaient vingt ans, c’était leur premier opéra.

Un service militaire inattendu, en Algérie

Par François Leblond

J’ai été incorporé le 2 janvier 1962 au 3ème RIMA à Maisons-Laffitte. Ayant eu pendant mes études à Sciences Po une crise de rhumatisme articulaire aigu, j’avais alors interrompu la PMS et ne pouvais d’emblée être élève officier. Le médecin qui m’a examiné à mon arrivée au camp a considéré que le peloton EOR serait trop fatigant pour moi mais que je pourrais faire tout de même un bon soldat. C’est ainsi que je me suis retrouvé élève-caporal ! Le service durait alors vingt-huit mois.

Lors des quatre mois de classes qui suivirent, notre fusil était, lors des gardes de nuit, cadenassé à notre poignet par crainte qu’il nous soit arraché par l’OAS. L’atmosphère était lourde. J’ai été embarqué vers l’Algérie le 1° mai 1962. Notre départ eut lieu de nuit dans une gare de triage près de Versailles. A Marseille, nous avons été hébergés quelques jours au camp Sainte-Marthe puis mis dans un bateau pour Bône, de là dans un train de marchandise pour Constantine. Les portes restaient ouvertes à cause de la chaleur, et des enfants nous envoyaient des pierres tout le long du parcours ; ils étaient doués ! Les accords d’Evian avaient été signés, mais l’indépendance ne le serait qu’à compter du I° Juillet. De là une grande incertitude sur notre affectation. Nous allions d’abord être réunis dans un camp de passage sous d’épaisses tentes.
Un matin, je me réveille entièrement rouge, ayant été dévoré par les punaises au cours de la nuit, je suis envoyé en traitement à l’hôpital, lui-même infesté de punaises, ce qui ne facilitait pas la guérison. J’en sors enfin au bout de deux semaines. Je retourne au camp de passage pour constater que mes camarades avaient été, entre temps, tous affectés. J’erre seul jusqu’à ce que je rencontre le chef de cabinet du général, le chef d’escadron Gérald de Castelnau, petit-fils du grand général de la guerre de 14, qui me fait nommer secrétaire du général Frat commandant la Division de Constantine.
Fort de cette bonne nouvelle et de la réduction du service à dix-huit mois, j’écris à ma fiancée Florence que nous pouvons nous marier et qu’elle pourra sûrement utiliser ses diplômes de chimie physique acquis à la Sorbonne pour faire de l’enseignement, les professeurs étant repartis en masse en métropole. Nous nous marions à Senlis le 15 septembre 1962. Au bout de quinze jours, je repars seul en Algérie sans savoir dans quelles conditions je pourrai la faire venir. Insouciance de la jeunesse !

À mon retour, cherchant une solution rapide, je constate que des enfants jouent en récréation à l’intérieur même du camp militaire. Il m’est dit qu’il s’agit d’un collège de Pères Blancs. Je rencontre le directeur, un Belge, le père Godard, une personnalité exceptionnelle. Il me dit qu’il prend Florence si elle veut bien faire la huitième. Je réponds : qui peut le plus peut le moins !
Florence arrive dans les huit jours. Nous sommes logés dans trois cellules destinées à des religieuses espagnoles qui avaient refusé de venir. Je prendrai mes repas avec Florence à la table des professeurs. Ceux-ci viennent du monde entier. Les Pères Blancs ne sont pas là par hasard, leur présence est appréciée depuis bien longtemps des nouveaux maîtres de l’Algérie.
Au bout de quelques jours, Florence a instruction du père Godard d’ajouter à la huitième l’enseignement de la chimie en quatrième, troisième, seconde et première au lycée technique de Constantine. Elle y sera conduite en voiture par des soldats de l’ALN. Une expédition : ils se retournent sans cesse dans la voiture, faisant craindre à leur passagère un accident sur le pont qui enjambe les gorges du Rhummel, pour lui dire avec force : « Des personnes comme vous, il faudrait les porter sur nos épaules ! » Le proviseur du lycée est un Algérien énergique. Florence s’étant plainte à lui un jour d’un manque de respect de la part d’un élève, il jette celui-ci dans l’escalier. Elle ne recommencera plus ! J’ajoute qu’elle n’a jamais été payée pour cette tâche !
Tout allait bien quand j’apprends que l’armée française doit quitter Constantine au cours des prochains mois. Que deviendrons-nous ? Le chef de Corps, le colonel de Vallée, polytechnicien, un grand monsieur, décide de m’y laisser seul quand le reste de l’armée sera partie pour Philippeville. J’aurai le titre de consul- adjoint du nouveau consul général Joseph Lambroschini, un baroudeur qui avait été consul à Saïgon puis à Oran, qui se révèle pour moi un excellent patron et que je reverrai de nombreuses années plus tard quand je serai préfet de police en Corse où il a pris sa retraite. Pour faire bonne mesure, j’assurerai des cours de droit à la faculté de droit de Constantine, récemment créée. Je quitte le camp militaire pour un ancien hôtel qui abrite le consulat général, avec un bureau muni d’une somptueuse salle de bains !
C’est ainsi que Florence et moi avons passé l’année scolaire 1962-63 en Algérie ; c’est là qu’a été conçue notre fille aînée. C’était une époque de luttes à l’intérieur du pouvoir algérien. Des hommes se battaient souvent autour du collège, il arrivait au père Godard de soigner les blessés. Nous étions à la merci d’une balle perdue, mais la chaleureuse ambiance qui régnait autour de lui nous faisait oublier le danger. L’Algérie reste un mauvais souvenir pour beaucoup d’appelés. Pour nous, c’est différent car nous avons la conviction de n’avoir pas été inutiles, et nous y avons beaucoup appris.

Un service militaire peu banal, mais un service militaire tout de même

Slimane Zeghidour : Sors, la route t’attend

Par Patrice Cahart

Ce livre d’un brillant journaliste et essayiste franco-algérien a pour sujet   la guerre d’Algérie vue par un enfant.

Le décor en est sa patrie, la Petite-Kabylie, conquise par les troupes de Napoléon III en 1853 seulement. À la suite de la révolte kabyle, en 1871, des terres y furent confisquées au profit de métropolitains ; économes et patients, les montagnards les rachetèrent peu à peu. On cessa donc de voir des Français de souche dans ce secteur, jusqu’à l’arrivée, vers 1945, de quelques ingénieurs chargés d’édifier le plus grand barrage d’Algérie.

Avant la guerre d’indépendance (1954), les monts des Babors, encore forestiers mais peuplés, n’avaient, nous explique l’auteur, ni routes, ni ponts, ni écoles (pas même coraniques), ni mairies, ni bureaux de poste, ni mosquées, ni postes de radio. Puis le conflit a éclaté, et en sept années, la France a dépensé plus d’argent pour cette région délaissée qu’elle ne l’avait fait au cours des cent trente ans précédents. On pourrait d’ailleurs en dire autant de tout l’intérieur de l’Algérie.

Les Petits-Kabyles se distinguaient néanmoins par leur culte des saints, particulièrement enraciné, par leur affection envers les animaux (dont certains chats et chiens, canonisés), et pour tout dire, par un vieux fond païen. Les premiers hommes que le jeune Slimane (Salomon) a vus faire des prières étaient des tirailleurs sénégalais au service de la France. Les femmes allaient et venaient sans voile. Les membres du clan Zeghidour étaient blonds ou roux, sauf trois (dont l’auteur), qu’on appelait affectueusement « les nègres ». La propriété collective régissait encore l’essentiel des terres.

Le déclenchement du conflit a eu pour conséquence une transplantation massive. Selon un expert français, la moitié des ruraux d’Algérie ont dû quitter leurs villages et se sont retrouvés dans des camps de regroupement. L’objectif était double. En premier lieu, soustraire ces villageois à l’emprise d’un FLN nocturne et omni-présent ; toutefois, la plupart des bourgades desservies par la route ont été exceptées de la mesure, car l’armée française pouvait s’y rendre rapidement et y montrer sa force. En second lieu, franciser ces gens, réaliser leur intégration à la France : une idée nouvelle promue notamment par Jacques Soustelle et ses conseillers, Germaine Tillion, Vincent Monteil.

Cette idée a culminé, au prix néanmoins d’une mutation, en 1958 : l’ensemble des Algériens sont devenus citoyens français à part entière, tout en  conservant à leur gré le « statut personnel » musulman. Lequel autorisait notamment la polygamie (peu pratiquée, à vrai dire).

Dire que les villageois regroupés étaient pro-français serait excessif. En réalité, ils étaient ballottés entre les deux camps, et soucieux surtout de survivre dans des conditions difficiles. Pourtant, ils aimaient bien les soldats du contingent, réservant leur méfiance aux pieds-noirs que d’ailleurs ils connaissaient peu. Slimane est resté reconnaissant aux instituteurs militaires (ainsi qu’à une institutrice) de lui avoir dispensé une instruction dont il n’aurait pu bénéficier autrement ; il sait gré aux médecins militaires de l’avoir sauvé successivement des vers ascaris et de la tuberculose.

Le père et l’oncle de Slimane tenaient un commerce au moyen d’une camionnette. Un jour, les hommes du FLN tendirent une embuscade, et commirent quelques dégâts. Le père et l’oncle les supplièrent d’épargner leur précieux véhicule. Réponse : si nous l’épargnons, vous deviendrez suspects aux yeux des Français. Et la camionnette fut détruite.

Après la guerre, dans toute l’Algérie intérieure, les villageois regroupés renoncèrent à revenir dans leurs villages éloignés des routes. La transplantation les avait trop marqués. Quand les camps avaient été bâtis en dur, ils y restèrent ; certains sont encore habités aujourd’hui. Quand les constructions étaient précaires, ils allèrent gagner leur vie dans les villes – Alger, pour le père de Slimane.

Trente ans plus tard éclata la seconde guerre d’Algérie, aussi dure que la première : la lutte du régime en place contre les extrémistes du Front Islamique du Salut (FIS). Là encore, les campagnes supportèrent l’essentiel du choc, et l’exode rural reprit de plus belle. Au sujet de ces fanatiques, l’auteur écrit : mieux vaut aimer sans croire, que croire sans aimer.

Le passage le plus émouvant de ce livre, qui en comporte bien d’autres, est celui du retour de Slimane Zeghidour, auteur connu, parisien, héritier du meilleur de deux cultures, voyageur qui a parcouru le monde, dans son village d’origine – celui d’avant le regroupement. L’approche du lieu est prohibée, pour cause de maquisards du FIS. Bravant l’interdiction, il s’y rend quand même. Le village est désert, en ruines. De crainte d’être la cible d’un commando djihadiste caché, il n’y reste qu’une demi-heure, et repart pour la France.

Voilà comment l’Algérie, pays essentiellement rural, est devenue, pour son malheur, essentiellement urbaine. D’où la perte des coutumes, du folklore, des langages particuliers. La Grande Kabylie fait exception. Mais cette région superbe, où les villages perchés se répondaient de piton en piton, est envahie par des constructions anarchiques.

L’intégration pouvait-elle réussir, et faire de l’Algérie un prolongement de la France ? C’est la question que le lecteur se pose en refermant l’ouvrage. Je pense que la démographie est la clef de toute cette histoire. En 1830, au début de la conquête, la France comptait trente millions d’habitants ; l’Algérie, environ trois millions. Par suite de mauvaises récoltes et d’épidémies, son effectif est resté stationnaire durant un demi-siècle. Peut-être l’intégration aurait-elle pu s’effectuer à cette époque. Elle n’a nullement été tentée. Puis la chute de la mortalité, due à la médecine française, et le maintien de la natalité ont causé l’explosion que l’on sait. Aujourd’hui, la France compte 67 millions d’habitants, dont quelque deux millions d’origine algérienne ; par rapport à 1830, l’effectif a un peu plus que doublé. L’Algérie, pour sa part, est peuplée de 42 millions de personnes : une multiplication par quatorze. Ainsi la France, qui en 1830 pesait dix fois l’Algérie, ne la pèse plus qu’une fois et demie.

Dès lors, un État unissant ces deux entités aurait-il été viable ? Implicitement, l’ouvrage de Zeghidour répond par la négative, avec, m’a-t-il semblé, un certain regret. Le mérite du général de Gaulle a été de comprendre cette impossibilité peu après son retour aux affaires. Il s’est ainsi attiré une haine compréhensible des pieds-noirs. Mais il n’a été que l’instrument d’une fatalité.

Une autre solution aurait consisté en la coexistence, ou plutôt en la symbiose, comme en Afrique du Sud, d’une minorité de souche européenne et d’une majorité autochtone. Cette république australe va cahin-caha. Mais sa majorité noire est, pour l’essentiel, chrétienne, contrairement aux Arabo-Berbères. En outre, une communauté métisse, du côté du Cap, et une communauté indienne, du côté de Durban, peuvent jouer un rôle de tampons ; l’Algérie n’en avait pas l’équivalent. Les accords d’Évian de mars 1962 ont néanmoins tenté d’organiser un État bi-culturel. Trois mois plus tard, l’exode causé tant par les exactions de l’OAS que par celles du FLN a mis fin à ce rêve.

Il demeure, commente notre auteur, que la France a fait l’Algérie, et en a même inventé le nom. Sans elle, la partie urbaine, étirée de long de la côte, avec d’importantes interruptions, n’aurait pu donner naissance à un État cohérent, ni à une nation. Le Maroc et la Tunisie, pays de vieille culture citadine, auraient fini par conquérir la mosaïque algérienne, chacun par un bout.

Le livre de Zeghidour devrait devenir un ouvrage de référence. L’auteur s’attelle maintenant à la suite de ses souvenirs : son adolescence à Alger, agrémentée de confidences qu’il a recueillies plus tard de dirigeants du FLN et de l’OAS. On attend cela avec impatience.

disponible aux Éditions des Arènes, 2017

Georges Poisson – La guerre des drapeaux d’Henri V (1871-1875)

Par Patrice Cahart

L’histoire est faite de grandes tendances, mais aussi de tournants imprévisibles.

L’un d’eux a eu pour acteur principal, bien malgré lui, le comte de Chambord. De cet Henri V manqué, petit-fils de Charles X, Georges Poisson nous trace un portrait effroyable : né sept mois après l’assassinat de son père le duc de Berry, élevé dans la bigoterie et les préjugés par sa tante la rescapée de la prison du Temple, pourvu de surcroît d’une épouse acariâtre, c’était le moins habile des hommes.

Et pourtant, ce prétendant n’a pas toujours été maladroit. En 1843, au cours d’un séjour à Londres, il invite le vieux Chateaubriand, devenu quasi-républicain par haine de Louis-Philippe ; il le flatte et le retourne ! Son erreur consiste ensuite à s’enfermer au château de Frohsdorf, à une cinquantaine de kilomètres de Vienne, où il vit coupé du monde. Bientôt, il devient obèse.

Après la chute de Napoléon III, il décide toutefois de tenter sa chance. Il s’installe à Bruges, puis vient à Paris, sans toutefois se montrer au peuple. Ces faits ruinent l’hypothèse suivant laquelle, au fond, il n’aurait jamais voulu régner. En une France qui vient de vivre l’épreuve de la Commune, il est un recours providentiel. La majorité des députés (les orléanistes aussi bien que les légitimistes) souhaite son avènement avec ardeur. Des ateliers privés frappent des pièces d’argent à son effigie.

Cette première tentative achoppe sur le drapeau blanc, dont le prétendant ne veut pas se séparer. Attitude étrange, car l’ancienne monarchie avait des étendards de trente-six couleurs, que n’enveloppait aucune mystique ; les débuts du culte du drapeau blanc ne remontent qu’à Louis XVIII. Mais en refusant la bannière tricolore, c’est tout l’héritage révolutionnaire qu’Henri entend rejeter. Il connaît mal la France, qu’il a dû quitter pour l’exil à l’âge de dix ans. Il ne mesure pas la profondeur des changements. Il repart pour son Frohsdorf.

L’histoire, dit-on, ne repasse pas les plats. Elle offre néanmoins au prétendant une deuxième chance : le duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe, est pressenti pour la présidence de la République, en remplacement de Thiers. Il aurait préparé tranquillement la restauration monarchique. Chambord refuse son accord, et le choix se porte sur Mac-Mahon, qui n’a pas les mêmes qualités.

Troisième chance perdue : le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe et chef de la maison d’Orléans, vient faire sa soumission à Frohsdorf. Chambord n’ayant pas d’enfant, il proclamera pour successeur ledit comte de Paris, et tout ira bien. Le député Chesnelong prend le relais du visiteur, et obtient un accord ambigu sur le drapeau. Peut-être les deux emblèmes vont-ils coexister ? Sitôt Chesnelong reparti, le prétendant remet cela en cause.

Quatrième chance, en 1873 : le prétendant accepte de revenir en France. Comme on ne peut, à cause de la querelle du drapeau, le couronner roi tout de suite, on va le nommer lieutenant général du royaume. Un uniforme est taillé par le meilleur faiseur. Des timbres à fond de fleurs de lys sont imprimés. Un carrosse neuf est tout prêt. Mais Mac-Mahon qui, bien que légitimiste affiché, a pris goût à ses fonctions présidentielles, refuse de recevoir l’impétrant. Les monarchistes, sottement, se résignent. Il n’y aura pas de cinquième chance.

Georges Poisson, c’est la vieille école, en ce qu’elle a de meilleur : élégance, clarté, sûreté des sources, humour.

Quelles auraient été, pour notre pays, les conséquences d’une attitude plus conciliante du comte de Chambord ? Il aurait été remplacé à sa mort, en 1883, par le comte de Paris (Philippe VII, aux yeux des fidèles) : un homme sérieux, studieux (combattant du côté nordiste durant la guerre de Sécession, il avait tiré de cette expérience une histoire en sept volumes), mais sans charisme. Le régime aurait donc évolué vers une monarchie à l’anglaise. Ainsi conçue, la présence royale aurait été un facteur d’unité pour la France, nation plus divisée que d’autres. Les monarchistes de l’époque étant, en matière de politique extérieure, plus prudents que les républicains, l’épreuve de 1914-18 aurait peut-être été évitée. Ainsi, par voie de conséquence, que celle de 1939-45. Les Orléans régneraient peut-être encore, à la manière des Windsor.

Ed. Michel de Maule 2018 – 17 euros

La partage du temps de travail, réalités et perspectives en France et dans le monde

Par Michel Cotten [1]

La France ne parvenant pas, à la différence d’autres pays, anglo-saxons notamment, à résoudre son problème de chômage, certains se sont avisés de partager le travail existant pour que tout le monde en ait au moins un peu.

On connaissait depuis Ricardo la division internationale du travail, et depuis Taylor la spécialisation du travail au sein de l’entreprise. Il y aurait désormais place pour une répartition volontaire du travail.

Les trois postulats qui sous-tendent cette formule apparaissent assez clairement :

  • le travail serait devenu une denrée rare et en tout cas peu extensible ;
  • le marché serait incapable d’effectuer une répartition optimum du travail ;
  • mieux vaut être au travail avec un salaire réduit qu’au chômage avec une indemnité décroissante et le RMI au bout de la route.

Ces conceptions ont abouti notamment à la loi Robien, qui connaît dans la pratique et malgré les positions d’états-majors un certain succès [2].

1 – L’idée de « partage du travail » trouve sa force et sa légitimité dans l’évolution historique longue

  1. a) L’augmentation de la productivité dans l’agriculture puis dans l’industrie a permis à la fois une diminution du temps de travail et une augmentation des salaires :
  • du XVIIIème siècle à aujourd’hui, la productivité agricole a été multipliée par 10 au moins ;
  • dans l’industrie, y compris dans l’électronique, les gains de productivité ont été rapides et se poursuivent ; la robotique a davantage révolutionné la production des voitures que ne l’avait fait l’organisation taylorienne.

A partir de ces secteurs-clefs, les avantages se sont diffusés – souvent sur fond de conflits sociaux – dans l’ensemble de l’économie.

  1. b) La demande de réduction du temps de travail croît avec le revenu et le niveau d’éducation.

Les demandes de la limitation de la journée de travail, de la semaine anglaise, des congés payés et de la retraite avant l’usure ont toujours trouvé un accueil favorable auprès du législateur français, bien que son intervention ait été parfois prématurée et souvent trop générale.

La loi Veil facilitant le travail à temps partiel des femmes s’inscrit dans cette évolution.

  1. c) L’intérêt d’un nombre croissant de personnes pour des activités non rémunérées (sportives, culturelles, associatives voire politiques) joue dans le sens d’une auto-limitation du travail, à partir d’un certain niveau de revenu mais au-dessous d’un certain niveau de responsabilité. La plupart des cadres restent, il est vrai, des « workalcoholics », et un grand nombre de salariés mal payés n’ont pas le choix de ne pas faire d’heures supplémentaires.

2 – Pour réussir, le « partage du travail » doit respecter certaines conditions difficiles à réunir…

  1. a) Les salariés en poste s’opposent à la baisse de leurs rémunérations en contrepartie de la réduction du temps de travail ; le travail à temps partiel conserve en effet une connotation féminine.
  • l’inertie des trains de vie à la baisse est très grande et le travail à plein temps conserve un statut social privilégié : la préférence des gens va plutôt à l’abaissement de l’âge de la
  • retraite [3]  qu’au temps partiel,
  • il’opposition à la réduction des heures supplémentaires reste également très vive ; Il est paradoxal que ces heures soient payées plus cher alors que la productivité des travailleurs est souvent moindre au-delà de 8 heures par jour ou 40 heures par semaine, et que le supplément de travail souhaité peut être obtenu, à un moindre coût, par des embauches.

La réduction de la survalorisation des heures supplémentaires jouerait dans le sens de l’accroissement du nombre d’emplois.

Malgré l’importance du chômage, la plupart des fonctionnaires ont la possibilité de faire du travail (rémunéré) en plus : instituteurs secrétaires de mairie ; honoraires des DDE ; conseil budgétaire des comptables ; emploi cumulable avec la retraite pour certaines femmes et pour  les militaires ayant fait 15 ans de carrière. Pas de remise en cause.

Dans un régime démocratique, les minorités organisées sont à peu près sûres d’obtenir satisfaction.

  1. b) Le « partage du travail » n’atteint durablement son objectif, à savoir l’augmentation de l’emploi global, qu’à trois conditions :
  • que la réduction du temps de travail soit au moins compensée par des embauches (jeunes, chômeurs de longue durée ou chômeurs ordinaires) ; c’est la version « offensive » de la loi Robien ;
  • qu’en cas de réduction limitée des salaires des personnes à temps réduit, un surcroît de productivité compense le surcoût : ce n’est pas toujours possible dans une entreprise déclinante ;
  • que le bilan net (exonération des charges sociales  moins diminution des allocations de chômage et autres revenus de transfert) soit positif ; faute de quoi c’est la compétitivité des entreprises qui serait mise en cause, ce qui se retournerait contre l’objectif affiché : donner du travail au plus grand nombre.

Le débat reste ouvert sur les deux derniers points.

De façon générale, les mécanismes de tiers payant (réductions de charges compensées par l’Etat, préretraites) produisent sur le terrain des consensus mous du fait de l’incertitude sur la répartition finale de la facture. Cas par cas, le patronat et les syndicats trouvent facilement un terrain d’entente puisque c’est l’État qui paye.

  1. c) En définitive, ces systèmes restrictifs assortis de compensations publiques ne traduisent-ils pas une vision malthusienne et mécaniste du monde du travail ?

Le travailleur est rarement isolé et donc totalement substituable ; il appartient à une équipe (jobs cluster). Une heure de moins par semaine de travail d’un maître-ouvrier peut être dramatique pour l’emploi de l’ensemble de l’équipe et pour la formation des apprentis.

D’un autre côté, la réduction du temps de travail des salariés facilement substituables peut être bénéfique pour les intéressés et l’entreprise, si l’on est dans la zone des rendements décroissants : mais ce type de salariés – l’ouvrier à la chaîne dans une usine d’autos – ne constitue pas un modèle d’avenir.

3 – Il n’y a pas de substitut à l’aménagement progressif du temps de travail, dans le cadre de l’entreprise, à l’initiative des intéressés sans intervention directe de l’Etat

  1. a) Les seuls pays occidentaux qui réduisent le taux de chômage sont ceux où les formalités d’accès et de départ du travail sont peu contraignantes : États-Unis, Grande-Bretagne, Irlande, Australie, Canada) et où les incitations du travail sont fortes (Pays-Bas, Japon…)
  • 10 millions d’emplois ont été créés pendant la première présidence Clinton. Contrairement à un mythe, 80 % des emplois ainsi créés l’ont été à un niveau de salaire supérieur au salaire moyen ; les « petits boulots » sont loin d’être majoritaires aux États-Unis.
  • Si on perd un emploi beaucoup plus souvent qu’en Europe continentale, on en retrouve un dix fois plus vite,
  • Cela étant, il existe un « minimum wage » aux USA ($US 4.25 l’heure) et il faut avoir en tête que le seuil de pauvreté est de $ US 18.9 l’heure pour une famille de 4 personnes.
  • La contrepartie de ce « plein emploi » américain a été la baisse générale et continue des bas salaires, l’élargissement des inégalités et une grande instabilité de la vie professionnelle (métier et implantation géographique).
  1. b) Des solutions où tout le monde est gagnant (salariés en poste, candidats à l’emploi et entreprises) sont concevables dans les sociétés post-tayloriennes :
  • la loi des rendements décroissants pousse à la limitation du temps de travail quotidien, hebdomadaire, annuel et de carrière,
  • le souci de maintenir le potentiel humain au plus haut niveau – c’est le seul capital des sociétés de services au sein desquelles nous vivons  – incite à l’alternance recherche (ou formation) /travail productif, et à l’octroi d’avantages aux plus performants (l’avantage le plus apprécié étant, au-dessus d’un certain niveau de revenu, le temps libre) ;
  • tout cela ne peut résulter que d’études, de négociations et d’expériences d’entreprises, dont les résultats doivent être largement diffusés.

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En conclusion, l’observation montre que le marché résout mieux que tout autre système la question du chômage, au prix, il est vrai, du maintien d’un pourcentage important de bas salaires et d’une pression psychologique permanente.

Le travail n’est pas une quantité finie dans une société donnée.

Pourquoi continuer d’envisager le « partage du travail » sur le modèle de l’héritage dans une famille nombreuse rurale avant le XIXème  siècle ? Il est possible de créer soi-même son travail, en mettant sur le marché des objets ou services nouveaux dont les consommateurs ont envie (exemples de Martine, Guy et Christian Cotten).

Il est amusant de voir que les chantres les plus noirs de la fin du travail (Viviane Forrester et Jérémy Rifkin) ont chacun créé au moins un emploi (le leur), en vaticinant sur l’avenir des sociétés industrielles.

Le travail est une chose trop sérieuse pour s’en remettre aux autres ; au pied du mur, il faut s’en occuper soi-même et entreprendre.

[1] Ce texte, remontant à une quinzaine d’années, nous paraît avoir conservé un pouvoir stimulant, même si on n’est pas d’accord (NDLR 2018).
[2] La loi Robien de 1996, antérieure au passage aux trente-cinq heures, permettait aux entreprises de réduire leur temps de travail tout en embauchant. Elles y étaient incitées par des réductions de charges sociales. (NDLR)
[3] Cette revendication a évidemment disparu. Mais les résistances au relèvement de l’âge de la retraite demeurent vives, et le candidat Emmanuel Macron a préféré ne pas dire un mot de cette mesure pourtant inévitable (NDLR).

Le stockage de l’électricité : un rêve lointain

Par Pierre Audigier, ingénieur gl des Mines (h)
Patrice Cahart, inspecteur gl des Finances (h)
Jean-Pierre Le Gorgeu, géophysicien
Georges Sapy, ingénieur Supélec, ancien cadre supérieur d’EDF

Éolien et solaire sont, comme on le sait, des sources intermittentes d’électricité. Non seulement elles fluctuent au gré des vents et de la luminosité, mais elles ne fonctionnent que pour une partie de leur capacité : 23 % et 12 %, respectivement, en moyenne annuelle, et en France métropolitaine. Cette insuffisance a de graves conséquences sur l’équilibre et la gestion du réseau électrique.

C’est en vain qu’on invoque la compensation entre régions : chaque année, il y a des jours de grand froid sans vent où la production éolienne de l’ensemble de la France tangente le zéro, alors que la consommation atteint son maximum. De même pour la compensation entre pays voisins : quand un grand froid sans vent s’installe en France, le reste de l’Europe occidentale est généralement affecté lui aussi. Les statistiques allemandes récentes font apparaître des périodes peu ventées – jusqu’à dix jours d’affilée – durant lesquelles la production éolienne tombe, malgré l’importance du parc installé outre-Rhin, à moins de 1 % de la production totale du pays.

Actuellement, l’éolien et le photovoltaïque ne fournissent que 5 % de la production électrique française. Faut-il vraiment s’orienter vers une contribution de l’ordre de 30 % ? Cet objectif suppose, de manière impérative, qu’une solution soit trouvée au problème de l’intermittence. Or il n’en existe que trois, et aucune n’est tant soit peu satisfaisante, à court ou moyen terme.

1/ Combler les manques éoliens en recourant au gaz, voire au charbon.
C’est ce que font les Allemands (augmentation de la production de lignite, particulièrement polluant), et qu’on devra faire en France, si les implantations éoliennes se poursuivent. Présenté comme utile au climat, l’éolien devient alors son ennemi. Cette solution doit être résolument écartée.

2/ Convertir une partie du potentiel nucléaire actuellement en service en un complément de l’éolien (et accessoirement du photovoltaïque).
Cela reviendrait à imposer des arrêts fréquents ou des mises en veilleuse aux centrales nucléaires existantes, dont pourtant le fonctionnement, une fois les travaux de sécurité réalisés, ne coûte presque rien, pour faire place à des éoliennes qui sont à créer de toutes pièces, et devraient être desservies, dans toute la France, par de nombreuses extensions du réseau existant. Cette solution, irrationnelle et coûteuse, multiplierait en outre les affrontements avec les populations rurales, dont nous vivons déjà de nombreux épisodes (entre autres, Bouriège dans l’Aude et St Victor-et-Melvieu dans l’Aveyron).

2/ Stocker les pointes de production éolienne et photovoltaïque, afin de les restituer durant les pointes de consommation.
Cette note montre les limites d’une telle approche.

a/ Le meilleur moyen de stockage consiste en Stations de Transfert d’Energie par Pompage (STEP). L’électricité excédentaire de certaines périodes est utilisée à pomper d’un plan d’eau inférieur vers un plan d’eau supérieur ; lors des pointes de consommation, l’eau redescend par des turbines pour produire de l’électricité. La France métropolitaine compte six STEP de grande capacité, avec des dénivelées pouvant atteindre neuf cents mètres. Mais les sites montagnards sont à peu près tous équipés. Si l’on voulait installer des STEP sur nos côtes, il faudrait, en contrepartie de la faiblesse des dénivelées (une centaine de mètres, dans les meilleurs cas), disposer de volumes d’eau considérables, et donc noyer des zones étendues, y compris sans doute des hameaux et des villages. On se heurterait en outre aux règles de protection des sites pittoresques ou touristiques.

À l’heure actuelle, les STEP constituent 3,2% de notre potentiel électrique et fournissent moins de 1% de l’électricité produite. Un seul des cinq scénarios présentés par RTE dans son Bilan prévisionnel de 2017 prévoit un recours accru à cette formule – sans dire où. Le supplément de courant espéré n’atteindrait que 0,5 % de la production française.

b/ Les batteries ont fait de gros progrès et leurs coûts sont à la baisse. Mais elles ne sont adaptées qu’au stockage à petite ou moyenne échelle,  de l’ordre de la journée. Leur usage pour stocker l’électricité à grande échelle ou sur une longue durée serait hors de prix et le restera selon les projections actuelles.

Seules des applications domestiques ou tertiaires utilisant des batteries sont économiquement accessibles. Mais le chargement s’effectue le plus souvent de nuit ; il ne corrige donc pas les pointes photovoltaïques, ni les pointes diurnes de l’éolien.

c/ Les excédents éoliens (et accessoirement photovoltaïques) pourraient être utilisés à l’électrolyse de l’eau. L’oxygène produit serait dirigé vers l’industrie ; l’hydrogène serait consommé par des véhicules (ce qui supposerait la mise en place d’un réseau de distribution) ou injecté dans le gaz naturel distribué aux usagers (ce qui n’est possible que dans des proportions très limitées).

Dans son document déjà cité, RTE observe que l’électrolyse est coûteuse en capital, et que, pour amortir l’équipement, il faudrait le faire fonctionner au moins la moitié du temps : ce que les excédents en cause ne permettraient pas, loin de là. De toute façon, cette solution, sans effet pour les consommateurs d’électricité, ne résout pas le problème de la l’alimentation des consommateurs d’électricité par temps couvert et sans vent.

Une variante consisterait à brûler l’hydrogène pour produire à nouveau de l’électricité quand on en a besoin. Elle est techniquement réalisable, mais présente l’inconvénient majeur d’un coût très élevé.

Il n’existe actuellement dans le monde, hormis de petites installations expérimentales, aucune usine d’électrolyse de taille industrielle. Aucune n’est annoncée, car le coût de l’électricité produite la rendrait invendable.

d/ La filière consistant à synthétiser du méthane à partir des   surplus éoliens ou photovoltaïques, et à injecter ce méthane dans le gaz naturel distribué aux usagers, peut également fonctionner, mais serait encore plus coûteuse que la filière hydrogène.

Fait notable, aucun des cinq scénarios de RTE, à horizon 2035, ne recourt de façon significative aux batteries, à l’hydrogène ou au méthane.

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À ces remarques, on objectera peut-être le progrès technique, qui peut rendre possible demain ou après-demain ce qui est impossible aujourd’hui.

Mais le progrès technique ne se décrète pas, et ne peut être prévu de manière précise. Dans le meilleur des cas, il faudra plus de vingt ans pour rendre rentable l’une des filières qui viennent d’être présentées. Or, la durée de vie d’une grande éolienne est de l’ordre de vingt ans.

Il serait absurde de continuer à lancer des projets de grandes éoliennes, en comptant sur le progrès des moyens de stockage pour permettre leur insertion rationnelle dans le système de production. Le temps que ce progrès espéré se concrétise, les éoliennes se trouveraient hors d’usage.

Le problème de l’intermittence demeure donc, aussi loin qu’on puisse prévoir, sans solution acceptable à l’échelle du pays.  Ce constat doit conduire à une remise en cause de l’expansion éolienne.

Étienne Clémentel (1864-1936) : un précurseur

Par Patrice Cahart

 

        Clémentel a été oublié. Quel personnage, pourtant ! À première vue, sa formation de notaire, son appartenance à la mouvance radicale le vouaient à un certain conformisme. Or il a été, sans éclats de voix, l’une des figures les plus intéressantes et les plus originales de la IIIème République. Et de plus, c’était un artiste !

          Un ouvrage présentant les différentes facettes de son talent vient de paraître chez l’éditeur bruxellois Peter Lang, dans la collection France contemporaine qui traite de l’histoire de notre pays aux XIXème et XXème siècles. La direction de ce livre a été assurée par Marie-Christine Kessler, petite-fille de l’homme politique, et par le professeur Guy Rousseau.

          Étienne Clémentel est un produit de la méritocratie républicaine. Ses deux grands-pères ne savent pas écrire. Son père, artisan semoulier, fait faillite. Heureusement pour lui, les frères maristes de Riom (Puy-de-Dôme) accueillent dans leurs collèges des jeunes gens issus du peuple. Ayant mis leur enseignement à profit, notre homme devient notaire dans la même ville pour onze années, avec succès. Un premier signe d’originalité toutefois : il épouse une eurasienne, fille naturelle d’un jardinier auvergnat parti en Indochine, et adoptée par un peintre français. Après sa mort prématurée viendront deux autres femmes.

          1900 est l’année du tournant. Élu député du Puy-de-Dôme, Clémentel vend son étude et s’inscrit, non au parti radical-socialiste, mais au groupe de la Gauche radicale – une entité beaucoup plus souple. On peut donc le qualifier de radical indépendant. Il restera parlementaire trente-cinq ans.

         Contrairement à tant d’autres, ce n’est pas un franc-maçon. Après la disparition de sa première femme, il s’affilie à la Rose-Croix – le mouvement ésotérique de Joséphin Péladan et du compositeur Érik Satie. Ses aspirations mystiques, qui l’animeront tout le reste de sa vie, ne l’empêchent pas de voter, comme les autres radicaux, la séparation des Églises et de l’État, mais le Christ et la Vierge Marie conservent une place de choix dans la chapelle rosicrucienne, qui est syncrétique.

          Clémentel acquiert bientôt une spécialité financière, il devient le rapporteur général du Budget. La guerre mondiale lui apporte la consécration : de 1915 à 1919, le voilà sans interruption ministre de l’Industrie, du Commerce et des Postes, alors que ses collègues valsent.  L’Agriculture vient s’ajouter à ce portefeuille. Avec vingt ans d’avance sur le Front populaire, cet ensemble reçoit le nom de ministère de l’Économie nationale. Pui on offre à Clémentel les finances, qui se trouvent dans la logique de son parcours. Il refuse, malgré le prestige du poste, car il se sent plus utile là où il est. On a coutume d’attribuer l’amère victoire de 1918, du côté des civils, au seul Clemenceau. Une part en revient néanmoins à Clémentel, son presque homonyme, et au ministre de l’Armement Albert Thomas.

         En 1919, notre homme est néanmoins mis sur la touche, car il n’a pas la couleur « bleu horizon ». Il passe au Sénat. La victoire du cartel des gauches, en juin 1924, lui permet de revenir au pouvoir, cette fois aux Finances, par un retour à la logique de son parcours. Hélas, les circonstances sont difficiles. Il serait puéril d’imputer l’échec financier du cartel à Clémentel, plutôt qu’à d’autres. La vérité est que la France n’a pas vraiment tiré les conséquences financières de la guerre. Le franc est dévalué en fait, mais pas en droit. Le pays est écrasé par sa dette flottante. L’État vit des avances de la Banque de France – la fameuse planche à billets. Fin mars 1925, on découvre que le plafond de ces avances a été crevé. Scandale ! Le président du conseil, Herriot, désavoue son ministre – qui se démet – et propose un emprunt forcé. Quelques jours plus tard, le gouvernement est renversé.

         À vrai dire, ni Clémentel, ni Herriot, ni son successeur Painlevé n’ont une autorité morale suffisante pour faire face à la crise. Seul Poincaré pourra limiter la casse et consolider la dette.

         Clémentel est victime d’un accident cérébral en 1930 et ne s’en remet pas vraiment. S’y ajoutent les effets retardés de la crise économique : cet homme souvent dépeint comme riche par ses adversaires connaît des difficultés. Il reste néanmoins président du conseil général du Puy-de-Dôme. Ayant commis l’imprudence de se représenter aux sénatoriales en 1935, il est battu par Pierre Laval, ancien socialiste fort de diverses alliances. Il meurt l’année suivante.

        Les initiatives par lesquelles Clémentel s’est distingué relèvent de l’économie dirigée – une nouveauté en 1914 – ou au moins de l’économie concertée, celle que l’on enseignait encore en 1965 aux élèves de la promotion Montesquieu. Nées de la guerre, ces idées passent de mode au retour de la paix, mais on va les retrouver à la faveur du prochain conflit. Cela dit, Clémentel n’est en aucune manière un adversaire de l’entreprise privée. Il a noué une solide amitié avec Bergougnan, l’industriel du pneu de Clermont-Ferrand, rival de Michelin, et avec Dufayel, propriétaire de grands magasins, qui lui lègue un paquet d’actions. Sa philosophie : les entreprises et l’État doivent marcher ensemble. En conséquence, il joue un rôle de pionnier dans huit domaines.

         1/ Durant la guerre, Clémentel inspire des productions en grande série que les entreprises privées réalisent. La plus connue est la clémentelle, chaussure à bon marché, souvent raillée, fabriquée à des millions d’exemplaires. L’armistice met un terme à sa carrière.

        2/ En 1916, le ministre met en place une ébauche de commissariat du Plan, composée à titre principal de seize membres. Cette instance émet diverses recommandations et accouche, en 1919, d’un rapport d’ensemble, le plan Clémentel. Il arrive trop tard pour produire des effets concrets, mais l’exemple demeure dans les esprits.

         3/Dans le même esprit, une circulaire d’août 1917 crée dix-sept « régions économiques » – des unions de chambres de commerce. Bien que leur activité soit modeste, ce sont les ancêtres des régions de programme, et donc des régions actuelles.

         4/ Pour faciliter le financement des petites entreprises, une loi du 13 mars 1917, votée à l’initiative de Clémentel, crée les banques populaires.

          5/ Profitant du fait que les Postes dépendent de lui, le ministre crée les centres de chèques postaux en 1918. Cette fois, les bénéficiaires sont l’État et les organismes qui dépendent de lui. Les banques, toutes privées à l’époque, doivent se résigner à cette concurrence.

         6/ Plus tardive est la création de la Caisse Nationale de Crédit Agricole, afin de regrouper et de discipliner des caisses dispersées. Clémentel préside cette CNCA de 1926 à 1935.

        7/ La Chambre de Commerce Internationale, créée au lendemain de l’armistice, a deux objets : agir auprès des États, et surtout de la Société des Nations, afin d’essayer de réorganiser les relations économiques de la planète ; faire insérer des clauses d’arbitrages dans les traités économiques, afin de garantir les entreprises étrangères contre les errements gouvernementaux. À l’origine, la CCI groupe des Français, des Américains, des Britanniques, des Belges, des Italiens. Clémentel est élu président à l’unanimité en 1920, alors qu’il a cessé d’être ministre. L’objectif général est évidemment hors d’atteinte, mais sous l’impulsion de la CCI, les clauses d’arbitrage se multiplient jusqu’à nos jours. C’est seulement lors des négociations toutes récentes de l’Union européenne avec les États-Unis et le Canada qu’une réaction s’est produite, le recours aux arbitres étant considéré par certains comme attentatoire aux droits des États.

          8/ Mieux encore : lassé d’avoir affaire à des représentants patronaux éparpillés, Clémentel suscite à compter de 1916 des fédérations de branche que va coiffer un organisme central. Ses efforts aboutissent en juillet 1919 à la création de la Confédération Générale de la Production, mère du CNPF et grand-mère du MEDEF.

         On aurait une idée incomplète de la personnalité de Clémentel si on négligeait son activité d’artiste. Il a été l’ami de Rodin – qui a sculpté son buste – puis son exécuteur testamentaire. Il a surtout été un honorable peintre impressionniste, dont la célèbre galerie Bernheim Jeune a placé les œuvres dans le public. Aucun autre homme politique, jusqu’au Churchill d’après 1945, ne peut en dire autant.

         Selon Wikipédia, Clémentel était l’un des pères de la technocratie. Jugement fondé mais paradoxal, car l’homme ne sortait ni de Sciences Po ni d’une grande école d’ingénieurs, et tirait sa légitimité de son élection, non de son savoir.

Le livre : Étienne Clémentel -Politique et action publique sous la Troisième République. Ed. Peter Lang, Bruxelles. Collection « France contemporaine ». 468 pages.

Nous les dieux, de Nicolas Saudray

Par Philippe Agid

Nicolas Saudray -Patrice Cahart- pour ses amis de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’ Ecole nationale d’administration- m’a confié avoir eu l’idée de ce livre à l’âge de seize ans après avoir lu Le destin de l’Occident d’Oswald Spengler. Cet essai l’avait passionné sans le convaincre complètement.  Parallèlement à une carrière administrative qui l’a conduit, entre autres, de la direction du service de législation fiscale à la direction des Monnaies et médailles, à la responsabilité de médiateur du livre au ministère de la Communication et de la Culture puis à la présidence de la Bibliothèque nationale, Nicolas Saudray a publié entre 1978 et 2014, dix romans, trois pièces de théâtre et un essai  « 1870, 1914, 1939, Ces guerres qui ne devaient pas éclater » qui préfigure une approche méthodologique à laquelle tient l’auteur : le rôle des individus et du hasard.  Plusieurs de ses romans font une large place à l’histoire. Deux d’entre eux évoquent celle de l’Ordre de Malte (Dieu est-il gentilhomme ?, Les sept complots de Malte). La maison des fontaines évoque la découverte d’un évangile oublié. Les pièces de théâtre qui complètent sa bibliographie: Intelligence avec l’ennemi, 2014, une rencontre insolite de Hitler et de Staline, Votez Satan dimanche prochain, 2015 (Satan candidat à l’élection présidentielle française, Vivent les Vandales! 2016, (saint Augustin face au roi des Vandales).  L’histoire est bien souvent présente dans les œuvres littéraires de Nicolas Saudray.

Nous les dieux  est le fruit de vingt et une années de recherches. L’auteur indique dans sa préface avoir lu ou consulté quelque trois mille ouvrages. Il s’agit, on le devine, d’une somme incroyablement variée d’informations – relevant de l’histoire sous tous ses aspects- politiques, économiques, sociétaux, philosophiques, religieuses, scientifiques, et d’autres- mais aussi d’une série de fils directeurs assortis de prises de position clairement étayées. Nicolas Saudray revendique les choix auxquels il procède: « Creuser tous les sujets, c’était impossible. Les survoler tous aurait été frustrant. Usant d’un privilège d’auteur, j’ai choisi d’en détailler certains: (…) Et quand je n’avais rien de nouveau à dire, je me suis tu. » L’auteur demande en revanche qu’on permette le cas échéant au non-spécialiste qu’il est d’exprimer un avis personnel.

Page 15,16 et 17 de son livre, Nicolas Saudray met avant les quatre principes qui, selon lui, «ont accompagné l’humanité dans ses parcours»: une expansion continue assortie de diversité; une complexité croissante et aveugle souvent porteuse de complications; un empilement lui aussi continu des strates; l’existence de voies d’évolutions et de découvertes parallèles.

Nous les dieux se compose de cinq parties:

  • L’homme avant l’histoire ;
  • L’espace, le temps, la vie, la mort ;
  • Les lois de l’histoire ;
  • La part de liberté ;
  • Le monde sans cohérence.

« Mon livre commence avant les singes et s’achève après les hommes »,  écrit l’auteur, elliptique, et non sans humour.

Avant l’histoire, première partie de l’ouvrage, estime l’auteur dans un commentaire extérieur au livre, « la sélection darwinienne n’a joué qu’un rôle secondaire dans notre ascension. En effet, le milieu a beaucoup fluctué (glaciations successives séparées par des redoux) ; et pourtant, nous avons toujours progressé vers l’intelligence. Ce n’était pas notre intérêt immédiat, car, ce faisant, nous avons échangé une grande partie de notre force musculaire, de notre ouïe, de notre odorat, contre une faculté d’invention dont les fruits ont mis beaucoup de temps à apparaître.

          Il faut donc admettre que notre trajectoire, comme d’ailleurs celle des autres vivants, résulte d’une impulsion aveugle, d’une volonté d’aller de l’avant, qui nous vient de l’univers. »

Décisif apparaît le concept ou la notion, comme on voudra, de civilisation, objet du chapitre 6 de la seconde partie, Le monde se fragmente. Nicolas Saudray passe  en revue les travaux variés de ceux qui, d’Hérodote à Joachim de Flore, de Hegel à Marx,  de Spengler à Toynbee se sont penchés sur la définition et le sens des civilisations avant d’avancer sa vision personnelle des concepts de  civilisation et de culture. Il en propose une synthèse à la fois savante– lorsqu’il décline  l’extrême  diversité des réalités historiques et géographiques rassemblées derrière  les termes villes, écriture, langue, religions, mentalités et réalisations collectives – et modeste lorsqu’il insiste sur les particularités et la relativité de chacun d’entre eux. (Pages 113 à 137)

Une thèse centrale de l’ouvrage tient pour l’auteur aux différences  qu’il identifie entre d’une part les  dix civilisations les plus anciennes – chacune ayant sa personnalité propre-, d’autre part la onzième , la nôtre. dont il détaille ensuite  plusieurs des traits caractéristiques qu’il oppose à celle de l’Occident qu’il qualifie de  faustienne «pour bien la distinguer de la civilisation gréco-romaine. » Les dix premières   se sont à un moment ou à un autre transformées en empires qui ont disparu ou rebondi.  Mais tel n’est pas le cas de la notre. L’auteur note qu’à ce jour tout  semble s’être passé comme si notre civilisation occidentale avait échoué ou renoncé à s’ériger en empire régional ou mondial: (échecs du Saint Empire romain germanique, de Charles Quint, de Louis XIV, de Napoléon, de Guillaume II, d’Hitler). En raison sans doute du goût de la liberté qui nous caractérise, estime Nicolas Saudray. En Occident, les hommes se sont de facto érigés en dieux. D’où le titre de l’ouvrage.

Lois de l’histoire, mais part aussi de la liberté, du rôle des hommes, du hasard. La quatrième partie complète la troisième avec laquelle elle contraste. Nous sommes loin de descriptions simplement bien structurées dont nous connaissons les déroulements et les issues. Nicolas Saudray évoque ici les mythes, épopées littéraires ou historiques qu’il a choisis de présenter, allant entre autres de ceux de Moïse, de  la guerre de Troie, aux batailles de Marathon et de  Salamine  aux guerres puniques, des apports de Bouddha à ceux de Jésus,  des épisodes sur plusieurs siècles de l’union manquée entre la France et l’Angleterre, du miracle de la maison de Brandebourg aux Carrefours chinois, en passant par un développement de trente deux pages intitulé: Ni Révolution, ni Napoléon pour moi l’un des sommets du livre.

Pour rendre concrète la démarche qu’adopte ici Nicolas Saudray, j’emprunterai à l’écriture cinématographique. Nous avons moins affaire à un ou à des films parfaitement montés qu’à des reportages filmés sur le vif. Les arrêts sur image abondent. L’historien se transforme aussi en commentateur qui vit avec ses personnages. Il évoque, pas à pas, leurs choix et décisions possibles. L’histoire se déroule en direct.  Démarche qui revisite au présent les mythes et épisodes choisis. Tout à la fois historien, commentateur politique et économique, souvent irrespectueux, philosophe sans à priori visible, il nous fait redécouvrir et réfléchir, nous interpelle, en nous installant dans le rôle de témoins actifs.  Libre à chacun de contester ses points de vues et ses jugements. Argumentés, faisant évidemment sa place au hasard, ils forment un corpus passionnant par le rassemblement des connaissances réunies, le recul qui préside à leur analyse, et bien sûr ses jugements personnels. Là se situe l’une des originalités et des forces de ce livre.

Une cinquième partieUn monde sans cohérence– termine l’ouvrage et se décompose en quatre chapitres.

La constellation nouvelle (du partage des pouvoirs nationaux ou régionaux sur la planète);

La perte de la cohérence (qui pose les questions de l’avenir  de l’homme, de ses croyances, de ses activités)

L’impossible croissance, (à quoi beaucoup pensent que nous sommes confrontés)

Encore soixante mille ans, monsieur le bourreau, (que sollicite in fine l’auteur dans un chapitre qui ne clôt évidemment pas le panorama de récits et de réflexions répartis dans les quatre premières parties.)

« Dans un milliard d’années environ, les océans seront secs. La terre n’aura plus ni eau ni vapeur d’eau. Elle n’abritera plus aucune vie.  Dés lors, peu nous importe le dernier acte de la pièce.Ce gredin de soleil, aujourd’hui a accompli la moitié de son existence. Il lui reste une espérance de cinq milliards d’années en tant qu’étoile active. Mais bien avant l’échéance, il se dilatera pour devenir une géante rouge, et grillera les planètes trop proches de lui. »

J’écris ces lignes le 6 mai 2017, à la veille des résultats de l’élection présidentielle française. Au cours des jours qui ont précédé, j’ai passé beaucoup de temps avec le livre de Nicolas Saudray. Ce 6 mai 2017, comment ne pas aller des enjeux sociétaux, économiques et sociaux soulevés par l’auteur dans la conclusion de son livre dont voici la liste :

L’inéluctable régression de l’industrie,
Le décevant tertiaire,
Une crise qui échappe à Keynes,
Un capitalisme, faux mourant,

Que faire demanderait Lénine, mais aussi les risques d’apocalypse nucléaire et météorique, les défis de l’urbanisation, de la faim, énergétique, le réchauffement planétaire et pour de plus lointaines  générations futures, son refroidissement?    

…aux défis de tous ordres auxquels  notre pays est confronté?

Nous les dieux est aussi un ouvrage d’actualité. Il invite à la réflexion, décrit,  fort de conclusions qui ménagent le pour et le contre, provoquent souvent,  peuvent choquer, stimulent toujours.  Je ne cache pas mon admiration pour une démarche qui comporte un investissement considérable dans la connaissance et la compréhension des œuvres et de la pensée  des autres, une réflexion et un jugement explicités sur  leur contenu,  des prises de position personnelles toujours motivées. Admiration qui n’est pas gênée, ici ou là, par mes propres jugements –ou intuitions- éventuellement différents de ceux de l’auteur.

Une fin de stage formatrice : les harkis de Castellane

Par Michel Cotten

Pas de stage ENA sans passage en préfecture.  Après quelques mois à l’Ambassade de France à Alger en compagnie de Patrice Cahart et de Jacqueline Miller, un an après J-P. Chevènement, me voici donc à Digne,  Basses-Alpes et plus précisément  à Castellane, la plus petite sous-préfecture de France, à faire l’intérim du sous préfet Alain Jézéquel parti en Bretagne réparer les dégâts de la tempête dans sa propriété de Lézardrieux.

Vers six heures du matin je suis réveillé par un coup de fil anonyme: « plus de 150 harkis avec femmes et enfants convergent de leurs chantiers de forestage vers la sous-préfecture »…

Le gradé de la gendarmerie aussitôt appelé ne voit pas en quoi ça le concerne… Avec Mme Jézéquel mère nous allons faire face seuls à la situation. Epouse et mère de résistants déportés, cette forte femme ne s’émeut pas; elle en a vu d’autres.

Le petit déjeuner avec tartines au beurre salé breton est à peine terminé que les premiers harkis et leurs familles déboulent.

Je descends ouvrir la grille du parc en grand, car il est inutile qu’elle soit forcée. J’adopterai la même attitude vingt  ans plus tard  dans l’affaire Greenpeace, vis à vis de la presse

Une marée humaine envahit le parc de la petite sous préfecture.

Mme Jézéquel a l’idée géniale de distribuer du lait aux femmes couvertes d’enfants qui s’installent sur  l’herbe; de mon côté je repère les leaders et je propose à six d’entre eux de venir discuter à l’intérieur du bâtiment.

Pendant plusieurs heures je vais les écouter sans comprendre grand chose, et répéter: « que puis-je faire pour vous, plus précisément ? » sans obtenir de réponse claire.

Dehors le calme règne; les femmes ont apprécié le geste de Mme Jézéquel; après le lait pour les enfants ce fut  des tartines pour les mères.

Les propos des leaders sont de moins et moins violents mais toujours aussi obscurs.

L’officier SAS qui les a sauvés d’une mort certaine en Algérie en les rapatriant en métropole est au centre de leurs propos. Mais il n’est pas venu avec eux et eux ne souhaitent pas en parler davantage.

Vers midi, je leur indique que je vais rendre compte par écrit de la situation et de leurs demandes au préfet des Basses-Alpes, en insistant sur la nécessité d’améliorer rapidement leurs conditions de vie dans les chantiers de forestage. Je répète plusieurs fois calmement  ces conclusions.

Mes visiteurs  échangent quelques mots en arabe, se lèvent doucement , viennent me serrer la main et sortent lentement.

Une demie heure plus tard plus personne dans le parc de la sous préfecture; dans la soirée  la plupart des visiteurs ont pris le car pour Nice.

J’ai fait mon rapport, le sous-préfet en titre a repris ses fonctions et quelques jours plus tard , c’est  la scolarité  à Paris.

Alain Jézéquel a fini par avoir le fin mot de l’histoire. La  reconnaissance des harkis envers l’officier SAS qui était rentré d’Algérie avec eux était immense, mais ils ne supportaient plus que cet homme tripote leurs enfants et parfois les viole. Leur sauveur était en même temps un pédophile invétéré. Impossible d’en parler distinctement; blocage complet.

Le gradé de la gendarmerie qui refusa de venir m’aider n’a pas eu d’avancement.

J’ai appris ce jour-là  que la parole servait parfois à dissimuler la vérité, qu’il fallait savoir écouter, longuement si nécessaire, que le respect se méritait et qu’il valait mieux rester calme en toute circonstance.

Ces saint-simoniens qui ont construit la France moderne

Par François Leblond

Lorsque j’ai écrit, avec mon fils Renaud, la biographie d’ Emile Boutmy, j’ai cherché quelles avaient été les influences qui s’étaient exercées sur lui. Il m’est apparu que les saint simoniens figuraient en bonne place. Son père Laurent Boutmy et son parrain Emile de Girardin avaient été, en fondant le quotidien La Presse, les compagnons de route de plusieurs d’entre eux, engagés dans le développement de l’industrie.
Cela m’a donné envie de mieux comprendre le rôle de ce mouvement dans le développement de la France, sous Louis Philippe d’abord, sous Napoléon III ensuite.
Leur inspirateur, Claude Henri de Saint Simon, compagnon de La Fayette dans l’expédition d’Amérique, homme d’affaires sous la Révolution, s’était passionné en vieillissant pour les questions économiques et sociales et accusait les classes dirigeantes de privilégier la politique et de ne pas s’intéresser au sort quotidien des populations. Pour lui, seul le développement économique pouvait lutter contre la misère, son objectif premier.
Très vite, des jeunes gens, souvent élèves de l’école Polytechnique, le rejoignirent et décidèrent après son décès en 1825 de fonder un mouvement fidèle à sa mémoire. Ils ont été des acteurs de la Révolution de 1830 et fondèrent alors une sorte de secte s’appliquant à approfondir les idées du maître.
Au départ certaines de leurs idées audacieuses ont fait peur aux responsables du moment mais bien vite la qualité de leurs réflexions a conduit plusieurs d’entre eux à prendre la tête d’entreprises nouvelles. Ils ont été à la base du chemin de fer, du canal de Suez, de la banque moderne. Ils ont eu un peu de peine à convaincre l’entourage de Louis Philippe puis trouvèrent un allié en la personne de Napoléon III. Le développement qu’a connu notre pays à cette époque, les premières lois sociales, leur est très largement dû.
C’est cette aventure que je raconte en faisant un portrait des personnalités qui ont le mieux décliné le message nouveau : l’intellectuel, l’ingénieur au corps des mines Michel Chevalier, le commerçant animateur de la chambre de commerce de Lyon, Arlès Dufour, le maître du développement et de la législation du chemin de fer, Isaac Péreire.
L’Ecole Libre des Sciences Politiques, lors de sa création, a bénéficié de leurs conseils, ils lui ont apporté des moyens financiers grâce aux entreprises qu’ils avaient créées, plusieurs d’entre eux ont figuré parmi les premiers enseignants d’économie, joignant théorie et pratique. Les réflexions qui se sont exprimées dans le domaine social, dès les premières années de fonctionnement de la nouvelle école, reposèrent très largement sur leur apport. Les manuels d’histoire ne le disent pas assez.